VERCINGÉTORIX

 

CHAPITRE I. — LE PAYS D’AUVERGNE.

 

 

I. L’Auvergne, centre de la Gaule. — II. Des routes qui y conduisent. — III. Auvergne et Morvan. — IV. Isolement relatif de l’Auvergne. — V. Plateaux et montagnes. — VI. Le Puy de Dôme. — VII. La Limagne. — VIII. Sources et lacs.

 

I

Vercingétorix était roi des Arvernes, lorsqu’il dirigea, l’an 52 avant notre ère, la résistance de la Gaule à la conquête romaine.

Les tribus arvernes habitaient l’Auvergne actuelle, Haute et Basse, et la partie méridionale du Bourbonnais. A l’Est et à l’Ouest, leurs limites étaient celles de nos deux départements auvergnats, le Puy-de-Dôme et le Cantal ; mais leur domaine dépassait ces frontières au Nord, où il finissait près de Moulins, et au Sud, où il englobait Brioude et Langeac. La nation possédait donc le milieu et les plus hauts sommets du plateau central.

L’Auvergne est, avec la Bretagne armoricaine, la région la plus ancienne de notre patrie. Au temps où les mers recouvraient presque tout l’espace qui devait être la France, émergeaient déjà les socles de granit où allaient se fixer l’une et l’autre provinces. De tous les grands pays gaulois, ce sont ceux dont les destinées ont commencé les premières. Mais, quand les terres nouvelles apparurent, elles se tinrent à l’écart de la Bretagne, et c’est au pied du plateau d’Auvergne que s’étagèrent les calcaires et les alluvions des bassins fluviaux. Il est devenu le noyau de formation de la France, et, suivant l’expression des anciens eux-mêmes, l’échine montagneuse autour de laquelle s’est développé le système de nos vallées.

Quelques années avant l’ère chrétienne, les géographes commencèrent à bien connaître la contrée qui s’étendait entre les Pyrénées et le Rhin, et où dominait le nom celtique : ils purent la voir dans son ensemble, et réfléchir sur elle. Or, le premier sentiment qu’elle leur inspira fut une naïve admiration. Ce pays, dirent-ils, ne peut être le résultat du hasard, il ressemble à l’œuvre faite par un dieu, il est l’édifice bâti par une providence. Son sommet va se perdre dans les brumes du Rhin septentrional ; il s’appuie solidement, au Sud, sur les deux murailles de montagnes des Alpes et des Pyrénées ; il regarde les deux grandes mers du monde, vers lesquelles il ouvre des baies également hospitalières.

Au dedans de ces limites, tout contribue à rapprocher les peuples, à leur donner le désir de se connaître, le besoin de s’entendre, le devoir de s’unir. La société humaine vit des instincts de l’âme et des sentiers de la terre : la nature a fourni à la Gaule les plus admirables éléments de la vie sociale, en lui présentant des routes toutes faites, c’est-à-dire un réseau continu de vallées  fluviales. A l’Est, ce sont le Rhône, la Saône et le Doubs, qui vont, d’une même ouverture, droit du Nord au Sud ; à l’Ouest sont la Garonne et l’Aude, qui divergent dans leur cours, mais dont les vallées se rejoignent ; entre ces deux grandes lignes, la Loire, la Seine et la Moselle s’épanouissent en éventail, nulle barrière ne sépare leurs eaux moyennes, et aucun obstacle sérieux ne s’élève entre leurs voies supérieures et la grande tranchée rhodanienne. Toutes ces lignes de flots mouvants se font suite, et par elles s’appelleront les peuples qui vont habiter sur les rives.

La Gaule, expliquait le géographe grec Strabon, est surtout un entrecroisement judicieux de rivières. Tandis que l’Egypte est le produit d’un seul fleuve, que l’Espagne est une lourde charpente de plateaux, la Gaule est encore l’ingénieuse combinaison de vallées groupées autour d’un donjon central.

Or, celles des eaux gauloises qui ne viennent pas des chaînes frontières, descendent pour la plupart du massif que domine l’Auvergne. Elles grossissent, se transforment, errent et se chargent avant d’arriver à la mer. Mais, si éloignées que soient les embouchures de nos fleuves, ils entraînent presque tous dans leurs eaux du limon des terres centrales. L’Auvergne est la citadelle au pied de laquelle se forment les routes naturelles et nationales du sol français.

 

II

Par sa masse et par sa hauteur, elle commande toutes ces routes.

