VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE VII. — LE NOM DE VERCINGÉTORIX.

 

 

I. Ce n’est pas un nom de fonction, mais de personne. — II. Si ce nom caractérise un membre de la plus haute noblesse. — III. De l’importance qu’il a pu avoir.

 

I

Vercingétorix avait alors moins de trente ans. Il était né, croyait-on, à Gergovie, la principale ville des Arvernes.

Il n’y a pas longtemps encore, on regardait ce nom de Vercingétorix, non pas comme le nom propre et personnel du fils de Celtill, mais comme le titre de la magistrature suprême qu’il avait revêtue à la tête de la Gaule soulevée. Le chef arverne avait été le vercingétorix, c’est-à-dire (c’est ainsi qu’on traduisait ce mot) le généralissime ou le dictateur fédéral : César, qui ne savait pas le gaulois, a pris le nom de la fonction pour celui du chef. Dans les livres de lecture historique les plus populaires au temps où régnait le romantisme, la chose était présentée de cette manière, et l’on faisait ainsi du vaincu d’Alésia le champion anonyme et mystérieux de la liberté gauloise : l’homme s’effaçait et disparaissait derrière le héros symbolique. Michelet avait couramment écrit le vercingétorix dans son Histoire romaine et dans son Histoire de France, Amédée Thierry, dont les jugements eurent longtemps force de loi, avait lui-même accepté celte doctrine ; et si, dans son Histoire des Gaulois, il fait de Vercingétorix le nom du célèbre guerrier, c’est, dit-il, pour rendre la narration plus vivante, et parce qu’il est fastidieux de raconter en détail l’histoire d’un héros sans nom. En quoi Thierry avait tort, car l’historien ne doit pas ruser avec la vérité pour écrire un récit plus agréable, mais le présenter avec le plus grand degré de vraisemblance qu’il peut atteindre.

Ce qui donnait une apparence de raison à cette théorie sur le nom de Vercingétorix, c’est qu’il semble signifier en gaulois précisément chef supérieur ou quelque chose d’approchant. Rix, c’est, comme le latin rex ou l’irlandais ri, le mot roi : ver est un préfixe qui renferme l’idée de grandeur ou de prééminence ; cinget, enfin, signifierait celui ou ceux qui marchent, les guerriers, comme l’irlandais cing veut dire combattant. Vercingétorix deviendrait par là le grand roi des braves ou le roi très fort, et on a même dit le grand chef des cent têtes, comme Gingétorix (nous avons parlé de ce chef trévire) serait un simple roi des guerriers.

La découverte, faite en Auvergne vers 1837, d’une monnaie d’or au nom même de Vercingétorix[1], écrit en lettres latines, des trouvailles semblables qui furent faites ensuite à- Pionsat, aux environs d’Issoire, et enfin devant Alésia, c’est-à-dire aux endroits où le chef de Gergovie avait commandé ou combattu, ont jeté, quoique très lentement, le doute et le discrédit sur cette manière de raconter l’histoire. Aujourd’hui, je l’espère du moins, nul ne s’avise plus de contester son nom à Vercingétorix.

Aussi bien, César méritait, au moins en cela, une plus grande confiance : il était capable de mal juger et de méconnaître ses adversaires, mais il avait d’excellents interprètes qui ne le trompaient pas sur leurs titres. Vercingétorix devint son prisonnier et avait été son ami : César a dû faire inscrire exactement son nom sur ses tables d’hospitalité et sur les registres de la prison publique.

 

II

Le nom de Vercingétorix a, dès la naissance, aussi bien appartenu au chef gaulois que celui de César à son adversaire. Mais si ce nom était synonyme de grand roi des braves, ne doit-on pas supposer qu’il prédestinait le fils de Celtill à commander aux Arvernes et à toute la Gaule ? Quelques érudits ne sont pas loin de penser, aujourd’hui, que le nom de Vercingétorix, tout en étant le nom d’un homme, n’était et ne pouvait être que celui d’un très grand personnage, qu’il était réservé à des nobles, chefs de peuple en réalité ou en espérance.

