I. — LES RÈGLES DE LA COMMUNAUTÉ CHRÉTIENNE. Les fidèles du Christ avaient enfin réalisé le rêve d'une cité de Dieu. En dehors des cités des hommes, du peuple romain et de son Empire, ils formaient l'Empire du Seigneur, le peuple légitime[1] ; et la loi des princes de la terre avait dû les reconnaître comme un collège universel, un corps de frères associés[2], une assemblée immense, supérieure à tous les municipes, à toutes les provinces, et même à l'État des Augustes. Le genre humain, groupé dans sa foi, dominait les patries et nations ; la confraternité collégiale était devenue plus forte que les liens traditionnels de la vie publique. Tout était donc prêt pour faire de cette Église Catholique[3] le royaume de Dieu sur la terre, un Empire des âmes ayant sa loi, ses chefs et sa discipline. La loi était inscrite dans le Livre Saint. Il exprimait la volonté de Dieu, il renfermait sa parole en langue et écriture des hommes ; et dans les lieux où se réunissaient les fidèles, si Dieu n'était présent qu'en esprit, on pouvait pressentir ses ordres à la vue du livre sacré déposé au milieu du sanctuaire[4]. Ce livre, c'est ce qui a façonné le Christianisme, c'est par lui que se maintient l'unité de l'Église, et c'est lui en même temps qui instruit et dirige l'âme du fidèle. Il est l'écrit par excellence, la Bible unique et souveraine, où chacun trouvera sa raison d'être, ses préceptes de conduite et le secret de sa destinée. Tous communient en lui, à tous il apporte le talisman verbal qui unit leurs âmes et les unit à leur Dieu. Le monde méditerranéen n'avait encore rien connu de pareil : pourtant, il n'avait cessé d'aspirer confusément à une domination de ce genre, celle du livre qui donne tout ; les Grecs obéissaient à ce besoin en faisant des poèmes homériques le symbole ou la somme de leur culture ; les lettrés de Rome cherchaient dans Virgile le maître qui enseigne. Mais la Bible est venue, que Dieu a inspirée, et l'humanité a enfin reçu le livre qu'elle attendait depuis des siècles pour en faire son refuge, son repos et sa gloire. Pour interpréter ce livre, organiser le culte de Dieu et guider la vie des hommes, l'Église Universelle avait ses chefs, les prêtres et les évêques, entre lesquels se répartissait le peuple ou plutôt la plèbe des fidèles[5] : car les Chrétiens de ce temps aimèrent à définir leur société à l'aide des termes de la vie publique, et le mot plèbe était celui qui convenait le mieux à la multitude des croyants, serrée autour de ses chefs, de son clergé, élite ou patriciat du peuple de Dieu[6]. Ce clergé est le souverain moral de cette plèbe, ou, comme l'on disait en se servant du mot grec, de ces laïques. L'évêque leur chef n'est pas seulement le surveillant des âmes, un pasteur de brebis, mais le dépositaire de la parole de Dieu, celui-là seul qui peut la comprendre et qui sait la traduire. Il administre les biens de la communauté, il préside à ses pieuses assemblées, la représente dans la vie du monde[7]. Pour l'assister, il a des prêtres[8] et des auxiliaires d'ordre différent, diacres[9], sous-diacres[10], exorcistes[11] et autres[12]. Une classe de dignitaires et de privilégiés s'est peu à peu élevée au-dessus de la fraternité chrétienne. L'évêque s'apprête à devenir roi. N'est-il pas le successeur et l'héritier des apôtres ? Ne le regarde-t-on pas comme un homme apostolique, c'est-à-dire un envoyé de Dieu[13], et déjà saint sur la terre[14], à la manière dont on se figurait jadis les héros et les chefs du paganisme ? Car telle était la puissance des antiques traditions humaines, que cette religion nouvelle, partie de la parole de Dieu, s'appliqua presque aussitôt aux honneurs des mortels. En principe ou tout au moins en apparence, une communauté chrétienne récupérait, à l'heure du choix de son évêque, son droit naturel de désigner elle-même le modérateur de sa vie ; elle était invitée à l'élire ou à l'acclamer[15]. Mais, sauf à de certains moments où elle imposa sa volonté au profit d'un prêtre populaire[16], la plèbe chrétienne s'en remettait au clergé et en particulier aux évêques du voisinage. Après tout, n'était-ce pas Jésus qui avait choisi ses apôtres, et n'étaient-ce pas eux qui avaient appelé Mathias à devenir leur frère[17] ? Un chef d'Église n'avait la qualité apostolique qu'après avoir reçu d'autres évêques la consécration et la communion[18]. L'épiscopat était une sorte de valeur ou de vertu mystique qui depuis le Christ se transmettait d'âge en âge et de mains en mains[19]. Les évêques sont donc devenus les interprètes du Livre[20]. Ils se placent entre lui et les fidèles pour expliquer la parole de Dieu. Ce sont les réunions de ces prêtres, conciles ou synodes, qui fixent le sens des mots de la Bible, des épisodes de la vie du Christ, des préceptes donnés par Dieu ou par ses envoyés. Ces conciles sont les séances du sénat de la cité divine. Ils règlent les différents objets de la croyance, les cérémonies du culte extérieur, les pratiques du service sacerdotal, les sanctions de l'unité chrétienne. Et jamais les hommes, dans le monde antique, n'avaient vu des assemblées de prêtres aussi nombreuses, aussi augustes, aussi impérieuses, que les réunions des évêques chrétiens, dispensatrices de la foi universelle[21]. Les deux actes essentiels, et symboliques qui caractérisent l'union des fidèles, qui font l'attache morale entre tous les frères dispersés dans l'univers, sont le baptême et la communion. Par le baptême, on entre dans la cité de Dieu, on est inscrit dans l'Église comme par une nouvelle naissance[22]. Par la communion, on affirme cet accord dans l'Église, on s'unit à tous ses frères et on s'unit à Dieu[23]. Le baptême ouvre les portes de la demeure, la communion rassemble autour du foyer. Peu à peu, par malheur, une fois franchi le seuil de l'Église, le Chrétien s'en vit interdire le sanctuaire le plus profond. D'irrésistibles habitudes religieuses, qui pesaient sur les hommes depuis des millénaires, les amenèrent à faire au clergé une part prépondérante dans le service et les approches de Dieu. Prêtres et laïques furent séparés en cette divine cène qui aurait dû les confondre[24]. Il arrivera même un jour où la communion absolue et constante fut réservée aux prêtres et aux évêques[25] : le fidèle les verra s'unira son Dieu sans que lui-même puisse l'atteindre dans la plénitude de l'essence éternelle[26]. Et cet acte d'un symbolisme merveilleux, d'un sens moral souverain, ce partage du pain et du vin, chair et sang du Sauveur, qui associait au souvenir du Christ les plus anciennes aspirations de la fraternité humaine et l'invincible désir des âmes de rejoindre leur Dieu, la communion tendait à devenir un mystérieux sacrifice, accompli en dehors des croyants par la vertu toute-puissante du sacerdoce[27]. Cette suprématie du clergé, c'est là peut-être le plus grand fait de l'histoire de l'Église depuis qu'elle est libérée des princes persécuteurs. Elle a vu grandir au milieu d'elle le nombre et l'autorité de ses prêtres, de ceux qui demeurent en contact immédiat avec Dieu. Voici même, à côté de l'évêque et de son entourage habituel, les jeunes gens de son séminaire, les moines des couvents suburbains ou des monastères ruraux[28], les vierges consacrées au Seigneur[29], les veuves[30], les confréries d'hommes voués à la chasteté[31], les enfants ministres des autels[32], toute une aristocratie spirituelle qui tâche de conserver en elle la prérogative de la sainteté[33]. II. — L'ÉGLISE RATTACHÉE À L'ÉTAT. Mais ces chefs ne se contentaient plus d'être des privilégiés dans l'Église et le patriciat du peuple de Dieu. L'homme, même prêtre, est trop faible pour limiter sa part d'amour-propre. Avantagés dans le corps des Chrétiens, les évêques et leurs auxiliaires acceptèrent de l'être aussi dans le corps de l'État ; et, à leur suite, la cité de Dieu commença à se mêler à la cité des hommes, ou, ce qui revient au même, l'Empire ne cesse d'être le persécuteur de l'Église que pour se montrer son protecteur, ce qui fut souvent pour elle un malheur pire que l'autre. On a vu les rapides progrès de ce mal sous Constantin et ses fils : les évêques exemptés des impôts, autorisés à se servir de la poste à la manière des fonctionnaires publics, leurs conciles convoqués par l'empereur, et celui-ci confirmant leurs décisions, exilant les excommuniés, imposant un formulaire de foi, et le dogme transformé en un article d'obéissance civique. On ne soumet encore que les chefs d'Églises à ces ordres publics, mais c'est pour qu'ils les dictent aux fidèles. Le prince, à l'appel des prêtres, s'est arrogé le droit de surveiller la discipline de la communauté chrétienne ; le maitre de l'Empire romain est le patron de là cité de Dieu, la domination de l'État s'établit à nouveau sur la fraternité libre, le Christianisme a répudié son principe originel. Et à la colère de saint Martin les évêques d'Occident, maintenant semblables au grand prêtre Caïphas, appellent et provoquent, pour condamner leurs adversaires, le bras séculier des héritiers de Tibère ou de Ponce Pilate. III. — L'ÉVÊQUE ET LE PRINCIPE MUNICIPAL. Cette alliance avec l'État eut comme conséquence, que l'Église acceptera désormais, pour grouper et discipliner ses fidèles, les cadres de la vie publique, les ressorts administratifs de l'Empire romain. Le principe de son organisation interne est en effet le même que celui de l'administration impériale : c'est le principe municipal, auquel elle s'est accommodée dès l'origine et dont elle ne se détachera plus[34], — un évêque par cité et un évêque dans chaque cité, les limites de son autorité correspondant celles du territoire municipal, le prélat ayant son siège dans le chef-lieu de la cité, et l'église de cette cité étant le lieu souverain des pieuses assemblées[35] où se groupera la plèbe de tout le diocèse. Ce sanctuaire éminent du chef-lieu n'est plus, il est vrai, le seul lieu de prières dans ces immenses territoires que sont les cités de Tours, de Sens ou d'Autun. On ne peut exiger d'un chrétien de Blaye qu'il suive les offices à Bordeaux[36], ni d'un fidèle de Levroux qu'il célèbre la Pâque à l'église de Bourges[37]. Depuis un demi-siècle, les oratoires se sont multipliés loin des centres municipaux Martin en a fondé un grand nombre dans les bourgades de la campagne[38] ; les seigneurs commencent à en établir sur leurs terres[39] ; il s'en créera plus tard dans les faubourgs ou les quartiers excentriques des villes les plus peuplées[40]. Paroisses rurales ou paroisses urbaines, chacun de ces lieux sacrés aura son autel, son prêtre et sa communauté de fidèles. Mais il n'y a qu'une église qui puisse vraiment porter ce nom solennel, ce titre d'assemblée, et c'est l'église qui ajoute à ce titre celui d'une cité, église de Tours ou église des Arvernes, celle du chef-lieu municipal ; elle seule a siège et chaire d'évêque, elle seule est cathédrale[41]. Et il n'y a d'évêque que chez elle et par elle. Des incertitudes ou des résistances se sont manifestées çà et là dans les Gaules. Quelques chefs-lieux de cantons ruraux reçurent parfois un évêque[42] ; peut-être les plus riches propriétaires ont-ils émis la prétention d'en avoir un pour leur domaine[43]. Mais le système municipal ne tarda pas à prendre une rigueur absolue : grandes et petites cités formèrent chacune un diocèse épiscopal, et on eut dans le pays de Buch un évêque de la cité des Boïens[44], cité misérable faite de quelques hameaux de pêcheurs et de résiniers, aussi bien qu'on avait à Trèves un évêque de la cité des Trévires, où des centaines de milliers d'hommes obéissaient à une ville d'empereur. Désormais, toute cité de la Gaule sera diocèse d'évêque, comme elle est siège de sénat et ressort de magistrats, comme elle fut, au temps de l'indépendance, royaume de prince ou nation de vergobret. Le Christianisme adapte sa vie à cette forme politique que plus d'un millénaire a consacrée ; il en reçoit une sanction nouvelle en s'appuyant sur l'œuvre des plus anciens temps ; et en retour il lui donne une force inattendue, en ajoutant à cette œuvre l'attache divine de la communauté chrétienne. C'est grâce à lui que la vie municipale réussira à garder toute sa force. En vain la royauté barbare, héritière des habitudes impériales, essayera de diminuer cette force locale en l'attaquant d'en haut par l'envoi d'un comte de la cité: la cité résistera en vivant d'elle-même autour de sa cathédrale et de son évêque. Elle acquerra en prestige moral plus qu'elle perdra en valeur politique. Cette cité des Arvernes, par exemple, qui dans le passé lointain de la Gaule a été le royaume de Luern, de Bituit, de Celtill et de Vercingétorix, qui sous les Romains a conservé l'orgueil de ses dieux, de ses temples et de ses richesses 6, va continuer fièrement son existence sous la loi sainte de ses évêques, envoyés de Dieu. IV. — LA PROVINCE ECCLÉSIASTIQUE[45]. La loi romaine ne mettait pas toutes les cites au même rang. Si les mêmes droits et les mêmes devoirs s'appliquaient aux magistrats de tous les municipes, quels qu'ils fussent, certaines villes jouissaient cependant du titre privilégié de métropole, comme si elles étaient les mères et les fondatrices des villes voisines, et que celles-ci fussent leurs filles et leurs colonies. Ces métropoles étaient les villes où séjournaient les gouverneurs, les chefs-lieux des provinces d'Empire : Trèves par exemple pour la Première Belgique ou Besançon pour la Séquanie. Mais ce n'était là qu'une prérogative de résidence : le gouverneur de la Belgique pouvait habiter Trèves, le conseil des provinciaux s'y réunir, mais le sénat ou le défenseur de Trèves n'avaient aucune espèce de droit sur ceux des autres cités ; Metz, Toul et Verdun. Ils les ignoraient et ils étaient ignorés d'eux. Le mot de métropole n'était qu'une épithète de noblesse à l'usage des villes où se dressait le prétoire du délégué d'Auguste. Comment se fait-il pourtant que l'évêque de Trèves, qui n'était qu'un chef municipal, ait pu être placé au-dessus de l'évêque de Metz et de celui de Verdun, sous prétexte que la ville de sa résidence était la métropole de la province ? Comment se fait-il qu'un peu du prestige du gouverneur soit passé au prélat avec lequel il voisinait ? et que celui-ci ait fini par se croire une qualité de prééminence ou des droits de tutelle sur les autres évêques de la province ? Pour que cela se soit produit, il faut que l'Église du quatrième siècle ait eu un singulier besoin de discipline et de hiérarchie, une invincible attraction vers les cadres et les formules de l'autorité impériale[46]. Toujours est-il que dès lors l'évêque des chefs-lieux de provinces est traité d'évêque métropolitain, et que les autres évêques sont regardés par lui comme ses suffragants. Il ne les nomme pas, mais il participe à leur élection, il doit leur apporter son suffrage et les investir de l'insigne de leur dignité. Pour eux, il sera un peu ce qu'est un gouverneur pour les magistrats municipaux, un guide et un contrôleur. Il représente au-dessus d'eux un pouvoir supérieur, et l'ensemble de leurs diocèses forme sa province[47]. V. — LA SUPRÉMATIE DE L'ÉVÊQUE DE ROME[48]. Il était impossible, dans les conditions de vie et les tendances d'esprit que prenait l'Église Catholique, qu'elle ne fit pas à l'évêque de Rome une place prépondérante. Rome était la ville métropole de l'Empire, comme Trèves était la ville métropole de la Belgique ; elle donnait son nom aux chefs de l'État, au peuple et à la patrie. A sa souveraineté politique et à sa gloire historique s'ajoutait le rôle primordial qu'elle avait joué dans la vie de l'Église son premier évêque avait été, disait-on, l'héritier préféré de Jésus, la parole de Dieu le Fils l'avait désigné comme la pierre angulaire de l'Église, et il avait inauguré à Rome même la sainte lignée des martyres[49]. Enfin, beaucoup d'évêques dé ce temps se rendaient bien compte que pour sauver l'Église de l'anarchie, il ne suffisait pas d'avoir un livre, il fallait encore avoir un chef. L'état de l'âme humaine, depuis un demi-siècle