Voici, à droite, la voie du Rhône et de la Saône, par laquelle Grecs et Romains ont civilisé ou conquis le monde barbare, Gaulois et Germains ont envahi le monde classique, la grande voie de lutte et de pénétration du Nord et du Midi. Au nord du Mont Pilât, qui est le premier mont méridional de la France, la coupure de la vallée du Gier s’ouvre entre le plateau central et la plaine du Rhône : elle débouche précisément entre les deux plus importants carrefours de cette plaine, entre le coude du Rhône et l’embouchure de l’Isère, en face de la ville de Vienne qui fut, avant l’arrivée de Jules César, l’avant-poste romain du côté de la Barbarie celtique et germaine.

Du haut du Mont Mézenc, qui marqua longtemps, vers le Sud-Est, la fin de la domination des Arvernes, ils voyaient se dérouler au Midi la large plaine narbonnaise, peuplée de villes, encombrée de tribus, riche en cultures, qui s’étalait entre l’Italie et l’Espagne, entre l’Aquitaine de l’Océan et la Ligurie méditerranéenne. Là s’étaient heurtés pour la première fois Hannibal et Rome, dans le duel où se décida le sort de l’Occident. De ce côté, le plateau finissait brusquement, tombant sur la plaine en ravins abrupts ; les Cévennes fermaient, d’une muraille presque sans jointure, l’Auvergne et ses dépendances : à peine çà et là quelques défilés, connus des hommes en temps d’été, tels que le col du Pal entre l’Ardèche et la Loire, sur la ligne la plus courte qui menât de Marseille à Gergovie.

Au Nord et à l’Ouest, au contraire, point de rampes ardues ni de sentes mystérieuses. Le plateau descendait vers les fleuves en pentes douces, aussi aisément qu’ils descendaient eux-mêmes vers l’Océan. Les Arvernes n’avaient qu’à se laisser glisser, eux et leurs ambitions, le long des cours d’eau de leur pays, pour arriver sans encombre à la Loire et à la Garonne, vieilles roules sans cesse sillonnées de clans en quête d’aventures et de caravanes de marchands.

 

III

Un seul pays, dans la Gaule centrale, ressemblait à l’Auvergne, et se dressait ainsi en donjon massif au milieu de roules et de rivières : le Morvan, domaine exclusif du peuple des Éduens, était également une citadelle compacte, assise sur un socle de granit ; et de là aussi, des eaux descendaient vers les deux mers, vers la Seine et la Loire de l’Atlantique, et vers le Rhône gréco-romain.

Mais le plateau éduen n’était qu’un raccourci du plateau central ; il n’en avait pas l’étendue, ni les contreforts vigoureux, ni la robuste carrure, ni le noyau retranché ; son sommet le plus élevé (Bois du Roi, 902 mètres) n’atteignait pas à la moitié du plus grand puy d’Auvergne (Puy de Sancy, 1 886 mètres). Il est sans doute plus près que son rival (mais de si peu !) des routes de la Seine et de la Maine : il est en revanche complètement séparé par lui de la route historique des villes du Midi.

Le Morvan eut un seul avantage : il inclinait mollement vers les coteaux et les vallons de la Bourgogne ; et par là les terres éduennes s’unissaient librement aux plaines de la Saône et du Rhône, alors que la principale ouverture de l’Auvergne, la vallée de l’Allier et la Limagne, se dirigeait uniquement vers le Nord. Les Arvernes faisaient front aux bassins de l’Océan ; les Éduens, maîtres de la Côte d’Or, tenaient la tête de celle roule, droite et gaie, entremêlée de vignes et d’eaux vertes, qui commence à Beaune et qui finit à la mer des cités antiques. Ceux-là regardaient surtout vers les terres d’où étaient venus les Gaulois ; ceux-ci aspiraient aux pays par où les Romains arrivaient.

Ces tendances méridionales des Éduens étaient fortifiées encore par la situation de leur territoire dans le réseau des vallées fluviales. C’est un lieu de passage et de portage. Veut-on, en remontant la Saône, gagner par le chemin le plus commode la Loire navigable : on pénètre en pays éduen par les vallées recourbées de la Dheune, de la Bourbince et de l’Arroux ; vise-t-on l’Yonne ou la Seine, on a la vallée de Touche, qui conduit chez les Éduens ou chez leurs clients d’Alésia. Routes point trop longues, sans montées terribles, sans neiges intolérables : que peuvent être, à côté d’elles, les sentiers du Velay et l’étroite percée du Gier, les seuls passages par lesquels on puisse aborder, en venant du Rhône et du Midi, les terres du peuple arverne ?

