Texte numérisé par Marc Szwajcer
L’Asie Mineure a connu d’autres conquérants qu’Alexandre. Elle a vu passer tour à tour dans ses plaines Cyrus le Jeune, Trajan, Julien, Héraclius, Godefroi de Bouillon, Tamerlan, et de nos jours même, le fils de Méhémet-Ali, Ibrahim-Pacha. Les uns ont dû forcer une double ceinture de montagnes, le Taurus, boulevard de la Cilicie, l’Amanus, rempart non moins escarpé de la Syrie ; les autres n’ont eu qu’à suivre la vallée de l’Euphrate. Ce sont tous de grands capitaines ; le plus grand, s’il était permis de lui attribuer exclusivement le mérite de ses foudroyantes campagnes et de n’en rien laisser à ce colonel français qu’une heureuse fortune lui avait donné pour lieutenant, serait, à coup sûr, Ibrahim. On ne saurait, en effet, oublier que ce chef d’une armée qui, hier encore, combattait à la turque, a eu le singulier honneur de sortir victorieux d’une rencontre où les plus vaillantes troupes de l’empire ottoman l’attendaient dans des positions choisies de longue date, fortifiées à l’avance et couvertes de tout le prestige de la science allemande. De quels précieux conseils, en effet, son adversaire ne se présentait-il pas entouré ! Un seul nom dira tout : M. de Moltke était au nombre de ces officiers prussiens sur lesquels reposait le principal espoir d’une Europe hostile, et dont la tutelle devait suppléer à l’insuffisance d’Hafiz-Pacha. Dieu nous garde d’infliger à ce nom illustre l’apparence même de la plus légère responsabilité dans la défaite ! On sait que les avertissements donnés, loin d’être écoutés, furent à peine compris ; il ne doit pas moins rejaillir quelque gloire sur l’héroïque capitaine qui vainquit à Nezib, de la présence dans le camp ennemi d’un pareil conseiller. Si la politique française a jamais été excusable dans ses méprises, ce fut assurément le jour où elle crut avoir trouvé dans le réformateur de l’Egypte le régénérateur de cet empire caduc dont elle était la seule à ne pas convoiter les dépouilles. Tout tendait, en effet, à égarer son jugement : dans Alexandrie, le spectacle d’une activité sans égale ; sur les champs de bataille, une succession si rapide de triomphes que le monde n’avait rien vu de pareil depuis le temps des conquêtes d’Alexandre. Au mois d’octobre 1831, l’armée d’Ibrahim, rassemblée sur les confins de l’Egypte, se met en mouvement ; le 27 novembre, elle est sous les murs de Saint-Jean d’Acre ; le 27 mai 1832, Acre est emportée. Les portes de Damas s’ouvrent le 16 juin : le 17 juillet, Alep devient le prix de la victoire de Homs. La vallée de l’Oronte est désormais une vallée égyptienne ; la Syrie tout entière appartient au pacha du Caire. Où les Turcs vont-ils se poster pour opposer une digue au torrent qui a renversé jusqu’ici tous les obstacles ? Leurs troupes se réunissent dans la plaine d’Issus, entre Adana, Payas et Alexandrette. A l’exemple d’Alexandre revenant de Myriandre, Ibrahim franchit les Pyles amaniques. Du col de Beylan enlevé avec une suprême vigueur, il descend dans la plaine et n’y rencontre plus que des fuyards. Le 11 août, il se remet en marche sur Adana. Les Pyles ciliciennes ne l’arrêteront pas mieux que les Pyles amaniques ; dès les premiers jours d’octobre, Ibrahim a pris pied sur le plateau de l’Asie Mineure. C’est de Koniah que Cyrus le Jeune s’est porté dans les plaines de la Cilicie ; c’est à Koniah que le fils de Méhémet-Ali, le 18 novembre, établit son camp. Pendant la guerre de l’indépendance hellénique, un seul nom a grandi à côté de celui d’Ibrahim ; Reschid-Méhémet se montra dans