qu'on obéissait à Rome, était de chercher un maitre et de l'adorer. Si je m'étonne d'une chose à propos de la suprématie du pontife romain, ce n'est pas qu'elle se soit affirmée, c'est qu'on ait si longtemps tardé à la reconnaître : en quoi il nous faut voir les derniers vestiges, la survivance des patriotismes municipaux ou nationaux résistant à la mainmise de la cité romaine. C'est peut-être en Gaule que le prestige de l'évêque de Rome a été le plus tôt accepté : en dépit de l'individualisme traditionnel des Gauloise, les hommes de ce pays, en lutte plus suivie avec les Barbares, dédaigneux des subtilités de la théologie et des jeux de la controverse, désireux surtout d'actions et de réalités, sentirent les premiers, je pense, qu'il leur fallait une règle et un guide. Au surplus, aucune ville de la Gaule ne pouvait prétendre faire concurrence à Rome, comme le firent Milan en Italie, Alexandrie en. Égypte ou Carthage en Afrique : ses plus nobles cités, Lyon, Arles, Vienne, Narbonne et Trèves, n'étaient que des colonies, et c'est de Rome qu'elles avaient reçu leur titre et leur rang[50]. Dès le temps des Sévères, Irénée, évêque de Lyon, avait compris la nécessité de s'en remettre à l'arbitrage du pontife romain[51]. C'est celui-ci peut-être qui, un demi-siècle plus tard, envoya au delà des Alpes la grande mission des sept évangélistes[52]. La forte personnalité d'Hilaire n'empêcha pas que l'on ne regardât l'évêque de la Ville Éternelle comme l'évêque principal, le premier de tous[53]. Derrière l'œuvre de saint Martin de Tours, je me demande s'il n'y a pas les conseils, les exhortations ou même les décrets particuliers du pape[54]. Son ami Victrice, évêque de Rouen et apôtre dans les Flandres, est en rapport intime avec le siège de saint Pierre : il sollicite de lui des instructions et des règlements ; il désire connaître de lui les principes qui fixent sur le Tibre la discipline ecclésiastique, et il veut y soumettre son diocèse car la règle de l'Église romaine, dit-il, possède et confère une particulière autorité[55]. Et bien d'autres évêques de Gaule devaient penser comme Victrice. VI. — ATTACHEMENT AU SOL : L'AUTEL ET LA TOMBE. L'Église subissait une attraction plus forte encore que celle du régime politique et de la société publique c'était celle du sol, de sa vie propre ou de ses habitudes humaines ; car il y avait là une énergie foncière qui datait des plus anciens temps de l'humanité, et qui, après s'être imposée aux dieux de la Gaule libre et à ceux de la Gaule romaine, soumettait à son empire les fidèles du Christ. Jamais, au cours des siècles d6 passion, ils n'avaient songé à associer à leur culte les choses de la terre Blandine, Irénée, Saturnin, n'avaient compris que les sentiments de l'âme et les joies de la fraternité[56], et c'est à peine si le Chrétien abaisse ses regards et ses prières vers le sol baigné par le sang des martyrs et sanctifié par leurs tombes[57]. Il n'a même pas toujours un foyer religieux qui soit certain et durable il prie dans la maison qu'on ouvre à ses assemblées[58], et il se borne à y placer le Livre Saint et la table de communion. Tout entier à un culte d'esprit et d'humanité, le fidèle a sa vraie demeure dans l'au-delà il n'est ici-bas qu'un passant, les murs et le seuil d'une église ne sont que pierres et terre, le temple de Dieu est dans le cœur des hommes, et son autel est au ciel[59]. Mais déjà au temps de saint Hilaire[60], ont apparu les symptômes du culte qui va ramener sur la terre la pensée du Chrétien l'Église a installé sur le sol, pour lieu de ses prières, l'autel et la tombe. L'autel chrétien[61] est maintenant autre chose que la table coutumière des pieuses communions. Il prend la valeur sacrée et la fixité rituelle de l'autel païen. Là où il se dresse, la terre est plus précieuse, les fidèles sont plus près de Dieu, la communion prend toute sa vertu il devient le foyer mystique de la famille chrétienne[62]. Chaque cité aura son autel dans son église cathédrale ; chaque bourgade aura le sien dans son église paroissiale. C'est lui qui fera du bâtiment de l'église un édifice de sainteté[63], la demeure éternelle où l'esprit de Dieu rejoint les siens, vivants et morts[64]. La tombe, c'est l'endroit ou repose le corps du martyr avant l'arrivée au séjour céleste. Dès le temps des persécutions, les fidèles ont entouré d'une vénération particulière la sépulture de ceux qui étaient leurs maîtres dans la foi : ils venaient prier sur elle comme sur un autel, et peut-être fut-elle leur première pierre sacrée[65]. En ce monde qui depuis des millénaires vivait dans le culte du tombeau et le souvenir des morts[66], on oublia vite la parole des messagers de l'Évangile devant le sépulcre du Christ : Pourquoi cherchez-vous parmi les morts celui qui est vivant ?[67] Le terrain où avaient été brûlés les restes des martyrs de Lyon[68], la grotte marseillaise où les amis de saint Victor avaient déposé son corps supplicié, le sarcophage où reposait l'évêque Seurin dans le grand cimetière de Bordeaux[69], et mille tombes, mille endroits de ce genre, devinrent centres de pèlerinages, lieux d'oratoires, et, en attendant de donner naissance à des villages de prêtres et de dévots, formaient déjà des enclos divins pareils à celui d'une église au-dessus d'un autel. Par l'autel et par la tombe, le Christianisme faisait donc revivre ou durer les habitudes séculaires qui avaient groupé les Gaulois sur des espaces de leur sol, et qui les y courbaient devant les pierres fixées en ces espaces. Alors s'opéra, et très vite, la continuité historique entre la Gaule du Christ et celle des anciens temps. VII. — CONTINUITÉ DU CULTE AUX MÊMES LIEUX. Dans les chefs-lieux de diocèses, l'église épiscopale, une fois consacrée, devint aussi immuable que l'avait été jadis le temple de Jupiter au Capitole ou l'autel d'Hercule au Palatin. Elle et les basiliques[70] reçurent, pour les désigner chacune, le nom d'un apôtre, d'un martyr ou d'un saint. Je ne dis pas que cette église lui fût consacrée, comme le Capitole l'était à Jupiter[71]. Mais enfin, en élevant pour saint Étienne une basilique suburbaine de Marseille[72] ou en plaçant un sanctuaire de Tours sous invocation des saints Gervais et Protais[73], on ne faisait que reprendre la tradition du paganisme classique, qui voulait un nom divin pour chacun de ses temples et des domiciles d'hommes pour chacun de ses dieux. Descendues sur la terre le jour où Teutatès et Mercure occupèrent le puy de Dôme, les souverainetés divines ne pouvaient plus se détacher d'elle. C'était le plus souvent aux mêmes endroits qu'elles habitaient, et les dévots du Christ priaient là où avaient prié leurs aïeux ignorants du Sauveur. Il doit y avoir peu de cathédrales de Gaule qui ne se dressent sur des fondements de temples païens[74]. Quand les empereurs donnèrent aux Églises les biens des dieux[75], ce fut sans doute pour qu'elles pussent utiliser les locaux. La grotte de saint Victor faisait partie du cimetière antique de Marseille, où l'on enterrait depuis près d'un millénaire ; et toutes les tombes vénérées des sanctuaires suburbains de France, celles de saint Marcel à Paris ou de saint Seurin à Bordeaux, reposaient aux contact de nécropoles païennes bordant selon l'usage les routes qui sortaient de la ville. Pour les paroisses rurales, on procédait plus franchement encore, presque brutalement. Martin, dans tous les villages où il passait avec quelque chance de succès, allait droit au temple du lieu, y détruisait les idoles, érigeait l'édifice de son Dieu, et y installait moines ou prêtres[76]. Et ainsi, à Amboise[77], à Levroux[78], dans cent autres bourgades, la vie religieuse continuait aux mêmes endroits et pour ainsi parler sur les mêmes pierres[79]. Les pierres et les édifices ne suffisaient pas cependant à fixer en ces endroits les habitudes de la dévotion, car c'était choses récentes que Rome surtout avait bâties. Cette dévotion, et en cela résidait son charme et sa force, était venue de la présence d'un être éternel de la nature, une fontaine, un lac, un sommet, un bois ou un bosquet, un gué de rivière ou un col de montagne. A côté du lieu sacré de Nanterre, qui deviendra une des paroisses favorites du terroir parisien, il y a la cime dominatrice du mont Valérien[80] ; si le Génie du Labourd, dans le Pays Basque, est adoré à Hasparren, c'est parce que la terre y a conduit une source abondante et féconde[81]. En adoptant pour ses églises les sanctuaires des dieux gaulois, le Christianisme ne pouvait manquer de reconnaitre plus qu'à moitié le rôle de la source ou de la colline qui avaient engendré ce dieux. Qu'au lieu et place de l'esprit divin de la fontaine de Brioude[82] ou de celui du lac du Gévaudan[83] on adore Dieu le Père ou on honore saint Julien ou saint Hilaire, il n'empêche que les traditions humaines seront un jour les plus puissantes, et qu'on associera le culte de la source au souvenir de saint Julien et les superstitions du lac à l'honneur de saint Hilaire ; et les siècles de la piété nouvelle rejoindront sans rupture les millénaires des croyances ancestrales. L'appel du sol se faisait de plus en plus entendre des fidèles chrétiens. Cette religion du ciel apportait à la terre des séductions imprévues. La vénération des martyrs et des saints multiplia les lieux sacrés il suffisait que ces bienheureux eussent, vivants ou morts, touché un endroit de l'espace, pour qu'il devint fameux entre tous et que les prières des hommes s'y donnassent rendez-vous. Autour des tombes de saint Seurin de Bordeaux, de saint Martin de Tours, de saint Victor de Marseille[84], la dévotion fut encore plus intense qu'elle avait pu être jadis au sommet du puy de Dôme ou aux sources d'Alésia ; l'histoire humaine de l'Église sanctifiait plus de points sur la terre que n'avaient fait dans les temps oubliés les forces ou les bienfaits de la nature elle-même Les morts glorieux prenaient possession du sol en un triomphe qui ne s'arrêtait point[85]. De toutes parts, les dévots. allaient à la découverte des vieilles tombes qui abriteraient des corps de martyrs, et, quand ils s'imaginaient les avoir trouvées, c'étaient alors les divagations des enthousiasmes populaires, les pèlerinages qui se groupent, les multitudes qui accourent, les prières qui montent vers le ciel, les miracles qui se préparent sur la terre[86]. Ces ferveurs, ces élans des foules vers les sépulcres divins, contribuèrent infiniment à la rapide propagation du Christianisme dans les campagnes : l'exaltation de la foi était contagieuse, la pierre d'un tombeau, qu'on voyait et qu'on touchait, créait encore plus de Chrétiens que la parole et l'exemple de saint Martin. Très souvent, il est vrai, la foi faisait fausse route, la plèbe des fidèles s'arrêtait devant des sépultures vides ou des sarcophages de païens, parfois même devant des corps de misérables criminels, qu'elle se mettait à vénérer comme de saintes reliques ; et il fallut que des prêtres intelligents et énergiques, tels que Martin de Tours, montassent la garde autour des dévotions populaires, et les empêchassent de s'égarer sur des pierres indignes ou des cultes de fantaisie[87]. Le monde, comme disait l'empereur Julien, s'encombrait de tombes de martyrs, après s'être recouvert jadis de mégalithes funéraires et de mausolées gallo-romains ; et le mort, de sa tombe, persistait, à dominer le sol et à régenter la vie. A défaut de martyrs municipaux ou de reliques locales, on recourait aux morts illustres des autres Églises. On les appelait, on les faisait venir, on donnait à leurs restes un domicile local[88]. Peu importait, d'ailleurs, si le corps du saint n'arrivait pas en son entier, s'il n'y avait de lui que quelques débris d'ossements, si même ce n'était rien de ce corps, mais seulement des choses qui l'eussent approché, des linges qui avaient été mis en contact avec lui. La vertu, la personnalité religieuse du saint, et pour ainsi dire son essence corporelle, accompagnait partout ces objets ou ces débris, le saint arrivait avec eux, et il vivait dans les monuments où on les abritait, il devenait le patron et le parrain des basiliques qui les recevaient[89]. Un saint eut ainsi dans le monde des centaines de résidences qui portaient son nom, des centaines de tombes où il séjournait[90]. Dans d'innombrables oratoires on crut posséder un lambeau des linges qui avaient touché les ossements de saint Étienne, et Saint Étienne eut ainsi son sanctuaire dans presque cimetières suburbains des cités de la Gaule. Lorsque Ambroise découvrit à Milan les corps magnifiques de saint Gervais et de saint Protais[91], la Gaule entière fut secouée du désir d'avoir de leurs reliques, beaucoup de ses cités purent en recevoir, et ce fut alors de pieux, collèges qui s'organisèrent pour les accueillir, des autels qui s'élevèrent pour les enfermer, des basiliques pour les honorer[92], et, tout en demeurant les divins bienfaiteurs de Milan, Gervais et Protais, répandus au delà des Alpes, exercèrent leur magistère de sainteté dans les cent églises[93] qui devinrent le séjour de leur vertu[94]. Génies des lieux et des pays, Tutelles des villes ou des villages ; ces myriades d'êtres humains qui avaient autrefois fait l'orgueil ou la joie des hommes de la Gaule, ont maintenant leurs héritiers chrétiens[95]. L'évêque surin va devenir le saint de Bordeaux, l'évêque Martin, celui de Tours, le martyr Victor, celui de Marseille, le martyr Julien, de Brioude, le prêtre Romain, de Blaye[96]. Cités illustres ou modestes bourgades ont en ces hommes les protecteurs élus par Dieu, et leurs foyers mystiques en ces tombes où ils reposent. Le peuple, sous d'autres noms, a reconquis toutes ses habitudes, il a partout son Dieu sur le sol de la terre, disséminé en mille endroits, invisible et présent sous des milliers de sépulcres et sur des milliers d'autels. VIII. — L'IDÉE D'UNE GAULE CHRÉTIENNE. L'adaptation du Christianisme aux traditions du sol et de la société eut une importance décisive pour les destinées de la Gaule. Car la vie propre de la Gaule était faite surtout par ses affinités sociales et les attractions dé sa terre, par ces liens millénaires qui unissaient entre eux les membres d'une cité ou les dévots d'un lieu saint et le culte du Christ, en acceptant ces liens, leur donna un charme et une solidité de plus. De même que les Gaulois, devenus des Romains, avaient persisté à parler de leur Gaule, mais comme d'une nation de même, maintenant, devenus des Chrétiens, ils ne cessent de l'invoquer encore, mais comme une Église[97] : ils perpétuent à l'intérieur de l'Empire de Dieu la patrie de leurs aïeux[98]. On disait couramment les Chrétiens de Gaule[99], les évêques gaulois[100]. Ces évêques se réunissaient en conciles particuliers où, à côté des intérêts généraux de la foi, on discutait les coutumes propres aux diocèses de la contrée ; et peut-être saint Hilaire a-t-il songé à créer, au sein de l'Église Universelle, une tradition de l'épiscopat de Gaule, à lui marquer une place et un rôle déterminés, faire de lui une colonne distincte dans l'édifice sacré de la foi[101]. Ces communautés d'entre Rhin et Pyrénées ont leurs habitudes liturgiques[102] leurs pieux amours-propres, les fastes d'une histoire particulière, la fierté de leurs grands évêques. Sulpice Sévère oppose la sainteté modeste de leurs moines aux puérils excès des ascètes de l'Orient[103]. Il veut que la Gaule reconnaisse en saint Martin son évangéliste providentiel, à la manière dont la Grèce peut vénérer saint Paul[104] ; et il n'est pas éloigné de désirer ou d'apercevoir pour elle une sympathie plus forte de la part de Dieu[105]. Le jour n'est pas loin, et Sulpice l'a préparé, où la Gaule entière, du plus puissant au plus humble, honorera en Martin le héros souverain de sa gloire chrétienne et dans sa tombe la pierre miraculeuse du foyer de son Église, où les bords de la Loire attireront de nouveau, pour prier en un sanctuaire universel, des multitudes[106] semblables à celles qu'avaient groupées tour à tour l'autel romain du Confluent