LE DRAME MACÉDONIEN

 

CHAPITRE VI — LES CONSEILS DE CHARIDÈME.

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

De Gordium Alexandre marche sur Ancyre. Voilà bien la plaine où Bajazet, en l’année 402 de notre ère, rencontrera le terrible Tamerlan, plaine nue, dépouillée d’arbres, mais fertile en gras pâturages. Il ne s’agit plus que de traverser l’Halys et de gagner par la Cappadoce les Pyles ciliciennes. Que de fatigues comprises dans ces quelques mots ! On ne peut s’empêcher de remarquer ici que les défilés les plus inexpugnables n’ont jamais arrêté une armée, bien que l’empereur Napoléon considère les montagnes comme la meilleure des frontières après le désert. Cyrus le Jeune et Alexandre ont forcé avec un égal succès les gorges qui devaient les conduire dans les plaines de la Cilicie. Après avoir gravi les pentes par lesquelles on arrive au sommet de la chaîne Taurique, ils ont probablement suivi la vallée encaissée et sinueuse qu’ont creusée, non loin d’Adana, les eaux du Sarus. Tous deux ont jugé nécessaire de s’arrêter à Tarse pour y donner quelques jours de repos à leurs troupes.

Je ne sais qui raconte qu’Alexandre, arrivé sur les bords du Cydnus, se plongea dans le fleuve, quand il était encore échauffé par la marche et tout couvert de sueur. Que les eaux du Cydnus soient glacées et particulièrement fatales aux conquérants, il faudrait bien l’admettre si, comme on nous l’a longtemps enseigné, l’empereur Frédéric Barberousse y avait trouvé la mort ; mais du moment qu’il est établi que l’illustre croisé s’est noyé plus à l’ouest, dans la rivière du Sélef, au-dessus de Séleucie, — Seleucta Trachœa, — ville située au delà du cap Sarpédon, sur la rive droite du Calycadnus, il n’y a plus de motifs sérieux pour attribuer au cours limpide et froid du Cydnus la grave maladie dont Alexandre, à son passage à Tarse, fut atteint. Une transpiration abondante le sauva. Quand on a le courage de recevoir de la main du médecin qui vous est dénoncé comme acheté par l’ennemi la coupe au fond de laquelle on est exposé à trouver le poison, il y a cent à parier que, si l’on n’est pas empoisonné en effet, on guérira. Admirons le courage d’Alexandre ; n’en disons pas honneur à sa connaissance du cœur humain. Un jeune roi, dans sa naïve confiance, ne connaît pas les hommes ; quand il a vieilli sur le trône, il ne les connaît pas davantage, car l’inévitable amertume de son âme le fait pencher vers une autre exagération.

Tous les cœurs sont cachés, tout homme est un abîme.

Qu’importe ! Il vaut peut-être mieux être empoisonné une fois que de se méfier tous les jours. Je ne serais pas étonné que tel eût été le raisonnement d’Alexandre.

Jusqu’ici nous n’avons pas entendu parler de Darius. Depuis plus de dix-huit mois, la guerre ravage ses provinces, l’Asie Mineure, une des plus riches portions de son empire, lui échappe, et Darius semble vouloir laisser à Memnon le soin de combattre pour sa cause. Memnon cependant n’est plus, il est temps que le roi de Perse entre en lice. Le pouvait-il avant d’avoir rassemblé son armée ? Dites à l’empereur de Chine de venir protéger ses Etats envahis, et vous verrez s’il sera beaucoup plus prompt que Darius à se montrer en force sur le champ de bataille. Il n’y a que les armées permanentes, et je serais presque tenté d’ajouter les armées constamment réunies sous le drapeau, sur lesquelles on puisse vraiment faire fond pour repousser l’étranger.