l’Attique l’émule du farouche conquérant de la Morée. Le divan rappelle en toute hâte Reschid occupé à soumettre les Albanais ; il lui donne une armée nouvelle, la grande armée d’Anatolie. Le 3 novembre, Reschid traverse le Bosphore ; dès le 18 décembre, les coureurs des deux armées préludent au choc décisif qui s’annonce par ces escarmouches. Les Turcs peuvent mettre en ligne 53.000 hommes et 93 pièces d’artillerie ; les Egyptiens ne leur opposeront que 15.000 hommes et 36 pièces. Quelle rude campagne que cette campagne d’hiver, sur un sol nu et dévasté, où règne un froid de 14 degrés centigrades ! Croirait-on bien que ces soldats qui bivouaquent sans tentes, sans manteaux, par une telle saison, à près de 1.200 mètres au-dessus du niveau de la mer, sont venus du delta brillant du Nil ? On a souvent cité l’indifférence des Grecs pour les climats à travers lesquels les traîna, durant douze années, Alexandre ; les fellahs, ce me semble, ne le cèdent en rien, sous ce rapport, aux guerriers de la Macédoine. La bataille de Koniah durait depuis près de deux heures, quand 4e grand vizir, égaré dans le brouillard, fut fait prisonnier. Cinq heures et demie encore, les Turcs résistèrent : résistance héroïque qui ne put que retarder la déroute ; le 20 janvier 1833, l’armée égyptienne marchait sur Constantinople. Elle y eût fait sans aucun doute une entrée triomphale si l’Europe entière ne se fût jetée en travers. La paix fut signée le 8 avril. Le sultan mit six ans à préparer sa revanche : instructive leçon pour les étourdis qui s’imaginent que l’ascendant militaire se déplace aisément entre deux campagnes ! Le théâtre seul de la défaite fut changé. On combattit cette fois entre le Taurus et l’Euphrate, non plus par 14 degrés de froid, mais par 45 degrés de chaleur. Le 21 juin 1839, Ibrahim reconnaît les positions de l’armée turque ; ces positions sont trop fortes pour qu’il se hasarde à les aborder de front. Est-il beaucoup plus prudent d’essayer de les tourner ? Cette marche de flanc à travers une longue gorge qui déroule ses sinuosités presque à portée du canon ennemi ne sera-t-elle pas une des opérations les plus aventureuses que jamais général ait tentées ? Combien les conseillers prussiens d’Hafiz-Pacha, M. de Muhlbach, le baron de Moltke, M. Laoué, durent maudire en ce jour l’inertie fataliste qui retint l’armée ottomane dans ses lignes ! Ibrahim-Pacha eut l’immense mérite de pressentir que cette inertie ne ferait pas défaut à son audace. Le grand homme de guerre est celui qui connaît le mieux le tempérament de son ennemi et qui sait tirer parti de toutes les faiblesses que la fortune met sur son chemin. De chaque côté 40.000 hommes environ et 150 bouches à feu s’apprêtaient au combat. Tourné par Ibrahim, Hafiz-Pacha s’était vu contraint de sortir de ses retranchements et d’exécuter un complet changement de front ; il livra bataille, ses positions à dos. Le sort dés armes lui fut aussi contraire qu’il l’avait été à Méhémet-Reschid. L’Europe coalisée s’entendit de nouveau pour ravir au vainqueur l’empire à demi conquis. L’Europe gardait pour elle l’opulent héritage ; veuille le ciel qu’elle n’ait point à se repentir d’avoir laissé aux générations futures semblable proie à se disputer ! L’empereur Napoléon exagérait à coup sûr la portée de son échec quand il se plaignait que Sidney Smith, sous les murs de Saint-Jean d’Acre, lui eût fait manquer sa fortune. — Sidney Smith ne l’a pas empêché d’acquérir une gloire devant laquelle toutes les autres pâlissent ; mais il a évidemment fait rebrousser