 

IV

Au contraire, si l’Auvergne domine les plus grandes routes de la Gaule, aucune ne traverse son territoire. Elles le bordent, l’enserrent, forment un chemin de ronde autour du plateau central, elles ne le gravissent pas. Les fleuves y abondent en directions variées : autour du Puy Mary ou du Plomb du Cantal, il y a, dans tous les sens de l’horizon, un rayonnement de rivières tel qu’il ne s’en trouve peut-être nulle part en France. Mais ces rivières ne peuvent recevoir bois ou barques que lorsqu’elles ont franchi les frontières du pays d’Auvergne ; elles ne sont qu’en dehors de lui des chemins qui marchent ou qui portent. La seule qui fût autrefois praticable était l’Allier à partir de Jumeaux, et elle coule vers le Nord.

De tels cours d’eaux étaient de médiocres voies de pénétration. De plus, aux limites mêmes de l’Auvergne, d’épaisses barrières gardaient le pays. Au Sud, les neiges, les forêts, les torrents, sans parler des légendes et des bêtes fauves, rendaient les Cévennes presque toujours infranchissables. A l’Est et à l’Ouest, des bois sans fin, et tout aussi redoutables, arrêtaient le voyageur : Gévaudan, Rouergue, Limousin, Combrailles, Forez, ces pays de sombres profondeurs et de peurs tenaces étaient les voisins immédiats des terres arvernes. Même au Nord-Ouest, du côté de Néris et de Montluçon, qui appartenaient aux Bituriges, la frontière était marquée par une forêt, celle de Pionsat, chère aux chasseurs de sangliers, aux ermites du Christ et aux dragons de Satan. Sans doute, au Nord, l’Allier donnait un accès facile à ceux qui venaient de chez les Éduens ou les Bituriges, placés, à partir de Moulins, des deux côtés de la rivière ; mais à cet endroit encore, la marche vers l’Auvergne était entravée par les landes, les étangs et les marécages de la Sologne bourbonnaise, et des bois longeaient les deux rives du fleuve, assez épais pour cacher des milliers d’hommes.

De tous les peuples de la Gaule centrale, les Arvernes avaient reçu en partage le domicile le plus isolé. Aucun n’était mieux chez lui que celui-là, à l’abri des curiosités ou des ambitions voisines. Mais aucun n’avait affaire à une nature plus puissante, à un sol plus robuste ; nul n’avait besoin de plus de travail et de plus de courage.

 

V

Puisqu’en dehors de la Limagne l’Auvergne manquait de routes naturelles, les tribus qui l’habitèrent ont dû chercher et frayer elles-mêmes leurs pistes et leurs sentiers dans la montagne ; et, comme le rocher est ininterrompu sur 25 et 30 lieues, depuis Riom jusqu’à  Mauriac, depuis Langeac jusqu’à Monlsalvy, comme il y  a, entre le sommet le plus haut et le point le plus bas  de l’Auvergne (l’Allier près de Moulins, 209 mètres), 1.677 mètres de différence, il a fallu qu’un véritable corps à corps s’engageât partout entre l’habitant et la montagne.

Ce mariage de l’homme et de la nature, qui forme toute société, a été précédé, sur les plateaux bouleversés de l’Auvergne, par de violentes attaques et des résistances victorieuses. Les rochers voisins du Puy de Dôme, entaillés il y a vingt siècles pour laisser passer la rampe abrupte de la voie romaine, portent la trace visible encore d’un de ces combats. Les sentiers les plus anciens de l’Auvergne ont peut-être été ceux qui, la traversant de part en part, unissaient la Limagne aux bains du Mont Dore, ne reculant devant aucune fatigue : l’un gravissait, au sortir de la vallée de la Dordogne, les pentes escarpées de la Grande Cascade ; l’autre, près de Saulzet-le-Froid, traversait les terres les plus glaciales de la chaîne des Puys.

Sur ces rampes et ces plateaux, il faut batailler à la fois contre la terre qui repousse et contre le ciel qui attaque. L’orage y éclate subitement, en sourds grondements et en pluies diluviennes. C’est le danger qui dut épouvanter le plus les hommes d’autrefois, par sa violence et sa soudaineté. Contre lui, aucun abri n’est assez touffu. En deux heures, une averse de tempête suffit à détruire une route, inonder une ville, engloutir des familles entières. La vie politique et religieuse de l’Auvergne est pleine de la peur de ces ouragans qui brisaient les corps et ébranlaient les âmes. Mais parfois ils tournaient au salut de quelques-uns : à l’époque mérovingienne, la plus fertile de toutes en miracles, la foudre frappait les impies, brûlait les foins, tuait les troupeaux, et ne louchait pas aux tombes des saints arvernes ; si les pluies coupaient les routes, elles respectaient les reliques et aidaient aux conversions. L’homme ne cessait de voir, dans ces violences du ciel, l’acte d’une puissance divine.

