I. César appelle des Germains. — II. Retraite de César vers la Province. — III. Concentration des troupes gauloises à Alésia. Elles rencontrent César près de Dijon. — IV. Pourquoi Vercingétorix se résolut à combattre. — V. Formation en bataille des deux armées. — VI. Défaite de la cavalerie gauloise. — VII. Retraite de Vercingétorix sur Alésia. I Pendant ce temps, César avait rétrogradé chez ses alliés de la vallée de la Marne ; réconforté par l’hospitalité ales Lingons et des Rèmes, il se préparait pour une nouvelle campagne. Il ne songeait plus à pénétrer dans la Gaule même, à la fois soulevée et dévastée : à quoi lui aurait servi de revivre devant Bibracte les journées de Gergovie ? pour faire besogne utile contre les coalisés, il aurait eu besoin de nouveaux renforts, et il ne pouvait en attendre ni de la Province envahie ni de l’Italie dont il allait être coupé. L’essentiel lui parut de regagner la Narbonnaise, où son cousin L. César n’avait que 22 cohortes, soldats tirés de la Province même et qui pour la plupart n’avaient jamais vu l’ennemi. Car, s’il arrivait malheur à cette région, le proconsul se trouverait enfermé, loin de l’Italie, comme par un double écrou ; et, s’il réussissait à s’échapper des Gaulois, il n’éviterait sûrement pas les vengeances du sénat et de ses adversaires romains. Dans la Province, c’était la possession des terres allobroges qui déciderait du salut de César ou de la victoire finale des Gaulois : Vienne et Genève, leurs principales cités, étaient les têtes des deux grandes voies alpestres, celles du Grand et du Petit Saint-Bernard ; et ces mêmes Allobroges, qui s’échelonnaient sur les deux rives du Rhône, depuis le confluent de la Saône jusqu’à celui de la Drôme, gardaient à leur merci la route des plus grandes villes méditerranéennes, Marseille et Narbonne. César résolut de se rendre d’abord dans leur pays, pour y combattre ou y devancer le lieutenant de Vercingétorix. Il avait dix légions, mais leur effectif réduit devait comporter moins de 40.000 hommes, et qui venaient, de mars à juin, de fournir deux terribles campagnes. Les troupes auxiliaires, Crétois, Espagnols, Numides, Gaulois alliés, n’existaient à vrai dire plus. Il avait à peine un ou deux milliers de chevaux, que montaient ses officiers et ses hommes de réserve, vieux soldats émérites et rengagés. C’était une armée résistante et d’attaque, mais, en ce moment, elle vivait dans la tristesse et le découragement. Depuis sept ans, elle avait combattu au delà des Alpes, et elle reprenait en sens inverse, dépouillée de ses conquêtes et de son renom, cette route du Rhône d’on elle était partie si allègrement pour sa première victoire gauloise. Des étapes lugubres commenceraient bientôt en pays ennemi, et elle ne marcherait plus qu’à travers une nuée de cavaliers, incertaine du lendemain. C’était cette cavalerie gauloise que César redoutait le plus, et ce cortège de famine et de misères qu’elle créait près d’elle autour des légions en route. Alors, pour protéger ses vieux soldats, il eut une seconde fois recours aux Barbares de la Germanie. Dans la campagne de la fin de l’hiver, il avait eu avec lui 400 cavaliers germains, et on a vu les services qu’ils lui ont rendus sous les murs de Noviodunum. Cette fois encore, avant de se mettre en marche, il envoya ses agents acheter des hommes au delà du Rhin. Les tribus qu’il avait soumises, Miens et autres, ne demandaient pas mieux que d’oublier dans une bonne curée gauloise la honte du joug romain. Quelques milliers d’hommes répondirent à l’appel de César : effectif peu nombreux, mais qualité supérieure. Il y avait là de cette infanterie légère qui accompagnait les cavaliers sur le champ de bataille, et qui, tiraillant derrière les chevaux, frappait à l’improviste les hommes et les bêtes : on ne pouvait rien voir de plus agile et de plus rapide qu’un fantassin germain. Mais ce que César reçut de plus précieux, furent quelques escadrons, deux milliers d’hommes peut-être, de grands corps massifs, à l’audace aveugle, dont le choc suffisait à enfoncer un adversaire. Ils avaient de mauvais chevaux, qui ne valaient probablement rien dans les charges : le proconsul leur donna les excellentes montures de sa réserve et