lyonnais ou le lieu sacré des druides de l'indépendance. IX. — SOUVENIRS DU PASSÉ DANS LE CULTE CHRÉTIEN. Toutes les énergies du passé attiraient à elles les fidèles du Christianisme. Après celles du sol ou de l'espace, ils acceptaient celles du temps en ses périodes ou de la nature en ses métamorphoses ; leur religion devint saisonnière, comme Pétaient toutes celles qu'elle remplaçait. Et je ne sais si l'homme concevra jamais un Dieu dont la vie soit purement ou divine ou humaine, faite seulement des choses de l'âme, indépendante des attraits de la matière et des révolutions du ciel. La mort et la résurrection du Christ furent célébrées aux jours anniversaires de ces événements, et, si l'on ne s'accorda pas sur la place précise de ces jours dans le calendrier de l'année[107], nul ne pouvait songer à les séparer du temps de la Pâque, c'est-à-dire du printemps, du renouveau de la terre. Et voilà qui permit de réunir la douleur et la joie du Chrétien devant son Sauveur mort et ressuscité, à la douleur et à la joie de la nature emprisonnée par l'hiver et libérée, par le printemps[108] ; et voila encore qui permit à l'Église des fidèles d'appeler à soi les dévots de la Terre-Mère, lesquels plaçaient aux mêmes heures leurs fêtes printanières de la tristesse et de la gaieté[109]. Ceux de Mithra avaient pour anniversaire de gloire le jour du solstice d'hiver, le 25 décembre, jour du soleil nouveau ou jour d'une nouvelle naissance pour l'astre invincible, celui où il renonce à fuir vers les espaces inconnus et se résout à revenir vers la terre[110]. Et les évêques, auxquels rien ne faisait connaître le temps de la naissance du Christ, se décidèrent à la fin à le placer au 25 décembre[111], comme si la première heure terrestre de leur Dieu devait être la première espérance d'une nature réveillée[112]. Ainsi, le calendrier de la nature reprenait ses droits, unissait ses fêtes à celles de l'âme, les périodes de la vie physique aux épisodes de la vie du Christ. Ces faits d'adaptation, que nous avons si souvent constatés dans le passé religieux de la Gaule, se reproduisirent à nouveau à propos du Christianisme. — Et ce fut à son détriment et à son profit tout ensemble. Car ces emprunts aux religions antiques de la terre et du ciel voilaient et corrompaient la beauté toute morale, l'idéalisme sentimental que le Christ avait proposés à la foi des hommes. Mais en revanche, les hommes regardèrent à nouveau vers ce ciel et sur cette terre, ils sentirent que les joies du sol et de la lumière ont, leur beauté et leur grandeur et qu'elles appartiennent également à l'âme, ils reprirent et rajeunirent par des formes nouvelles les pensées antiques de l'humanité, et, dans ce Christianisme qui s'accordait avec la nature, se renoua la chaîne des croyances et des rêves éternels[113]. Bientôt vont se rallumer en l'honneur de saint Jean-Baptiste les feux du solstice d'été[114] ; et aux beaux jours de mai, les blés mûrissants des campagnes gauloises verront les cortèges triomphaux des Rogations chrétiennes[115] sur les sentiers foulés depuis des siècles par le char des la Mère des Dieux. X. — LES DERNIERS VESTIGES PAÏENS. Bien mieux que toutes les mesures de violence, ces procédés de conciliation amèneraient au Christianisme les derniers tenants des cultes païens. Ce qui restait à faire pour achever de convertir la Gaule, était question d'entente et non pas de persécution. Les divinités classiques étaient vraiment mortes, et dans les villes et dans les campagnes. Ausone lui-même ne voyait en elles que des figures de rhétorique, des motifs de sculpture ou les exercices de symbolique[116]. Jupiter et Hercule avaient à peine survécu à Dioclétien[117]. Celui des dieux qui avait le plus résisté, du moins en Gaule, était Mercure, qui gardait dans le pays de très profondes racines[118] ; et il est possible que Julien, lorsqu'il résidait à Paris, ait compris la grandeur de ses allures celtiques et lui ait accordé une particulière sympathie. Mais il disparut à son tour à la fin du quatrième siècle, et, avec lui, Apollon, Mars et Minerve, malgré les ressources nombreuses que tous les quatre avaient trouv6es dans les fontaines et les collines du pays[119]. Et, de ces dieux aux belles formes qui pendant quatre siècles avaient semblé les vrais maîtres de la Gaule[120], il ne restait plus que des images brisées. Jamais règne de puissances divines n'avait été plus prompt à s'établir et ne devait laisser moins de traces[121]. Si la Gaule allait conserver encore quelques vestiges de croyances ou de rites qui pourraient rappeler les êtres de l'idolâtrie gréco-romaine, c'est parce que ces rites ou ces croyances avaient été empruntés aux traditions indélébiles transmises par les générations celtiques d'avant César et Jupiter. De fait, la divinité classique qui a tenu tête la dernière aux prêtres chrétiens, est la déesse des forêts, de la lune, des nuits, des puissances infernales et des formules magiques, la Diane des carrefours, démon de midi et de minuit. Son nom, sans aucun doute, était encore prononcé avec terreur ou frénésie par les gens de la campagne ; des prières violentes allaient à elle, des images ou des fétiches rappelaient son pouvoir ; on signalait sa présence a de certains lieux, à de certaines heures. Mais cette Diane est maintenant si peu l'accorte chasseresse, sœur d'Apollon ! Elle concentre en elle toutes les forces mystérieuses des ténèbres et de la sorcellerie, elle est celle qui commande à la nature et qui engendre ou qui arrête la vie, elle ressemble à la Terre des millénaires ligures ou à la Mère des Dieux adoptée par les Gaulois au temps des Antonins c'est pour cela qu'elle ne veut point disparaître[122]. Car ce sont encore des puissances que ces divinités supérieures de la terre et du ciel, la Grande Mère et le Soleil, auxquelles la Gaule est revenue il y a deux ou trois siècles. C'est à elles surtout que Julien a adressé son appel pour combattre le Christ, et il semble qu'elles l'aient entendu. Ce combat, elles le livrent avec des armes semblables à celles de l'Église : ce sont des religions de tristesse et de joie, de baptême et de renouveau, de mystères et de symboles. Et en outre, elles trouvent leur appui dans les antiques affections des hommes : la Mère protège les cités, veille près des sources, elle promène son char le long des champs, elle aime les taureaux et les béliers, chefs et créateurs des troupeaux, et elle ouvre aussi les yeux à l'enfant qui vient de naître ; et le Soleil luit toujours sur les collines saintes, et il dompte ou chasse les nuages, comme les cavaliers célestes des anciennes fables maîtrisaient les dragons ou les Titans. Tous deux sont si intimement mêlés aux angoisses et aux souhaits des paysans et du populaire, que les Chrétiens doivent compter avec eux, et que le meilleur moyen de les abattre en tant que divinités, sera de capter leurs cérémonies au profit de l'Église[123]. Ils mourront alors comme noms de dieux, mais ils survivront comme fauteurs de rites et de prières. Les petites divinités, celles qu'ignoraient d'ordinaire la loi publique et les foules officielles, réussissaient mieux encore à transmettre leur héritage aux générations chrétiennes je parle ici à nouveau des Génies, des Tutelles, des Mères et des Matrones, des Esprits innombrables qui peuplaient les-terres de l'espace, les heures du temps, les aventures de la vie, les sentiments de l'âme. Aussi vieilles peut-être que l'homme, à la fois tenaces et inconsistantes, principes éternels et formes éphémères, loin de disparaître devant le culte nouveau, elles en reçurent des figures nouvelles, multiples et diversifiées à l'infini. Tantôt, le Génie de la source s'absorba en la personne d'un saint, réel ou imaginaire, Julien à Brioude ou Reine à Alésia[124] : et alors il entra, sous des espèces historiques et humaines, dans le cénacle régulier des héros chrétiens. Tantôt, l'Église l'écarta, mais il persista en marge de la foi normale, réfugié dans les croyances du vulgaire sous ce nom mystérieux de fée que le paganisme n'avait point ignoré, et il rejoignit ainsi , dans la forêt des végétations populaires, ce monde de nains, de géants, de farfadets, de lutins, de bonnes mères ou de méchantes sorcières qui s'était grossi à chaque siècle de toutes les épaves des religions en train de mourir. De même, les divinités protectrices ou inspiratrices des actes et des pensées de l'homme, tantôt s'enfuirent en l'asile des fées et des démons, tantôt au contraire acceptèrent de fusionner avec quelque saint du Christianisme, ou de se transformer à l'image d'un ange gardien venu de l'Orient[125]. La religion nouvelle, tout comme autrefois celle de Mars ou celle de Teutatès, se prêta à des combinaisons infinies pour faire place à ces myriades d'Esprits dont l'homme ne pouvait détacher ses besoins ininterrompus d'espérance et de foi. Je dis qu'elle leur fit place à tous, et même aux fées et aux démons, à ceux qui étaient hors de sa loi, et qu'elle aurait dû ignorer ou nier. Mais l'Église, fidèle aux rêveries dualistes du Christianisme originel, leur reconnut un droit à la vie, les inscrivit dans son catalogue des êtres surnaturels, non pas, il est vrai, comme des forces que l'on respecte, mais comme des puissances de mal que l'on combat ; et une bonne partie de la besogne de Martin consista à batailler contre les mauvais démons logés dans le cœur des hommes ou installés au creux des rochers[126]. — Mais, qu'il soit composé de saints ou de démons, le panthéon chrétien s'enrichissait chaque jour de façon extraordinaire, et, devant ce nombre de personnes merveilleuses, populaire n'avait plus à regretter le triomphe du nouveau culte. L'élite sociale était passée au Christianisme, sauf peut-être quelques professeurs de rhétorique, quelques lettrés impénitents ou les rois francs de la Meuse[127]. L'entourage aristocratique de Martin, de Sulpice Sévère, de Paulin de Bordeaux, n'est composé que de fidèles ; l'évêque de Tours ne s'est vraiment donné du mal que pour convertir les gens des campagnes[128]. Si le rhéteur Eugène et le Franc Arbogast ont fait profession de paganisme, c'est moins pour complaire à la Gaule que pour gagner les chefs du sénat. Lorsque, après leur défaite, le culte des idoles disparut de Rome et que les grands seigneurs de la Ville Éternelle furent résignés à la foi chrétienne[129], je doute qu'il restât en Gaule un seul clarissime pour parler de Jupiter autrement qu'en relisant Virgile[130]. — Car l'aristocratie, en entrant dans le Christianisme, y a fait pénétrer Virgile et les lettres latines, tandis que le populaire s'y convertissait en murmurant les prières de la Mère de Dieux. XI. — LE CHRISTIANISME CONVERTI À L'ART ET À L'ÉCOLE. Il n'y avait plus lieu de craindre que le Christianisme répudierait les beautés et les charmes de la civilisation antique, qu'il détournerait les cœurs des plaisirs spirituels du monde, des œuvres de l'art et de l'intelligence, qu'il obligerait les hommes à ne plus vivre que dans le rêve irréalisable de la cité de Dieu[131]. Bien au contraire, les nouveaux convertis, hommes d'esprit et de goût, comprirent que l'humanité ne pouvait renoncer à l'héritage accumulé par le travail de tant de siècles, et que la religion du Christ ne perdrait rien à se parer des ornements des Muses et des leçons de l'école[132]. En cela encore, le désir de la conciliation l'emporta[133]. Paulin de Bordeaux[134], élève d'Ausone et évêque de Nole, est le type le plus parfait de ces Chrétiens qui ont recours, pour embellir leur religion, à toutes les formes du passé. Il a beau écrire à son maitre qu'il a chassé de son âme ses souvenirs d'étude[135] : elle en est tout entière imprégnée. Ses lettres, il les écrit en une langue nuancée, subtile et imagée, où il accumule les ressources d'un écolier supérieur devenu un excellent écrivain[136]. Ses poésies sont d'un homme qui a fait de Virgile une lecture savante et délicate[137], et qui a su trouver dans le vers païen d'exquises épithètes ou de graves figures pour les passer au service de l'idée chrétienne. Loin de nuire à l'Évangile, l'école lui a ouvert des voies nouvelles ; elle lui a appris les manières douces ou énergiques dont il faut parler aux hommes. Maintenant que l'édit de Julien est aboli, que des Chrétiens occupent des chaires de grammaire ou de rhétorique, les œuvres d'Homère et de Virgile ne sont plus les oracles de dieux païens, mais de simples livres d'étude, et ces dieux ne sont plus que des métaphores du beau langage ; et le monde même des saints accepte ce langage, ces études et ces livres, et il laisse Homère et Virgile à leur place séculaire comme éducateurs des intelligences humaines. Toutes les manières d'écrire, tous les genres littéraires chers au passé, sont adoptés et observés par les chefs intellectuels de l'Église. Ils veulent, en un dessein très net et très suivi, la doter d'une littérature complète. On aura des biographies d'évêques, comme on a eu des biographies d'empereurs ; le peuple de Dieu lira son passé dans les Chroniques de Sulpice Sévère[138], comme le peuple romain apprend le sien dans les Histoires de Tite-Live ; les prêtres écriront des lettres à la façon de Pline le Jeune ou composeront des harangues[139] sur le modèle des Panégyriques d'Autun ; pamphlets de polémique, commentaires des Livres Saints, traités de théologie pareils à des exposés de philosophie grecque, l'œuvre d'un grand écrivain chrétien, tel que saint Hilaire, ressemble par sa variété à celle d'un Sénèque ou d'un Cicéron. Mais il faut encore pour le Christ des ouvrages moins austères et moins rudes la poésie intervient alors ; chez Hilaire ou chez Paulin, tantôt avec ses hymnes, au rythme léger et rapide[140], tantôt avec ses poèmes à l'alexandrin élégant ou pompeux[141]. Toutes les richesses de genre et de forme amassées par les générations des lettres latines sont exploitées pour célébrer la gloire de Dieu[142]. Et j'hésite même à croire qu'il n'y ait pas eu dès lors quelques essais de drames chrétiens. En matière d'art, au contraire, la religion du Christ causa d'abord un mal incalculable. Si elle ne s'inquiéta pas de Virgile et d'Homère, où il n'y avait que des mots, elle fut saisie de crainte devant les images, qui portaient des noms de dieux et dans lesquelles vivaient toujours des esprits de démons[143]. En elles résidaient les adversaires qu'il fallait combattre. Les plus tolérants des fidèles les enfouissaient sans les détruire[144], doutant que bien de ces figures étaient de belles choses, dignes du respect des regards ; mais les vrais évangélistes, les plus passionnés des apôtres, les brisaient avec joie, et j'imagine que saint Martin en fit rompre un très grand nombre[145]. Personne en tout cas, parmi les Chrétiens, ne songea à laisser dans sa demeure la parure séculaire d'une Vénus de marbre ou d'une Minerve de bronze, et les plus nobles ouvrages qu'eût encore produits la main des hommes disparurent de leurs yeux pour de longs siècles. Mais d'autre part, beaucoup d'entre ces mêmes Chrétiens souhaitèrent que le Christ, lui aussi, reçût de cette main des hommes l'hommage d'une beauté de pierre ou de métal. Ils ne purent se résoudre à la cellule du moine ou à la paresse du mendiant. La parole du Sauveur sur la fleur de lis, plus somptueuse que toutes les parures humaines[146], leur sembla sans doute la gracieuse image d'un propos de poète, qu'il n'y avait pas à appliquer au cadre de la vie et pas davantage à celui de la mort. Mosaïques, peintures et tapisseries d'art ornèrent les villas des pieux sénateurs[147] et les demeures des évêques eux-mêmes[148] ; ils eurent des tombeaux de marbre où les derniers adeptes de la statuaire sculptèrent des plus fameuses des scènes bibliques[149]. Dans le grand cimetière d'Arles aux bords du Rhône, les générations chrétiennes continuèrent, sans qu'il y eût lacune, l'œuvre commencée par les artistes de la colonie de César ; et une suite ininterrompue de bas-reliefs conduisait l'attention des passants depuis la mort d'Hippolyte, qui décorait la tombe