VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE VI. — VERCINGÉTORIX, AMI DE CÉSAR.

 

 

I. L’aristocratie lutte contre le parti national. — II. Arrivée, projets politiques et auxiliaires de César. — III. La Gaule soumise à César. — IV. De quelle manière César commandait à la Gaule. — V. César restaure la royauté : Vercingétorix, ami de César. — VI. Ce que les Gaulois pouvaient penser de l’amitié de César. — VII. Progrès continus du parti national : Dumnorix, Indutiomar, Ambiorix.

 

I

Le parti national des chefs populaires avait deux principaux ennemis : au dedans de la Gaule, les sénats locaux, désireux de garder l’autorité publique ; au delà des frontières. César, qui préparait ses légions.

Quand il quitta l’Italie, il trouva sa besogne à moitié faite par les sénateurs gaulois. Grâce à leur vigilance, le triumvirat royal d’Orgétorix, Dumnorix, Castic ne put se constituer. Les chefs helvètes, avertis à temps, se débarrassèrent d’Orgétorix, soit en le tuant eux-mêmes, soit en l’invitant au suicide. Dumnorix fut étroitement surveillé par le vergobret en charge et par son frère Diviciac, revenu de Rome. Le séquane Castic disparaît de l’histoire. Une fois de plus l’aristocratie déclara qu’elle avait sauvé les libertés de son pays, ce qui voulait dire qu’elle avait assuré à nouveau sa propre domination. En Gaule comme en Grèce, elle empêchait âprement les peuples de se rapprocher, les vastes patries de naître. L’étranger était le favori de son égoïsme conservateur. Les Éduens avaient, en la personne de Diviciac, à la fois leur Antalcidas et leur Polybe.

Mais le péril était encore très grand pour les patriciens gaulois. Derrière les forêts des Vosges, Arioviste amassait de nouvelles espérances. A Bibracte même, Dumnorix ne renonçait à aucun de ses projets ; c’était un homme d’une ambition tenace, d’un esprit retors, d’un caractère souple, qui savait vouloir, attendre et se taire. Enfin, les Helvètes n’abandonnèrent point leur résolution de s’établir dans l’Ouest : leurs préparatifs étaient achevés, leur migration commença (début de 58). Dumnorix avait conservé d’excellentes relations et des attaches de famille chez les Séquanes, les Bituriges et d’autres peuples ; il demeurait l’ami des Helvètes, il avait parmi eux ses beaux-frères, les fils d’Orgétorix, auxquels la nation avait laissé leur rang ; le chef éduen se tint prêt à accueillir les émigrés, en dépit de son sénat, et comme auxiliaires à ses entreprises sur la Gaule.

 

II

C’est alors que César apparut sur le Rhône, qui, de Lyon à Genève, formait la frontière de la province romaine et de la Gaule indépendante. Il venait, lui aussi, pour conquérir cette Gaule. Mais il voulait cette conquête à la fois plus nettement et moins ouvertement que Dumnorix et qu’Arioviste.

Jamais proconsul de Rome ne sut plus exactement, dès le jour de son entrée en charge, jusqu’où il souhaitait aller. L’ambition de César, en Gaule et ailleurs, eut en même temps un caractère scientifique et une allure impériale, elle fut précise et prestigieuse. Il commença par marquer nettement les frontières du pays qu’il avait à conquérir : les Pyrénées, le Rhin et l’Océan. Avant d’écrire ses Commentaires, comme avant de commencer ses campagnes, il traça les limites géographiques qu’il assignait à la Gaule, et il n’est pas bien sûr qu’il n’ait pas été lui-même l’inventeur heureux de ces limites : si le Rhin, depuis tant de siècles, passe pour être la fin de la Gaule, n’est-ce pas surtout parce que César a dit qu’il l’était, et a voulu qu’il le fût ? Et ayant ainsi dessiné ce pays, depuis les monts du Sud jusqu’au grand fleuve, il a arrêté qu’il serait son empire.