de son état-major, et il eut ainsi une belle et bonne troupe, à l’abri de laquelle les légions romaines pourraient cheminer avec plus de confiance : il avait suffi, dans une des dernières campagnes, de huit cents cavaliers germains pour mettre en déroute cinq mille soldats de la cavalerie gauloise. De plus en plus, pour se défendre contre la Gaule, Jules César l’ouvrait aux Germains. Il répétait sur elle l’expérience qu’avaient faite les Séquanes. Forcé d’abandonner un butin et une gloire de sept ans, la colère a dû l’exaspérer, et peut-être, si le danger eut grandi pour Rome, la Gaule aurait-elle vu derrière elle un nouvel Arioviste, appelé par Jules César. II Les dix légions de César, appuyées de leurs cavaliers barbares, se mirent enfin en route vers les terres romaines. Elles descendirent du plateau de Langres et débouchèrent dans le versant du Rhône. — Jusqu’à Dijon, elles se trouveraient encore en pays ami : c’était aux Lingons qu’appartenait la région riche et fertile qui s’allongeait vers le Sud entre les montagnes du Couchant et les forêts ou les marécages des bords de la Saône. — Mais, au delà de Dijon, César arriverait sur des territoires ennemis : au sud de l’Ouche, c’était celui des Éduens ; sur la rive ultérieure de la Saône, c’était celui des Séquanes, l’un et l’autre peuples maintenant ralliés à la cause nationale. César aurait alors le choix entre deux routes. S’il allait à Vienne, par la vallée facile et connue de la rivière, il risquait d’être arrêté par les bourgades éduennes de Beaune, Chalon, Tournus, Mâcon, ou d’être assailli sur le flanc par les ennemis débordant des montagnes. S’il obliquait au Sud-Est pour gagner Genève par la Bresse et le Bugey, le chemin était plus rude, mais il ne rencontrerait, sur les terres séquanes, aucune place forte d’importance, il aurait l’avantage de s’écarter le plus vite possible des armées gauloises, et, une fois à Genève, il serait sur-le-champ en rapport avec l’Italie, grâce aux postes romains qui garnissaient les Alpes Pennines : que les Allobroges songeassent à trahir ou à obéir, il les aurait eu tout cas sous la main, et il serait maître de sa ligne de retraite. — Il se décida donc à continuer sur Dijon, et, au delà, sur Genève. Mais Vercingétorix ne lui laissa pas le temps de franchir la Saône et de pénétrer sur le territoire séquane. III La concentration de l’armée gauloise s’était faite, croit-on, à Alésia (Alise-Sainte-Reine en Auxois). Il y donna rendez-vous aux quinze mille cavaliers envoyés par les cités de toute la Gaule ; il y fut rejoint par les 80.000 fantassins qui avaient combattu avec lui autour de Gergovie. Le choix de cette ville, comme centre de ralliement des Gaulois confédérés, n’était pas arbitraire. Ce n’était, il est vrai, que la place forte d’une petite tribu gauloise, les Mandubiens, clients sans doute de leur puissant voisin, le peuple éduen. Mais elle jouissait, auprès des Gaulois, d’un renom singulier. Ils la disaient fort ancienne, et de fondation divine ; ils la regardaient comme le foyer et la cité-mère de toute la Celtique ; et ils avaient pour elle le respect naïf que les peuples accordent aux choses antiques et aux gloires religieuses. Elle s’entourait de légendes semblables à celles qui firent la vogue d’Albe dans le Latium. Peut-être fut-elle, en effet, quelque vieux sanctuaire d’une fédération gauloise. — Si c’est là que l’armée de Vercingétorix s’est réunie contre César, son chef a pu désirer qu’elle y retrempât son courage et ses forces morales. Mais, s’il la convoqua à Alésia, ce fut aussi parce que la situation de cette ville était excellente pour surveiller les manoeuvres et les positions de César. Le sommet qu’elle occupait était le dernier que la Gaule insurgée possédât, dans le Nord, sur la ligne des montagnes centrales : le territoire des Mandubiens, dont elle était la forteresse et le centre, s’avançait en promontoire entre Dijon et Montbard, qui appartenaient également aux Lingons amis de Rome. Alésia était donc un avant-poste gardant le seuil du pays éduen et de la Gaule libre : dans sa lente retraite d’Auxerre à Langres et vers Dijon, César avait parcouru un demi-cercle autour de cette ville, et aucun de ses mouvements, si Vercingétorix était campé là, ne pouvait échapper aux éclaireurs ennemis. Aussi, au moment où le proconsul apparaissait au nord de Dijon, Vercingétorix, traversant rapidement les coteaux de l’Auxois et la vallée de l’Ouche, se porta en face de lui. Les deux armées se trouvèrent brusquement campées à dix milles (quinze kilomètres) l’une de l’autre (près de Dijon ?)