d'un contemporain des premiers Augustes[150], jusqu'au passage de la mer Rouge par Moïse et les Hébreux, qui annonçait la dernière demeure d'un disciple ou d'un frère de saint Martin[151]. Les Gallo-Romains avaient jadis moulé les épisodes de la mythologie sur Tes vases d'argile de leur vaisselle de table ; ils oisellent ou ils sculptent maintenant sur leurs coupes de verre, sur leurs tablettes d'ivoire, sur leurs fioles d'argent, les récits de leurs livres chrétiens ou. les images des annonciateurs de leur Dieu : objets et sujets ont changé, mais le besoin s'impose toujours à l'homme de reposer et de réjouir son regard, de fixer un instant par ses yeux la vie de ses rêves ou la forme de ses espérances. Ceux mêmes des Chrétiens à qui le luxe extérieur demeurait indifférent, ceux qui se contentaient de vaisselle de bois, tenaient, du moins à faire participer à ce luxe les églises de leur dévotion : Paulin de Bordeaux voulut que la basilique de son cher Félix de Nole fût une merveille de richesse et dé beauté, et il en parlait avec la même passion et le même besoin de gloire que l'Athénien Périclès avait parlé du Parthénon[152]. XII. — LENTEUR DES PROGRÈS MORAUX ET SOCIAUX. Par malheur, en se mettant ainsi à l'école du passé, e accueillant les leçons ou l'héritage de la civilisation antique, l'Église, pour une trop grande part, acceptait les misères ou les vices de la société qui venait de l'adopter. En élevant de superbes basiliques, elle rendait leur place aux marchands du temple. Il lui restait toujours le mérite suprême d'affirmer solennellement les principes d'égalité sacrée, de fraternité, de charité qu'avaient annoncés les paroles du Christ et de saint Paul ; et je pense que des hommes comme Martin, Paulin et Sulpice ont su les appliquer. Grâce au Christianisme, le pauvre était devenu un citoyen éminent dans la cité de Dieu[153] ; on pensait à lui tout d'abord ; de vastes et utiles générosités furent faites par les plus riches de ce temps, Sulpice[154], Paulin[155], les deux Mélanies[156] ; la misère eut son douaire dans les Églises ; et Julien lui-même avouait qu'il était honteux pour l'État romain de voir les Galiléens suffire à nourrir tous leurs pauvres et même ceux des païens[157]. Distribuer ses revenus aux malheureux fut le mot d'ordre[158] de ceux qui savaient entendre le précepte de Jésus : Laisse-là tes biens et suis-moi[159]. Le plus bel éloge qu'un Chrétien désirât sur sa tombe était d'avoir aimé les pauvres, amans pauperum[160]. Sur ces épitaphes où l'Antiquité païenne avait surtout inscrit le sentiment étroit de la piété familiale, pius in suos[161], la religion du Christ gravait l'amour de tous les hommes, la charité envers les misérables, l'aide aux malheureux, et ce sera, tout compte fait, son plus beau titre de gloire dans l'histoire. Mais les conditions profondes de l'âme et de la société n'en furent point troublées. A côté de l'élite morale qui sacrifia vraiment ses biens terrestres à l'amour des pauvres, il resta le plus grand nombre, pour qui cet amour ne fut que la formule des heures de culte. Le siècle qui va suivre verra autant de déclassés, de miséreux, de révoltés, qu'aucun des siècles antiques. Beaucoup de ces évêques de Gaule qui répétaient les paroles du Christ, eussent été joyeux de vivre en Lucullus[162] ; et nous avons vu la médiocrité morale des prélats de cour au temps de Constance II ou de Maxime. Prêtres aux mains sanglantes et à la langue empoisonnée, vieilles femmes et léopards tout à la fois, corrompus par la richesse et par l'envie, cruels dans la victoire et lâches devant le souverain, rendus hypocrites et orgueilleux[163] par le prestige de la communion divine, ils apportèrent dans l'humanité un type de bassesse brutale qu'elle n'avait point encore connu. Les plus nobles d'entre les chefs de l'Église avaient eux-mêmes leurs jours de colère et leurs préjugés invincibles : on disait qu'Hilaire refusait de saluer un hérétique ou un Juif[164] ; Sulpice Sévère oublie, quand il s'agit d'un adversaire, les maximes de la charité chrétienne. Et les païens, stupéfaits de ces colères et de ces querelles pour des questions de foi, déclaraient que le Christianisme engendrait plus de haines parmi ses fidèles que la nature entré les hommes et les bêtes[165]. Qu'il lui faudra de temps pour triompher des vilenies natives de l'espèce humaine ! Le progrès social fut tout aussi lent que le progrès moral, la société impériale mit aussi peu d'empressement que l'âme humaine à tirer du Christianisme les leçons et les devoirs qu'il renfermait. Il contribua à faire supprimer la gladiature et il encouragea les affranchissements[166] ; mais les meilleurs d'entre les païens avaient eux aussi condamné les jeux sanglants et l'esclavage, et ce n'étaient encore que les meilleurs d'entre les Chrétiens qui avaient le respect de la vie, de la liberté et de la dignité humaines. Un demi-siècle après sa conversion, la société gallo-romaine présentait les mêmes caractères et les mêmes tares que sous les fils de Valentinien[167] : l'aristocratie y dominait, plus forte et plus oppressive que jamais ; les esclaves y pullulaient ; des bandes de misérables végétaient dans les forêts ; et quand revinrent les Barbares, tous les vagabonds accoururent pour les aider à piller, et les serfs des grandes familles s'échappèrent de leurs cellules ou de leurs ateliers pour prendre part à la nouvelle curée. Inégalités et iniquités sociales, jalousies et haines de classes, rien encore n'était changé un Christianisme de surface, chez les pauvres comme chez les riches, était incapable d'entreprendre des réformes utiles dans les mœurs ou dans les lois. Ces soi-disant fidèles du Christ n'avaient reçu du baptême ou de la communion qu'un signe à fleur de peau c'étaient, comme auraient dit les sages, des sacs scellés du sceau divin, mais vides de toute vertu chrétienne. Le' passé païen continuait à remplir le monde dans le décor d'un culte nouveau. Seuls, quelques évêques et quelques saints avaient le courage de rappeler à ce monde que le pauvre et le riche ont les mêmes droits, et que la volonté de Dieu est supérieure aux traditions sociales et aux caprices des chefs. Quand Martin de Tours accordait pareillement son audience à un misérable et à un comte[168], quand il refusait d'admettre les plus hauts fonctionnaires de l'empereur à la table de son monastère[169], quand il faisait attendre visiteurs intéressés ou flagorneurs importuns pour n'avoir pas à s'interrompre dans ses oraisons[170], il se conformait à la vraie loi du Christianisme, qui était aussi la bonne loi de la nature humaine. Et de même, quand il tenait tête à l'un de ces terribles enquêteurs d'Empire qui traversaient les cités au bruit des chaînes et aux cris des tortures, quand il arrachait les prisonniers à la vindicte de la tyrannie d'État[171], il est probable qu'il gênait la marche normale des affaires politiques, le cours régulier de l'administration romaine : mais il était bon aussi qu'en face des droits de l'autorité publique et de la justice du prince, un prêtre imposât les leçons de la charité, qui est une des formes de la justice de Dieu. Le inonde sait maintenant, par la bouche de ses évêques, qu'il est une loi supérieure à celle de l'État, un maitre plus haut que César. L'idéal humain s'est éloigné de l'empereur pour revenir à Dieu. XIII. — INTENSITÉ DE LA VIE DÉVOTE. Voilà cette autorité morale, cette royauté spirituelle des évêques, la marque véritable qu'un autre régime commence pour l'humanité. Les cent quinze cités de la Gaule ont maintenant un chef religieux, héritier légitime du Christ, porte-parole de Dieu. A côté de cet évêque, le magistrat civil, défenseur, curateur ou duumvir, est bien peu de chose : il n'apparaît que de loin en loin sur la place publique, et ses ordonnances se réduisent à quelques prescriptions de police ou de voirie. L'évêque, lui, est visible chaque jour dans le rayonnement de l'église cathédrale ; sa salle d'audience est ouverte à tous[172] ; il circule sans cesse, dans le vêtement de sa dignité sacerdotale, à travers les rues de sa ville ou les routes de sa cité. Aux heures des cérémonies chrétiennes, il trône en sa basilique[173] sur un siège de souverain[174]. Si Dieu l'a touché de sa grâce, il peut dispenser la santé aux malades, le pain aux affamés, et parfois même rendre la vie aux morts[175] ; c'est lui qui, à toute heure, apporte l'espérance aux affligés, la bonne nouvelle à tous[176]. Il est vraiment roi sur des milliers d'âmes[177], et c'est le signe des temps nouveaux. Il faut voir cet évêque et sa cité[178] dans les journées solennelles et quasi divines où il semblait que Dieu lui-même visitât son peuple avec le cortège de ses saints[179]. Ce fut par exemple, à Rouen, le jour où Victrice vint au-devant des reliques qui arrivaient d'Italie[180], restes merveilleux de corps sacrés qui allaient rendre à la ville la joie et la santé et l'appeler à une nouvelle existence[181]. Comme émotion des âmes, comme sincérité d'allégresse, comme multitudes humaines, rentrée des saintes reliques dépassait tous les spectacles et toutes les cérémonies que la Gaule avait encore vus[182], même l'approche d'un empereur avec son escorte de cuirassiers et le flamboiement de la pourpre de ses dragons[183]. Autour ou en arrière de l'évêque se montraient en rangs pressés tous les privilégiés de la vie religieuse, ceux que Dieu lui-même avait marqués de son empreinte : les prêtres, placés suivant leur grade, classés comme des comtes de prince[184], les veuves chères entre toutes à l'Église[185], les vierges dans l'habit immaculé de leur consécration, portant à tour de rôle le glorieux insigne de la croix[186], les enfants attachés aux pieux services du culte[187], puis les confréries des jeunes gens qui avaient fait vœu de chasteté[188], et l'armée innombrable des moines au sombre costume et au visage émacié[189]. Et de tous ces groupes qui se succèdent les chants montent en rafales vers le ciel[190]. J'imagine que ce sont surtout ces troupes de moines qui attiraient l'attention et provoquaient la stupeur des vieillards nourris dans la gaieté des fêtes païennes. La Gaule n'avait encore rien connu de pareil. En une génération, ces hommes avaient subitement comme poussé partout sur son sol. Il y avait quarante ans, elle n'en possédait pas un, et ignorait ce genre d'êtres[191]. A la fin du siècle, on en trouve par centaines, peut-être par milliers, dans chaque cité. Il en émerge de toutes les conditions sociales, et toutes les variétés se rencontrent dans cette espèce. La vie dévote a, du plus riche jusqu'au plus pauvre, drainé à elle des myriades d'hommes. Voici les ascètes sortis de leurs cellules, aux regards éblouis par la lumière du jour[192], et voici les jeunes séminaristes, pâlis par la méditation et les pieuses rêveries. Mais à côté de ces beautés d'âmes, combien n'ont cherché dans l'habit du solitaire que la gloriole d'une sainte apparence ou le prétexte à fuir d'autres devoirs ! Des fils de sénateurs se sont faits moines pour échapper à la vie publique, et parmi eux se trouvent un arrière-petit-fils d'Ausone[193] et même un parent des Césars[194] et la qualité de moine ne les empêche pas de mener grand train de vie[195]. Et il en est d'autres qui sortent sans doute de la bourgeoisie, et que l'on voit continuer, sous leur costume religieux, le commerce familial[196]. De beaucoup d'entre eux, on ne sait d'où ils viennent, et leur aspect minable ou leur allure menaçante fait qu'on les redoute comme des mendiants importuns ou des coupeurs de bourses[197]. Car si le peuple de Dieu a ses rois avec les évêques, il a aussi, comme l'Empire des Césars, ses Bagaudes avec les moines chemineaux. Qu'on ne dise pas que les temps anciens, eux aussi, avaient eu leurs prêtres en nombre infini d'espèces. Entre les pontifes ou flammes municipaux et l'évêque, entouré de ses clercs et de ses moines, la différence est aussi grande qu'entre le Christ et Mercure ou Jupiter. Jadis, chaque prêtre avait eu son dieu, et des milliers de dieux avaient eu des milliers de ministres. Maintenant, le Christ est le seul Dieu, la. Bible est le seul livre, et l'évêque est le seul pasteur[198]. Une extraordinaire puissance d'unité morale et de communion mentale réside en la religion nouvelle. Aux cultes séparés a succédé une piété de cohésion. Les prières ne se dispersent plus, au gré de chacun, entre l'autel de la Mère ou le temple de Mercure ; l'obéissance ne va plus, suivant la fête de l'heure, au flamine de la cité ou au pontife du Soleil. De la première à la dernière. heure de la journée, du premier au dernier jour de l'année, on ne connaît qu'un Dieu et on n'est soumis qu'à un seul de ses apôtres. Cette concentration des pensées et des forces religieuses est le résultat social le plus apparent qu'ait produit le Christianisme[199]. La dévotion ne devint pas plus intense, mais elle ne fut plus livrée aux initiatives individuelles, elle se fit moins spontanée et plus disciplinée. Quelles que fussent leurs conditions humaines et leurs aspirations intimes, tous les Chrétiens d'une cité ne formaient qu'une seule assemblée, le culte avait créé l'Église, la croyance avait uni la cité, la religion était redevenue un principe social qui groupait et gouvernait les hommes aussi étroitement que l'avaient fait, dans les siècles de la Grèce, le sentiment de la patrie et l'obéissance à la chose publique[200]. — Je dis redevenue, car je me demande si dans les temps ligures, chaque tribu n'avait pas eu son grand prêtre et son dieu souverain, et si la religion n'était pas alors le lien essentiel de cette tribu, et le druide son vrai roi[201]. Par suite, si la dévotion ne fut pas plus opérante dans l'âme de chacun, si le Chrétien ne pensait pas plus à son Dieu que le métroaque à la Mère ou l'Arverne à son Mercure, le fait que tous les hommes d'une cité s'adressaient ensemble au même Dieu, célébraient ensemble ses anniversaires, admiraient ensemble la vertu de ses saints , cette unanimité immédiate et volontaire dans tous les incidents de la vie dévote donnera désormais à cette vie une importance, un éclat et une ardeur qui rejetteront dans l'ombre de l'ennui ou de l'indifférence tous les. événements de la vie politique. La cathédrale d'une cité est souvent bâtie assez grande pour recevoir tout son peuple[202] : c'est aujourd'hui la vraie place publique de ce peuple, l'héritière à la fois de son forain et de ses arènes. Aux rassemblements sur les gradins de l'amphithéâtre ont succédé les rendez-vous des fêtes chrétiennes : et ces fêtes sont si passionnantes, que le populaire en oublie même le danger, et que les Barbares forcent sans peine les portes d'une ville à l'heure d'une solennité religieuse. Au besoin, on descendra dans la rue, on fera tumulte ou émeute, pour protéger contre la volonté du prince, l'évêque que l'on aime[203], ou pour imposer à la cathédrale le candidat que l'on préfère[204], ou même pour massacrer l'hérétique rebelle à la loi de Dieu, et l'on versera allégrement le sang pour la cause d'un dogme ou d'un prêtre, à la manière dont les Éduens s'étaient jadis entre-déchirés au jour des élections municipales. Les émotions les plus profondes que reçoit la foule sont celles que la foi suscite en elle sur les tombes des saints aux faubourgs de la ville, lorsque les malades se guérissent, que les affligés se consolent, que les morts se réveillent, et que, sous la pierre immobile et muette du sépulcre, les hommes sentent palpiter et agir la toute-puissance de Dieu[205]. Partout, aux carrefours des rues, aux portes des remparts, aux seuils des demeures, sur les vêtements des passants, sur la laine des troupeaux qui arrivent de la campagne, on aperçoit le signe mystérieux la croix, par lequel le Père de tous s'est enfin manifesté a monde[206]. La cité des hommes, l'Empire romain a beau continuer son existence sur les espaces terrestres, l'humanité semble ne plus vivre que dans le mirage de la cité de Dieu. |
[1] Populus Dei, justus populus Dei ; Lactance, De m. p., 2 et 3.
