Texte numérisé par Marc Szwajcer
Le drame macédonien, ce drame qui devait renouveler la face du monde, s’ouvre brusquement. Les prédécesseurs de Philippe auraient à peine été jugés dignes de tenir l’étrier à Périclès, — je veux dire de l’aider à monter à la perse, car les anciens n’avaient pas d’étriers. — Ce ne fut que par grâce et par une sorte de condescendance bienveillante que l’on admit les premiers rois de la Macédoine aux jeux Olympiques. Comment Philippe, cet otage presque adolescent, évadé de la maison d’Epaminondas, parvint-il en si peu d’années à devenir l’arbitre de la Grèce ? Il y parvint en se montrant sans doute soldat vaillant et actif, mais surtout en s’armant, au milieu du trouble croissant des esprits, de toutes les ressources de la politique. Les mines d’or dé la Thrace, tombées entre ses mains, furent pour lui ce que seront un jour pour Charles-Quint les mines de Zacatecas. Il en tira chaque année près de 6 millions de francs, somme considérable dans un temps où le revenu imposable de la république athénienne ne dépassait pas 34 millions. On ne sait que trop l’usage que le roi de Macédoine fit de ses richesses ; Athènes s’était longtemps débattue entre le parti démocratique et le parti oligarchique ; elle avait appartenu un instant à la faction d’Alcibiade ; tout à coup elle se trouva livrée, sans même en avoir le soupçon, au parti de Philippe. Ce n’était rien encore, car du penchant d’Athènes ne dépendaient plus les inclinations de la Grèce ; Philippe eut, en outre, la suprême habileté d’assumer contre l’armée sacrilège de Phocide le rôle que joua contre les Albigeois Simon de Montfort. L’hégémonie macédonienne s’affirma par les saintes prouesses de ce Macchabée. La métamorphose soudaine de la tactique militaire eut aussi sa part dans le succès de Philippe. Le fils d’Amyntas n’inventa pas la phalange, dont les rangs épais existaient avant lui ; tout au plus plia-t-il ses troupes mal disciplinées jusqu’alors à cette formation dont on a beaucoup exagéré l’influence ; ce qu’il fit et ce qui déconcerta bien mieux les plans de Chares et de Lysiclès, ce fut de se servir de sa cavalerie avec une rare vigueur. Depuis qu’Epaminondas leur avait appris le secret de leur force, les cavaliers ne craignaient plus d’assaillir les lourdes masses toutes hérissées de fer des piquiers, masses formidables à coup sûr et dont les racines ne s’arrachaient que difficilement du sol. A Leuctres, ce furent les assauts de la cavalerie et non pas les chimériques combinaisons de Tordre oblique qui donnèrent la victoire aux Thébains. Sous son épaisse cuirasse, le cavalier pouvait défier la plupart des traits ; l’hoplite voyait souvent la flèche traverser son bouclier. Quant au peltaste, il ne se fiait guère qu’à son agilité ; d’ordinaire, il se tenait avec les bagages au centre de la phalange formée en carré. Lorsqu’il fallait poursuivre un ennemi en déroute, aller occuper quelque hauteur, le flanc du bataillon s’ouvrait et laissait passer ces troupes légères. Iphicrate fit un grand usage des peltastes ; Philippe employa surtout ses cavaliers. L’alliance des Thessaliens lui avait donné la première cavalerie du monde ; pour que rien ne manquât à sa fortune, le ciel lui envoya dans son propre fils, Alexandre, un incomparable entraîneur d’escadrons. Murat seul et Ibrahim-Pacha ont, dans le jeu toujours si chanceux des batailles, pesé d’un aussi grand poids par leur valeur personnelle. Je n’ai pas l’habitude de m’inscrire en faux contre les jugements de Napoléon ; je ne puis cependant partager son avis au sujet d’Alexandre. Il pourrait me venir à l’idée de comparer Alexandre à Richard Cœur de lion, à François Ier, à Gustave-Adolphe, à Charles XII. Libres de vivre en paix, sans honte et sans dommage, tous ces grands hommes ont aimé la guerre pour la guerre ; ils en ont recherché les émotions avec l’avidité que d’autres auraient apportée à la poursuite du plaisir. Je ne défends pas Alexandre d’avoir obéi à cette frénésie