I. Progrès de la patrie romaine. — II. Transformation des chefs. — III. Transformation des grandes villes. — IV. Transformation des grands dieux. — V. Le Puy de Dôme cent ans après Vercingétorix. — VI. Tentatives de révolte en 69-70 : le congrès de Reims et la fin du patriotisme gaulois. I Ce jour-là, les Romains avaient chanté, sur le passage du dictateur : Les Gaulois suivent le triomphe de César : mais il les mène ensuite siéger dans le sénat. Ce qui n’était alors qu’une boutade populaire devint bientôt une réalité. Il restait encore des témoins de la lutte qu’avait dirigée Vercingétorix : les familles des chefs qui avaient combattu avec lui ; les villes qu’il avait armées et défendues contre César ; les divinités dont il avait cru faire la volonté. Les deux générations qui suivirent sa mort, celles qui obéirent à Octavien Auguste (44 av.-14 ap. J.-C.), virent ces témoins disparaître ou se transformer. Ces êtres gaulois ne furent plus seulement soumis à Rome, mais romains d’apparence et d’intention. Les Celtes se préparèrent à aimer le peuple qui les avait vaincus, en copiant ses hommes, sa ville et ses dieux. Leur patriotisme romain naquit peu à peu de l’oubli des traditions gauloises. II Si quelques chefs s’agitèrent encore, ce fut chez les peuples qui avaient le moins dépendu du roi de Gergovie : les Bellovaques, les Aquitains, les Morins et les Trévires. Mais la noblesse des nations qui s’étaient confédérées à Bibracte, cherchaient, comme on disait à Rome, le chemin qui mène au sénat. César ou Auguste donnèrent aux plus grands chefs-le titre de citoyens romains : ils s’appelèrent désormais du nom de Julius et entrèrent ainsi dans la grande tribu des Jules, qui fournissait au monde une famille divine. Dans leurs cités, ils administraient paisiblement leur peuple sous la surveillance du gouverneur provincial : ils ne tarderont pas à échanger l’appellation barbare de vergobret, pour la qualité plus élégante de préteur. Aux frontières, ils redevenaient chefs de guerre, et combattaient les Germains à la tète des hommes de leurs tribus ; mais, officiers de Rome, ils prenaient le titre de préfets de la cavalerie : Rome leur avait ôté l’indépendance, elle leur laissait le pouvoir, orné d’un grade supérieur dans l’armée de l’empire. Comment résister à de telles séductions ? Le fils ou le petit-fils d’Éporédirix l’Éduen, peut-être l’ancien ami du proconsul, porte les noms de Caïus Julius Magnus, comme s’il ne valait dans le monde que par les noms de César ou le surnom du grand Pompée ; il donne à son fils, Lucius Julius Calénus, le surnom qui avait été celui d’un légat de César, et ce dernier héritier d’une vieille famille éduenne deviendra tribun militaire. A voir ces hommes, sinon à les entendre, nul ne les distingue plus des descendants de sénateurs romains. Les nobles éduens avaient du goût pour la prêtrise et la passion de l’autorité : on prit chez eux le premier grand-prêtre qui fut chargé, au nom de la Gaule, de célébrer devant l’autel du Confluent lyonnais le culte de Rome et d’Auguste : et c’est par cette suprême dignité religieuse que les mieux nés ou les plus heureux de tous les Gaulois pourront terminer leur carrière militaire et civile. Ils se gardaient bien, sur les monuments ou les tombeaux qu’ils se faisaient élever, de rappeler des souvenirs qui ne fussent pas romains. On a retrouvé près de Cahors la dédicace d’une statue élevée à un Lucter, descendant ou parent de ce Cadurque qui fut le meilleur collaborateur de Vercingétorix, et qui mourut peut-être avec lui, le jour du triomphe de César ; elle porte ces mots, en langue romaine : A Luctérius, fils de Luctérius, qui a rempli tous les honneurs dans sa patrie, qui a été prêtre de l’autel d’Auguste au Confluent, la cité des Cadurques reconnaissante a élevé cette statue. A quinze lieues de là, Uxellodunum, où son ancêtre avait armé les Cadurques contre César, n’était plus qu’une ruine abandonnée : mais, dans la nouvelle résidence assignée au peuple, les noms et les titres de Luctérius s’étalent en formules latines sous