chemin à la pensée grandiose d’un héros sorti du même moule que Mahomet. Prendre l’Europe à revers en soulevant sous ses pas une race déchue plutôt que dégénérée fut un instant, dit-on, le rêve de Bonaparte. De toutes les familles humaines, la plus naturellement belliqueuse n’est-elle pas, en effet, la descendance d’Ismaël ? II ne faudrait qu’un nouveau prophète pour la mettre en mouvement. Dans l’armée d’Ibrahim, il m’a semblé retrouver un instant l’armée d’Alexandre : les voilà bien, ces soldats de fer, exempts de bagages, qui trouvent partout un endroit pour camper et des vivres pour se nourrir. Au temps même de Soliman le Grand, l’armée turque est au contraire devenue déjà presque aussi pesante que l’armée de Darius. Si nous en devons croire Jenkinson, pour envahir la Perse avec 300.000 hommes, il ne fallut pas au fils de Sélim moins de 200.000 chameaux[1]. — Un chameau peut porter la charge de trois bœufs ou de deux mulets. — Et quel faste inutile ! quel pompeux déploiement d’un luxe sans objet ! Comme on sent bien que la mollesse asiatique ne tardera pas à se glisser dans ces rangs, dont l’aspect imposant éblouit encore le marchand anglais ! Le 4 novembre 1553, Jenkinson a vu 90.000 hommes venir dresser leurs tentes dans la plaine d’Alep ; les autres troupes avaient pris la route de l’Arménie. Devant le Grand Seigneur, autrement appelé le Grand Turc, marchaient 6.000 cavaliers, tous vêtus d’écarlate ; puis s’avançaient 10.000 tributaires en habits de velours jaune, coiffés à la tartare de chapeaux, jaunes aussi, de deux pieds de haut. A la base du bonnet s’enroulait par des plis nombreux une longue bande d’étoffe de la même couleur. Ces soldats portaient tous leur arc à la main, ainsi que font les Turcs. Quatre capitaines, dont la haute mine est encore rehaussée par un splendide costume de velours cramoisi, conduisent chacun 12.000 hommes bien armés, le morion en tête, l’épée courte au côté. Tout cela, ce n’est que de l’infanterie légère ; voici le corps redouté qui tant de fois a fait trembler l’Europe ! voici les 16.000 janissaires qui passent ! Un casque de velours blanc leur couvre le front, laissant pendre en arrière une longue traîne, une sorte de couvre-nuque, assez semblable à un chaperon français ; sur le devant de ce casque, juste au milieu du front, est fixé un demi-cylindre d’argent massif, haut de plus d’un pied et tout garni de pierres précieuses. Au sommet de l’étrange coiffure se dresse un grand plumet qui se balance quand le soldat marche. Les janissaires ont un uniforme de soie violette, leur arme est une arquebuse jetée sur l’épaule gauche. Derrière les janissaires, remarquez ce millier de soldats si richement couverts de drap d’or : ce sont les icoglans. La moitié a été munie d’arquebuses, l’autre moitié garde l’arc et le carquois. Trois hommes d’armes les suivent. Sur l’armure de ces cavaliers flotte, à la façon turque, une peau de léopard. La lance en arrêt, on dirait qu’ils portent à je ne sais quel ennemi invisible un défi. Vous avez sous les yeux les champions du Grand Turc. Oh ! les magnifiques chevaux blancs ! nous n’avons pas encore vu leurs pareils. Leur housse étincelle du feu des diamants, des émeraudes et des rubis dont on l’a semée ; ils servent de monture aux sept pages d’honneur vêtus de drap d’argent. Six autres pages, l’arc en main, le sabre courbe pendant de la ceinture, serrés dans leur longue robe de drap d’or, forment un second groupe dont l’éclat ne le cède en rien à celui du premier. La foule les regarde passer ébahie. Prosternez-vous ! le