[2] Jus corporis Christianorum, lettre de Licinius ; Lactance, De m. p., 48. — Au point de vue légal originel, l'Église chrétienne demeure un corpus universel, et ses assemblées municipales sont considérées en principe comme autant de conventicula, ou lieux de réunions autorisés (Lactance, De m. p., 34 et 48 ; Ammien, XV, 5, 31 ; XXVII, 3, 13). — Les réunions d'hérétiques n'étaient considérées que comme des conciliabula, des réunions à demi illégales ou en tout cas irrégulières (loi de 380, C. Théod., XVI, 1, 2, § 1). Mais on a pu également désigner par ce mot de conciliabula les réunions plus ou moins libres, en particulier sur les tombes des martyrs ; Jérôme, Epist., 69, § 12, P. L., XXII, c. 597 (encore qu'ici le mot, conciliabula martyrum, s'applique au groupement des tombes et sanctuaires, dans le sens que l'on donnera plus tard à l'expression concilia martyrum).
[3] Je prends le mot dans son sens originel d'universel ; mais il est depuis longtemps entièrement attiré vers le sens d'orthodoxe ; Lactance, Instit. divin., IV, 30, § 11 (Patr. Lat., VI, c. 542) ; Hilaire, De synodis, 34 (P. L., X, c. 507 ; cf. concile de Sardique, Mansi, III, c. 69 et 85 ; etc.) ; In Matthœum, X, 9 (P. L., IX, c. 989). Leclercq, au mot Catholique, dans le Dict. Cabrol.
[4] Simulacrum Dei quæritur, Scriptura repertæ incenduntur, dans la perquisition faite à l'église de Nicomédie ; Lactance, De m. p., 12.
[5] Plebs, grex ; Lactance, De m. p., 52 ; λαός, équivalent de plebs.
[6] De là l'opposition entre plebs ou laïques (n. précédente) et κλήρος, clerus, clerici (= sors, sorte electi), mot qui n'a pas trouvé d'équivalent courant dans la langue ecclésiastique latine.
[7] Les empereurs s'adressent directement, quand il s'agit du clergé et des Églises, universis episcopis per diversas provincias (loi de 346 [7], C. Th., XVI, 2, 10).
[8] Les prêtres proprement dits, presbyteri, ne comprennent pas en principe les diacres et autres : ce sont les sacerdotes de second rang, le premier étant aux évêques, le troisième aux diacres, encore que ceux-ci soient en principe considérés comme ministri (Code Théod., XVI, 5, 5).
[9] Il y a un diaconus à Nice, qui n'est sans doute pas encore évêché, dès 314 (Mansi, II, c. 476). Diaconatus officio (à Poitiers vers 356) ; Sulpice, V. Mart., 5, 2. Sulpice mentionne même un archidiaconus à Tours (Dial., II, 1, 4).
[10] Code Th., XVI, 2, 24 ; cf. Corp., XII, 5336. Un subdiaconus dans l'Église de Bordeaux (Paulin de Nole, Epist., 17, § 3) ; un autre, peut-être à Bourges (Sulpice, Dial., III, 1, 4).
[11] Un exorciste représente au concile d'Arles en 314 l'Église de Nice, sans doute non encore épiscopale ; et d'autres y sont également nommés (Mansi, II, p. 476). Martin, exorciste d'Hilaire à Poitiers ; Sulpice, V. Mart., 5, 2 ; C. Th., XVI, 2, 24. Un curieux type de cette fonction est, dans l'Église de Bordeaux, Cardamas, ancien mime, choisi par les évêques comme exorciste, ce qui semble indiquer que l'exorcisme s'accompagnait de gestes étudiés.
[12] Lectores par exemple (C. Th., XVI, 2, 24) ; il y en a déjà au concile d'Arles de 314 (Mansi, II, c. 476). Il y en eut (plus tard ?) de treize ans (Corp., XII, 2701). Ce sont sans doute ces trois dernières fonctions, inférieures à celle de diacre, que la loi de Constance appelle juvenes (clericis ac juvenibus, XVI, 2, 10), et il faut évidemment rapprocher de ce texte les plus jeunes discipuli de Martin à Marmoutier (Sulpice, V. M., 10, 5). — Cf. Duchesne, Origines du culte chrétien, 4e éd., 1908, p. 349 et s.
[13] C'est cette mission, cet envoi, qui est l'élément essentiel et originel de la puissance de l'évêque. Cf. Sulpice, parlant de Martin, in solo lartino apostolica auctoritas permanebat (Vita Martini, 20, 1), et, de même, Gratien, parlant de l'évêque d'Alexandrie, vir apostolicæ sanctitatis (C. Th., XVI, 1, 2).
[14] Sancto episcopo, dit Sulpice de Martin, 20, 5. Mais le mot s'employa presque aussitôt pour les moines. Sur cette expression de sanctus, voyez, dans des directions différentes, Lavertujon, La Chronique de Sulpice Sévère, II, 1899, p. 520 et s. Delehaye dans les Analecta Bollandiana de 1909, XXVIII, 145 et s.
[15] Élection de Martin : incredibilis multitudo non solum ex illo oppido [Tours] sed etiam ex vicinis urbibus [les vici, du diocèse ? urbs a maintenant d'ordinaire un sens restreint] ad suffragia ferenda convenerat ; Sulpice, V. Mart., 9, 2.
[16] Lors de l'élection de Martin en 372.
[17] Actes des Apôtres, 1.
[18] Cf. Sulpice Sévère, Dial., III, 13, 2.
[19] Lettre d'Innocent à Victrice en 404., § 2, Patr. Lat., XX, 470 : Episcopatus in Christo cœpit exordium.
[20] Martin, in absolvendis Scripturarum quæstionibus ; Sulpice, V. M., 25, 6.
[21] Peut-être, à tout prendre, est-ce là le fait le plus extraordinaire d'organisation que présente le Christianisme. La seule comparaison possible, dans le monde antique, serait avec l'assemblée des druides, à cela près qu'elle fut nationale et non universelle ; mais, c'est la même toute-puissance et, à certains égards, la même concurrence faite à l'État.
[22] Regeneratus in Christo ; Sulpice, V. Mart., 2, 8. Voyez l'épitaphe de la Viennoise Fœdula, baptisée par Martin (XII, 21.15), Martini quondam proceris sub dextera tinta, crimina deposuit fonte renata Dei. Paulin de Nole dira, à propos du baptistère de Primuliac (Epist., 32, 2, c. 331) : Deponentibus [l'expression est consacrée] in lavacro terrenæ imaginis vetustatem.
[23] Cf. Paulin de Pella, Eucharisticos, 476-477 (sacramenta Christi).
[24] Cf. Duchesne, Origines, p. 189 et s., p. 228 et s.
[25] Communio ecclesiastica, communio laica (cf. n. suivante).
[26] L'opposition entre les deux communions est peut-être déjà marquée, sous Théodose, dans le Libellus precum de Marcellinus et Faustinus, 13 ; § 50, Patr. Lat., III, c. 93 (Collectio Arellana, p. 20). — La distinction apparaîtrait dès le IIIe siècle, l'on rapportait à l'acte de la communion et non pas, comme cela parait beaucoup plus probable, à la réintégration comme laïque après pénitence, le texte de Cyprien (Epist., 55, § II, p. 632, Hartel) : Admissus est Trofimus ut laicus communicet.
[27] Il est d'ailleurs à peu près certain que l'on n'a pas, à l'origine, attaché une importance fondamentale à la séparation des espèces.
[28] Le nombre des moines a dû s'accroître depuis Hilaire avec une extraordinaire rapidité ; Sulpice Sévère parle de près de 2000 qui auraient, dit-on, assisté aux obsèques de Martin en 397 (Epist., 3, § 18) ; monachorum caterva densatur au cortège de Rouen (§ 3). — A travers les obscurités de l'histoire primitive du monachisme occidental, j'aperçois pour la fin du IVe siècle, en Gaule, les groupes suivants : 1° les juvenes des monastères à type de séminaire, voisins des villes épiscopales, tels que Ligugé et Marmoutier ; 2° les monastères, sans doute à effectifs très réduits, institués en particulier par Martin pour desservir les églises rurales (monasteria et peut-être monasteriola : beaucoup de nos localités dites Moutiers, Moutier, Montreuil, etc., où il n'y a pas trace de couvent proprement dit [Longnon, p. 351 et s.], doivent avoir cette origine) ; 3° les monastères suburbains constitués régulièrement autour des tombes célèbres, tels que celui de Saint-Victor de Marseille, qui a pli être le premier et le plus caractérisé du genre ; 4° et 5° les moines disséminés dans les campagnes, en dehors du service régulier, soit vivant en commun (cœnobia, même monasteria), soit isolés en des cellules, celles-ci souvent groupées en hameaux (cellæ, cellulæ ; Longnon, p. 357 et s.) ; aucun exemple précis pour la Gaule ; mais la chambre construite dans le roc, dite oratoire de Saint-Aubin, à Saint-Germain-la-Rivière en Gironde, laquelle m'a paru antérieure au IVe siècle [peut-être un oratoire de source], mais utilisée comme ermitage, peut être regardée comme une cella typique de ce genre (C.-r. des travaux de la Comm. des Mon. hist. du dép. de la Gironde, 1846-7, p. 7-8 ; Revue des Ét. anc., 1925, p. 122-4) ; voyez les moines de l'ile de Capraja, lucifugi viri, chez Rutilius, I, 439 et s. ; 6° il est possible qu'il y eût déjà des couvents ou des moines urbains en Gaule, comme ceux dont parlera Zosime (V, 23, 7 et s.) ; mais on sait la répugnance des empereurs à autoriser la présence de moines dans les villes, l'institution ne leur paraissant propre que pour deserta loca (loi de 390, C. Th., XV1, 3, 1) ; 7° les Continentes du type Victrice ; 8° les Abstinentes du type Priscillien : ces deux derniers groupes ne pouvant être que des laïques unis en confréries ; 9° la catégorie innombrable et insaisissable des moines mendiants, dont la plupart n'étaient que des escrocs ; 10° les moines commerçants de bourgades dont parle Jérôme ; 11° les moines groupés librement près des oratoires ou des basiliques ; 12° j'ajoute qu'il est parfaitement possible que les écrivains, en particulier Sulpice Sévère, appellent monachi l'ensemble des prêtres desservant une église, si du moins ils vivaient en moines, en cellules ou en communauté (cf. Dialogues, III, 3, 4) : Martin est à la fois évêque et moine (V. M., 10, 3), et les monasteria qu'il constitue dans les villages (V. M., 13, 9), peuvent être simplement les groupes ou demeures de prêtres attachés à l'église.
[29] La présence de vierges consacrées semble attestée pour la Gaule en 368 (Code Théod., XIII, 10, 4), et à Trèves vers 375 ; mais elle doit y être plus ancienne. — Dans le cortège formé pour recevoir à Rouen les reliques d'Italie, ce sont elles qui portent la croix (sermon de Victrice § 3, P. L, XX, c. 445) devotarurn inlibatarumque virginurn chorus crucis portat insigne. — Il semble qu'il y en ait eu deux catégories, celles qui vivaient en commun et celles qui se consacraient vitæ solitariæ (C. Th., V, 3, 1). Le premier monastère de femmes cité en Gaule serait celui que Cassien fonda vers 415 à Marseille. Jérôme parle pour la Gaule, à la date de 405, d'une veuve et de sa fille, vierge, qui in eadem urbe divisis habitarent cellulis (Epist., 117, § 1, P. L., XXII, c. 953). — Arborius, vir præfectorius (c'est le neveu d'Ausone), voue lui-même sa fille perpetuæ virginitati, et la fait consacrer par Martin (Sulpice, V. M., 19, 2). Fiancée qui renonce au mariage pour se consacrer à Dieu, à Trèves vers 375. C'est sans doute à propos des vierges de son diocèse que Victrice interrogea Innocent, l'évêque de Rome, et que celui-ci lui répondit que celle qui aura violé son serment ne doit pas être admise à faire pénitence, tant que son complice sera de ce monde (Ép., 2, ch. 13, § 15, Patr. Lat., XX, c. 479).
[30] Citées dans le cortège de Rouen. — Le concile de Nîmes, § 2 avait formellement interdit l'attribution aux femmes (sans doute proposée par les Priscillianistes) d'un emploi religieux, ministerium leviticum.
[31] Cités dans le cortège de Rouen, Continentes ; cf. C. Th., XVI, 2, 20, loi de 370, qui semble attribuer à ce titre une valeur légale. Ce peuvent être les mêmes que ceux qu'on signale à Trèves vers 375.
[32] Innocentium puerorum perstrepit sonora lætitia, dans le cortège de Rouen : ils y chantent donc les chants sacrés.
[33] Cf. Code Théod., V, 3, 1, pour l'énumération des personnes chrétiennes privilégiées.
[34] Remarquez que lorsque Maximin organisa un clergé païen à l'imitation de l'épiscopat, il prit également pour base le système municipal, sacerdotes maximos per singulas civitates ; Lactance, De m. p., 36.
[35] Conventiculum ritus Christiani, synonyme d'ecclesia, à Cologne ; Ammien, XV, 5, 31.
[36] C'est ce qui explique sans doute l'installation à Blaye d'un lieu de prières sous la direction de Romain, peut-être disciple de Martin (Grégoire, In gl. conf., 45) ; remarquez que Blaye est un port, comme tant d'autres paroisses primitives. Le fait que le port de Nice, tout en dépendant de la municipalité de Marseille, en était géographiquement distinct et était un port important, explique pourquoi elle a été peut-être la première grande paroisse rurale constituée (dès 314), et fut si vite transformée en évêché (avant 381). — Sur ces questions, Imbart de La Tour, Les Paroisses rurales dans l'ancienne France, 1890 (Revue historique).
[37] Cf. Sulpice, V. Mart., 14, 3 et s. Ausone, près de son domaine de Poitou, parle de celebri frequens ecclesia vico (Epist., 25, 94).
[38] Voyez le concile de Cologne, mentionnant, sous le nom de castra, les paroisses de la plèbe chrétienne de la Germanie Inférieure : il entend par castra sans doute les paroisses rurales, encore que l'existence en paraisse surprenante pour cette date ; et c'est peut-être dans le même sens qu'il faut interpréter les castra sanctorum marseillais de la plus ancienne Vie de saint Victor (Ve siècle ; 21 juillet). Je me demande, dans ce cas, si les castra mentionnés dans la Notitia Galliarum n'ont pas également le sens, non pas de lieux fortifiés, mais de grandes paroisses organisées (Not. Gall., 1, 6-7 : Chalon et Mâcon, dans les cités des Éduens ; 9, 6-9 : les castra de Windisch, Yverdon, Horbourg et Augst, dans la cité des Helvètes ; 5, 9 : Uzès, dans la cité-de Nîmes), Peut-être faut-il voir encore une paroisse dans le portus Abucini de cette même Notitia (9, 10 ; Port-sur-Saône). Les petits évêchés d'Agde, Toulon, Ceyreste, Garguier, etc. ont dû n'être d'abord que des paroisses rurales, mais très anciennes (ces dernières, les castra de Victor ?). La paroisse rurale bien constituée apparaît pour la première fois en Gaule dans un texte de Sulpice (Epist., 3, § 6), sous le nom de diœcesis (Condacensem diœcesim, Candes) : elle date de Martin.
[39] Sulpice Sévère dans le domaine de Primuliac, ecclesia domestica ; Paulin, Épist., 31, 1 ; c. 325.
[40] Je n'en ai trouvé encore aucun exemple pour le IVe siècle et je ne peux placer, ici les castra marseillais. — Je ne parle pas ici des basiliques suburbaines, mais seulement des lieux de réunion ayant pour élément constitutif, non pas le culte topique d'une tombe ou d'une relique, mais un groupement administratif ou social, civitas, vicus ou villa.
[41] Sedes, cathedra.