Mais s’il le savait, il ne le disait pas. Il eut l’air de venir en Gaule malgré lui. Il se fit appeler, désirer, caresser des sénateurs gaulois. Chacune de ses campagnes militaires fut précédée d’une campagne diplomatique, qui prépara et justifia l’autre. Pendant l’hiver, les amis gaulois de César parlaient et négociaient ; puis, au printemps, comme s’il ne faisait que marcher sur l’invitation d’un conseil d’alliés, César se mettait en route. Il se proposait à peine, il ne s’imposait jamais. Il trouva toujours des prétextes autres que son ambition : pour intervenir, le sénatus-consulte qui ordonnait de protéger les Éduens ; pour combattre, l’appel des Éduens menacés par les Helvètes ; pour rester, la protestation de l’assemblée des Gaules contre la tyrannie d’Arioviste. Il y eut, pour tromper la galerie des auxiliaires et empêcher les imprudences de la soldatesque, d’étonnantes mises en scène : poignées de mains entre Romains et Barbares, cortèges fraternels d’amis des deux nations, allées et venues incessantes entre un conseil gaulois et le camp de César. Une façade celtique dissimulait l’œuvre latine.

Quelques Gaulois, sans doute, s’y laissèrent prendre. D’autres ne demandèrent pas mieux que de se faire tromper. Les Éduens regardèrent César et ses légions comme un appui inespéré : grâce aux nouveaux venus, ils rêvèrent d’établir enfin, après les Arvernes et les Séquanes, leur principat sur la Gaule entière. Les aristocraties pourront, de leur côté. César étant là, se délivrer pour longtemps des aspirants à la tyrannie, qui sont autant de gêneurs pour la politique romaine. Aussi, dès qu’il pénètre en Gaule, il a près de lui des chefs séquanes et d’autres, les patriciens et le vergobret même des Éduens, et la cavalerie presque entière de ce dernier peuple : comme Dumnorix la commande, le général, averti, fait mettre des gardes à ce dangereux personnage. Si les Éduens sont les auxiliaires du proconsul, il est regardé par eux et d’autres Gaulois comme un auxiliaire supérieur, tels qu’avaient été d’abord Arioviste ou Orgétorix. César et l’aristocratie celtique unissaient leurs ambitions, en attendant de se duper l’un l’autre.

 

III

Au début, les deux alliés parurent tirer un égal profit des opérations militaires.

La défaite des Helvètes compléta la ruine du parti national. Dumnorix demeura en otage entre les mains de César ; des délégués de toute la Gaule vinrent complimenter le vainqueur, et, avec son assentiment, se formèrent en assemblée générale ; il fut reconnu comme un bienfaiteur par l’aristocratie. — Puis, au delà des Helvètes, il alla chercher Arioviste et le rejeta sur la rive droite du Rhin. Ce que faisant, il délivra les Séquanes d’une grande honte, les Éduens d’un grand péril. — Enfin, il continua à servir les intérêts du peuple de Diviciac : après l’expulsion des Germains, l’autorité des Éduens devint grande partout, et ils se crurent les premiers de la Gaule.

Ils l’aient en effet, mais après Jules César et grâce à lui.

César s’était d’abord attaché la Gaule par la reconnaissance. Ces deux campagnes contre les Helvètes et les Germains avaient eu lieu la première année de la présence effective des Romains au delà du Rhône (58), et dès lors César avait trouvé et appliqué les bienheureuses formules qui, jusqu’à la fin de l’empire, serviront à définir l’œuvre gauloise du peuple-roi. Les Helvètes renvoyés chez eux et maintenus sur la rive citérieure du Rhin : c’est l’indice que les va-et-vient des tribus à l’intérieur, si contraires à la stabilité politique, vont prendre fin, et que les nations celtiques doivent désormais vivre et travailler chez elles, en acceptant et en gardant leurs frontières. Les Suèves d’Arioviste rejetés sur la rive ultérieure : c’est la Gaule interdite aux migrations lointaines, protégée par Rome et la protégeant à son tour contre un retour offensif de Cimbres et de Teutons. Comme ce double résultat profitait aux Celtes plus encore qu’à l’Italie, les amis gaulois de César pouvaient, sans lâcheté, célébrer son œuvre dans les assemblées de leurs nations.

