VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE XIX. — L’ŒUVRE ET LE CARACTÈRE DE VERCINGÉTORIX.

 

 

I. Résumé et brièveté de sa carrière historique. — II. Son mérite comme administrateur et son influence sur les hommes. — III. De la manière dont il organisa son armée. — IV. Sa valeur et ses défauts dans les opérations militaires. — V. Des fautes commises dans les campagnes de 52. — VI. Qu’elles sont la conséquence de la situation politique de la Gaule. — VII. Valeur des adversaires de Vercingétorix : les légions et César. — VIII. Part qui revient, dans la victoire, à Labienus et aux Germains. — IX. Ce qu’on peut supposer du caractère de Vercingétorix. Ses rapports avec les dieux. — X. Du patriotisme gaulois de Vercingétorix.

 

I

Vercingétorix survécut six ans à sa défaite ; mais sa carrière historique finit à l’instant où César ordonna de le traiter eu captif.

Elle avait commencé il y avait moins d’un an : elle tenait à peine dans trois saisons. Vercingétorix était apparu au cours de l’hiver : il disparaissait avant que l’hiver fût revenu. L’épopée dont il avait été le héros dura l’espace de dix mois.

En décembre et en janvier, c’est l’insurrection de la Gaule qui s’organise, en un clin d’oeil, dans un pays que César regardait comme soumis. En mais, c’est le siège d’Avaricum, où Vercingétorix montra pour la première fois à son adversaire une armée celtique qui sût obéir à la discipline. En mai, la résistance de Gergovie ne laisse plus à César que l’espoir de la retraite. Puis, brusquement, en été, survient cette bataille de Dijon où le proconsul romain ne l’emporta qu’au péril de sa vie. Et enfin, à l’entrée de l’automne, se déroule et finit le triple drame d’Alésia, où près de quatre cent mille hommes se réunirent pour décider du sort de Vercingétorix.

L’œuvre du roi des Arvernes, dans l’histoire des grands ennemis de Rome, n’est point à coup sûr comparable à celle d’Hannibal et de Mithridate ; elle n’en a pas l’étendue, la variété, la portée générale. Vercingétorix n’arma qu’une nation, et les deux autres dirigèrent la moitié du monde. Mais, comme tension de volonté et application d’intelligence, les trois campagnes d’Avaricum, de Gergovie et d’Alésia, ramassées en un semestre, valent Trasimène, Cannes et Zama, échelonnées en dix-huit ans.

Puis, le Gaulois eut sur les adversaires de Rome, sur les deux plus grands, Hannibal et Mithridate, comme sur les moindres, Jugurtha, Persée, Philippe, l’avantage dé ne combattre qu’avec la force de la jeunesse, et d’être brisé d’un seul coup. A défaut de la victoire, la fortune lui a donné le privilège de ne point vieillir dans la défaite et de ne point s’enlaidir à la recherche d’un asile et dans les craintes de la trahison. Sa courte vie de combattant eut cette élégante beauté qui charmait les anciens et qui était une faveur des dieux.

 

II

Jugeons de plus près ce qu’il a accompli dans ces dix mois.

Sans avoir fait l’apprentissage de l’autorité, Vercingétorix s’est montré, du premier coup, digne de l’exercer. Je ne parle pas seulement de son mérite de chef militaire, je l’examinerai tout à l’heure. Mais il m’a semblé entrevoir en lui quelques-unes de ces qualités administratives qui donnent seules le droit de gouverner les hommes.

Il a le goût des ordres précis et la volonté d’être ponctuellement obéi ; il fixe des dates, indique des chiffres, marque des lieux de rendez-vous : ses décisions sont prises sans tâtonnement dans la pensée, sans flottement dans l’expression. Il sait que le commandement d’autant mieux exécuté qu’il est plus rapide, plus net et plus clair. Ses secrets sont bien gardés, et c’est une des plus rares vertus des gouvernants que d’obliger leurs auxiliaires à se taire : au moment de la conjuration de la Gaule, tandis que Comm se laisse dénoncer à Labienus, personne ne parait avoir connu les manoeuvres de Vercingétorix ; et même au dernier jour d’Alésia, c’est encore à l’improviste qu’il se montre à César.