[42] Garguier, Ceyreste et Toulon dans la civitas Arelatensium, si du moins il n'y a pas eu d'abord et pendant quelque temps transformation politique du pagus en civitas. — La création de civitates nouvelles après 400 a pu avoir parfois pour cause l'installation d'évêques dans de grands pagi ruraux, par exemple Nevers et Mâcon, chez les Éduens ; Laon, dans la cité de Reims ; Uzès, Maguelonne et Arisitum [j'hésite maintenant à le placer à Alais ; je préférerais dans un quartier excentrique du Vigan : Saint-Euzeby ?], dans le territoire de Nîmes ; Agde, dans celui de Béziers ; Carcassonne et Elne, dans celui de Narbonne ; Bayonne, dans celui de Dax ; Melun, dans celui de Sens ; Windisch, dans celui d'Avenches ; Belley, dans celui de Besançon ; sans parler du Toulon et de Nice.
[43] Cela n'est pas attesté en Gaule, où les domaines étaient moins étendus.
[44] Revue des Ét. anc., 1905, p. 74. N'oublions pas que c'est la continuation d'un état de choses qui remonte jusqu'aux temps gaulois.
[45] En particulier, Duchesne, Fastes épiscopaux de l'ancienne Gaule, 3 v., 1907, 1910, 1915, en particulier I, p. 86 et s. — Sur la lutte entre Arles et Vienne, outre Bahut et Duchesne, les copieux articles de Gundlach dans Neues Archiv, XIV-XV, 1889 et 1890.
[46] Remarquez que Maximin, dans sa singulière organisation du culte païen, avait voulu placer les prêtres, métropolitains au-dessus des prêtres municipaux, provinciis ex altiore dignitatis gradu singulos quasi pontifices superponeret ; et il est bien évident que les prêtres du culte provincial avaient été supérieurs en dignité aux prêtres municipaux. Mais les prêtres provinciaux n'étaient pas, du moins en principe, des prêtres municipaux (ce qu'ont toujours été les métropolitains chrétiens). Il est vrai que la chose a pu se produire ou s'établir peu à peu : et nous aurions alors là un des éléments originels du système métropolitain chrétien. Et je ne puis affirmer, comme on le croit d'ordinaire, que Maximin (mort en 313) s'est inspiré de l'Église chrétienne. On ne pourrait le dire que de Julien.
[47] Le plus ancien texte où l'on pourrait voir poindre en Gaule le système des métropoles, à l'imitation de ce que le concile.de Nicée avait sanctionné pour l'Orient (§ 4 ; Héfélé-Leclercq, I, p. 539 et s. ; Mansi, II, c. 686), serait chez Athanase (Apol. de fuga, § 4, P. Gr., XXV, c. 649), appelant l'évêque de Trèves Paulin, ό τής μητροπόλεως τών Γαλλιών : mais il est visible qu'il ne s'agit que de la prééminence politique de Trèves. Viendrait ensuite, en 378, la lettre de Gratien à Aquilinus, qui semble bien indiquer le désir des empereurs de confier aux évêques des métropoles une prérogative disciplinaire, le règne de Gratien et le pontificat contemporain de Damase demeurant le temps capital en toute affaire de hiérarchie et discipline catholiques : Omnis ejus cause dictio ad metropolitani in eadem provincia episcopi deducatur examen, vel, si ipse metropolitanus est, Romani, etc. (Collectio Avellana, dans l'édit. Günther, Corpus de Vienne, XXXV, p. 58). Le droit du métropolitain est définitivement consacré pour la Gaule par le concile de Turin en 401 (§ 1 et 2 ; Bahut, p. 224-6) : remarquez les expressions præesse ecclesiis,... pater honorat consacerdotes suos ut filios,... dignitas primatus, etc. ; et encore, dans la lettre du pape Innocent à Victrice de Rouen (§ I, Patr. Lat., X, c. 471), ut extra conscientiam metropolitani episcopi nullus audeat ordinare ; Innocent ne fait d'ailleurs que répéter la décrétale de Sirice [ou Damase ?] ad Gallos (§ 18, Patr. Lat., XIII). — Il semble qu'au début du Ve siècle on ait fait intervenir, pour justifier les prétentions de l'évêque de la ville métropolitaine, une considération d'ordre historique et non politique : que son siège aurait été fondé à l'époque ancienne par un envoyé direct des apôtres ou tout au moins des successeurs des apôtres à Rome, et que de la métropole serait partie l'évangélisation la province ; et l'on devine l'importance que pouvait prendre cet argument, étant donné le rôle essentiel et impérieux de la transmission apostolique. — C'est cet argument sur lequel le pape Zosime s'appuie pour étendre en 417 les droits d'Arles : Metropolitanæ Arelatensium urbi vetus privilegium minime derogandum est, ad quam primurn ex hac urbe [Rome ; je doute que Zosime le sût de source certaine ; d'ailleurs, il ne s'agit peut-être ici que de la mission du IIIe siècle, et non encore d'un envoi aux temps apostoliques] Trophimus summus antistes, ex cujus fonte totæ Galliæ fidei rivulos acceperunt, directus est (Zosime, Epist., 1, § 3, Patr. Lat., XX, c. 645). — En réalité, le point de départ des prétentions métropolitaines d'Arles ne peut être que dans la prépondérance de sa situation politique au début du Ve siècle ; et elles furent alors appuyées par la cour de Rome pour créer en outre, au-dessus des provinces et de leurs métropolitains et au profit d'Arles, une sorte de vicariat apostolique. Et c'eût été la conséquence logique de l'adaptation du système ecclésiastique au système provincial politique, le ressort préfectoral d'Arles appelant la primatie de son évêque. Voyez Zosime, Epist., 1, § 1, c. 643 et s ; 7, § 1, c. 668.
[48] En dernier lieu, Turmel, Histoire du dogme de la papauté, 1908, et Pierre Batiffol, Le Siège Apostolique, 1924, en particulier p. 107 et s.
[49] Cf. Irénée apud Eusèbe, V, 6 ; Lactance, De m. p., 2. La primauté apostolique du siège de Rome fut solennellement affirmée par Gratien (loi de 380, C. Th., XVI, 1, 2), au moins pour l'Occident ; et c'est également, Gratien qui, en 378, a posé nettement le principe de la prééminence hiérarchique et judiciaire du siège de Rome, du moins en Occident : lettre à Aquilinus, et plus loin dans cette lettre, ad Romanum episcopum liceat provocare. Tout cela a été bien vu par Batiffol, p. 45 et s., et il ne me parait plus douteux que l'expression de sedes apostolica n'ait été dès lors consacrée pour Rome, et sans doute nettement formulée au moins dès Damase (366-384).
[50] C'est évidemment vers ce temps, dans le dernier quart du IVe siècle, que se fixa l'idée de l'origine romaine de la mission des sept évêques de Gaule et, d'une manière générale, de l'évangélisation de tout l'Occident ; voyez entre autres l'affirmation si nette du pape Innocent en 416 : Cum sit manifestum in omnem Italiam, Gallias, Hispanias, Africam atque Siciliam et insulas intejacentes, nullum instituisse ecclesias, nisi eos quos venerabilis apostolus Petrus aut ejus successores constituerint sacerdotes (Epist., 25, § 2, P. L., XX, c. 14). De même, Zosime en 417, Epist., 1, § 3. Je répète que ces affirmations ont dû être précédées ou accompagnées d'écrits historiques sur l'évangélisation de l'Occident, écrits où allèrent de pair les prétentions d'Arles el celles de l'Église de Rome. Sulpice semble bien n'avoir pas connu ces écrits et se référer seulement à l'évangélisation hellénique des premiers temps (Chronica, II, 32, 1).
[51] Comparez l'expression d'Irénée sur l'Église de Rome, potior principalitas (nous n'avons que la traduction latine ; Adv. hær., 3, 3, 2, Patr. Gr., VII, c. 849 ; Harvey, p. 9), à celle dont se sert Ammien Marcellin pour cette même Église : en dépit de l'opinion courante, je préfère encore, comme les anciens éditeurs d'Irénée, la leçon potior à celle de potentior ; Irénée a dû écrire, comme me le dit Puech, κρείττων.
[52] L'origine romaine de la mission est invoquée en 416 par le pape Innocent et en 417 par le pape Zosime (Epist., 1, § 3, c. 645 ; § 5, c. 666 ; § 6, c. 667).
[53] La chose est nettement attestée, ce qui est capital, par un écrivain païen, Ammien Marcellin, et en termes qui rappellent ceux d'Irénée (Adv. hær., 3, 3, 2), auctoritate potiore Æternæ Urbis episcopi (à la date de 355 ; XV, 7, 10). Remarquez qu'une des premières décrétales pontificales, et peut-être la première (attribuée d'ordinaire à Sirice, 384-399 ; à Damase, 366-384, par Bahut, La plus ancienne Décrétale, 1904), est adressée ad Gallos episcopos, et qu'elle insiste sur les règles de l'Église de Rome (Patr. Lat., XIII, c. 1181 et s.).
[54] Remarquez le mot de Sulpice Sévère sur Martin (V. Mart., 20, 1), in solo Martino apostolica auctoritas, lequel pourrait bien être une allusion à une entente particulière de Martin avec le siège de Rome. — Il serait intéressant de savoir quelle position ont prise les évêques de Gaule dans la concurrence qu'ont pu se faire les sièges de Rome et de Milan, et notamment au temps d'Ambroise, concurrence qui eut son origine dans le rôle que les empereurs ont fait jouer à Milan comme résidence du souverain, mais concurrence dont je crois qu'on a exagéré l'importance (Duchesne, Origines du culte chrétien, p. 32 et s.). Les indices qui marqueraient une influence d'Ambroise suries évêques de Gaule sont fort peu significatifs, et se ramènent à l'envoi de reliques des saints milanais Gervais et Caprais (Grégoire, Hist., X, 31, p. 444, Arndt ; Victrice, De laude sanctorum, § 2, P. L., XX, c. 445 ; Corp. inscr., XII, 2115). En revanche, Sulpice Sévère regarde évidemment Martin comme indépendant d'Ambroise et supérieur à lui, virum altioris ingenii (Dial., 25, 6).
[55] Lettre du pape Innocent à Victrice, le 15 février 404 (Patr. Lat., XX, c. 469 s.) : Romanæ ecclesiæ normam atque auctoritatem magnopere postulasti ; et le premier paragraphe de cette réponse rappelle les liens qui unissent Rome au Christ adjuvante Petro. — Victrice était allé à Rome en 403-404 pour se justifier de certaines accusations (Paulin de Nole, Epist., 37, P. L., LXI, c. 353 et s.).
[56] On a dit que la première mention d'un autel, et, par suite, d'un lieu sacré, serait chez Irénée ; mais celui-ci dit, est ergo altare in cælis et templum, ce qui exclut toute localisation terrestre (Adv. hær., IV, 18, 6, Patr. Gr., VII, c. 1029).
[57] Encore n'avons-nous rien de précis et de certain à ce sujet pour l'époque primitive. — Sur les premiers vestiges du culte des corps des martyrs : Vacandard, Études de critique, IIIe série, 1912, p. 62 et s. ; Delehaye, Les Origines du culte des martyrs, 1912 (pour la Gaule, p. 388 et s.).
[58] A Bourges, Leucadius domum suam fecit ecclesiam (Grégoire, Hist., I, 31). — A Tours, encore sous Lidoire, le prédécesseur de Martin, ex domo cujusdam senatoris basilica facta est (Grégoire, X, 31, p. 443, Arndt). L'opinion de Longnon (Géographie, p. 245-6) était qu'il s'agissait d'une basilique distincte de la cathédrale, et il est certain que Grégoire sépare avec netteté l'ecclesia prima ou la cathédrale originelle et la basilica au nom de Litorius. J'hésite pourtant à ne pas supposer une erreur de l'historien : car j'ai peine à croire à la construction d'une basilique, dès ce temps-là in domo, ce qui suppose de préférence une maison de la ville : on ne pourrait accepter l'idée d'une basilique cimetériale qu'à la condition d'interpréter in domo dans le sens de propriété suburbaine (à rapprocher de la tombe de Cyprien et de la basilique élevée sur cette tombe au faubourg des Mappalia ad areas Macrobii ; Monceaux, II, p. 373).
[59] Parietes... dirui..., verum Dei templum est in hominibus, Lactance, De m. p., 15. Voyez le texte d'Irénée, Adv. hær., IV, 18, 6.
[60] Je ne parle que de ce que j'ai pu constater en Gaule. Il va sans dire que la chose a pu se passer beaucoup plus tôt, comme on le constate dès le IIe siècle ailleurs dans le monde chrétien. Je fais allusion au passage d'Hilaire dans le Contra Constantium, § 8 (Patr. Lat., X, c. 584) : Sanctus ubique beatorum martyrum sanguis exceptus est, et veneranda ossa quotidie testimonio sunt.
[61] J'hésite à voir la mention d'autel chez Irénée (Adv. hær. IV, 18, 6). La première mention en Gaule pourrait être celle de l'autel que Lidoire aurait fait, élever sur la tombe de prétendus martyrs au voisinage de Tours (Sulpice, V. Mart., II, 1), velut consepuitis ibi martyribas altare ibi constitutum : il s'agit ici d'un autel de tombe, et non pas un autel.
[62] Et sepelierunt (les restes des martyrs lyonnais) sub sancto altare, ubi se semper virtutibus manifestis cum Deo habitare dectaraverunt (Grégoire, In gl. mart., 48). Ici encore (cf. n. précédente) il s'agit d'un autel de tombe.
[63] Je ne peux interpréter augustas ædes que par église.
[64] Voyez Grégoire, In gl. mart., 5, et l'insistance de Victrice définissant la basilique domicilium des saints : hic invenietis, etc. (De laude sanct., § 6, P. L., XX, c. 448). En tout cela d'ailleurs (cf. notes préc.) la sainteté de l'autel est intimement attachée à la présence de tombes ou de reliques, si bien que l'on peut dire que l'autel de l'église chrétienne est résulté de l'adaptation du culte de ces reliques à la tradition de la table de communion : là, par le contact des fidèles avec leurs morts les plus saints, s'opérait véritablement la communion de l'Église Universelle. Et c'est pour cela qu'on a eu raison de dire qu'à l'origine le culte des martyrs se confondait plus ou moins avec celui du Christ (Vacandard, p. 70). Le saint est l'autel de Dieu, semble dire saint Augustin.
[65] Il ne faut pas oublier qu'on a dit mensa pour la pierre du tombeau comme pour la table de communion. (Corp., VIII, 10927, 20473 ; mensa Cypriani, cf. Monceaux, II, p. 377) ; et remarquez tous les efforts que fait saint Augustin pour qu'on n'assimile pas absolument la mensa tombale d'un saint à un autel consacré à Dieu ; il n'empêche qu'on célébrait des offices, avec communion ; sur la mensa Cypriani (Augustin, Sermones, 310, 2, P. L., XXXVIII-IX, c. 1413 ; autres, P. L., LVI, c. 862 et s. ; cf. Monceaux, II, p. 377).
[66] Mais avec cette différence, que le martyr, le mort chrétien, prend la place, non pas du défunt, des Manes d'autrefois, qu'on ne priait pas, qui n'intercédaient pas auprès des dieux (sauf de très rares exceptions), qui n'avaient pas une véritable puissance religieuse, mais que ce martyr prend la place des Génies et Tutelles de l'endroit, lesquels avaient cette puissance. Le principe de cette valeur divine du défunt et de sa tombe doit être encore cherché dans celui de la communion universelle entre les vivants et les morts.
[67] Luc, Évangile, 24, 5.
[68] Grégoire de Tours, In gl. mart., 48.
[69] Au début du Ve siècle, Grégoire de Tours, In gl. conf., 44. Sur ce cimetière, Courteault, Revue des Ét. anc., 1910, p. 67 ; 1911, p. 331.