L’admiration les menait sans doute aussi à César. Vraiment, le nouveau proconsul de la Province était le chef le plus glorieux que Rome eût encore envoyé sur les bords du Rhône. Quelle différence d’avec ces misérables concussionnaires qui l’avaient précédé ! Il rappelait son oncle Marins, qui avait vengé à Aix, sur les Teutons, l’humiliation de la Gaule entière. Encore

Marius avait-il mis trois ans avant d’en finir avec les Barbares : en un semestre, deux batailles, César avait brisé à la fois Helvètes et Germains. Il s’était montré dans ces affaires un chef prodigieux : beau parleur, il avait accablé Arioviste et Divico l’Helvète sous le poids de ses arguments ; bon soldat, il avait commandé lui-même l’aile qui avait décidé de la principale victoire ; dans sa marche vers le Rhin, il n’avait eu peur ni de la fatigue de sept longues étapes, ni de ses soldats qui murmuraient, ni des mystères des forêts qu’il dut traverser. Il avait le geste imperturbable du héros qui marche d’accord avec les dieux.

C’étaient les dieux, pouvait-on dire encore, qui lui donnaient la Gaule. La défaite d’ Arioviste, habilement exploitée par le proconsul, ressemblait à une décision des puissances souveraines. Le chef germain avait dit, avant le combat, que la Gaule lui appartenait par droit de conquête ; et César avait répondu la même chose, en rappelant la victoire du sénat sur Bituit Puis la bataille avait eu lieu, non par surprise, mais offerte par César, imposée enfin par lui à son adversaire, engagée solennellement, dans une vaste plaine, ainsi qu’en un champ clos où le ciel est pris comme témoin et comme arbitre. Et le ciel jugeait moins sur la liberté de la Gaule que sur le nom de ses maîtres. Les dieux prononcèrent en faveur de César.

Le hasard des lieux achevait de favoriser le proconsul. Ses deux campagnes l’avaient obligé de traverser le pays des Éduens et celui des Séquanes, il commandait à Bibracte et à Besançon ; et ces deux peuples, étant les chefs des deux grands partis gaulois, mettaient presque toute la Gaule dans la foi de César.

Il en résulta qu’après la fuite d’Arioviste, dans l’automne de 58, César était maître de la Gaule celtique sans l’avoir combattue.

Cette suzeraineté fut-elle, non pas simulée et implicite, mais acceptée et formulée ? y eut-il un acte précis par lequel les peuples principaux de la Gaule reconnurent la majesté du nom romain ? Éduens, Séquanes et Arvernes prononcèrent-ils devant César des paroles définitives, comme celles par lesquelles les Rèmes s’engagèrent l’année suivante ? Ils se confiaient, eux et tous leurs biens, à la foi et au pouvoir du peuple romain ; ils étaient prêts à livrer à César des otages, à exécuter ses mandats, à lui ouvrir leurs villes fortes, à l’assister de convois de grains ou autrement. Rien ne prouve que ces déclarations aient été faites en 58 : mais César fit, dès cette première année, comme s’il les avait entendues. Cette Gaule, qui était la plus inquiète des nations, qui avait un si long passé d’indépendance et de gloire, qui était alors, l’Egypte exceptée, la chose la plus vivante du monde. César, sans rien dire, lui confisqua la liberté. Ce fut, dans la vie du proconsul, un nouveau miracle d’audace heureuse et tranquille.

 

IV

Ce semestre de campagnes militaires et politiques (avril-septembre 58) présente donc en raccourci toute l’œuvre que les Romains se sont assignée en Gaule ; les quatre années qui suivirent (57-54) furent consacrées par César à développer le programme qu’il avait d’abord tracé.

À l’intérieur, il imposa l’hégémonie romaine aux différentes ligues qui, en 58, n’avaient point suivi l’exemple des Séquanes et des Éduens : celles des Belges au delà de la Marne, de l’Armorique sur l’Océan, des Aquitains non gaulois au sud de la Garonne. Mais, plus encore qu’à cette tâche intérieure, César s’appliqua à fixer et protéger la frontière de la Gaule. Du côté des Alpes, la route fut ouverte vers l’Italie ; les Cantabres furent rejetés en Espagne ; les Bretons, menacés sur leur île, n’eurent plus la tentation de secourir la Gaule ; et les Germains, deux fois attaqués chez eux, finirent par comprendre que le Rhin allait être la limite sacrée de la chose romaine. Ainsi, avant que la Gaule eût été franchement conquise, César en avait pacifié les abords : la future province était créée, pour ainsi dire, par le dehors.