[1]. IV Les deux chefs se rencontraient une troisième fois, comme près d’Avaricum et comme devant Gergovie. Mais, dans la plaine de Dijon, Vercingétorix victorieux, à la tète de la noblesse de la Gaule entière, barrait la route à toutes les légions romaines, escortées d’escadrons germains. Le roi des Arvernes commandait à tout le nom celtique, et il avait devant lui les deux mortels ennemis de sa race. Les deux armées se trouvaient dans la même position que lorsqu’elles avaient pris leur premier contact, sur la route d’Orléans à Bourges. Il fallait s’attendre à ce que Vercingétorix, qui était résolu à suivre la même tactique qu’au mois de mars, fit faire à ses troupes la même manoeuvre : se ranger pour laisser passer César, et l’accompagner en brûlant tout et en le guettant sans trêve. Mais que s’agita-t-il alors dans l’esprit du chef ? Quelques jours auparavant, le dernier mot qu’il avait dit à l’assemblée de Bibracte était qu’il ne voulait pas tenter la fortune des combats et que l’incendie était le plus sûr moyen de vaincre. Il avait répété cette formule de bataille qui était son mot d’ordre invariable depuis le lever de la guerre ; il y était demeuré fidèle malgré tous et malgré tout, sous les murs d’Avaricum assiégé, le long des rivet de l’Allier, au pied de Gergovie délivrée, derrière les Romains en retraite : et voici que, — le premier jour qu’il rencontre à nouveau Jules César, au moment où il s’agit, plus que jamais, d’observer la tactique salutaire, quand sa formidable cavalerie va pouvoir ronger les légions pièce à pièce, comme les vagues de l’Océan effritent les rochers du rivage, — Vercingétorix donna le signal du combat. Son armée disposée en trois camps (au sud de l’Ouche ?), il réunit en un conseil de guerre les chefs des cavaliers, et, sans ambages, il annonça que le lendemain serait le jour, si longtemps attendu, de la grande victoire et de la liberté éternelle. — Les Romains, dit-il, battent en retraite. Mais César les ramènera, et en ramènera bien d’autres. Cet homme ne se lassera jamais de la guerre, ai on ne lui inflige pas un affront irréparable. Au lieu de décimer les légions, il faut en finir avec elles. — Et Vercingétorix commanda nettement qu’on les attaquât dans leur marche. Il énuméra les conditions favorables aux Gaulois : ils avaient en face d’eux, non pas un front de bataille, mais un interminable convoi d’hommes et de bagages ; lés troupes cheminaient en longue colonne, chaque légion séparée des autres par des trains d’équipage : il serait facile à des cavaliers gaulois de traverser et de retraverser cette file, d’achever l’isolement des cohortes, de faire main basse sur les bêtes et les voitures, les vivres et le butin. Si les légionnaires voulaient défendre leurs biens, ils n’auraient pas le temps de s’avancer pour se former en rangs de bataille : ils s’attarderaient à l’arrière, et c’en serait fait de toute résistance sérieuse. S’ils abandonnaient leurs bagages pour ne plus songer qu’à l’ordre de combat, ils resteraient dépouillés de leurs moyens d’existence et de leur prestige militaire. Quant à croire que les cavaliers romains sortissent du rang pour s’opposer à l’ennemi, les Gaulois savaient trop le peu qu’ils valaient pour avoir cette crainte. — Et enfin Vercingétorix rappela qu’il avait lui-même une infanterie solide et suffisante : il la rangerait en bataille devant les camps, prête à soutenir les combattants et à effrayer l’adversaire de ses cris et de sa vue. C’est ainsi que parla le roi des Arvernes. César et Tite-Live sont formels sur ce point, qu’il voulut la bataille, qu’il l’ordonna, qu’il ne la subit pas des intrigues des chefs ou de la volonté populaire. Comment expliquer que cet homme, jusque-là tacticien sage et froid raisonneur, soit tout d’un coup devenu l’émule de ces meneurs d’escadrons dont il avait si souvent comprimé la fougue dangereuse ? — Il est permis de faire, en réponse à cette question, trois hypothèses. Peut-être s’est-il simplement rallié à l’inévitable. Il se sentait moins le maître, depuis qu’il était à la tète de cette armée nouvelle, où dominait une noblesse rivale de sa nation, et où commandaient des chefs jaloux de son pouvoir. Les Éduens et les Séquanes se résigneraient-ils à dévaster leurs terres de la Saône, le plus fertile de leurs domaines, à incendier ces moissons, en ce moment prés d’être coupées et leur principale espérance de l’année entière ? Il s’attendait à ce que cette brillante cavalerie, dont la moitié n’avait pas encore eu la gloire de combattre pour la Gaule, acceptât malaisément d’obscures et patientes manoeuvres : elle se ferait tôt ou tard entraîner à une rencontre, et sans doute dans des conditions plus mauvaises que celles qui s’offraient. Prévoyant qu’il faudrait se laisser imposer la bataille, Vercingétorix aima mieux la donner tout de suite, avec le geste du commandement. Mais peut-être l’a-t-il désirée lui-même, dans une assurance réfléchie de la victoire. S’il n’avait pas eu l’intention de combattre bientôt, il n’aurait pas garni Alésia de vivres et de défenses, pour lui servir d’asile en cas de recul. Les circonstances étaient en effet fort avantageuses pour lui. D’un côté, la forteresse mandubienne prête à couvrir sa retraite. De l’autre, César, qui s’avançait sans crainte, dans un pays dont il se croyait sûr, ses légions échelonnées en colonne : l’ordre de marche le plus dangereux pour une armée qui approche de l’ennemi, celui qui avait permis à Ambiorix de vaincre Sabinus et Cotta, celui qui avait fait jadis espérer aux Nerviens la victoire sur le proconsul lui-même. En outre, Vercingétorix ignorait, semble-t-il, la présence des Germains, sans quoi il n’eût point parlé avec un tel mépris de la cavalerie de ses adversaires : venus du Nord-Est, l’arrivée des Barbares a pu échapper à ses éclaireurs. Il crut, en un mot, n’avoir affaire qu’à des légions, encombrées, démoralisées, disposées avec imprudence. Et il est certain que, si César n’avait pas changé son ordre de marche et s’il n’avait pas eu les Germains, il était presque aussi irrémédiablement perdu que Vercingétorix le faisait croire à ses hommes. — Enfin, qui sait si la vue de cette effrayante multitude de quinze mille cavaliers, n’attendant que son signal pour s’ébranler, n’a pas donné à l’Arverne l’illusion d’une force invincible ? Vercingétorix n’était qu’un jeune homme et qu’un Gaulois : il y avait deux saisons à peine que les devoirs du commandement l’obligeaient à la maîtrise de soi et aux décisions mûries. Un beau jour, l’impétuosité de son âge et de sa race a éclaté malgré lui, et a eu soudainement raison de cette froide discipline qu’il imposait à son âme. Peut-être enfin n’a-t-il d’abord ni voulu ni ordonné la bataille telle qu’elle allait se dérouler. Ce qu’il a surtout demandé à ses chefs, c’est d’attaquer de flanc la colonne en marche, de la traverser et de revenir, de disperser et d’enlever les bagages, et rien que les bagages. Il semble même qu’il ait déconseillé l’attaque des légions, si elles abandonnaient leur convoi pour se masser en carré de bataille. — Mais, pour éviter un combat après avoir donné de tels ordres, il fallait arrêter dans leur élan quinze mille cavaliers gaulois, et ce n’était au pouvoir de personne au monde. Et en définitive, ces trois hypothèses pour expliquer la bataille nous ramènent toujours à une même cause : c’est que la furie gauloise, contenue depuis six mois chez les soldats et chez le chef, devait être un jour plus forte que leur volonté à tous. Il suffit en effet que Vercingétorix eût adressé un tel appel aux passions de ses hommes, pour que le combat fût résolu, sans contre-ordre possible. Les chefs gaulois, en l’entendant, avaient retrouvé un roi de leur sang et de leur allure. Une vaste et joyeuse clameur s’éleva quand il eut fini de parler. Tous se déclarèrent prêts à faire leur devoir, et à jurer de vaincre. Ce serment ne fut pas la banale protestation des gens de guerre. Les dieux furent pris à témoin, la religion fournit à ces promesses, comme à celles de la conjuration pendant les mois d’hiver, les sanctions les plus