Plus haut que ces routes qui sillonnaient le plateau, se dressaient, telles que des statues sur une base commune, les cimes isolées des Puys. L’Auvergne a ceci de particulier qu’elle présente la montagne par-dessus la montagne. Sur la masse, tourmentée et crevassée, de granit et de porphyre, émergent du milieu de leurs coulées de laves les grands sommets volcaniques, le Puy Mary, le Puy de Sancy, le Puy de Dôme. — Et aucun d’eux ne ressemble aux autres. Chacun a sa physionomie propre, ses ruisseaux, ses caprices, les couleurs de ses flancs, les nuances de ses nuages. Peu de montagnes gauloises étaient aussi personnelles, avaient une individualité plus distincte, plus agissante.

Aux temps reculés, où les tribus humaines redoutaient la plaine découverte et cherchaient dans les montagnes un abri pour leurs villes et un asile pour leur foi, où l’homme, adorateur des hauts lieux, plaçait sur les plateaux solitaires ses cités saintes et sur les sommets les autels de ses dieux, l’Auvergne offrait à une peuplade celtique des ressources intenses de vie publique et religieuse. Pour les aires municipales, elle avait d’imprenables plates-formes, telles que celle de Gergovie ; pour les sanctuaires de la divinité, elle avait des sommets magnifiques, ceux des Puys. — Certes, elle n’était pas la seule région des Gaules où l’on pût élever des cités dans des conditions pareilles, et le plateau du Beuvray en Morvan, qui portait la ville éduenne de Bibracte, ressemble à celui de Gergovie. Mais, à côté du Mont Beuvray, il manquait aux Éduens un sommet divin, comme celui du Puy de Dôme.

 

VI

Le Puy de Dôme était pour l’Auvergne à la fois roi légitime et tyran capricieux. Il avait la cime dominatrice de tout le pays. Assurément, avec ses 1.465 mètres, elle est moins haute que le Puy Mary ou le Puy de Sancy : mais les anciens ignoraient sans doute cette infériorité, et le Puy de Dôme devait leur paraître plus grand que tous.

Les autres se font jour dans des fouillis de montagnes : il se dresse en face de la plaine même, il y prend presque pied, ainsi que le colosse de Rhodes prenait pied dans la mer. Il est, pour tous les hommes de la campagne, importun, obsédant, inquiétant. On ne peut, dans la Limagne, détacher les yeux de la terre sans le voir, lui ou son ombre. Il apparaît à l’extrémité de presque toutes les rues de Clermont. Quand il ne ferme pas l’horizon, il le domine de son buste net, majestueux, sombre, et jamais impassible.

C’est de lui que les paysans de la plaine et les vignerons du coteau attendent, avec angoisse, le salut ou la ruine. Si le soleil sourit sur la cime, la journée sera belle, et on mettra la moisson à l’abri. Mais c’est aussi autour de ses flancs que s’amoncellent les nuages que l’on redoute, et parfois, à les voir naître sur ses pentes, on peut croire qu’il les a formés.

Lui, il ne souffre pas de la tempête qu’il déchaîne. Trouvez-vous sur le Puy de Dôme, à l’une de ces heures d’orage qui terrifiaient les anciens. Le spectacle est émouvant. Au-dessus de la tête, le ciel bleu et tin tiède soleil qui caressent les rochers ; aux pieds, les nuages noirs qui se déroulent et la foudre qui crépite. — Si Gergovie était un admirable refuge pour les hommes, le Puy de Dôme était un incomparable séjour pour une divinité : et, lorsque les Gaulois s’y réunissaient près d’elle, ils pouvaient n’avoir plus rien à craindre, si ce n’est l’improbable chute du ciel.

 

VII

A côté de ces éléments de grandeur et d’épouvante, le sol arverne renfermait une abondante source de richesse, de travail et de calme : la plaine de la Limagne. Le contraste entre cette claire vallée et l’ombre noire du Puy de Dôme, entre la masse énorme de montagnes qui couvrent les trois quarts du pays et cette couche grasse de limons fertiles, nul peuple ne le présentait en Gaule au même degré que les Arvernes. — Seuls encore, les Éduens revendiquaient à la fois les sommets du Morvan et les plaines du Beaujolais et de la Bourgogne : mais, de même que ceux-là étaient moins superbes, celles-ci étaient moins fécondes.