Périodiquement, les cités gauloises alliées de César envoyaient à son camp des délégués, qui formaient, sous sa présidence ou sous sa protection, le conseil général des Gaules. Elles entretenaient des otages auprès de lui ; il s’approvisionnait chez elles de blé, de fourrage, d’armes et de munitions ; il entrait librement dans leurs places- fortes. Leur noblesse formait dans l’armée romaine la cavalerie auxiliaire. C’était le proconsul qui fixait leur contingent militaire. Il était le chef suprême des armées gauloises unies à ses légions. Il ne commandait pas à la Gaule d’une manière très différente de celle d’un Celtill ou d’un Bituit.

Les cités étaient libres de s’unir, comme autrefois, sous le principal des plus autorisées. Il y avait, comme avant l’arrivée de César, deux grandes ligues : les Éduens avaient recouvré leurs anciens clients, et en avaient acquis de nouveaux ; les Rèmes avaient remplacé les Séquanes et les Arvernes à la tête de la seconde confédération. Mais c’était l’amitié de César qui était la principale garantie de l’hégémonie de l’une et l’autre nations.

A l’intérieur des cités, il respecta de même, au moins dans les premiers temps, les usages établis. Mais il s’ingéniait de manière à disposer des hommes et des décisions. Il les faisait gouverner par ses amis, ses protégés ou ses obligés. Ambiorix, un chef des Éburons, la plus indomptable et la plus sauvage des nations belges et l’avant-garde de la Gaule entre la Meuse et le Rhin, regardait César comme son bienfaiteur : il lui devait la liberté de son peuple et de son fils (en 57). Chez les Trévires, leurs voisins de la Moselle, le proconsul donna le pouvoir à Cingétorix, qui avait (peut-être dès 58) réclamé l’amitié du peuple romain. Il distribua sans doute à profusion ce titre d’ami, ami du peuple romain ou ami de César. La clientèle de César s’étendit sur la Gaule entière, plus encore que celle des Rèmes ou des Éduens.

Ainsi, la Gaule continuait à être tenue comme elle avait l’habitude de l’être, par les liens flottants de la foi jurée et de la vassalité personnelle. César n’était pas un proconsul commandant à des sujets de Rome ; c’était un chef suprême parlant à des amis et à des clients.

 

V

Le sénat de Rome, s’il fut assez intelligent pour comprendre ce qui se passait à Bibracte ou à Reims, ne pouvait s’en réjouir. Un proconsul à sa dévotion aurait agi d’une autre manière. Ces procédés de César faisaient pressentir le dictateur, le candidat à la royauté. Avant d’être prince ou roi à Rome, il s’essayait à l’être en Gaule.

Aussi, se préparant à la tyrannie du monde et à la conquête de l’aristocratie romaine, il n’eut pas toujours pour les sénats des cités gauloises le respect et les attentions que Flamininus et Paul-Émile avaient témoignés à ceux de la Grèce. Le régime oligarchique des chefs ne trouva pas chez lui les sympathies exclusives que le patriciat éduen avait espérées. César ne larda pas à moins s’inquiéter de ces aspirations monarchiques et populaires contre lesquelles Diviciac Pavait mis en garde. Du jour où il se crut le maître en Gaule, il pensa qu’il lui était profitable d’avoir comme amis des tyrans ou des rois gaulois. Après tout, leur situation ressemblerait un jour à la sienne, et, dans ses luttes contre la noblesse italienne, il trouverait un appui plus utile chez des rois amis de César que chez un sénat frère du peuple romain. Aussi peu à peu voyons-nous se réorganiser en Gaule, avec l’appui du proconsul, ces monarchies que Rome et César lui-même avaient contribué à renverser.