guerrière ; je ne saurais admettre, malgré tout mon respect pour l’opinion de l’illustre prisonnier de Sainte-Hélène, que ce héros charmant ait débuté avec l’âme de Trajan pour finir avec le cœur de Néron et les mœurs d’Héliogabale. Alexandre, pour moi, n’est que le successeur et l’émule d’Achille. Le fils de Philippe sera certainement, à ses heures, législateur, conquérant, fondateur de villes ; il ne mettra en réalité son orgueil qu’à devenir l’égal des héros d’Homère. La gloire n’a jamais revêtu à ses yeux d’autres traits. L’Achille de l’épopée, c’est l’Alexandre de l’histoire. Ce vainqueur qui vient de coucher le génie grec dans sa tombe, l’en relève soudain pour le personnifier dans toute sa grâce et dans toute sa splendeur. Achille a combattu le Scamandre ; Alexandre mettra au rang de ses victoires l’honneur d’avoir pu lutter contre l’Indus, et pourtant Alexandre, pas plus que le fils de Thétis, ne sait nager. Achille avait Patrocle ; Alexandre aura Éphestion. Achille apprit du centaure Chiron à cueillir les simples pour cicatriser les blessures ; Alexandre apprendra d’Aristote le secret de rendre la santé aux malades. Il distribuera de sa propre main des remèdes à ses amis. Mettre le médecin Glaucus en croix pour le punir d’avoir laissé manger à Éphestion tremblant de la fièvre une volaille rôtie arrosée d’une grande coupe de vin frais est, je ne le contesterai pas, un acte cruel ; l’indignation a cependant ici son excuse, quand on songe quelle chose rare fut de tout temps un véritable ami, surtout pour l’homme qui a ceint le diadème. Achille n’eût pas mieux traité Machaon, si Machaon, par son ignorance, lui eût ravi Patrocle. Il est bien facile d’être doux et vertueux quand on a, comme saint Louis, sucé le lait de l’Évangile ; Alexandre n’a connu d’autre règle morale que l’Iliade. Ce que l’Iliade célèbre, le fils d’Olympias, autant qu’il est on lui, l’accomplit. Tout s’est réuni pour disposer l’héritier de Philippe à la violence : une mère impérieuse et imprudemment humiliée ; un père qui, après l’avoir comblé de tendresse, semble vouloir le repousser de son sein et l’écarter de son héritage ; une nouvelle famille empressée à occuper les avenues du trône. Après s’être vu confier, à l’âge de seize ans, le sceau royal, après avoir chargé, à dix-huit ans, le bataillon sacré des Thébains et avoir décidé le gain de la bataille de Chéronée, il lui faut inopinément subir le spectacle des tardives amours de Philippe, l’insolence des intrus qui ont condamné la fille des rois de l’Épire à l’exil. Du sein de ces orages, une catastrophe sanglante l’appelle à succéder au plus grand politique du siècle : il n’a pas vingt ans. La Thrace à comprimer, la Grèce à reconquérir, des compétitions jalouses à faire avorter dans leur germe : telle est la triple tâche assignée par le sort à ce règne qui débute. En moins de deux années, tout est rentré dans l’ordre ; Alexandre a reçu, comme Hercule, le don d’étouffer les monstres en se jouant. Homère a chanté la colère d’Achille : que les Macédoniens se gardent du courroux d’Alexandre ! Agathocle était un gai compagnon : Sifflez-moi, mes frères, disait-il comme Voltaire, je vous le rendrai. Alexandre savait mal endurer la raillerie ; les méchants bruits lui faisaient aisément perdre tout sang-froid. Il avait souvent à la bouche cette admirable maxime : C’est une vertu royale d’entendre avec patience dire du mal de soi lorsqu’on fait le bien. Ce ne fut jamais chez lui qu’une maxime. Il pardonnait sans peine la trahison, car la trahison ne menaçait que sa vie ; pour la calomnie il était sans pitié : la calomnie portait atteinte à sa gloire. Quand je me suis mis à parcourir les libelles les plus infâmes, disait Napoléon à Sainte-Hélène, ces libelles ne me faisaient rien, mais rien du tout ! Quand on m’apprenait que j’avais étranglé, empoisonné, violé, que j’avais fait massacrer mes malades, que ma voiture avait roulé sur mes blessés, j’en riais de pitié... Sitôt qu’on approchait un