Il a la perception très lucide de ce qu’il faut faire pour arriver à un résultat déterminé : qu’il s’agisse de masser des troupes sur un même point à l’heure utile, ou d’amener des assemblées d’hommes à se résoudre au’ jour opportun. Il est réfléchi, consciencieux et logique. Il évalue avec justesse les instruments, soldats ou chefs, étapes de marches ou passions politiques, qu’il lui faut mettre en oeuvre. J’imagine qu’il sut jauger les chefs ses égaux, s’il est vrai qu’il les effraya d’abord et les acheta ensuite : et il a reconnu les bons, si Lucter et Drappès ont été ses principaux auxiliaires. Il a l’expérience des faiblesses de la foule : voyez avec quelle habileté il a écarté des Gaulois, impressionnables comme des femmes, la vue des fugitifs d’Avaricum ; et c’est peut-être parce qu’il a soupçonné les lâchetés des grands qu’il s’est offert en victime expiatoire. Ses négociations avec la Gaule furent habiles, puisque après tout il l’a soulevée presque entière, et s’est fait accepter d’elle comme chef.

Sa grande force sur les hommes venait de ce qu’il ne les craignait pas. Il affronta toujours les siens, conseil ou multitude, du même air de bravoure tranquille qu’il affronta, vaincu, le tribunal de César. Aussi obtint-il des Gaulois non certes tout ce qu’il aurait voulu, mais au moins ce que pas un autre Gaulois, avant et après lui, ne put leur imposer. Gens d’indiscipline, il les mata sans relâche. Prés d’Avaricum, ils voulaient combattre : il les laissa à portée de l’ennemi, ne les empêcha pas de le voir, et les fit y renoncer. Au pied de Gergovie, il arrêta à son gré l’élan de la poursuite. L’idéal des soldats celtes était la bataille : il la leur refusa toujours, à une fois près, qui fut la journée de Dijon. Tous ses compagnons tiennent à leurs richesses : il put un jour décider le plus grand nombre à les brûler eux-mêmes. Les Gaulois répugnaient au travail matériel : il les habitua à faire une besogne de terrassiers.

Car il savait la manière de parler et de plaire. En dehors du conseil des chefs, où la jalousie ne désarmait pas toujours, il paraît avoir été fort aimé dans la plèbe des soldats ; elle l’acclamait volontiers, et il est probable que Vercingétorix, comme son prédécesseur Luern, prenait avec elle des allures de démagogue. Il eut en tout cas, d’un chef populaire, l’éloquence fougueuse et entraînante. Même à travers la phrase paisible de César, on devine qu'il était un orateur de premier ordre. Il avait le talent de faire vibrer les passions, et d'en tirer, en toute hâte, les adhésions qui lui étaient nécessaires : peu d'hommes ont su, comme lui, retourner les volontés ou changer les sentiments d'autres hommes. Accusé de trahison ail moment où il prend la parole, il termine en étant proclamé le plus grand des chefs. Les Gaulois sont battus à Avaricum, et, sur un mot de Vercingétorix, ils se persuadent presque qu'ils sont invincibles.

Mélange d'entrain et de méthode, de verve et de calcul, l'intelligence de Vercingétorix était de celles qui font les grands manieurs d'hommes : je ne doute pas qu'elle ne fût de taille à organiser un empire aussi bien qu'à sauver une nation. — A moins, toutefois, que le désir de vaincre et la continuité du péril n'aient tendu cette intelligence à l’extrême et ne lui aient donné une vigueur d'exception : tandis qu’en des temps pacifiques, elle se serait peut-être inutilement consumée.

 

III

Car, du premier jusqu'au dernier jour de sa royauté, Vercingétorix ne l'ut et ne put être qu'un clef de guerre toutes les ressources de sa volonté et de son esprit furent consacrées à l'art militaire.

N'oublions pas, pour l'estimer â sa juste mesure, qu'il s'est improvisé général au sortir de l'adolescence, et que ses hommes étaient aussi inexpérimentés dans leur métier de soldats qu'il l'était dans ses devoirs de chef. De plus, ils avaient, lui et eux, à lutter contre la meilleure armée et le meilleur général que le monde romain ait produits depuis Camille jusqu'à Stilicon. Aussi ont-ils eu peut-être, à résister pendant huit mois, autant de mérite qu'Hannibal et ses mercenaires, vieux routiers de guerres, en ont eu à vaincre pendant huit ans.

