Texte numérisé par Marc Szwajcer
Une pareille entrée en campagne mettait la Troade et la petite Phrygie aux pieds d’Alexandre. Ces deux provinces s’étaient déjà trouvées, en l’année 396 avant Jésus-Christ, à la merci des Lacédémoniens. Agésilas n’avait point, comme Alexandre, passé en Asie à la tète de 35.000 hommes ; il ne s’en croyait pas moins assuré de conquérir, quand il le voudrait, l’empire d’Artaxerxés. L’entreprise semblait folle ; le roi de Sparte eut bientôt trouvé le moyen de faire partager ses espérances aux rudes compagnons qui le suivaient. II donne l’ordre de vendre comme esclaves, dans un état de nudité complète, les premiers prisonniers qui lui sont amenés. Qu’en pensez-vous ? dit-il à ses soldats, sont-ce là des guerriers ? Ces corps blancs et obèses, ces chairs molles et flasques, vous montrent assez à quels ennemis vous avez affaire. Marchez sans crainte à la conquête de l’Asie ; vous n’aurez à combattre que des femmes. Ce fut à Daskylium, sur les bords de la Propontide, au fond du golfe qui porte aujourd’hui le nom de Mondania, que le devancier d’Alexandre voulut prendre ses quartiers d’hiver : il s’y installa au milieu des parcs de Pharnabaze. Le fils de Philippe dut, selon moi, partir également de Daskylium où l’avait précédé Parménion ; plus heureux que le roi de Sparte, nul ordre impérieux ne vint arrêter son vol. Laissant le mont Olympe sur sa gauche, il franchit le col de Gelembeh et s’abat sur la capitale de la Lydie. — On pourra contester cet itinéraire, trouver la pointe faite sur Daskylium inutile : qu’on examine attentivement nos cartes modernes ; peut-être arrivera-t-on à partager mon avis. — De Sardes, Alexandre descend par la vallée du Caystre sur Ephèse. Tout le littoral l’attend comme un libérateur. Les villes de l’Ionie ont connu deux tyrans : le roi de Perse, qui les abandonnait en proie à ses satrapes ; Sparte, qui leur imposait ses harmostes. A Milet, à Halicarnasse, il faut combattre encore les mercenaires grecs que le grand roi a pris à sa solde ; nulle part, jusqu’au promontoire sacré, jusqu’à cette limite où la langue d’Homère cesse d’être comprise, le vainqueur du Granique ne voit les populations s’associer à la résistance de leurs maîtres. Le gouvernement oligarchique succombe ; Ioniens et Doriens applaudissent avec un égal enthousiasme à sa chute. Partout où il se présente, Alexandre rétablit l’état populaire. Il n’a, comme du Guesclin assistant à la lutte de Henri de Transtamare et de Pierre le Cruel, qu’à faire un léger effort pour mettre dessus ce qui était dessous. Quelle différence s’il s’était trompé et eût accordé son appui à la cause frappée d’une irrémédiable impuissance ! Le discernement est la première vertu de la conquête ; ne l’oublions pas quand nous nous occuperons d’organiser définitivement l’Algérie. Remis par la paix générale en possession de Java, les Hollandais ont heurté, en 1816, des préjugés dont ils appréciaient mal la force ; ils en ont été punis par une longue et dangereuse révolte. La leçon leur a profilé, et je ne crois pas qu’ils songent de longtemps à toucher à ces prérogatives tyranniques qu’un peuple séculairement asservi fut le premier à défendre contre ceux mêmes qui l’en voulaient affranchir. Je ne dis pas que toutes les formes de gouvernement se valent ; je crois seulement qu’il importe de ne point commettre de méprises, et que ce peut être une faute de chercher à constituer à sa propre image des populations qui ont un autre goût. Les Anglais sont constamment tombés dans cette erreur ; aussi, malgré les grandes choses qu’ils ont accomplies, doit-on les tenir pour des colonisateurs bien inférieurs aux Français d’autrefois et aux Hollandais. Suivez des yeux sur la carte tous ces golfes qui, du cap Sigée, se déroulent en cercle jusqu’aux portes de la Cilicie, voilà l’immense pourtour qu’il faudra occuper, si l’on veut en interdire l’accès aux flottes échappées d’Halicarnasse : le golfe d’Adramity, qui s’enfonce dans les terres jusqu’au pied du mont Ida ; le golfe de Sanderli, où débouche, à quatre lieues de Pergame, le Caïcus ; les baies de Cymes, de Phocée ; le golfe de Smyrne et, de l’autre côté de la presqu’île de Clazomène, les larges échancrures de Tchesmé et d’Erythrée, séparées l’une de l’autre parle mont Mimas. Après Tchesmé viennent le golfe d’Éphèse et le golfe de Milet, puis le golfe d’Iasus et le golfe de Cos, le golfe de la Doride et le golfe de Glaucus ; nous atteignons enfin le promontoire sacré : le vaste golfe de Satalie se déploie devant