peu de la vérité, il n’en était plus de même ; je sentais le besoin de me défendre, j’accumulais les raisons pour me justifier, et encore n’était-ce jamais sans qu’il restât quelques traces d’une peine secrète. Voilà l’homme ! Voilà surtout, nous permettrons-nous d’ajouter, Napoléon le Grand et Alexandre ! Toutes les veines n’ouvrent pas un aussi facile accès au poison, et ce n’est pas mériter le nom de grand politique que de mettre aux fers Callisthène ou de rompre la paix d’Amiens pour un pamphlet. L’empereur Napoléon ne s’est jamais proposé Alexandre pour modèle ; il semble qu’il ait réservé toute son admiration pour César, et cependant ce n’est pas un César que je reconnaîtrais en lui si j’essayais de lui découvrir dans l’histoire un ancêtre. Ce serait bien plutôt un Alexandre : je parle évidemment de l’homme, et non du capitaine. Le trait distinctif d’Alexandre, c’est la grâce ; c’est aussi par sa grâce plus encore que par son génie que Bonaparte a séduit le peuple français. Il eut Minerve pour guide et Apollon pour protecteur. Le grand Frédéric n’était point de l’avis d’Alcibiade ; la flûte ne lui a jamais semblé un instrument méprisable. Eût-il réprouvé davantage les luttes du pugilat et du pancrace ? J’ignore complètement quelles étaient les idées d’Alexandre et de Napoléon en fait de musique ; je soupçonne le premier d’avoir cultivé la lyre, et le second d’avoir étudié la guitare ; je crois pouvoir affirmer que tous les deux ont eu et ont témoigné la même répugnance pour les athlètes. Ni les grands déploiements de force brutale, ni les voluptés grossières ne pouvaient avoir de charme pour ces natures ardentes, mais si fines en même temps et si délicates. L’amitié fut leur rêve ; les déceptions amères ne devinrent que trop souvent leur lot. Philotas complote la mort de son bienfaiteur ; Clitus le Noir, pris du vin, l’outrage ; Harpalus s’enfuit avec ses trésors ; Callisthène, sous le masque de l’austérité philosophique, excite les Macédoniens à la révolte ; les dissensions d’Éphestion, de Cratère, d’Eu mène, font retentir le palais du cliquetis des épées, et ce souverain, dont les ornements royaux recevront après sa mort des sacrifices, dont le diadème, le sceptre et la couronne, dieux fétiches de généraux impuissants à s’entendre, seront censés distribuer des ordres et présider à l’administration de l’empire ; ce souverain, méconnu par ceux qu’il a le plus aimés, se verra forcé, sur la fin de son règne, de mettre sa personne sous la garde des vaincus, comme Orkhan mit la sienne sous la protection des janissaires. Les Perses lui fourniront une phalange dévouée de 30.000 guerriers ; il se rencontrera chez les Macédoniens assez de mécontents pour qu’on en puisse former tout un corps à part, sous le nom de bataillon des indisciplinés. Calomniez, a dit Beaumarchais, il en reste toujours quelque chose. L’homme qui n’avait connu, avant son mariage avec Roxane, et plus tard avec Barsine, la fille aînée de Darius, d’autre femme que la veuve de Memnon le Rhodien ; l’homme qui, à trente ans, pouvait passer devant tant de captives, le tourment des yeux, comme devant des statues inanimées, ce même homme qui se glorifiait d’avoir, dès son enfance, fait choix de deux excellents cuisiniers, — pour le dîner, une promenade au lever de l’aurore ; pour le souper, un dîner frugal, — nous est représenté par la majorité des chroniqueurs comme vivant au milieu des orgies. C’est du sein d’une orgie, nous dit-on, c’est sur la provocation d’une courtisane, qu’il se lève pour donner l’ordre de brûler Persépolis. Le croyez-vous vraiment ? Alexandre, remarque avec raison Voltaire, a fondé beaucoup plus de villes que les autres conquérants n’en ont détruit ; et, chose assez étrange, les débris de Persépolis ne confirment aujourd’hui par aucun indice les récits d’Arrien, de Diodore de Sicile et de Quinte-Curce. Rien n’indique que la flamme ait léché ces colonnes et ces parois couvertes de sculptures. Nous n’avons pas besoin cependant