Vercingétorix dut créer son armée en quelques jours, et s’appliquer ensuite à la discipliner et à l’instruire. Il mit à la former une attention qui ne se démentit jamais, et il trouva, pour chacune des armes, la pratique qu’il devait suivre.

La cavalerie gauloise, hommes et chevaux, était supérieure par la hardiesse et la vivacité, mais elle se débandait vite à la charge ou dans les chocs, elle n’avait pas la force compacte et enfonçante des escadrons germains. Le chef gaulois lui évita, sauf à Dijon, les grands efforts d’ensemble ; il ne l’engagea qu’en corps détachés ; et de plus, il intercala dans ses rangs, au moment des combats, des archers et de l’infanterie légère, dont les traits appuyaient sa résistance ou protégeaient sa retraite tactique qu’il emprunta à la Germanie.

Les Romains avaient des troupes excellentes aux armes de jet, archers de Crète, frondeurs des Baléares, sans parler du javelot des légionnaires. Vercingétorix multiplia, dans son armée, les corps d’archers et de frondeurs, qui l’aidèrent maintes fois à préparer l’assaut des lignes romaines, par exemple à Gergovie et dans la dernière journée d’Alésia.

L’infanterie gauloise n’était qu’un ramassis d’hommes, fournis presque tous, sans doute, par les vieilles populations vaincues ou les déclassés du patriciat celtique : Vercingétorix finit par en tirer un corps de quatre-vingt mille soldats qu’il déclarait lui suffire et qui se montrèrent, au moins à Gergovie et à Alésia, braves et tenaces.

L’armée romaine était toujours suivie d’un parc d’artillerie et comptait de nombreux ouvriers prêts à réparer ou à construire les machines. Le chef arverne, qui ne se fiait pas aux seules forces des hommes et des remparts pour attaquer les camps de César et défendre ses propres places, tira fort bon profit de ces talents d’imitation qui étaient innés chez les Gaulois : les gens d’Avaricum eurent des engins presque aussi ingénieux que ceux des assiégeants, et les soldats d’Alésia mirent en pratique les meilleurs systèmes pour combler les fossés et faire brèche dans les palissades.

Les légions, après le combat ou la marche du jour, se retranchaient chaque soir, et leurs camps étaient à peine moins solides que des citadelles : les Romains combinaient ainsi l’attaque et la protection, l’offensive et la défensive. Vercingétorix apprit à ses soldats à fortifier, eux aussi, leurs camps, et à les transformer en refuges devant lesquels hésitât l’ennemi.

Enfin, si imprenables que parussent les grandes forteresses gauloises, Gergovie et Alésia, avec leurs remparts et les escarpements de leurs rochers, il compléta toujours leurs défenses par des boulevards avancés, derrière lesquels il campait ses troupes, et qui retardaient encore l’assaillant loin du pied des murailles. Et ces boulevards furent toujours établis sur les versants des montagnes où les positions naturelles étaient les moins fortes.

Ainsi, Vercingétorix faisait peu à peu l’éducation militaire de son peuple, et ne laissait inutile aucune des leçons que lui apportait l’expérience des combats.

 

IV

Tout cela montre qu’il eut celle qualité supérieure du chef qui se sent responsable de la vie de ses hommes et de la destinée de sa nation : la science très exacte de ses moyens et de ceux de son adversaire, sans faux amour propre ni confiance dangereuse. Ce qui apparût plus encore dans la manière dont il régla les rapports de tactique entre les deux armées, la sienne et celle de César.

Sa cavalerie est trop fougueuse : il la dissémine pour qu'elle détruise sans risques les traînards et les fourrageurs de l'ennemi. Son infanterie est médiocre sur le champ de bataille : il l'emploie surtout dans la besogne, plus matérielle, des travaux de siège. Les légions romaines sont dures comme des villes : il ne les attaque pas de front, il essaie de les user lentement, par la faim et les escarmouches. Leurs camps sont inviolables : il leur appose des forteresses inaccessibles, comme Gergovie. Les Gaulois aiment à combattre en de grandes masses, dont la sauvage inexpérience n'aboutit qu'à des massacres : il ne recourt à ces amas d'hommes qu'une seule fois, lorsque, à Alésia, en face des retranchements de César, allongés sur cinq lieues et protégés par des piégés et des redoutes continus, il ne peut avoir raison des lignes ennemies que sous la montée incessante de corps innombrables. — Je ne songe ici qu'aux affaires où Vercingétorix prit la décision la meilleure : mais ce fut, et de beaucoup, le plus grand nombre.