Cette Limagne, où certaines terres valaient récemment 28.000 francs l’hectare, exerça sur les anciens un réel enchantement. On la dit si gracieuse et si gaie ! répétaient les Barbares. Au printemps, tout y apparaissait vert et fleuri, les prés, les vignes et les blés ; elle n’avait même pas de bois qui fit sur son tapis d’émeraude une tache plus sombre. Elle devint pour les Chrétiens l’image du Paradis, quand du moins l’Enfer ne la troublait pas de ses orages. Les voyageurs s’y arrêtaient, pour oublier la patrie de leur naissance comme dans une patrie du bonheur. Les Arvernes ne s’éloignaient qu’en pleurant de cette terre dont les glèbes renfermaient de mystérieuses richesses, de cette mer d’épis que le vent agitait de vagues sans colères.

L’Auvergne avait donc tout ce qui faisait la fortune foncière d’un Gaulois : le lait des pâturages, le gibier des bois, le blé des plaines.

 

VIII

Dans la montagne même, tout près des plus âpres sommets, se cachaient en replis sinueux des coins charmants de verdure et de fraîcheur. L’Auvergne abondait en gorges étroites et fermées où l’eau demeure éternellement limpide et murmurante, à l’ombre touffue des hêtres et des sapins. Les vallées de la Gère, de la Rue, de l’Allier donnent l’impression d’une longue demeure bien close, faite d’arbres, de roches et de mousses, qui appartiendrait à la même divinité : la source, infinie d’aspects et de voix, grondant, sautillant ou riant, mais toujours attrayante et bavarde. Qu’on s’arrête un instant à rêver le long de la Rue, entre Le Chambon et Condat, dans le dédale des sapinières : nulle part on ne se sentira plus loin du monde, plus près de la nature, plus en contact intime avec elle. Et les ermites chrétiens furent autrefois, dans ces obscures vallées, étrangement heureux.

L’Auvergne était le pays des fontaines vives, pures et saines, qui étaient pour les hommes la condition même de la vie. Elles naissaient partout, subitement, spontanément ; après une pluie, il en sort de nouvelles, même d’entre les pavés des rues ; il est rare que l’on ait besoin de la citerne ou du ruisseau, chaque village a sa source. Au temps où elles étaient des nymphes, l’homme n’avait qu’à les désirer pour les voir apparaître. Au temps où elles dépendaient des ermites, émules de Moïse, il suffisait de leur prière ou d’un coup de leur baguette pour  les faire jaillir du rocher, s’épandre dans la plaine, où elles désaltéraient hommes et bestiaux.

Puis, non loin des eaux des sources, mobiles et vivantes, s’étalent les eaux dormantes des lacs et des étangs. L’homme admirait en Auvergne, dans les crevasses circulaires des cratères éteints, des lacs sombres et bleus, aux bords taillés comme à l’emporte-pièce, aux eaux d’une profondeur inouïe, et mystérieuses dans leurs frémissements soudains, qui semblent nés des entrailles du sol : on dirait que leur surface ne reflète point les choses de la terre, mais qu’elle voile celles d’en bas.

Enfin, parmi ces sources, beaucoup n’assurent pas la santé aux vivants, mais la guérison aux malades. Terre des eaux chaudes et minérales, l’Auvergne était, dans la Gaule, le principal réservoir des espérances ou des illusions de ceux qui souffraient. De Vichy à Chaudesaigues, c’était une chaîne continue de lieux salutaires. Aucune de nos grandes stations n’a été ignorée des Romains, et ce sont les Gaulois, sans nul doute, qui les leur ont fait connaître. Vichy était, aux premiers siècles de l’ère chrétienne, la ville d’eaux la plus en vogue de la Gaule, ce qu’elle est encore maintenant, et peut-être aussi dès lors la plus cosmopolite. Le Mont Dore avait ses dévots, que ne rebutaient pas les averses déplaisantes des jours d’été. Royat eut les siens, et Chaudesaigues, et bien d’autres.

Ainsi, sur ces sommets où se formaient les tempêtes, sous ces roches d’où jaillissaient les sources d’eau claire, dans ces chaudes fontaines qui dissipaient la maladie, l’homme saisissait sur le vif le travail de la nature.