de sortir de chez nous pour savoir que les monuments ravagés par l’incendie ont coutume d’en garder la trace jusque dans leurs ruines. Mais passons ! Si Persépolis n’a pas été brûlée, Persépolis du moins a été saccagée, peut-être même en partie détruite. Je l’admets, et jusqu’à un certain point je l’excuse. Persépolis, avec sa citadelle entourée d’une triple enceinte, se trouvait séparée de Suse par un pays d’un accès difficile ; pour y arriver, l’armée grecque avait dû franchir plus d’un fleuve : le Pasitigre, l’Oroatis, l’Araxe, — il s’agit ici du petit Araxe, et non du grand fleuve impétueux qui se jette dans la mer Caspienne ; — elle avait dû forcer plus d’un défilé, gravir des montagnes semées de fondrières et couvertes de neige ; partout l’hostilité la plus vive l’avait assaillie ; partout, durant ce long et périlleux trajet, dans le pays des Uxiens, comme aux roches Susiades, le sentiment de l’indépendance nationale s’était manifesté avec un redoublement d’énergie. A la tête de 25.000 hommes d’infanterie et de 300 cavaliers, Ariobarzane venait de faire subir aux vainqueurs leur premier échec, et, pour porter au comble l’irritation de l’armée, à peine les soldats d’Alexandre avaient-ils passé l’Araxe que huit cents Grecs, réduits à l’esclavage par le prédécesseur de Darius, venaient implorer la pitié de leurs compatriotes et leur demander vengeance. Tous ces malheureux étaient mutilés : aux uns on avait coupé les mains ; les autres avaient perdu les oreilles ou le nez. Les Macédoniens, presque aussi sauvages que les habitants des hautes terres de l’Ecosse, non moins féroces que les Albanais de nos jours, étaient insatiables de butin. Alexandre, jusque-là, ne les avait pas laissés piller. Persépolis passait pour la ville la plus riche qui fût alors sous le soleil ; quand il l’eût voulu, Alexandre eût-il eu la puissance de la soustraire à l’avidité de ses soldats ? On peut blâmer la destruction de Persépolis, les scènes de désordre, les massacres qui l’accompagnèrent ; il n’est pas nécessaire d’attribuer cette exécution terrible à l’ivresse. La dévastation du Palatinat, les dégâts infligés à nos propres provinces ont été ordonnés de sang-froid ; ce fut une application barbare des lois de la guerre, ce ne fut pas le transport d’esprits en démence. Ce grief écarté, serons-nous plus fondés a croire que les excès de table aient abrégé les jours du vainqueur d’Issus et d’Arbèles ? Aimable et fécond causeur, Alexandre paraît en effet s’être plu à rester longtemps attablé. Faut-il en induire qu’il ait jamais perdu les habitudes de sobriété si naturelles aux hommes que de grandes pensées préoccupent ? C’est à table que s’échangent avec le plus d’aisance et d’abandon les idées ; l’élève d’Aristote avait, comme Frédéric II, conçu le beau rêve de vivre familièrement avec les philosophes ; il n’est pas étonnant que ces doctes entretiens se soient souvent prolongés très avant dans la nuit. Il n’est science ni art qui puisse allonger la vie plus que ne permet le cours de la nature ; en revanche, les voies sont nombreuses par lesquelles on arrive à en hâter le terme. Les fatigues de la guerre entre autres n’ont que trop souvent miné avant l’heure les corps les plus robustes. Alexandre est mort très probablement de ses incroyables labeurs, d’une fièvre paludéenne revêtant tout à coup le caractère d’une affection typhoïde, à moins qu’il ne soit mort, comme le crut toute l’armée, des effets plus sûrs encore du poison. L’empoisonnement est une arme asiatique, et la Grèce s’imprégnait, depuis près d’un siècle, des habitudes et des vices de l’Asie. Moins qu’à l’Asie d’ailleurs la personne des rois lui était sacrée. Philippe avait succombé sous le fer d’un assassin ; Olympias devait être égorgée un jour sur l’ordre de Cassandre. Ce que Philotas méditait, Antipater, moins scrupuleux, était assurément homme à l’accomplir. On sait les démêlés violents qu’il eut avec Olympias ; on connaît aussi la réponse demeurée célèbre d’Alexandre : Si les larmes d’une mère pouvaient effacer dix mille lettres, les dénonciations d’une reine n’avaient besoin que d’en faire signer une ; l’épée qui frappa Parménion n’était pas si bien rentrée dans le fourreau que quelque emportement soudain ne pût l’en faire sortir. Antipater le craignit peut-être, et plus d’un historien, se mettant sur ce point d’accord avec le cri unanime de l’armée, l’accuse d’avoir pris les devants. Moissonné par le sort ou par la trahison, Alexandre n’en doit pas moins à cette fin prématurée la majeure partie de son prestige. Il resta, comme l’avait été Bacchus avant lui, le prince de la jeunesse. Un Alexandre parvenu à l’âge de Nestor ne se concevrait guère. S’il eût, comme Louis XIV, régné soixante-douze ans, Alexandre aurait peut-être encore eu des autels ; les peuples auraient versé peu de larmes sur sa tombe. Qu’il me soit permis de confesser ici ma faiblesse : je souffre difficilement qu’on touche aux grands hommes. En les ravalant à notre niveau, il me semble que c’est l’humanité tout entière qu’on rabaisse. Si jamais les prêtres de l’Egypte ont mérité que l’univers ajoutât quelque foi à leurs impostures, c’est assurément le jour où ils reconnurent dans le vainqueur de Tyr et de Gaza le frère généreux d’Alcide, le fils chéri de Jupiter Ammon. Quel mortel en effet fut plus digne de gravir les degrés de l’Olympe et d’y aller réclamer, au nom de ses exploits, sa part d’ambroisie ? Voyez-le dans les champs d’Arbèles, quand Parménion est parvenu à l’éveiller. Il se couvre de son casque de fer poli, brillant comme de l’argent. Autour du cou s’adapte le gorgerin orné de pierreries ; un buffle de Sicile, serré à la ceinture, l’enveloppe jusqu’à la hauteur des genoux ; un justaucorps de lin rembourré de coton, à la façon des cuirasses de Montezuma, justaucorps ramassé sur le champ de bataille d’Issus, une cotte de mailles, don de la ville de Rhodes, merveilleux travail qu’on dirait sorti des forges de Vulcain, ont complété cette armure défensive. A son côté, le héros radieux suspend alors le glaive que lui envoya de Chypre le roi des Cittiens ; de la main gauche, il saisit un faisceau de javelines. Qu’on amène Bucéphale ! Le noble coursier ploie déjà sous le faix des ans ; il n’a rien perdu de sa martiale ardeur. Alexandre a cessé de le monter dans les marches ; il ne se fie qu’à lui lorsqu’il faut aller à l’ennemi. Le héros saute en selle. Quand il a formé la phalange en bon ordre et parcouru les rangs, il se place en avant du front de l’armée, s’y arrête un instant, puis tout à coup élève sa main droite vers le ciel. Les cavaliers partent à fond de train, la phalange se déroule derrière eux comme une mer houleuse. Que fait Alexandre pendant qu’à son signal la mêlée sur tous les points s’engage ? Va-t-il se placer sur quelque éminence pour embrasser de ce poste élevé l’ensemble de la bataille ? Se préoccupe-t-il de rester en communication avec Parménion, avec cette aile gauche qui, séparée de lui, n’étant plus animée du feu de ses regards, menace de fléchir ? Garde-t-il sous la main des escadrons de réserve, des hoplites, des peltastes, pour les faire donner en temps opportun ? Non ! Alexandre s’est jeté de sa personne au plus épais ; c’est sur son bras qu’il compte plus encore que sur ses soldats pour arracher au destin jaloux la victoire. Il n’y a que les vieilles chansons de gestes, que les romans de l’Arioste ou du Tasse qui nous montreront la guerre sous cet aspect. Le grand capitaine, s’il existe, a disparu ; il ne reste plus que le paladin courant tout enivré au-devant de la mort ou de la gloire. Ce jeune héros aux yeux vifs et mobiles, au nez aquilin, à la peau blanche veinée d’un réseau de pourpre, dont la chevelure blonde s’échappe en boucles frisées de dessous le casque qui la recouvre, se croit donc invulnérable ? Laissons cette illusion au fils de Thétis ! Le fils de Thétis lui-même l’a-t-il après tout jamais eue ? Homère s’est bien gardé de nous gâter ainsi l’héroïsme