De même qu'il jugea presque toujours exactement le fort et le faible des armées, il sut souvent apprécier avec justesse la valeur d'une contrée et les ressources d'un terrain.

Jules César avait un sens topographique d'une rare sûreté. Vercingétorix eut moins de mérite à connaître les routes et les lieux de la Gaule. Encore est-il juste de constater qu'il usa adroitement de ses connaissances. Ses déplacements avant et pendant le siège d'Avaricum, — sa longue retraite, tantôt lente et tantôt rapide, mais toujours hors du contact de l'ennemi, depuis les abords de Bourges jusqu'aux murailles de Gergovie, — son apparition devant les légions, au moment où elles veulent franchir l’Allier, — l’habileté avec laquelle il se présenta à l’improviste prés de Dijon, coupant la route du Sud à César venu du Nord, — la célérité enfin avec laquelle il abrita sa fuite derrière Alésia : — tout cela indique chez lui l’intelligence des routes, l’entente des longues manoeuvres, un calcul sérieux de la portée des marches et des contremarches.

Il sut moins bien manoeuvrer sur le champ de bataille. Il manqua de cette rapidité et de cette acuité de coup d’oeil qui faisaient le génie de César, et que peut seule donner, à défaut de la nature, l’habitude des rencontres. Il ne devine pas, en une seconde, ce que l’ennemi va faire ou ce qu’il doit faire lui-même dans une situation donnée. Sur les bords de l’Allier, il laisse César s’assurer du passage par une ruse d’enfant. A Gergovie, il perd La Roche-Blanche avec la même facilité et par un procédé presque semblable ; il commet l’imprudence de dégarnir ses camps au moment où César va les attaquer, et il l’attend à l’Ouest quand l’autre monte par le Sud. Le jour de la défaite de sa cavalerie, près de Dijon, il ne sait pas fortifier la colline qui domine la plaine et d’où les Germains le délogent si vite. Enfin, à Alésia, il s’use trois fois inutilement contre les lignes des vallons. — Peut-être, à propos de la plupart de ces circonstances, est-il bon de rappeler que Vercingétorix, comme tous les Gaulois, n’avait point l’idée du stratagème militaire : je ne constate pas qu’il ait employé la ruse pour son compte, et il est presque toujours trompé par celle de l’ennemi. Ce fut aussi le cas de Camulogène devant Paris : les Gaulois, disaient les anciens, étaient, à la guerre, d’une nature simple et qui ne soupçonne pas la malice.

Un autre reproche que les tacticiens leur avaient fait, c’était de manquer de circonspection. Vercingétorix, dès le commencement, est guéri de ce défaut. Il se rend compte, autant que César lui-même, que connaître et prévoir font la moitié de la victoire. Tout ce qui est arrivé de fâcheux aux Gaulois, — le danger de garder Avaricum, la défaite en bataille rangée, l’échec d’une attaque partielle pour sauver Alésia, — il l’a annoncé et prédit : et ce fut cette réalisation de ses pronostics qui le rendait si populaire dans la foule, même après un désastre. Sa raison fit parfois de lui un prophète. Il n’espérait jamais la victoire sans se préparer pour la défaite, puisqu’il avait prévu qu’Alésia et Gergovie lui serviraient de refuges. — A l’heure du campement, il savait trouver le terrain favorable : il a eu, autour d’Avaricum, deux ou trois positions successives, sans autre protection que des défenses naturelles, et pas une seule fois César n’osa l’attaquer. — Pendant les marches, il ne s’est jamais laissé surprendre, et il a surpris plusieurs fois son adversaire. César avoue lui-même qu’il avait beau changer les heures et les routes des expéditions au fourrage, Vercingétorix ne manquait jamais de fondre à l’improviste sur ses ennemis.