[70] Je crois qu'il faut en principe distinguer, dans un centre chrétien du IVe siècle : 1° d'une part, le lieu de réunion des fidèles à l'intérieur de la ville, ecclesia, devenu l'église cathédrale, selles (en écartant la question du rendez-vous originel qu'on peut supposer dans un vices suburbain), et qui par suite est le sanctuaire en quelque sorte de la collectivité, et 2° les sanctuaires élevés hors des murs auprès des tombes saintes, ceux-ci appelés plus proprement basiliques, et représentant pour ainsi dire des sanctuaires topiques, portant le nom d'un saint ; ajoutez, mais plus tard, 3° les basiliques urbaines ou suburbaines provoquées par l'arrivée de reliques. La distinction apparaîtrait nettement à Tours, où, au temps de l'évêque Lidoire (337 ou 340 à 371 ou 372), on construisit à la fois la prima ecclesia infra urbem et la prima basilica (s'il n'y a pas erreur chez Grégoire). — Les églises cathédrales, à la différence des basiliques, ne portent pas en principe le nom d'un saint, mais celui de leur civitas (ecclesia Parisiensis) ; ou si on songeait à leur donner un vocable, on devait dire templum Dei (cf. sacras ædes et dicata Numini Summo, delubra ; Panegr., XII, 21) ; de même, altaria Christi, sans doute pour l'autel de la cathédrale (Victrice, § 6 ; Paulin, Euchar., 470). Toutes ces distinctions s'atténueront après 400.
[71] Saint Augustin va au-devant de cette accusation lorsque, parlant de la mensa Cypriani, il dit : Non aram constituimus, tanquam Deo, Cypriano, sed Deo vero aram fecimus Cyprianum (Sermones inediti, 14, § 5, P. L., XLVI, c. 65). Même pensée chez Jérôme, répondant à l'accusation d'idolâtrie formulée par le Gaulois Vigilantius [de Calagurris dans le Comminges] : Honoramus reliquias martyrum, ut eum, cujus sunt martyres, adoremus (Epist., 109, P. L., XXII, c. 907), et ce furent expressions solennelles.
[72] Grégoire de Tours, Hist., VI, 11. On pense d'ordinaire qu'il s'agit de Saint-Étienne-du-Mont (sur la route d'Italie) ; mais Duprat la rapproche avec raison (proxima urbi) de la vieille cité de Marseille et la place vers les Augustins, près de la porte Romaine. — Les églises consacrées à saint Étienne sont parmi les plus anciennes, en dehors et proche des cités, au voisinage de cimetières. Mais elles ne doivent pas être antérieures à 415, date de l'invention des reliques du saint.
[73] Martin a transporté à Tours des reliques de Gervais et Protais en 386, mais la construction de la basilique à leur nom (à l'intérieur de la ville) est postérieure (H. Fr., X, 31, p. 444, Arndt).
[74] Je le suppose du moins, et je croirais volontiers que la majorité de nos cathédrales ont été constituées sur des terrains de temples concédés aux évêques par Constant ou Constance II, terrains d'ordinaire choisis au voisinage immédiat du rempart. La Cathédrale de Tours est nettement affirmée par Grégoire comme de ce temps (H. Fr., X, 31, p. 443).
[75] Code Théod., XVI, 10, 20 : loi de 415, mais faisant allusion multiplicibus constitutis. Il est probable : 1° que les biens restitués aux villes par Julien (Code Theod., X, 3, 1) étaient des bona templorum assignés par Constance II aux Églises ; 2° que lorsque Gratien réunit aux biens privés du prince les loca religieux des païens (XVI, 10, 20), ce fut pour en assigner une partie au culte chrétien, ce par quoi s'explique l'œuvre de Martin.
[76] Ubi fana destruxerat, statim ibi aut ecclesias aut monasteria construebat (Sulpice, V. Mart., 13, 9). Évidemment, la chose n'était possible que s'il y avait en même temps transfert légal de propriété, d'autant plus que les empereurs ont été plus respectueux des temples ruraux que des temples intra muros (C. Th., XVI, 10, 3).
[77] Sulpice, Dial., III, 8, 4 : In vico Ambatiensi, id est castello veteri, quod nunc frequens habitatur a fratribus : il semble par là qu'il s'agit de la bourgade ancienne d'Amboise, alors à moitié détruite ou en partie abandonnée, et que Martin ait pu sans peine y installer un prêtre (peut-être même l'installation fut-elle antérieure à son épiscopat, consistenti presbytero). Amboise était dans le diocèse de Tours. Voyez le récit de Sulpice sur la destruction du sanctuaire.
[78] Leprosus, dans le diocèse de Bourges ; destruction du temple ; V. Mart., I, 14, 3 et s. — Je crois qu'il s'agit, dans tous ces cas, de villages ou bourgades libres, ne relevant pas d'un grand seigneur, et peut-être parfois dépendant d'un grand sanctuaire, dans le genre par exemple du vicus sanctus de Nanterre. Et remarquez que précisément Nanterre est une des paroisses les plus anciennes du territoire parisien (Grégoire de Tours, H. Fr., X, 28). Il semble que dans le cas de Nanterre et dans bien d'autres, la paroisse chrétienne se soit simplement substituée au terroir d'un sanctuaire.
[79] Sulpice, V. Mart., 13, 9
[80] Et peut-être aussi, à Nanterre même, un, puits, un bois et des sources sacrés. Nanterre, Nemetodurum = vicus sanctus ou vicus loci sancti. Cf. Vita Genovefæ, § 5, Künstle.
[81] Inscription d'Hasparren, Genio pagi (XIII, 412). Ce Génie me parait être une des sources d'Hasparren, et cette dernière localité, le centre religieux du Labourd (Lapardum). Bayonne a dû être primitivement seulement le port.
[82] In loco quo beatus martyr percussus est fons habetur splendidus, lenis, dulcibus aquis uberrimus, in quo et a percussoribus caput amputatum ablutum est, de quibus aquis multæ sanitates tribuuntur infirmis ; Grégoire de Tours, De mirac. s. Juliani, 3 ; cf. 25. C'est aujourd'hui la fontaine Saint-Ferréol-les-Minimes, à 2 kil. de Brioude. — Comparez à ce texte la manière dont Ausone célèbre la source divine, Divona, de Bordeaux, fons sacer, alme, perennis, medico potabilis haustu (Urbes, 157-9). — Entre mille exemples de sources passant du culte païen à des saints chrétiens, le plus notoire est peut-être la source mithriaque de Saint-Andéol ; cf. le début du livre d'Henri Courteault, Le Bourg Saint-Andéol, 1909.
[83] Grégoire de Tours, In gl. conf., 2 : Mons erat in Gabalitano territorio cognomento Helarius [préférable à la vulgate Helanus ; à moins qu'on ne veuille supposer Melanius, à cause des eaux noires du lac ?], lama habens magnum.... Tunc basilicam in honore beati Hilarii, etc. Peut-être a-t-on choisi Hilaire à cause de la similitude de nom. Longnon (Géogr., p. 531) accepte le lac de Saint-Andéol.
[84] Grégoire, In gl. mart., 76 : Est et ad sepulchrum sancti Victoris Massillensis martyris mira virtus.
[85] Texte d'Hilaire. Julien revient sans cesse sur le culte des Chrétiens à l'endroit des martyrs ; voyez en particulier le propos que nous a conservé de lui Cyrille, πάντα έπληρώσατε τάφων καί μνημότων [ces mots traduisant sans doute martyria et memoriæ], disait-il aux Chrétiens (Julien, Librorum contra Christianos quæ supersunt, 1880, p. 225, d'après Cyrille) ; en outre, son rescrit à Bostra, Epist., 52, p. 178, Bidet et Cumont.
[86] Ces lieux sacrés autour de tombes (qui étaient trop souvent tombes banales, prises par erreur pour tombes de martyrs) sont ce qu'on appelait les martyria ; Tertullien, Adv. hæret., 46, P. L., II, c. 63 ; C. Théod., loi de 386, IX, 7, 7 (où l'on voit que des constructions, fabricæ, s'élevaient autour de ces tombes) ; C. Just., I, 2, 16 (qui distingue nettement les ecclesiæ et les martyria) ; Jérôme, V. Hilarionis, § 31, P. L., XXIII, c. 45 (où l'on voit qu'il y avait des martyria dans les villas de grands seigneurs) ; etc. — Ici se pose la question, si ces martyria ne sont pas l'origine de ces Martroy, Martray, Martres, etc., qu'on rencontre en si grand nombre, soit dans nos campagnes près du centre des communes qui dérivent d'une bourgade ou d'une villa gallo-romaines (par exemple, près de Paris, la bourgade de Nanterre [place du Martray], les villas de Dugny [lieudit du Martray] et de Thiais [sentier du Martray], soit aux portes des cités gallo-romaines [par exemple le martroy Saint-Gervais à Paris]). Après avoir hésité, j'incline maintenant de plus en plus à le croire, mais en ajoutant que le caractère sacré de ces lieux s'est peu à peu oblitéré sous le caractère social, ces rendez-vous de prières étant devenus presque aussitôt des cimetières de nature banale, ou encore des maladreries, voire des rendez-vous de marché. — En dernier lieu, Maitre, Les Martrays, dans le Bull. de la Soc. arch. de Nantes, LXII, 4922 (ne s'occupe pas de l'origine) ; Soyer dans la Revue des Ét. anc. de 1925 (avec lequel je suis complètement d'accord).
[87] Je ne vois aucun motif de douter de l'anecdote rapportée par Sulpice Sévère, V. Mart., 11) : les Chrétiens de Touraine allaient prier sur une tombe comme renfermant des corps de martyrs, et sur laquelle les prédécesseurs de Martin (sans aucun doute Lidoire, de 337 ou 340 à 371 ou 372) avaient élevé un autel ; or, c'était celle d'un voleur, et Martin découvrit la vérité, non temere adhibens incertis fidem. — J'accepterais volontiers la tradition qui place sous Valentinien l'invention des reliques des saints Ferjeux et Ferréol près de Besançon ; sans du reste préjuger si ces restes étaient authentiques. — Remarquez que Martin n'a fait que devancer les prescriptions des conciles du temps, qui condamnèrent ces martyria improvisés par la fantaisie populaire ; Mansi, III, c. 782 et 971 : Altaria, quæ passim per agros et per vias tamquam memoriæ martyrum constituuntur, in quibus nullum corpus aut reliquiæ martyrum conditæ probantur, ab episcopis... evertantur ; etc.
[88] Voyez le sermon De laude sanctorum de Victrice, prononcé à l'occasion de l'arrivée à Rouen de reliques envoyées d'Italie.
[89] Tout cela, d'après le sermon si caractéristique de Victrice.
[90] Par une sorte de fiction légale, il fut admis qu'un même saint pouvait avoir un très grand nombre de tombeaux, Duchesne, Culte, p. 406, qui d'ailleurs ne connaît pas d'exemple de la chose avant Ambroise. Je crois cependant la chose beaucoup plus ancienne, et j'y rapporte le texte d'Hilaire. — Sancti veniunt ad Rothornagensem civitatem, dira Victrice à propos de l'arrivée de reliques de saints envoyées d'Italie (§ 2, c. 445). — Nous donnons ici les noms des saints cités par Victrice, parce que leur date d'arrivée à Rouen (en 398 et avant) peut servir de point de repère pour la chronologie des anciennes églises de Gaule : 1° Jean-Baptiste, André, Luc, Thomas, Gervais, Protais, Eufemia (sainte Euphémie de Chalcédoine), Procule et Agricole (de Bologne), et sans doute Jean l'Évangéliste ces saints, d'ailleurs, semblent provenir, non pas de l'envoi accueilli par Victrice en 396-7, mais d'un envoi antérieur (cf. § 6 et 11), peut-être de celui d'Ambroise, en 386, ou plutôt, comme le conjecture finement Vacandard (Saint Victrice, p. 65), de la fructueuse récolte faite en Orient vers le même temps par Gaudentius, le futur évêque de Brescia (cf. ses Sermones, 17, P. L., XX, e. 960 et s., et la préface de Galeardus, id., c. 97-8) ; 2° ceux-ci, venus dans l'envoi qui a provoqué le De laude sanctorum : Nazaire (de Milan), Antonin (de Plaisance), et, à peu près inconnus, Saturninus (de Macédoine, différent de celui de Toulouse), Trajanus (de Macédoine), Mutius, Alexander (de Pergé en Pamphylie ?), Datysus [Dativus ?], Chindeus (de Pergé ?), les quatre vierges Leonida, Anastasia, Rogata, Anatodia [Anatolia ?]. De l. s., § 11, c. 453.
[91] En 386. Je dis magnifiques à cause des ossa grandia qu'on dit avoir vus. Paulin, V. Ambr., § 14, P. L., XIV , c. 32 ; Ambroise, Ép., 22, § 2, XVI, c. 1020.
[92] Eriguntur attoria, etc. : voir le sermon de Victrice, § 12, c. 454, prononcé d'ailleurs à l'occasion de l'arrivée à Rouen d'autres reliques.
[93] Il faudrait étudier à cet égard toutes les églises de Gaule au vocable des saints Gervais et Protais. Il est possible qu'elles n'aient pas été toutes bâties dès l'origine, à la fin du ive siècle, pour recevoir les reliques apportées alors d'Italie, et qu'on a pu disposer celles-ci d'abord dans la cathédrale ; mais je doute qu'elles ne datent pas pour la plupart du siècle suivant. — Victrice mentionne nettement la construction d'une basilique préparée pour recevoir les reliques des saints apportées d'Italie, § 12, c. 454.
[94] Bien marqué par Victrice (c. 453-4) ; par exemple, curat Ephesi Johannes, præterea et in locis plurimis.
[95] L'analogie est d'autant plus grande que la tombe devint peu à peu inséparable d'un autel et d'un oratoire et plus tard d'une basilique voyez à Paris [non pas dans la cité, mais dans le vicus du cimetière, non loin de la senior ecclesia supposée] la tombe de Crescentia, sur laquelle on construit de super oratorium (Grégoire, In gl. conf., 103). — L'analogie entre les saints chrétiens et les Tutelles et Génies païens se montre encore par les termes dont se sert Victrice pour marquer la virtus des saints et de leurs reliques, curant miseris porrigunt medicinam,... defendunt, purgant, tuentur, etc. (De l. s., § 11, Patr. Lat., XX, c. 453).
[96] A dû mourir vers 385-6 ; Grégoire, In gl. conf., 45.
[97] Je ne crois pas cependant qu'on ait encore dit l'Église de Gaule ; tout au plus les Églises de Gaule, ecclesiæ Galliarum, dont du reste je n'ai pas d'exemple pour ce siècle (Galliarum ecclesias, chez Jérôme, C. Vigilantium, § 4, Patr. Lat., XXIII, c. 342).
[98] Voyez l'insistance avec laquelle Sulpice Sévère parle du rôle religieux de Galli nostræ, Chr., II, 40, 4 ; 45, 7 ; Dial., III, 17, 6. Il est digne de remarque que les écrivains chrétiens ne groupent jamais les évêques ou les Églises suivant les provinces ou métropoles, mais suivant les grandes régions naturelles, Gaule, Italie, etc., lesquelles cependant n'avaient pas une réalité administrative absolue.
[99] Cf. n. suivante.
[100] Legatus ou legati Gallorum, au concile d'Aquilée en 381 (Mansi, III, c. 604) ; dilectissimis episcopis Orientalibus Gallicani episcopi salutem,... ab omnibus Gallinanis episcopis, au concile de Paris en 360 (Feder, p. 43 et 46) ; etc.
[101] Cf. Sulpice, Chron., II, 45, 7 : Illud apud omnes constitit unius Hilarii beneficio Gallias nostras piaculo hæresis liberatas ; Ambroise, Epist., 14, 3, P. L., XVI, c. 914 : Gallia atque Africa, que omnium sacerdotum concordi societate potiuntur. — J'hésiterais cependant, et beaucoup, à prononcer à ce sujet le mot de Gallicanisme, qui réveille des idées assez différentes. Batiffol (Le Siège Apostolique, 1924, p. 204) croit cependant pouvoir l'employer et en trouver la trace dans la lettre de Maxime au pape Sirice (Patr. Lat., XIII, c. 590-1 = Günther dans le Corpus de Vienne, p. 91), disant des évêques de Gaule : Ipsi possunt melius astruere qui norunt. Mais je suppose qu'il y a là moins des questions d'organisation religieuse que des luttes d'influence politique.