d’Achille. Comme le héros qui combattit Hector et qui prit en pitié le vieux Priam, Alexandre se sait exposé à tous les dangers que peut craindre un mortel ; en sa qualité de demi-dieu, il les brave ; s’il succombe, il est bien sûr de renaître au bûcher d’Œta . Au passage du Granique, il a eu le bras droit traversé d’un javelot à Gaza, il est blessé à l’épaule ; dans la Drangiane, une flèche lui brise un des os de la jambe ; un peu plus loin, une pierre le frappe au cou ; chez les Oxydraques ou chez les Malliens, — on s’y perd, — peu s’en faut que les Macédoniens n’aient à le rapporter, comme revint Charles XII du siège de Fredericksburg — sur un brancard. Les machines de guerre allaient trop lentement ; Alexandre enfonce une porte et se précipite dans la ville. Il tue un grand nombre d’ennemis, met les autres en fuite et les oblige à se réfugier dans la citadelle. Les Indiens ne garderont pas longtemps cet asile. De sa propre main le fils d’Olympias saisit une échelle, l’applique contre le mur et, tenant sa rondache au-dessus de sa tête, atteint le haut des créneaux. L’échelle se rompt sous le poids des hétaires qui se sont précipités pour le suivre. Debout sur le rempart, Alexandre sert de cible aux traits de l’ennemi. Stérile péril indigne de son courage ! Se ramassant sur lui-même, le plus agile des Grecs s’élance d’un bond au milieu des barbares. Tout fuit et se disperse ; on dirait que la foudre est tombée sur ce vil troupeau. Mais bientôt les barbares reviennent de leur effroi ; ils osent jeter un regard derrière eux et n’aperçoivent qu’un homme, un seul homme, au pied des murailles. Ils le chargent avec de grands cris, à coups d’épée et à coups de pique. Le casque et le bouclier du roi résonnent comme l’enclume sous le marteau du forgeron ; le tranchant des armes vient heureusement s’y émousser. Un Indien bande alors son arc : que les dieux protègent le talon d’Achille ! Le flanc du héros ne s’est qu’un instant découvert : le trait vole, perce la cuirasse et s’enfonce près de la mamelle. Sous la douleur aiguë, Alexandre s’affaisse. L’Indien bondit le cimeterre en main ; il se prépare à frapper le dernier coup : Alexandre lui plonge son épée dans l’aine et l’étend roide mort. Une branche pendait des murs, le roi la saisit, se relève et provoque les barbares au combat. Heureux les princes qui trouvent, en pareille occasion, des compagnons fidèles ! Deux hypaspistes, Peucestas et Limnée, apparaissent à temps : ils courent au roi et se jettent devant lui. Limnée le premier roule, atteint d’une blessure mortelle ; Peucestas est blessé aussi : il lui reste la force de combattre encore. Alexandre lui-même reçoit un violent coup de massue sur la nuque. Ses yeux se couvrent d’un nuage ; il s’appuie contre la muraille, la face tournée vers l’ennemi. C’en était fait du fils de Jupiter Ammon si, dans cet instant critique, les Macédoniens n’étaient survenus en masse. Ils enlèvent Alexandre et l’emportent évanoui. Le dard avait pénétré entre les côtes : on réussit à scier le bois de la flèche, et l’on put alors enlever au blessé sa cuirasse. Pour arracher le fer, large de trois doigts, long de quatre, il fallut pratiquer dans les chairs une profonde incision. L’opération fut longue et douloureuse, accompagnée de nombreuses défaillances : le dard enfin abandonne la plaie ; Alexandre revient à la vie. La convalescence exigeait de grands soins, un absolu repos ; au bout de quelques jours, les Macédoniens s’alarment ; ils craignent qu’on ne leur cèle la mort du roi, qu’on ne leur dissimule tout au moins la gravité de son état. Attroupés autour de la tente royale, ils demandent à voir leur souverain. Le tumulte prend peu à peu l’accent et l’aspect de la révolte. Alexandre, étendu sur sa couche, entend ces clameurs : il s’habille, et d’un pas que son âme héroïque trouve encore le moyen d’affermir, il va sacrifier aux dieux. Macédoniens ! élevez des autels au roi qui vous est rendu ; ce n’est pas moi qui vous en blâmerai. |