L’Arverne parait avoir organisé, autour et à l’intérieur de l’armée romaine, un vaste service d’espionnage et de renseignements : il a dû, contrairement aux habitudes gauloises, multiplier les éclaireurs, et l’on sait que c’est souvent, en campagne, la condition essentielle du succès de faibles armées ont pu remporter de très grands avantages, par cela seul qu’elles transformaient en éclaireurs un dixième de leur effectif.

Après cela, les autres qualités militaires de Vercingétorix, son courage, sa constance, son sang-froid, sont choses banales, et autant du soldat que du général. Il me semble, en relisant César, que Vercingétorix a été assez sage pour ne pas se lancer inutilement lui-même au milieu des grandes mêlées. On ne dit pas qu’il se soit exposé avec cette belle imprudence que le proconsul montra quelquefois. Si cela est vrai, le chef gaulois eut raison de croire que sa vie était le principal instrument de salut de son armée et de la Gaule.

 

V

Ce n’est pas qu’il n’ait commis des fautes, et on en a déjà signalé quelques-unes, comme les imprudences de Gergovie et les hésitations de l’assaut au pied d’Alésia. Mais les unes et les autres furent rapidement réparées. — La seule faute insigne et irréparable, celle qui annula toutes les victoires et qui prépara toutes les défaites, ce fut d’engager la bataille, près de Dijon, contre César en retraite : bataille qui devait finir par un désastre presque sans remède. Vercingétorix avait toujours dit qu’il ne fallait jamais échanger la certitude de vaincre lentement contre l’espérance d’un triomphe immédiat. II fit, ce jour-là, ce qu’il avait toujours empêché les Gaulois de faire, et le démenti qu’il donna à ses paroles ne fit que justifier l’excellence de ses principes.

Les autres fautes de la campagne furent moins les siennes que celles de son conseil : on eut le tort de ne point laisser César, après le passage des Cévennes, s’engouffrer jusqu’à Gergovie, et de perdre un temps précieux en revenant vers le Sud ; on eut le tort de rue point briller Avaricum. Mais, sur ces deux points, Vercingétorix ne fit que céder aux chefs. On aurait dû harceler la retraite du proconsul, vaincu chez les Arvernes : mais c’était la tâche des Éduens. Enfin, si les Gaulois s’interdirent la levée en masse pour sauver Alésia, si les trois attaques des lignes de César furent conduites en quelque sorte à rebours, c’est que Vercingétorix, sans communication avec le dehors, ne put d’abord faire respecter ses ordres, ni ensuite les faire entendre.

 

VI

Au surplus, ces fautes militaires furent la conséquence de la situation politique où se trouvaient Vercingétorix et la Gaule.

Sa royauté sur les Arvernes était une tyrannie qu’il avait imposée par la plèbe et par ses clients à l’aristocratie de son peuple. Le principat d’un Arverne sur la Gaule était odieux aux Éduens et sans doute désagréable à d’autres peuples. Il en résulta qu’il eut pour principaux rivaux aussi bien les nobles arvernes que les nobles éduens, et que les chefs les premiers à se soumettre, après la reddition d’Alésia, furent ceux de ces deux pays : le plus utile des alliés de César, l’année suivante, fut l’arverne Épathnact, et la première ville où le proconsul put se reposer en sûreté après sa victoire, fut la Bibracte des Éduens.

Vercingétorix eut donc le plus à craindre des chefs dont il avait le plus besoin. La plupart des hommes de son conseil devaient le regarder comme un gêneur, puisqu’un jour ils essayèrent de s’en débarrasser comme d’un traître : les hommes les plus capables de trahir croient le plus volontiers à la perfidie des autres. Aussi le roi arverne dut-il maintes fois, pour obtenir beaucoup de son conseil, lui accorder quelque chose : quand César s’avança par le Sud contre l’Auvergne, Vercingétorix concéda à l’égoïsme des grands propriétaires d’aller défendre leurs terres ; et il épargna de même Avaricum, pour ne pas froisser les intérêts des citadins bituriges. J’explique encore par des jalousies politiques, soit le refus de la levée en masse, soit les lenteurs des Gaulois entre Gergovie et Dijon, entre le blocus d’Alésia et l’arrivée des secours. Après tout Vercingétorix, depuis son alliance avec les Éduens, ne fut-il pas obligé de leur soumettre ses plans et de faire renouveler ses pouvoirs ? Ce n’est pas un paradoxe de dire qu’une fois réuni à eux, il fut moins obéi et moins fort, et que ses vraies défaites datent du jour où il dut commander à toute la Gaule.