Qu’on remarque en effet que tous les noms à désinence semblable cités par César, — Ambiorix, Cingétorix, Dumnorix, Éporédorix, Orgétorix, — sont ceux de princes, de puissants ou de rois : il semble que nul ne pût s’appeler d’un nom en rix, c’est-à-dire se terminant par roi, s’il n’appartenait à une lignée ou royale ou capable de le devenir. Sans doute, après la conquête romaine, les noms de ce genre furent portés par toutes sortes de gens, et des plus humbles : leur valeur sociale disparut, en même temps que s’effaça le privilège des grandes familles. Mais à l’origine ces noms royaux sont spéciaux à ceux qui sont ou peuvent être rois, et c’était le cas de Vercingétorix, fils de Celtill.

Si séduisante que soit cette théorie, elle demeure, jusqu’à nouvel ordre, une simple conjecture. Il faudrait d’abord, pour qu’elle eût un fondement très solide, que l’étymologie qu’on donne de ces noms fût indiscutable. Or, elle ne l’est pas plus que celle des noms de César ou d’Auguste, sur laquelle les contemporains eux-mêmes ne s’entendaient pas. Je ne puis affirmer, sans hésiter que rix, le mot décisif dans tous ces noms, signifie réellement roi. Cette terminaison ne serait-elle pas, en langue celtique, quelque suffixe sans aucun sens précis et nominal ? Nous la trouvons, en effet, dans d’autres noms, comme dans celui de Biturix, qui n’est pas un nom de personne, mais de peuple ; et, si on répond que les Bituriges étaient le peuple des rois du monde ou des rois éternels, je rappellerai que l’on écrivit à la fois Biturix et Bituricus, tout comme si rix et ricus étaient des suffixes analogues.

Mais admettons, ce qui après tout est très probable, que l’étymologie proposée pour les noms de Cingétorix et de Vercingétorix soit légitime, et que ces noms soient bien à désinence royale. Si plus tard, sous Tibère et sous les Antonins, ils ont été portés par toutes les classes de la société gauloise, comment pouvons-nous affirmer qu’il n’en fut pas ainsi dès le temps de César ? Celui-ci ne les mentionne que chez de grands chefs : mais bien des rois n’en portent pas de semblables, et d’autre part pouvait-il nous faire connaître, dans ses Commentaires, d’autres noms que des noms de chefs ?

Il demeure donc fort possible que le hasard ait fait appeler Vercingétorix le fils de Celtill, comme ce fut le hasard qui valut au fils d’un obscur athénien le nom de Démosthène, la force du peuple. Mais il prépara bien les choses, en faisant de l’un et de l’autre les hommes de leur nom.

 

III

Car le nom de Vercingétorix n’a pas dû être une chose banale et sans valeur, indifférente à l’attitude de ceux qui l’entendaient, inutile à la fortune de celui qui le portait. En dehors de toute signification précise, il sonnait franchement et fièrement gaulois. Le mot appartenait à cette classe de noms superbes et sonores que les Gaulois de toute la Gaule affectionnaient, aussi bien ceux de la Belgique que ceux des Alpes et de la Loire. Tour à tour, les trois précurseurs de Vercingétorix à la tête du parti national ont porté un nom semblable : Orgétorix l’Helvète, Dumnorix l’Éduen, Ambiorix l’Éburon. C’était un nom à panache. Il retentissait profond et terrible, comme dit un écrivain grec des sons effrayants que prononçaient les Gaulois. Il semblait fait pour inspirer l’épouvante, écrivit plus tard l’historien latin Florus. Chez ce peuple sensible aux choses extérieures, aux couleurs voyantes et aux mots éclatants, le nom de Vercingétorix pouvait être, sinon un élément, du moins un ornement de la puissance souveraine.

Mais ce qui prédisposait l’Arverne à commander à la Gaule, c’étaient le passé et le présent de son peuple, la force de son clan, le prestige de sa personne.

 

 

 



[1] Voyez la note I à la fin du volume.