Grand-Turc en personne va paraître. Quelle merveilleuse majesté dans son attitude, et que toute cette pompe orientale lui sied bien ! Son front est entouré d’un turban de soie et de lin tissés ensemble qu’on prendrait pour une mousseline de Calicut, si le souple tissu n’était cent fois plus beau et plus riche. Quinze yards d’étoffe sont entrés dans les plis entrelacés du turban. Le sultan monte un cheval d’une blancheur sans tache, dont la housse traînante est faite de drap d’or et bordée de pierreries. De chaque côté de Sa Hautessse marche un page en livrée de drap d’or, et à sa suite chevauchent sur des haquenées blanches six belles jeunes femmes dont l’habit de drap d’argent disparaît sous une broderie de perles constellée des pierres les plus fines. Vaillantes amazones, elles ont l’arc en main, comme la chasseresse antique. Un cône de métal, merveilleux travail d’orfèvrerie, est posé sur leur tête, et de ce cône s’échappent de longues tresses de cheveux teints en rouge. Les ongles ont pris également la couleur du sang. Deux eunuques accompagnent chacune de ces odalisques. Après le sultan et son riche cortège, qui pourrait encore attirer l’attention ? Le grand pacha ! le commandant en chef de l’armée ! Ce pacha n’est plus le célèbre Éphestion du nouvel Alexandre. Ibrahim a été étranglé le 5 mars 1532, mais les vaillants vizirs ne manquent pas à la Porte. Roustem-Pacha, — si c’est bien Roustem qui commandait en ce jour, — porte une ample tunique de velours cramoisi, et par-dessus sa tunique un dolman. Autour de lui se groupent cinquante janissaires à pied. Trois autres pachas dirigent l’arrière-garde, composée de 4.000 cavaliers et de 3.000 fantassins. Si une armée moderne a pu affronter les hasards de la guerre dans cet appareil dont la magnificence ne faisait qu’entraver sa marche et n’ajoutait rien à sa force, pourquoi resterions-nous incrédules aux descriptions que nous ont transmises Hérodote et les historiens d’Alexandre ? L’armée anglaise de l’Inde est-elle moins encombrée de bagages et de valets ? N’a-t-on pas vu arriver en 1839 sous les murs de Caboul 80.000 rationnaires, parmi lesquels, au moment de l’action, on aurait eu peine à trouver plus de 7.000 hommes capables de figurer en ligne ? Et, en 1842, quand l’insurrection chassa les Anglais de celte ville si imprudemment occupée, combien comptait-on de soldats dans la colonne qui alla s’engouffrer au fond de défilés d’où elle ne devait pas sortir ? 3.140 en tout, sur un effectif de 17.000 hommes. Le nombre de domestiques, hommes de peine, détaillants, que le devoir ou l’appât du gain attache à une armée en campagne dans les Indes est dix fois plus considérable, nous apprend M. de Valbezen, que celui des combattants. Le gouvernement anglais s’est appliqué de tout son pouvoir à réduire, depuis quelques années, cette proportion aussi dangereuse qu’incommode. Pourrait-on affirmer que ses efforts aient été couronnés de succès ? Ce sera toujours avec de petites armées et de gros convois qu’on fera la guerre en Asie. Comme l’a très justement fait observer Victor Jacquemont, dans un pays traversé de déserts, le moindre corps de troupes, pour ne pas mourir de faim et souvent même de soif, doit traînera sa suite un nombre immense d’animaux de bât et de charrettes. Raison de plus pour ne pas y joindre les embarras d’une cour et d’un harem. |
[1] Ce chiffre paraîtra sans doute invraisemblable : qu’on n’oublie pas cependant qu’une seule campagne dans l’Afghanistan a coûté 60.000 chameaux au Pendjab, qui en possédait à cette époque 180.000.