Supposez au contraire que les peuples celtiques eussent depuis longtemps pris l’habitude de combattre et d’obéir ensemble ; faites de Vercingétorix, non pas un roi d’aventure, intronisé pour une campagne, mais un maître légitime et reconnu de tous, comme Persée ou Mithridate, et il est vraisemblable que les choses eussent tourné autrement. Si la Gaule a été vaincue, ce n’est point parce que son chef a commis des fautes, c’est parce qu’elle s’est décidée trop tard à combattre, et qu’elle a parfois combattu à contrecoeur.

 

VII

Mais il faut ajouter aussitôt qu’elle a été également vaincue parce qu’elle avait devant elle Jules César et dix légions, c’est-à-dire le général et les troupes les plus doués des qualités qui faisaient le plus défaut, l’autorité à Vercingétorix, la cohésion à ses soldats.

Les légions furent, durant cette campagne, la discipline et la solidité mêmes : la Xe était, pour ces deux mérites, célèbre dans le inonde entier ; la VIIe, la VIIIe, la IXe, étaient, avec elle, les plus vieilles et les plus endurcies des armées du peuple romain ; la XIe et la XIIe, qui étaient regardées comme des troupes jeune encore, n’en servaient pas moins depuis sept ans sous les ordres de César ; les quatre autres étaient plus récentes, mais les nouveaux soldats, par esprit de corps et point d’honneur, se mettaient vite à l’unisson de leurs acnés. Durant les trois principales campagnes de l’année 52, César n’eut à reprocher à ses légions que la fougue imprudente avec laquelle les centurions de la vine se lancèrent à l’assaut de Gergovie, et encore n’est-il pas sûr qu’ils n’aient point cru obéir à ses ordres. Devant Avaricum, affamées et presque assiégées, elles refusèrent la retraite que leur offrait le proconsul ; devant Alésia, elles furent d’une invraisemblable force de résistance : on est effrayé par la quantité de terres, de bois, de fer et d’osier qu’elles ont dû brasser pendant un mois, et par l’effort d’énergie qu’elles ont présenté encore le dernier jour. Les légionnaires n’étaient pas seulement d’admirables soldats, mais des ouvriers de premier ordre, et quelques-unes de leurs victoires ont été, somme toute, des affaires de terrassement. Une dernière qualité était l’endurance à la marche : leur expédition contre Litavicc, 75 kilomètres en vingt-quatre heures, tout en étant un fait exceptionnel, montre ce qu’on pouvait exiger d’eux.

A côté de la force des hommes, la force de l’armement, de celui de la troupe, le camp, et de celui du soldat, l’armure et les armes : le légionnaire est pesamment armé et presque entièrement bardé de fer, et la légion, retranchée dans son camp, est presque aussi à l’abri qu’une ville derrière ses remparts. Voilà pour la défense. — Pour l’attaque, l’usage du javelot, la charge à l’épée (qui seule put forcer, devant Alésia, l’armée de secours à la retraite, mais qui l’y força assez vite), et plus encore (car les campagnes de 52 ont été surtout des guerres de siège), l’expérience la plus complète des machines et des engins. Les légionnaires avaient de leur côté toutes les inventions que la poliorcétique grecque multipliait depuis trois siècles : les ingénieurs des pays helléniques ont sans relâche travaillé et perfectionné leur science pour le profit final de la conquête romaine. La lutte de 52 offre précisément les exemples les plus nets des deux types de siège : l’attaque de force d’Avaricum, à l’aide d’une terrasse et de machines de guerre (oppugnatio), l’investissement d’Alésia par les lignes d’un blocus continu et sa réduction par la famine (obsessio) ; s’il est possible de trouver, même dans l’histoire romaine, des attaques plus savantes que celle d’Avaricum (par exemple celle de Marseille par Trébonius), elle ne présente pas, à ma connaissance, de circonvallation plus complète, plus compliquée et plus infranchissable que celle d’Alésia. — Il est vrai que Gergovie déjoua également toute attaque et tout blocus.