César avait fait hiverner ses légions chez les Carnutes en 57-56, et il s’y était cherché des amis. Le principal des chefs de cette nation, l’homme qui y avait le même rang que Vercingétorix chez les Arvernes ou Castic chez les Séquanes, était Tasget, fils ou descendant des rois du pays, le représentant de la famille souveraine à laquelle l’aristocratie avait enlevé le titre royal. Tasget s’était attaché à la fortune de César, le suivit dans ses guerres, se comporta près de lui à la Gauloise, bravement et loyalement. Aussi, dès l’année 56, et peut-être avec l’aide des légions, Tasget reçut de César l’investiture du pou- voir royal qu’avaient détenu ses ancêtres : la monarchie fut rétablie chez les Carnutes, à la grande colère des sénateurs du lieu, et à la surprise, sans doute, de ceux de la Gaule. — Les Sénons étaient, comme les Carnutes, un peuple d’une grande puissance et d’une haute influence. Au moment de l’arrivée de César, ils obéissaient à leur roi Moritasg, descendant d’une ancienne dynastie : ils réussirent, vers ce temps-là, à se débarrasser de la royauté ; mais plus tard le proconsul leur imposa comme monarque le frère même de Moritasg, Cavarin. — Ces deux faits ne peuvent être des exceptions : nous ne voyons nulle part César substituant à la monarchie le régime sénatorial, et nous connaissons le nom de quelques rois dont il s’est fait le créateur. Quand les familles royales lui manquaient dans un pays, il cherchait ailleurs. Comm, qu’il fit roi chez les Morins (en 57 ?), était un Atrébate. Et c’est parce qu’il aimait à forger des rois que, en manière de plaisanterie, il offrait quelque royauté gauloise aux Romains qui cherchaient fortune près de lui.

Il y a plus. Le bruit courut en Gaule qu’il avait fait espérer à Dumnorix le titre de roi des Éduens. Dumnorix avait affirmé ce propos devant le sénat de son peuple ; César le rapporte sans le démentir, et j’incline à croire qu’il a fait l’offre, soit sincèrement, pour s’attacher Dumnorix, le plus célèbre et le plus influent des chefs gaulois, soit par une double ruse, pour le brouiller avec les sénateurs éduens et les tenir en respect sous la menace de la monarchie.

Ce fut dans des intentions semblables que le proconsul donna le titre d’ami, mais d’ami de César, à Vercingétorix. Le fils de Celtill était le chef du clan le plus puissant de l’Auvergne ; son père avait failli être roi et avait commandé à toute la Gaule ; il pouvait, le moment venu, s’inspirer des souvenirs paternels, et prétendre aux mêmes rôles qu’Orgétorix et Dumnorix. César prit les devants ; il crut se le concilier en lui attribuant le titre d’ami ; peut-être même lui fit-il, comme à Dumnorix, la vague promesse d’une royauté sur son peuple.

 

VI

Les calculs de César devaient être déjoués. Il jugea les Gaulois plus naïfs et plus crédules qu’ils ne l’étaient. Il les traitait trop volontiers en enfants qu’un hochet fait rester tranquilles.

L’aimable et triomphant proconsul n’apporta pas toujours, dans son appréciation des hommes, la science subtile et froide qui convenait à un manieur de peuples. Lui qui passa sa vie à réagir en vainqueur contre l’univers entier, il s’égara jusqu’à la veille de sa mort sur les sentiments de ses amis et de ses familiers. Sa confiance le perdit à Rome et faillit le perdre en Gaule. Aucun de ces chefs auxquels il donna le titre d’ami ne se crut tenu à une éternelle amitié. C’était pour eux une précaution contre les incertitudes du lendemain, un moyen de donner le change et de voir venir.