une statue drapée de la loge romaine. III Car les grandes villes gauloises de montagne, comme Uxellodunum, Alésia, Bibracte, Gergovie, avaient été désertées pour des séjours plus abordables et plus pacifiques ; puissamment assises sur des roches en partie inaccessibles, elles inquiétaient Rome par ce qu’elles valaient et par ce qu’elles rappelaient : Alésia et Uxellodunum n’avaient été prises que par la faim ou la soif, Bibracte et Gergovie étaient demeurées inviolables. Elles cessèrent, peu d’années avant l’ère chrétienne, d’être des capitales de peuples et des refuges de tribus. Alésia descendit de son plateau pour s’installer dans un repli de la montagne. Les Éduens quittèrent l’escarpement du Beuvray, et s’établirent, au delà de l’Arroux, sur les pentes gracieuses et mollement inclinées des collines autunoises. Les Arvernes remplacèrent leur triste donjon de Gergovie par les terres grasses et ondulées du nord de l’Artières. Des villes neuves furent bâties près des plaines, à mi-coteau, pour servir de capitales aux grandes nations de la Gaule : Augustodunum ou Autun, Augustonémétum ou Clermont. Car, pour leurs nouvelles cités, Éduens et Arvernes acceptèrent des appellations nouvelles, et ces noms, comme ceux de Caïus ou de Julius que portaient les nobles, étaient des marques de dépendance. Augustodunum, c’est la ville-dortoir d’Auguste, Augustonemetum, c’est le bois sacré d’Auguste. Pendant que les chefs entraient dans la clientèle impériale, les villes prenaient l’empereur comme fondateur éponyme. IV Les dieux, au contraire, ne sortirent pas de leurs sanctuaires : ils se transformèrent sur place, aussi rapidement que les hommes. Déjà, et même avant Vercingétorix, ils avaient dans leur caractère et leur attitude quelques traits de ressemblance avec les dieux de la Grèce et de Rome. Quand César parle de Bélénus et de Teutatès, il les appelle, à la Latine, Apollon et Mercure. Ils lui paraissent si voisins des dieux publics du peuple romain, qu’il se plait à ne point distinguer les uns et les autres : comme s’il voulait montrer aux Gaulois qu’adorant des divinités semblables à celles de Rome, ils pouvaient bien obéir à son proconsul. De fait, pendant la guerre de l’indépendance, les patriotes ont pu croire que leurs dieux s’entendaient avec Rome : c’est la divinité, disaient-ils, qui aidait les légionnaires à construire leurs formidables engins de siège ; c’est elle qui a trahi Uxellodunum. Les divinités celtiques, pas plus que celles de l’Italie et de la Grèce, n’avaient la haine tenace. Elles étaient faites à l’image d’Éporédorix et de Diviciac. Elles ignoraient l’âpre obstination des dieux sémitiques, la folie courageuse des patrons d’Hasdrubal et de Barcochébas, le tempérament irréductible de Iahvé. Dès les temps de Vercingétorix et de Lucter, Bélénus et Teutatès s’estompaient dans le crépuscule en prenant peu à peu une forme latine, tandis que les deux grands chefs se dressaient, toujours en armes, sur les hauts lieux de leur patrie. Les Gaulois, une fois soumis, affublèrent de titres romains plus volontiers encore leurs dieux que leurs familles et leurs villes. Le nom de Bélénus fut rapidement oublié pour celui d’Apollon. Les divinités des montagnes et des sources arvernes se dissimulèrent sous la protection de Jupiter ou de Mars. Le principal dieu gaulois changea, de gré ou de force, son nom de Teutatès en celui de Mercure ; et, ce qui fut plus grave, il reçut un à un les attributs du dieu gréco-romain, le pétase et le caducée, la bourse et les talonnières, l’élégance et la jeunesse. Ne disons pas que Teutatès fut chassé pax Mercure de son sanctuaire. Ce qui se produisit fut tout différent. Les peuples continuèrent à visiter les mêmes temples, à gravir les mêmes sentiers qui conduisaient aux sommets consacrés ; ils n’eurent pas à modifier leurs habitudes de prières et leurs chemins de dévotions ; et ils ne trouvèrent pas subitement un dieu romain à la place du dieu celtique. Ce fut celui-ci qui se transfigura par degrés, qui se perfectionna, comme un fils de Gaulois sous les