Le dénombrement des troupes de Darius ressemble au recensement d’un empire : 100.000 Perses, dont 30.000 à cheval ; 50.000 Mèdes, 100.000 Arméniens, Hyrcaniens et Derbices, 30.000 Grecs mercenaires, sans compter les Bactriens, les Sogdiens, les Indiens qui sont en marche. Que faire de cette multitude ? La ranger dans une vaste plaine où elle puisse au moins se développer. Ce fut, assure-t-on, la première pensée de Darius. Le roi de Perse ne manquait pas de conseils. Les tacticiens grecs, dont il avait pris soin de s’entourer, ne sauraient sans doute être comparés aux tuteurs légaux qu’on donna en 1839 à Hafiz-Pacha : quelques uns cependant n’étaient pas sans mérite. Le plus considérable fut, à coup sûr, l’Athénien Charidème. Alcibiade et Cléarque avaient fait école, et l’on rencontrait partout de ces capitaines d’aventure dont l’épée était prête à servir toutes les causes. Je payerai mes dettes quand je reviendrai d’Égypte, disait le fils de Conon, Timothée. Agésilas lui-même, un roi ! était allé mourir en Libye, au moment où, plus qu’octogénaire, il revenait d’une véritable expédition de pirates. Débarqué de l’Eubée, d’où sa famille tirait son origine, Charidème servit d’abord, en qualité d’archer, dans les troupes athéniennes. Le métier ne lui semble pas assez lucratif. Avec l’aide de quelques bandits, il trouve moyen d’équiper une sacolève, — listrikon plion. — Il court alors les mers, pillant et rançonnant les alliés d’Athènes. Quand il s’est ainsi procuré des fonds suffisants, il recrute des soldats en Thrace et vient offrir ses services à la république. On les accepte. Athènes avait besoin de ces troupes étrangères pour défendre les colonies que lui disputait Philippe. Iphicrate a été révoqué, et c’est à Timothée qu’est remis le soin de reprendre Amphipolis et la Chersonèse. Le fils de Conon se rend immédiatement sur les lieux. Où sont les otages qu’ont livrés les Amphipolitains ? Iphicrate ne les a-t-il pas laissés à la garde de Charidème ? Sans aucun doute, mais Charidème a jugé à propos de les rendre. Ame vénale, tu nous as trahis !

Charidème dédaigne de se justifier ; le jour même il abandonne le camp. Puisqu’il est à vendre, il se trouvera toujours des gens pour l’acheter : Kotis, le roi de Thrace, d’abord, puis les Olynthiens. Il s’embarque à Cardia, et pendant le trajet tombe au milieu de la flotte d’Athènes. Le voilà prisonnier. Va-t-on enfin lui faire expier ses trahisons ? Pas le moins du monde ! On lui pardonne tout : les otages livrés, les galères enlevées et conduites à l’ennemi. On enrôle de nouveau sous les drapeaux de la république cet aventurier qui les a deux fois désertés. Charidème d’ailleurs ne restera pas longtemps fidèle au contrat : nous le retrouvons tout à coup en Asie. Les satrapes, les rebelles, s’y disputent son concours ; Charidème le promet à tous et ne l’accorde à aucun parti. Il assiège les villes, dévaste les campagnes, s’entend avec le tyran de Phères, avec Abydos, l’éternelle ennemie d’Athènes, et finit par s’emparer du gouvernement de la Thrace. Céphisodote, Chabrias, Charès, sont tour à tour dupes de ses artifices. Charidème possède une armée ; les généraux athéniens n’en ont pas. Cette industrie coupable touche cependant à son terme ; avec Alexandre, il serait par trop périlleux d’y avoir recours. Les intrigues de Charidème vont changer de théâtre. Le camp de Darius est un asile ouvert à tous les soldats compromis ; Charidème s’empresse d’y aller porter son audace et son expérience de la guerre. Ce misérable transfuge a tenu un instant dans ses mains les destinées du monde. Si Darius l’écoute, je ne réponds plus du sort d’Alexandre.