nous. C’est là que le mont Climax sépare la Pamphylie de la Lycie. A partir du promontoire sacré, que vous reconnaîtrez aisément dans le cap Chelidonia, Alexandre va trouver une autre langue, d’autres mœurs ; les colonies grecques feront place aux colonies assyriennes. Phasélis seule, assise sur le bord occidental de cette mer interdite aux vaisseaux d’Athènes, vers le point où le mont Climax plonge brusquement dans la baie, se montre disposée à faire bon accueil au conquérant étranger. Les Phasélites sont bien connus en Grèce ; on les y tient pour les plus fourbes de tous les négociants. La crainte que leur inspirent les montagnards de la Pisidie répond heureusement de leur fidélité ; les Phasélites ont besoin d’un maître qui les protège, et ce maître n’a jamais été le roi des Perses. Les Mysiens, écrivait Xénophon dans un temps où la monarchie était moins ébranlée qu’aux jours où la vint assaillir Alexandre, habitent dans les États du roi, malgré tous les efforts qui ont été faits pour les en chasser, des villes florissantes ; il en est de même des Pisidiens et des Lycaoniens. Ce que le roi de Perse n’a jamais pu faire, il faut pourtant qu’Alexandre le fasse. Il ne peut laisser sur ses derrières, sans les avoir soumises, ces populations jusqu’alors indomptées. Memnon tient la mer avec trois cents voiles, et si les Pisidiens lui prêtaient leur concours, il aurait bientôt repris pied sur le littoral. Il n’est pas douteux que le moment où le roi de Macédoine tourna le promontoire sacré n’ait été pour la grande expédition d’Asie une heure assez critique. Memnon s’était emparé de Lampsaque et venait de rétablir à Chio le pouvoir oligarchique ; l’île de Lesbos lui obéissait tout entière, à l’exception de la ville de Mitylène. Ce hardi marin n’avait que sa flotte, mais il en faisait un meilleur usage que le prince Rupert ne sut faire de la flotte enlevée, après la chute de Charles Ier, au Parlement. Si Memnon eût vécu, la Grèce, soulevée par Lacédémone, n’eût pas tardé à lui tendre la main ; la monarchie des Perses aurait été très problablement sauvée par celte diversion. Memnon meurt, emporté par une maladie pestilentielle ; à l’instant tout se trouble : Pharnabaze, — le neveu de Memnon, — et Autophradatès achèvent, il est vrai, de réduire Mitylène ; les contributions qu’ils se voient obligés d’exiger indisposent leurs partisans mêmes. Eux, les protecteurs de l’oligarchie, ils imposent les riches ! Ne faut-il pas, puisqu’on est hors d’état d’aller chercher les subsides de Darius, user de ce moyen pour faire subsister la flotte ? Des Perses réduits à vivre aux dépens des Grecs ! Pharnabaze et Autophradatès ne tiendront pas longtemps la campagne. La soumission forcée de Ténédos ne compense pas le fâcheux effet d’un échec essuyé par Datame. Protée, fils d’Andro-nicus, expédié par Antipater, a surpris, à la faveur d’une attaque de nuit, la division à la tète de laquelle Datame parcourait les Cyclades ; sur dix vaisseaux, il lui en a enlevé huit avec leurs équipages ; la marine grecque reprend peu à peu son ascendant. Tant qu’il ne sera pas maître de la mer, comme l’était Cyrus le Jeune quand il marcha de Sardes sur Babylone, Alexandre ne pourra faire venir de renforts qu’à travers la Phrygie. Il lui faut donc garder cette longue ligne d’opérations qui va de l’Hellespont au canal de Chypre. Quelle activité prodigieuse ne dut-il pas, à cette occasion, déployer ! Bien qu’il n’eût pas cessé de voler de triomphe en triomphe, il n’en était pas à s’apercevoir que l’attaque des places exige d’autres sacrifices que le passage des fleuves et que la guerre en rase campagne. Tout homme, comme le remarquait si bien le maréchal Niel, est soldat derrière des murailles ; au siège d’Halicarnasse, Alexandre s’était vu contraint, pour repousser une sortie, de faire donner la vieille garde. Ces vétérans vivaient d’ordinaire dans le camp, sans partager les travaux et les périls de l’armée ; la plupart avaient dépassé l’âge de soixante ans, quelques-uns même étaient septuagénaires. Napoléon, dans sa plus extrême détresse, n’a songé qu’à faire combattre des enfants ; il n’a pas appelé sous les drapeaux des vieillards. Avant d’aller plus loin, Alexandre doit combler le vide de ses rangs ; il ne le pourra qu’en restant en communication avec la Grèce. L’heure n’est pas venue de donner du repos aux soldats du Granique ; c’est au cœur de l’hiver que le roi marche au secours des Phasélites. De Phasélis il fait prendre la route des montagnes à’une partie de son armée ; il conduit le reste lui-même le long du rivage. Pendant toute une journée, les Macédoniens s’avancent au milieu de terres détrempées par les pluies, inondées par les vagues quand le vent souffle du midi. Les boues de la Vistule, dont notre armée a gardé la mémoire, n’étaient rien auprès de ce cloaque. Une forte brise du nord a heureusement refoulé les eaux de la mer ; elle n’a pas eu le temps de dessécher les marais. Nulle part le pied ne rencontre un terrain solide ; le soldat a souvent de l’eau jusqu’au nombril. Si les vents du sud avaient eu un soudain retour, c’en était fait de cette portion de l’armée ; la mer l’eût engloutie comme elle submergea les soldats de Pharaon. La chose, heureusement, était peu à craindre : le vent du nord, quand il est bien établi, a plus de durée. L’audace d’Alexandre ne fut donc pas une témérité irréfléchie ; ce n’en serait pas moins une insigne folie d’espérer qu’on pourra faire la guerre sans demander beaucoup à la fortune. Du golfe de Glaucus, — Macri sur nos cartes modernes, —à Sélinonte, où mourut Trajan, Alexandre reçoit la soumission de plus de trente villes ; il marche sur Aspendos et sur Syde, puis s’avance résolument jusqu’aux limites de la Cilicie. Va-t-il passer outre ? Pas encore ! Le conquérant est obligé de revenir sur ses pas pour châtier des rebelles et pour imposer des tributs. Le golfe de Satalie le voit passer et repasser sans cesse de la rive orientale à la rive occidentale. Au delà de Syde, l’armée a peine à se faire comprendre, il lui faut des interprètes : elle est bien cette fois en pays ennemi. Parménion heureusement a dû rassembler sur le plateau des recrues et des vivres ; Alexandre lui a donné tous les chariots qu’il a pu obtenir par voie de réquisition. A défaut de chars, il y a des chameaux en Phrygie ; les premiers chameaux qu’ait connus la Grèce lui ont été envoyés de la petite Phrygie par Agésilas, Pour vii re dans l’abondance, il suffit à l’armée de Macédoine d’aller au-devant des convois que Parménion lui amène du haut pays. Nourrir ses troupes est toujours le grand souci d’un général opérant dans une contrée pauvre ou hostile ; l’opinion publique ne voit que les lenteurs ; elle ne prend pas la peine d’en chercher les motifs. Ce n’est pas une mince tâche que de plaire aux Athéniens ; tout cœur amoureux de la gloire s’y obstine cependant, et Alexandre n’eût pas cru payer trop cher, de sa vie même qu’il exposa si souvent, le suffrage de ces capricieux dispensateurs de la renommée. Le roi de Macédoine a résolu de franchir le Taurus aussitôt qu’il aura fait tomber les places fortes de la Pisidie. Il prend Termesse, Sagalasse, d’autres villes encore, fait occuper les unes et raser les autres ; rien d’insoumis ne reste sur ses derrières, il peut sans crainte monter sur le plateau. On doit se figurer ce plateau élevé comme un cône tronqué dont les flancs auraient été labourés par de larges déchirures. Alexandre suit le contour des lacs qui bordent à une assez grande distance de la mer l’arête méridionale du massif ; il s’élève ainsi jusqu’aux sources du Méandre, et, de la vallée du Méandre, se porte à la tête de la vallée qu’arrose le Sangarius. C’est là que fut bâtie Gordium, l’ancienne capitale de la Phrygie. Alexandre y tranche le nœud gordien, et Parménion y rejoint Alexandre ; la conquête de l’Asie est assurée. Elle est assurée surtout parce qu’Alexandre a bien compris l’oracle. Quel peut être, en effet, ce nœud inextricable qu’il faut dénouer pour mériter l’empire ? Est-ce bien le lien d’écorce qui fixa jadis au timon le joug du char de Midas ? Ne s’agirait-il pas plutôt des puissantes attaches qui arrêtent si longtemps un peuple conquis dans les liens du passé ? Alexandre eut l’art de rompre ce tissu de vieux souvenirs en le traversant bien moins du revers de son épée que du tranchant d’une civilisation nouvelle. Je reconnais encore là un trait de ressemblance entre lui et Napoléon. Les Grecs possédèrent comme nous la vertu sympathique et le don d’assimilation. Semblable privilège n’appartient pas à toutes les races. Les Anglais ont occupé la Sicile presque aussi longtemps que nous avons gardé l’Italie : croit-on que les deux peuples aient laissé derrière eux des traces également profondes de leur passage ? La vaste péninsule que l’Euphrate borne à l’est et que la mer environne sur les trois autres faces se laissa promptement pénétrer par l’élément grec. Il est permis de supposer que ce résultat n’eût point été obtenu si la conquête avait eu la main maladroite. |