Ni Dumnorix, ni Ambiorix, ni Comm l’Atrébate, ni Vercingétorix n’entendirent engager leur parole qu’autant que le chef romain demeurerait véritablement l’ami de la Gaule, l’ami et non le maître. Quand tous ces satellites politiques de César se retournèrent contre lui, l’un après l’autre, aucun ne pensa violer la foi jurée : ils avaient mille motifs de croire que le proconsul y avait manqué le premier. S’il se plaignit, c’est qu’il se montrait un bienfaiteur ingrat : en le servant un ou deux ans, les Gaulois avaient suffisamment donné en échange d’un vain litre. Car, depuis 61, on avait tellement abusé de ce mot d’ami du peuple romain que les Gaulois avaient fini par l’estimer à sa juste valeur, et par le coter à peu près aussi exactement que les Romains eux-mêmes. Tous étaient prêts à lui déclarer ce que lui avait dit Arioviste, ami lui aussi du peuple romain de par la grâce de Jules César : Me croit-on assez barbare et assez innocent pour ne pas savoir ce que vaut une pareille amitié ? A-t-elle servi aux Éduens ? Ce litre n’a jamais été pour Rome qu’un prétexte à mettre des armées en marche. Les Gaulois pensèrent de même, jusqu’au jour où César leur eut montré que, si l’amitié du peuple romain était une formule de soumission, l’inimitié de César était une menace de mort.

 

VII

C’est qu’en effet la Gaule n’avait pas accepté comme un fait accompli la mainmise du proconsul sur ses libertés. Elle fut surprise, elle ne fut pas domptée. En dépit de cinq années de défaites partielles (de 58 à 84), le regret de la liberté, loin de s’atténuer, ne fit que grandir. Je ne parle pas seulement des blessures d’amour-propre que causèrent les pratiques politiques de César, favorable tour à tour aux sénats et à la royauté, débarrassant d’abord les cités de la crainte des tyrans et la leur infligeant ensuite. Mais il y a eu, depuis l’automne de 58 jusqu’aux révoltes générales, un progrès continu du patriotisme gaulois.

J’appelle de ce nom le désir de voir chaque cité obéir à ses lois traditionnelles, et toutes les cités de la Gaule s’unir en une seule fédération. La cause de l’indépendance nationale devenait de plus en plus inséparable de l’espérance d’un grand empire gaulois, à la manière rêvée par Dumnorix. Pour recouvrer l’autonomie, chaque cité devait s’associer à toutes : il n’y avait chance de succès que dans un effort collectif. L’idée d’une patrie commune, en puissance depuis des siècles chez les Gaulois, prenait corps au contact de César, de même que l’hellénisme se développa sous la pression des Barbares. Le patriotisme a besoin, pour grandir, de sentir l’adversaire ou l’étranger, c’est une vertu de réaction autant que de réflexion. Chaque année que le proconsul passait en Gaule, au heu de l’acheminer vers la soumission définitive, le rapprochait au contraire de l’insurrection en masse.

Immédiatement après la défaite d’Arioviste, on entrevoit déjà la perspective d’un soulèvement national. On avait cru que César, ayant achevé la mission dont les Séquanes et les Éduens l’avaient chargé, ramènerait ses troupes au sud du Rhône : il les fit hiverner dans les vallées du Doubs et de la Saône. Aussi, lorsque, dans l’hiver de 58-57, les Belges se liguèrent contre Rome, ils furent encouragés par des Gaulois qui approchaient César ; et ceux-là, l’auteur des Commentaires les distingue fort nettement des démagogues en rupture d’ambitions : ce sont, dit-il, des hommes qui éprouvent à la vue de l’armée romaine la même impatience qu’à la vue des bandes d’Arioviste. C’étaient des âmes généreuses et fières, et vraiment patriotes.

Leur inspiration se fait sentir chaque année plus fortement. Les Bellovaques déclarent en 57 qu’ils veulent délivrer les Éduens de l’humiliante amitié de Rome. L’hiver suivant (57-56), les Vénètes et leurs voisins de l’Océan exhortent les peuples à demeurer dans cette liberté qu’ils tenaient de leurs ancêtres et à la préférer à cette servitude qui vient des Romains. — Un instant, il sembla que Dumnorix allait enfin grouper toute la Gaule contre Jules César.