Enfin, pour comprendre la défaite de Vercingétorix, pensons que tous ces hommes et toutes ces machines furent à la disposition de Jules César, l’intelligence la plus souple et la volonté la plus tenace qu’on ait vue dans le monde gréco-romain :je n’excepte pas Alexandre. Assurément, le vainqueur de Vercingétorix n’est point le type parfait de l’imperator romain : bien (les actes de sa nature primesautière, nerveuse et imprudente ; auraient été blâmés par Paul-Émile. Mais il fut en Gaule un modèle inimitable de conquérant et de général : précis et rapide dans ses ordres, l’oeil aux aguets, l’esprit à l’affût des occasions, calculant beaucoup, mais comptant parfois sur le hasard aussi bien que sur sa prévoyance, patient dans les sièges (sauf à Gergovie), prudent dans les marches, pressé sur les champs de bataille, où les bons moments viennent et s’enfuient rapidement, exigeant beaucoup des siens et de lui-même, se battant comme un soldat, dédaigneux des plus grandes fatigues et des pires dangers, réussissant à coups d’audace, comme dans la traversée des Cévennes, — et par-dessus tout, trop soutenu par une inaltérable confiance dans sa Fortune pour craindre jamais les hommes ni les dieux, et pour vivre autrement que dans l’espérance de la victoire et la volonté du pouvoir.

 

VIII

Malgré tout, cependant, on ne peut pas dire que les légions et César aient suffi pour vaincre Vercingétorix. Il faut faire, dans le compte de cette victoire, une belle part à deux autres éléments qui ne viennent pas du proconsul ou qui ne sont pas de l’armée romaine.

Il y a d’abord les légats de César, ou plutôt, il y en a un, Labienus : les autres ont été, en 52, simplement utiles, Labienus a été indispensable. Il a tenu sans broncher pendant l’hiver au milieu de la Gaule insurgée, il a déjoué la conjuration de la Belgique, il a réduit Comm l’Atrébate à une impuissance de quelques semaines : si le complot avait éclaté dans le Nord en même temps qu’à Gergovie et à Génabum, César, revenu à Sens, aurait été pris à revers. -Le même Labienus, quand l’armée du Nord se formait enfin sous Camulogène, l’écrasait à Paris pendant que César se faisait battre au Sud sous Gergovie : ce qui permit au légat de venir sans encombre secourir à temps son proconsul. — C’est Labienus enfin qui, le jour du dernier combat devant Alésia, a dirigé cette sortie désespérée qui sauva les lignes romaines et qui fut, tout compte fait, la victoire décisive.

Si Labienus a préparé les succès de César, les Germains ont réparé les défaites des Romains. D’abord, leurs incursions contre les Trévires ont privé Vercingétorix d’auxiliaires fort utiles. Puis César, au début de ses principales campagnes, appelle à son aide immédiate les cavaliers et l’infanterie légère des peuplades germaniques. Il semble dire que ces alliés furent peu nombreux : mais leur nombre n’importe pas, il faut simplement constater leur rôle. — La première rencontre de cavalerie entre les Gaulois de Vercingétorix et les troupes romaines a lieu près de Noviodunum : celles-ci reculent, les Germains rétablissent le combat. — Devant Alésia, il y eut deux combats de cavalerie, l’un engagé par Vercingétorix et l’autre par l’armée de secours, et ils furent l’un et l’autre la répétition de celui de Noviodunum : nos hommes faiblissaient, dit César, mais les Germains assurèrent la victoire. — Enfin, la grande bataille de Dijon se composa de deux engagements distincts : à leur droite, où ils n’ont point de Germains en face d’eux, les Gaulois sont vainqueurs, et César lui-même faillit périr ; à leur gauche, les Germains les écrasent et arrivent à temps pour dégager le reste de l’armée romaine. Qu’on suppose le proconsul privé du secours des escadrons germains, la cavalerie gauloise eût été longtemps invincible, et Vercingétorix n’aurait pas eu à s’enfermer dans Alésia.

 

IX

Nous voici ramenés une fois de plus à constater la folie de cette bataille, d’avant Alésia où le roi des Arvernes ruina en quelques heures son oeuvre de sept mois et l’espérance de la Gaule.