redoutables et les formules les plus solennelles. Les quinze mille cavaliers furent convoqués, et tous jurèrent : Nul ne devait s’abriter sous un toit, nul ne devait s’approcher de sa femme, revoir ses enfants et ses père et mère, s’il n’avait traversé à cheval, deux fois, de part en part, la colonne de marche de l’armée romaine. C’était exactement ce que Vercingétorix désirait d’eux. Mais après de telles paroles, quoi qu’il arrivât, les Gaulois ne renonceraient jamais au plaisir de la charge et à l’observation d’un serment. Le lendemain matin, Vercingétorix disposa son armée avec le même soin que dans les campagnes précédentes. Devant ses trois camps, derrière une rivière (l’Ouche ?), il rangea en bataille son infanterie, protégée ainsi contre toute surprise : quelle que fût la fortune du combat, elle demeurerait intacte, et pour plus de sûreté, il s’éloigna d’elle le moins possible. De l’autre côté de la rivière, à gauche, sur une hauteur (Saint-Apollinaire, à l’est de Dijon ?), il plaça un fort détachement de cavaliers pour dominer la plaine, servant à la fois de vigie et de réserve. Au delà, vers le Nord-Est, dans les vastes espaces découverts par où s’avançait César (plaine de la Norges ?), il lança ses escadrons, groupés en trois corps : l’un devait faire face au front des troupes romaines et l’arrêter ; les deux autres devaient le dépasser, et se rabattre sur les flancs. César, la veille, ne se doutait pas de l’approche de l’ennemi. Il paraît l’avoir ignorée encore de bon matin, et avoir fait prendre à ses légions le même ordre de marche que le jour précédent. Mais, quand on lui annonça l’ennemi, tout changea en un clin d’œil dans l’armée romaine. César arrêta la marche, fit former les légions en un vaste carré (entre Varois et Quétigny ?), et placer les équipages derrière les rangs des soldats, au centre de la surface dont ils garnissaient le pourtour. Les bagages étaient désormais à l’abri, et les cohortes légionnaires, rapprochées le plus possible les unes des autres, couvertes et prêtes de tous côtés, présentaient une muraille d’hommes et de fers devant laquelle les chevaux se cabreraient aussi net que devant un rempart de pierres. Sur le front et sur le flanc des dix légions, César répartit ses cavaliers en trois corps : à sa gauche et par-devant, les Romains et autres ; à sa droite, qui était le plus menacée, et dominée par la colline, les escadrons germains, sa principale ressource. Désormais, la surprise espérée par Vercingétorix était impossible. Ses cavaliers ne traverseraient même pas une fois les lignes ennemies. Mais les ordres étaient donnés. La lutte s’engagea. VI Sur les trois fronts de bataille, enveloppant l’armée presque entière de Jules César, les quinze mille cavaliers de Vercingétorix s’élancèrent dans un formidable ensemble. Les cavaliers romains de l’avant-garde et de la gauche furent comme submergés et dissipés : le chef gaulois n’avait pas eu tort, la veille, de les juger médiocres. Mais derrière les chevaux ennemis, les Celtes aperçurent les cohortes romaines, enseignes en marche, hommes en rang de combat, que César détachait du carré et faisait avancer en ligne d’attaque : et sur leur front rigide, vaincus et vainqueurs arrêtèrent leur fuite ou leur poursuite. Ce fut alors, entre les légionnaires et les Gaulois, ulve rencontre confuse et terrible, la mêlée la plus incertaine et la plus longue où César eût encore exposé ses cohortes. Les Romains, sentant qu’il y allait du salut de tous, sachant la retraite coupée et la fuite impossible, combattirent avec une énergie de désespérés. Leur chef donna dans l’action comme un centurion de la vue. Il perdit son épée, qu’un Arverne emporta pour l’offrir à ses dieux. Il faillit perdre plus encore, si du moins il faut croire et rapporter à cette bataille l’anecdote que le proconsul lui-même racontait dans son journal : un cavalier gaulois le saisit et l’enleva en croupe, et t’eût été la fin de César, si le Barbare, ignorant le prix de son butin, n’avait commis la maladresse de le laisser échapper. — Au moment où sa Fortune lui rendait la liberté, elle lui renvoyait la victoire. A la droite des Romains, le spectacle était tout différent. Les Gaulois, à leur surprise et