Darius ne l’écoutera pas ; il faut que les destinées de la Grèce et de l’Asie s’accomplissent. Croyez-vous aux fatalités historiques ? Ce serait faire une bien faible part à la volonté humaine. Je concéderai pourtant que le développement logique des situations ne saurait aisément être interrompu. Les Charidème d’un côté, les Pharnabaze et les Tissapherne de l’autre, ne montrent-ils pas à quel point la venue d’un Alexandre était nécessaire ? Tout en laissant l’homme agir dans sa liberté, le Créateur, en somme, me paraît avoir toujours pris un soin discret et caché de la durée de son œuvre. Si la nature a horreur du vide, celui qui l’a tirée du néant n’a pas une moins grande horreur de l’anarchie ; il ne lui a jamais concédé que de courts intervalles. Le siècle présent ne croit plus beaucoup aux sauveurs ; il met en revanche son espoir dans la perfectibilité humaine. Je ne demanderais pas mieux que de nager en plein ciel avec les optimistes ; cependant, sans être de l’avis des étudiants chinois qui placent obstinément l’âge d’or dans le passé, je crains bien que l’avenir ne soit destiné à nous faire regretter quelques-uns de ces préjugés étroits en dehors desquels il n’y a guère de société possible. Déchirez ces drapeaux ! disait Lamartine. Jean-Jacques Rousseau était d’un sentiment contraire ; je me range sans hésitation du côté de Jean-Jacques Rousseau : qu’on déchire tous les drapeaux qu’on voudra, pourvu qu’on respecte celui du pays où je suis né ! Voyez plutôt ce qu’était devenue la Grèce aux jours de ses discordes. Tout y est confondu ; il n’y a plus de patrie ; le lien qui serra la gerbe est brisé. Pareilles à une volée d’étourneaux, les compagnies noires s’apprêtent à fondre sur la plaine ; faites place au moissonneur et ouvrez-lui la grange à deux battants ! Lui seul est en état de rentrer le blé répandu et de l’arracher à la voracité des oiseaux pillards.

Charidème n’est pas fait pour inspirer grande confiance ; ses appréciations n’en sont pas moins justes. Vous imaginez-vous, dit-il au roi des Perses, sans même prendre la peine d’adoucir un instant l’accent de sa rude franchise, que vous allez affronter impunément, avec des frondes et des épieux durcis au feu, cette masse hérissée de fer, qui se ploie si rapidement en colonnes, se développe, à la voix de ses chefs, en ordre de bataille, se porte à droite et à gauche, vient tout à coup appuyer une des ailes, se distend au besoin, ou, se ramassant brusquement sur elle-même, se concentre, dans l’espace de quelques minutes, en un corps si compacte qu’on a vu les chariots et les quartiers déroche rouler inoffensifs sur ses boucliers ? Il vous faut avant tout éviter ce choc redoutable et ne livrer bataille que sur un terrain qui laisse une retraite facile à vos soldats. Ce n’est pas sur ce ton qu’on parle au maître de l’Asie. Tous les historiens se sont accordés à rendre justice au caractère facile et doux de Darius ; ce prince ne peut cependant entendre sans indignation traiter avec un pareil mépris son armée. Son courroux déborde, et le courroux du roi en Asie, c’est pour qui le provoque le supplice. Le châtiment boiteux étend enfin la main sur l’incorrigible parjure ; Charidème est livré aux bourreaux le jour où, pour la première fois peut-être, il émet un avis sincère. Alexandre me vengera ! telle est sa suprême parole. Je veux bien croire qu’Alexandre est chargé de punir Darius ; il n’a pas, à coup sûr, la mission de venger Charidème.

Résumons en quelques lignes l’emploi du temps qui s’est écoulé depuis le passage de l’Hellespont. Le combat du Granique a donné aux Grecs la possession de Sardes et de la petite Phrygie ; la prise de Milet leur a ouvert la Carie ; celle d’Halicarnasse leur permet d’entreprendre, dans une campagne d’hiver, la conquête de la Lycie, de la Pamphylie et de la Pisidie. Au mois d’avril de l’année 333 avant Jésus-Christ, Alexandre est maître des hauts plateaux ; quand il se reporte sur le littoral, c’est avec une armée renforcée et pleine d’une irrésistible assurance. La conquête de l’Asie Mineure a donc été l’œuvre de quatorze mois à peine ; on ne peut dire que ces quatorze mois aient été mal employés.

L’heure décisive approche : le roi de Perse a traversé l’Euphrate ; Alexandre aura bientôt achevé de réduire la Cilicie. Soli, dont il ne reste plus aujourd’hui que deux jetées à fleur d’eau et quelques débris de colonnes ; Anchiale, où fut, dit-on, le tombeau de Sardanapale, ont cédé à ses armes ; il peut sans crainte songer à pénétrer dans la vallée de l’Oronte.