Pour excuser cet acte, il faut tenir compte de la jeunesse de l’homme et de sou tempérament gaulois : à moins de trente ans, un Celte, chef de guerre depuis quelques mois à peine, n’a pas ce calme rassis de vieil imperator, qui, après tout, a manqué parfois à César quinquagénaire. Vercingétorix a subi, à certains moments de sa vie, l’irrésistible force de la pensée qui s’emballe. C’est à un emportement de ce genre qu’a obéi sa volonté, quand il a ordonné la charge colossale où il brisa ses meilleures forces ; et c’est aussi dans un de ces accès d’impétueuse imagination qu’il a tenu ce singulier discours d’après Avaricum, où il prédisait aux Gaulois vaincus l’empire du monde.

Ces impatiences de Vercingétorix rapprochent son tempérament du nôtre, ces rêveries ou ces faiblesses lui donnent peut-être un charme de plus. Il n’a pas l’éternelle froideur de l’ambitieux qui ne cesse de calculer et de décider. Je ne dirai pas qu’il eut ses instants de bonté : nous pouvons juger ses actes comme général, mais nous connaissons si mal son caractère, son humeur et ses pensées, qu’il ne faut rien affirmer sur l’homme. Mais il n’est pas interdit de supposer qu’un mouvement de pitié l’aida à sauver Avaricum, et que le noble désir du dévouement acheva de le résoudre à se rendre à César.

On lui a reproché ses exécutions sanglantes de l’entrée en campagne : il est facile de les justifier, elles étaient une nécessité politique, et il a dû croire aussi qu’elles étaient un devoir envers les dieux.

Car, à côté de Vercingétorix homme de guerre, le seul que nous fasse bien connaître Jules César, il faut aussi se figurer (et je sens parfaitement que je fais une hypothèse, mais que j’ai le droit de la faire), il faut se figurer un Vercingétorix pieux et dévot, adorant et craignant les dieux de sa cité et les dieux de la Gaule, l’équivalent celtique de Camille, de Nicias et de Josué. C’est afin d’obéir à ces dieux qu’après leur avoir donné, comme gages de victoire, des holocaustes humains, il s’est immolé à la fin, comme rançon de la défaite. Il s’est levé et courbé sous leur ordre, tel qu’un pontife armé de la patrie gauloise.

 

X

En définitive, c’est bien par ce mot de patrie gauloise qu’il faut résumer sa rapide existence, son caractère, ses espérances et son œuvre.

S’il a combattu et s’il est mort, c’est uniquement par amour pour cette patrie. Jules César, qui l’a connu comme ami, comme adversaire, comme prisonnier, l’a dit et le lui a fait dire, et ne nous laisse jamais supposer, dans les actes de Vercingétorix, un autre mobile que le patriotisme. La dernière parole que l’auteur des Commentaires place dans la bouche de son ennemi est celle-ci : qu’il ne s’arma jamais pour son intérêt personnel, mais pour la défense de la liberté de tous ; et c’est sans doute parce que César redouta la puissance de ce sentiment exclusif que, Vercingétorix une fois pris, il ne le lâcha que pour le faire tuer.

La patrie gauloise, telle que l’Arverne se la représentait, c’était, je crois, la mise en pratique de cette communauté de sang, de cette identité d’origine que les druides enseignaient : avoir les mêmes chefs, les mêmes intérêts, les mêmes ennemis, une liberté commune. Que cette union aboutît, dans sa pensée, à un royaume ou à un empire limité, compact, allant du Rhin aux Pyrénées, pourvu d’institutions fédérales, ou qu’elle dut demeurer une fraternité de guerre pour courir et ravager le monde, nous ne le savons pas, et il est possible que Vercingétorix ait rêvé et dit tour à tour l’un et l’autre. Mais, et ceci est certain, il eut la vision d’une patrie celtique supérieure aux clans, aux tribus, aux cités et aux ligues, les unissant toutes et commandant à toutes. Il pensa de la Gaule attaquée par César ce que les Athéniens disaient de la Grèce après Salamine : Le corps de notre nation étant d’un même sang, parlant la même langue, ayant les mêmes dieux, ne serait-ce pas une chose honteuse que de le trahir ?

Et Vercingétorix identifia si bien sa vie avec celle de la patrie gauloise, que, le jour où les dieux eurent condamné son rêve, il ne songea plus qu’à disparaître.