à leur colère, trouvèrent les Germains. Ceux-ci se ruaient sur leurs adversaires, pesant sur eux du poids de leurs corps et de leurs chevaux ; ils finirent par rompre les rangs opposés. Le cercle d’ennemis qui bloquait les légions fut brisé, les Gaulois reculèrent sur ce point. Les Germains se portèrent sur la colline, culbutèrent le poste ennemi, rejetèrent vers la rivière tous ceux qu’ils avaient vaincus, massacrant les hommes à plaisir. Enfin, ils apparurent sur le flanc des autres escadrons gaulois, qui s’escrimaient contre les légions romaines. La vue inattendue des cavaliers germains victorieux changea en épouvante le courage des Gaulois. Ils comprirent qu’ils allaient être coupés et cernés par un ennemi implacable. La fuite commença de toutes parts, tandis que les Germains galopaient et tuaient sans relâche. Tous les Gaulois ne montrèrent pas une égale bravoure. Les chefs éduens ne se firent pas tuer comme Camulogène. Ceux qui ne rejoignirent pas Vercingétorix se laissèrent prendre. On en amena trois à César, et des plus nobles : Cot, l’ancien rival de Convictolitav, Cavarill, le successeur de Litavicc, et Éporédorix l’ancien, qui, jadis battu par les Germains unis aux Séquanes, l’était cette fois par les Germains alliés de César. Et, voyant la facilité avec laquelle tous trois surent échapper au massacre, je me demande si le proconsul ne les a pas ménagés pour inspirer aux Éduens le désir de trahir de nouveau. VII La cavalerie gauloise était définitivement vaincue. Ces troupes magnifiques en qui Vercingétorix avait mis le salut de la Gaule venaient de disparaître en quelques heures, et ce n’étaient point les Romains qui avaient eu raison d’elles. Comme aux temps des Teutons et d’Arioviste, l’inflexible intrépidité des cavaliers germains avait brisé la fougue désordonnée de la noblesse celtique. Cette journée montrait une fois de plus ce qu’il y avait de sagesse dans l’esprit du roi des Arvernes. C’était la première fois qu’il connaissait une franche défaite, et il ne l’avait subie que pour avoir préféré les passions des siens aux conseils ordinaires de sa prudence. La mortelle folie des grandes batailles, comme il l’avait dit souvent, apparaissait aux yeux de tous les Gaulois ; même vaincu, Vercingétorix n’avait point tort. Aussi, malgré l’étendue du désastre et malgré leur profond désespoir, les Gaulois gardèrent à leur chef leur docilité et leur confiance. Il prit sur-le-champ les précautions nécessaires pour sauver le reste de ses troupes. A la vue de la déroute, il ramena rapidement ses fantassins en arrière. Puis, faisant volte-face vers le Nord-Ouest, il commença sa marche de retraite (par les vallées de l’Ouche et de l’Oze ?). A moins de deux jours de marche (à 55 kilomètres), Alésia était prête à le recevoir, lui et son armée. Il se dirigea vers ce refuge, prenant lui-même la tête de son infanterie intacte : en toute hâte suivirent, sur son ordre, les trains d’équipage et les débris de la cavalerie. Ses mesures furent prises assez promptement pour que la défaite ne se changeât pas en une panique irrémédiable. César, craignant peut-être quelque retour offensif, ne reprit la poursuite qu’après avoir mis ses bagages en sûreté sur une colline (Talant ?) et sous la sauvegarde de deux légions. Il ne put tuer à l’ennemi, dans le reste du jour, que trois mille hommes de l’arrière-garde. Pendant la nuit, les Romains perdirent le contact avec l’armée qui les précédait ; et quand, le jour suivant, qui était le lendemain de la bataille, ils débouchèrent dans la plaine que dominait Alésia, Vercingétorix attendait César avec ses troupes reformées. Vers le même temps, les Allobroges se décidaient en faveur du peuple romain et fortifiaient eux-mêmes les rives du Rhône contre les menaces de l’invasion éduenne. Les Helviens, qui avaient pris l’offensive contre les Arvernes, étaient battus, et les Gaulois indépendants descendaient en nombre dans les vallées du Vivarais. — Mais ces victoires et ces défaites étaient également inutiles à César et à Vercingétorix. Ces lointaines rumeurs de guerre s’apaisent bientôt, et les destinées de la Gaule vont se décider sur un point unique, où toutes les nations se donnent rendez-vous (milieu de juillet ?). |