Dumnorix, malgré la présence et les offres des Romains, rêvait encore des mêmes projets que du vivant de son beau-père Orgétorix. Il voulait pour lui un pouvoir plus vaste et plus noble que la royauté précaire des Éduens. En attendant, il demeurait auprès du proconsul, comme un dernier survivant des conjurations d’autrefois. Alors que, oublié ou mort, Diviciac disparaît après 57 du récit de César, son frère Dumnorix est encore un des chefs de la cavalerie auxiliaire. César, tout en le flattant, le surveillait ; mais Dumnorix le surveillait à son tour, et, tandis que le Romain se servait de son nom pour effrayer les sénateurs éduens, le Celte cherchait l’occasion de s’évader de son commandement vers la Gaule insurgée. Le parti patriote le regardait de plus en plus comme son chef naturel. Dumnorix faisait représenter sur ses monnaies l’appareil farouche d’un guerrier national, l’épée gauloise suspendue à son flanc, tenant de la main gauche la tête coupée de l’ennemi vaincu, agitant de la main droite la trompette et l’enseigne : une telle image sonnait comme une proclamation de guerre. — Il crut le moment venu lors de la seconde expédition de Bretagne (54). La conspiration était faite, les serments avaient été prononcés, le conseil des chefs organisé, la liberté de la Gaule jurée. César, prévenu au moment précis de son départ, donna l’ordre d’arrêter Dumnorix. Il se défendit l’épée au poing, criant qu’il était né libre et citoyen d’un peuple libre. On le tua. Les chefs conjurés suivirent César et attendirent.

Quelques semaines se passent ; puis, cette même année 84, ce sont l’éburon Ambiorix et le trévire Indutiomar qui se soulèvent. Mais ils ne sont pas isolés. Ambiorix déclare, qu’il le sache ou qu’il l’espère, que les chefs gaulois se sont unis pour reconquérir la liberté commune ; la Gaule a pris, disait-il, la résolution d’être indépendante. Indutiomar a reçu des délégués de presque toutes les cités. A la fin de l’automne de 54, il n’y eut aucune nation, sauf les Éduens et les Rèmes, qui ne donnât de l’inquiétude à César ; des députés et des messages se croisaient en tout sens ; des assemblées se tenaient dans les lieux écartés ; on traçait même des plans de guerre, et déjà l’Armorique avait levé et concentré ses contingents. Ambiorix et Indutiomar héritaient des espérances semées par Dumnorix. — Ils prirent trop tôt les armes, et grâce à la résistance désespérée de certains légats de César et à la hardiesse militaire de Labienus, le mouvement fut localisé dans la région voisine de la Germanie. Indutiomar fut tué, Ambiorix bloqué dans son pays. Mais la conjuration de toute la Gaule n’en demeurait pas moins à l’état de sourde menace.

Ni Dumnorix, ni Ambiorix n’auraient pu réussir, je crois, à la traduire en acte et à la formuler en empire. Ambiorix n’était que le chef lointain d’une peuplade sauvage, à demi germanique. A l’appel de la Gaule Indutiomar avait répondu par l’appel aux Germains ; et, s’il l’avait emporté, il eût été pour ses alliés aussi gênant qu’Arioviste. — Dumnorix, lui, était un franc Gaulois et chef dans la plus noble des nations. Mais il n’y était pas le maître absolu, et cette nation était irrémédiablement compromise, depuis trois générations, dans l’alliance romaine : toutes les trahisons étaient venues d’elle ; Dumnorix lui-même, tour à tour comploteur et résigné, gendre d’Orgétorix et officier de César, s’était usé dans huit années d’incertitudes.

Mais, qu’au centre même de la Gaule purement celtique, se soulève une nation forte et populeuse, que l’amitié romaine n’ait point avilie et que son passé de gloire et ses souvenirs d’alliances désignent à l’obéissance de tous ; qu’à la tête de cette nation se dresse un chef nouveau, au nom intact, que la puissance de sa famille, le prestige de sa personne, la tradition de ses ancêtres invitent à commander à son peuple : l’union se fera bientôt, dans toute la Gaule, autour de ce peuple et de ce chef.

C’est après l’échec des conjurations de Dumnorix et d’Ambiorix que l’arverne Vercingétorix, fils de Celtill, renonça à l’amitié de Jules César pour défendre la liberté de la Gaule.