leçons des rhéteurs latins. V Au temps de Néron, un siècle après la chute d’Alésia, la Gaule avait à peu près fini sa transformation extérieure : je ne parle, bien entendu, que de la noblesse, des grands dieux, et des villes capitales. Nulle part, alors, on n’avait une impression plus nette et plus forte de ce qu’elle était devenue, qu’en s’arrêtant au sommet du Puy de Dôme, et en contemplant l’horizon arverne, celui sur lequel s’était si souvent posé le regard de Vercingétorix. — La vieille montagne autrefois l’asile redouté d’une divinité aux rites sanglants, est maintenant la résidence d’un dieu à la figure accorte et à l’humeur hospitalière, dont la statue colossale rayonne au milieu des bigarrures des marbres précieux. Dans la plaine prochaine, Augustonémétum ou Clermont apparaît avec ses temples au fronton grec et ses statues en toge romaine. Et en face de la cité nouvelle, se dresse, solitaire et farouche, le mont désert de Gergovie. VI Qu’après cela, l’occasion s’offre à la Gaule de reconquérir sa liberté : on peut être sûr qu’elle ne la saisira pas. Au milieu des désordres qui accompagnèrent la mort de Néron (69), l’empire romain parut entièrement disloqué, et le symbole même de sa grandeur, le Capitole, s’effondra dans l’incendie. Comme au moment des guerres civiles qui avaient suivi le départ de César et le passage du Rubicon, les bardes se remirent à chanter ou les druides à prophétiser : Même après la bataille de l’Allia, disaient-ils, le Capitole était resté debout, et l’empire de Rome avec lui : le voilà tombé maintenant, les dieux ont allumé son incendie comme un signal de leur colère, comme un présage pour assurer aux nations celtiques la conquête de l’univers. Quelques chefs, s’enthousiasmant à leur tour dans la verve de leurs entretiens, crurent à l’avènement de l’empire des Gaules ; ils s’écriaient, imitant Vercingétorix après Avaricum, que leur race, lancée sur le monde, ne s’arrêterait plus qu’au gré de sa volonté : et ceux qui entendaient ces harangues croyaient et applaudissaient (70). Mais chants de poètes, prophéties de prêtres, propos d’exaltés, n’étaient plus alors que de vains bruits, l’écho vague et inconscient des choses d’autrefois. Ni les peuples ni les dieux de la Gaule ne comprenaient le sens de ces grands mots. La prudence revint aussi vite que la folie. Un conseil général se réunit à Reims, pour délibérer sur la paix ou la liberté : la liberté celtique ou la paix romaine. Mais ce congrès ne ressemblait que par son titre et par le nombre des chefs à celui du Mont Beuvray. Tout v était d’aspect romain. La plupart, et peut-être la totalité de ces hommes, étaient citoyens, et portaient des noms latins. La ville où ils siégeaient, librement étendue dans la plaine, était une cité moderne, et ne connaissait plus que les dieux nouveaux, Mercure, Rome et Auguste. Enfin, les paroles qui furent prononcées montrèrent que les âmes avaient changé comme l’extérieur. Un délégué trévire s’éleva avec violence contre l’empire romain. Un chef rémois lui répondit, en célébrant les bienfaits de la paix et les avantages de la soumission. L’assemblée loua les intentions du Trévire et adopta les sentiments du Rémois. Ce qui l’inquiéta le plus, ce fut l’incertitude du lendemain : Si l’on se levait contre Rome, à quelle nation reviendrait l’honneur de commander ? Si l’on remportait la victoire, quelle ville serait la capitale du nouvel empire ? Il y eut même des chefs qui, dans le cours des débats, affirmèrent les droits de leur peuple au principat de la Gaule, comme avaient fait les Éduens avant l’assemblée du Mont Beuvray. Cela suffit pour décider le congrès de Reims à faire une déclaration de fidélité au peuple romain. Par crainte d’une hégémonie celtique, les Gaulois préférèrent l’égalité dans la dépendance, et ils attendirent avec respect les ordres du légat de Vespasien. Les rivalités qui avaient assuré la victoire de César subsistaient toujours en Gaule ; mais il n’y restait plus aucun des sentiments qui avaient inspiré Vercingétorix. Bordeaux, 25 novembre 1900. FIN |