[102] Ici se pose la très difficile question de la liturgie dite gallicane et de son origine.— La présence, dans cette liturgie, de nombreux éléments orientaux a fait supposer aux liturgistes anglais émanerait de l'évangélisation gréco-orientale des deux premiers siècles et que par Lyon elle se serait répandue dans l'Occident. Duchesne (Origines du culte chrétien, p. 90 et s.) a réfuté cette opinion en termes très justes : (La liturgie gallicane) est trop loin de ces formes simples et encore flottantes que l'on constate ou que l'on doit supposer dans la liturgie du IVe siècle. Son développement correspond à tout le moins au IVe siècle. — En revanche, Duchesne a supposé qu'elle aurait été constituée par Milan, et sa thèse a reçu l'adhésion du Dictionnaire dom Cabrol (dom Leclercq, art. Gallicane [liturgie], paru en 1924). J'hésite à la suivre, vu le peu d'indices que nous ayons observé de l'influence milanaise de ce côté des Alpes. — Je me demande si, pour la constitution de cette liturgie, il ne faut pas songer à Hilaire et aux conciles qui suivirent son retour d'Orient. Par là s'expliquerait la présence d'éléments orientaux. Et en outre, cette époque parait bien être, dans l'histoire de la Chrétienté de Gaule, celle où elle fixe sa loi et arrête les termes de son rituel. — Une opinion courante, aujourd'hui, est que les liturgies occidentales ont une unité originelle ; probablement romaine, et s'opposent en bloc aux liturgies orientales ; cf., comme excellent résumé de la question, Callewaert, Liturgicæ institutiones, I, De sacra liturgia universim (Bruges, 2e éd., 1925), p. 52 et s.
[103] Dialogues, I, 24, et ailleurs.
[104] Note suivante. — Remarquez dans ce sens la tentative des Arlésiens, d'accord d'ailleurs avec Rome, pour faire de Trophime l'évangélisateur initial de toute la Gaule : il y a là tout au moins l'idée ou le rêve d'une unité originelle de la Chrétienté gauloise.
[105] Felicem quidem Græciam quæ meruit audire aposlolum (Paul) prædicantem ; sed nequaquam a Christo Gallias derelictas, quibus donaverit habere Martinum ; Sulpice, Dial., III, 17, 6.
[106] Grégoire de Tours, Hist., II, 14, et en cent autres endroits.
[107] Voyez le vœu du concile d'Arles de 314 : Ut uno die et uno tempore per omnem orbem a nobis observetur (Actes, § 1). On devait viser les 25-27 mars, date qui parait avoir été alors courante en Gaule pour les fêtes de la Passion et de la Résurrection ; calendrier de Perpétuus chez Grégoire, Hist., X, 31, p. 445, Arndt.
[108] Voyez la coïncidence établie par le calendrier de Polémius Silvius au 25 mars (Corpus, I, 2e éd., p 261) : Æquinoctium. Principiurn veris. Christus passus est hoc die ; et à la même date, les Hilaria, fête de la Magna Mater. La Pâque était de beaucoup la fête la plus populaire en Gaule ; Ausone reste à Bordeaux pour la célébrer (Epist., 10, 17 ; 8, 9) ; c'est en l'honneur de la Pâque qu'il compose sa seule poésie d'allure bien chrétienne (Versus paschales, p. 30, Schenkl). C'est à Pâques que Paulin de Pella est réconcilié à l'Église (Euch., 475). On peut donc supposer que c'est pendant la fête de Pâques que les Alamans surprirent Mayence en 368 (Christiani ritus sollemnitas, Ammien, XXVII, 10, 2).
[109] Cf. Graillot, Le Culte de Cybèle, p. 120 et s.
[110] Je n'ai pas besoin d'ajouter que le solstice d'hiver devait être célébré en Gaule bien avant l'arrivée de Mithra.
[111] Calendrier de Polémius Silvius, au 25 décembre (Corpus, I, p. 270) : Natalis Invicti (Mithra), et à côté Natalis Domini corporalis. Solstitium et initium hiberni. Cf. Cumont, Textes et Monuments figurés relatifs aux mystères de Mithra, I, 1899, p. 342.
[112] Il est probable que l'Épiphanie du 6 janvier, qui était en 361 une grande fête chrétienne (Julien la célèbre à Vienne avant de partir contre Constance, et ce fut sa dernière manifestation chrétienne ; Ammien, XXI, 2, 5), devait être alors regardée comme l'anniversaire ou tout an moins l'annonce publique de la naissance du Christ ; cf. Duchesne, Culte, p. 264-5 ; Vacandard, Les Fêtes de Noël et de l'Épiphanie, dans ses Études, IIIe s., 1912.
[113] Duchesne remarque avec raison, entre autres éléments du rituel chrétien, que le rituel nuptial romain [païen] a été conservé dans l'usage chrétien (Culte, p. 441) ; que dans la dédicace des églises du rituel gallican, la croix oblique sur laquelle l'évêque trace les lettres de l'alphabet rappelle les deux lignes transversales que les arpenteurs romains traçaient d'abord sur le terrain qu'ils voulaient mesurer (p. 424). Et il conclut (p. 441) : Essentiellement conservatrice, l'Église ne modifiait, en ce genre de choses, que ce qui était incompatible avec ses croyances.
[114] Augustin, Sermons, 287 et s., P. L., XXXVIII, c. 1301 et s. (prononcés à l'occasion de la fête, le 24 juin) ; cf. Grégoire de Tours, calendrier de Perpetuus, Hist., X, 31, p. 445 (pour la fête de saint Jean-Baptiste). Aucune allusion, d'ailleurs, aux feux populaires, mais seulement à la chaleur de l'été (non erit æstus ubi umbram facit Spiritus Sanctus, dit avec esprit Augustin, sermon 287, c. 1302).
[115] Sidoine Apollinaire, Epist., VII, 1, 2 ; V, 14. La fête se célébrait alors trois jours avant l'Ascension. — À Rome, les Litanies ou Rogations correspondent aux Robigalia du 25 avril.
[116] Cf. en particulier Épigr., 30, sur le Liber Pater à caractère panthée de son domaine de Lucaniacus.
[117] Sulpice Sévère ne mentionne pas Hercule. Pour Jupiter, Martin l'appelait brutum atque hebetem (Dial., II, 13, 6 ; III, 6, 4 ; cf. Vita Mart., 22, 1). Martin eut aussi affaire à Vénus et à Minerve (Vita Mart., 22, 1) : cette dernière, à cause sans doute des sanctuaires ruraux de la Gaule riveraine de la Loire ; Vénus, sans doute à l'occasion des figurines populaires ou des œuvres d'art plutôt que de sanctuaires.
[118] Sulpice, V. Mart., 22, 1 ; Dial., II, 13, 6 ; III, 6, 4.
[119] La question se pose, dans quelle mesure ces noms de divinités ont vécu ou survécu dans les souvenirs populaires, autrement dit dans le folklore, et il importe, dans cette recherche, de ne pas prendre pour des faits de superstition ou de souvenir populaire des propos d'école ou de science. Mercure et Jupiter me paraissent avoir moins résisté que Mars, lequel probablement a dû sa survie onomastique à ce qu'il était d'ordinaire un dieu rural et familial. Encore est-ce très peu de chose.
[120] Cf. t. VI, ch. I, en particulier § 5.
[121] N'oublions pas que l'usage de la mythologie que nous faisons en art, en littérature, dans nos propos quotidiens, vient surtout de l'éducation nouvelle instituée par la Renaissance et l'Humanisme.
[122] Grégoire, Hist., VIII, 15. Cf. Grimm, Deutsche Mythologie, 4e éd., I, p. 235-7, II, p. 792 et 972. — Encore y a-t-il sans doute, dans cette survie du nom de Diane, plus d'éléments littéraires que populaires.
[123] Cf. Graillot, Le Culte de Cybèle, ch. 13.
[124] Le martyre de sainte Reine, qui est placé sous Maximien, sub Olibrio præside, n'était connu que par des Actes récents, les Bollandistes eux-mêmes se bornent à accepter le fait, sans plus, præter laurearn nihil certi (Acta, 7 septembre, III, 24 et s.). J'hésiterais même à l'accepter. De toutes manières, le culte a un rapport très étroite avec la source (cf. Acta, p. 29).
[125] Voyez chez Martin (Sulpice, V. M., 14, 5) les anciens Génies protecteurs des guerriers transformés en duo angeli hastati adque scutati. C'est l'équivalent de l'apparition de Castor et de Pollux dans les batailles romaines.
[126] Turba dæmonum excités contre Martin ; Sulpice, V. M., 22, 2.
[127] Clovis, mémé au milieu du Ve siècle, n'est pas chrétien. Je n'affirmerai point d'ailleurs, comme on le fait d'ordinaire, que son culte allât à Wuotan et aux dieux germaniques. Je n'accepterai pas davantage la tradition chrétienne, qui lui faisait adorer les dieux classiques (voir le discours de Clotilde à Clovis, Grégoire, Hist., II, 29, discours forgé du reste sur le modèle de ceux qu'on lisait dans les Vies de saints). Je crois plutôt à quelque religion gréco-orientale, dans le genre de celle de l'Alaman Médéric, doctus Græca quædam arcana, et de son fils Serapio (Ammien, XVI, 12, 25). Voyez de même le Barbare [Goth ? Schœnfeld, p. 92] Fravilia, qui parait avoir été hellène à la façon de Julien (Zosime, V, 20, 1).
[128] Ausone, sur la religion duquel on a tant disserté, est à la fois païen et chrétien : païen, par son culte littéraire pour toutes les formes mythologiques ; chrétien, par sa présence aux offices et aussi par des velléités. Je doute que Gratien eût, comblé sa famille d'honneurs extraordinaires, et que Théodose l'eût admiré, s'il n'avait pas fait profession officielle de Christianisme. Et n'oublions pas l'extrême dévotion, dès 376, de son entourage et de toute sa famille. Après tout, eut-il jamais une conviction profonde ? et fut-il autre chose qu'un lettré, et très brave homme ?
[129] Prudence, C. Symm., I, 545 et s., quelle que soit la date que visent ces vers.
[130] Rutilius Namatianus, poète et haut dignitaire de l'Empire, paraît bien païen : mais précisément sa qualité de préfet de Rome en 414, nous empêche de voir en son paganisme plus qu'une expression littéraire. Il n'y a pas trace de nobles qui soient païens chez Sidoine Apollinaire, et lui-même rappelle qu'il représente la troisième génération de Chrétiens dans sa famille, son grand-père, préfet du prétoire des Gaules en 408, s'étant le premier converti, primus de numero patrum suorum sacris sacrilegis renuntiavit (Epist., III, 12, 5). Tout l'entourage d'Ausone est devenu chrétien ; outre son ami Paulin, son petit-fils Paulin de Pella, né en 376 de son fils Hespérius, faillit dès sa naissance être consacré par ses parents au Christ (Euchar., 94-6). Le neveu d'Ausone, Arborius, consacre sa fille perpetuæ virginitati (Sulpice, V. Mart., 19).
[131] Déjà Lactance, De m. p., 22, prend la défense des lettres contre Galère.
[132] La théorie de l'utilisation chrétienne des lettres classiques a été développée par celui qui l'a le mieux mise en pratique, Paulin de Nole, dans sa lettre à Jovius (Epist., 16, § 9 et 11, P. L., LXI, c. 233-4) : Ingenii tui facultates et omnes mentis ac linguæ opus Deo dedica.... ab illis linguæ copiam et oris ornatum, quasi quædam de hostilibus armis spolia cepisse, ut eorum nudus erroribus, et vestitus eloquiis, fucum ilium facundiæ, quo decipit vana sapientia, plenis rébus accommodes. — On a supposé que ce Jovius, d'ailleurs parent de Paulin (Carmina, 22, pièce dédiée à Jovius, vers 163), pouvait être quelque clarissime bordelais.
[133] La chose résulte aussi, indirectement, de la colère des Chrétiens à l'endroit e Julien, lorsqu'il leur interdit d'enseigner (textes chez Bidez et Cumont, p. 69 et s.). Et elle résulte aussi de la rapidité avec laquelle ils firent révoquer son édit (11 janvier 364, C. Th., XIII, 3, 6). Et remarquez Jérôme, disant d'Hilaire, duodecim Quintiliani [le maitre de l'école] libros et stylo imitatus est et numero ; Ép., 70, § 5, P. L., XXII, c. 668.
[134] En dépit de l'édition Martel dans le Corpus scriptorum ecclesiasticorum Latiorum de l'Académie de Vienne (XXIX et XXX, 1894), il faut encore recourir à la grande édition de 1736, réimprimée par Migne (Patr. Lat., LXI), qui demeure également précieuse par sa reconstitution de la Vita Paulini. Nous n'avons pas encore un livre de fond sur Paulin. Rabanis, Saint Paulin de Nole, Bordeaux, 1840 ; Lagrange, Hist. de s. Paulin, 2e éd., 1882 ; André Baudrillart, Saint Paulin, 1905 (collection Les Saints).
[135] Negant Camœnis nec patent Apollini dicata Christo pectora ; Paulin, Carm., 10, vers 22-3, P. L., LXI, c. 453.
[136] Jérôme le compare à Cicéron, à propos de son panégyrique de Théodose, que nous ne possédons point (Epist., 58, § 8, XXII, c. 584). Je l'en rapprocherai plus volontiers à propos de ses lettres voyez l'éloge qu'en a fait Augustin, qui donne de ces lettres la note la plus juste, fluentes lac et mel, præferentes simplicitatem cordis, etc. (Epist., 27 = 32, P. L., XXXIII, c. 108).
[137] Il y a des réminiscences de Virgile même dans ses lettres.
[138] Les Chronica de Sulpice Sévère (res a mundi exordio), L'édition Halm, qui renferme également la Vita Martini, les Dialogi et les trois lettres (dans le Corpus de Vienne, I, 1866), ne dispensera pas de recourir au grand travail de Jérôme De Prato. — Il manque une étude sur les sources classiques de Sulpice.
[139] Le sermon de Victrice. Outre la Patrologie, XX (réimpression de l'édit. princeps, de Lebeuf, 1737), voyez l'édition, en 1895, de Sauvage et Tougard.
[140] Rythme dit aselépiade, senaires iambiques, tétramères trochaïques catalectiques, dans les hymnes attribuées à Hilaire (ms. d'Arezzo) ; cf. de Labriolle, p. 330.
[141] Dans les poèmes de Paulin en l'honneur de saint Félix. — Dans cet ordre d'œuvres, voyez le poème De laudibus Domini, composé à la fin du règne de Constantin, sans doute à Autun, et relatant un épisode, semble-t-il, de la légende de Rétice (cf. Grégoire, In gloria confessorum, 74 ; Patr. Lat., LXI, c. 1091). — Voyez aussi, en vers asclépiades, le Carmen de morte boum de Severus Sanctus [?] Endelechius (Patr. Lat., XIX, c. 797 ; Riese, Anthol. Lat., n° 893), dont on fait un Gaulois, ami de Paulin de Nole.
[142] Entre mille preuves, l'une des plus nettes et des plus anciennes est le Cento virgilien de Proba, qui est contemporain de Constance II. — Voyez maintenant l'excellente Histoire de la littérature latine chrétienne, de P. de Labriolle, 1920 ; 2e éd., 1924.
[143] Lorsque Martin disait que le Diable se changeait le plus souvent en Mercure, in personam plerumque Mercuri (Sulpice, V. M., 22, 1), il visait évidemment les innombrables statues de Mercure.
[144] Je le suppose d'après la façon dont elles sont arrivées dans bien des cas.
[145] Il va sans dire que l'autorité impériale, sous Théodose et ses fils, aida singulièrement à la destruction des statues, en ordonnant successivement la fermeture, puis la démolition des temples (lois de 391-395, C. Th., XVI, 10, 10-13 ; loi de 399, qui ordonne la démolition des temples ruraux, id., 16). Et c'est sans doute en vain qu'on prescrivit de respecter les objets d'art : Sicut sacrificia prohibemus, ita volumus publicorum operum ornamenta servari (loi de 399, adressée au vicaire des Cinq Provinces, autrement dit du Midi de la Gaule, XVI, 10, 15). Et la pensée qu'on eut un instant, de transformer les temples en musées de statues (loi de Théodose, id., 8), fut vite abandonnée, et les empereurs contribuèrent de plus en plus au mal en faisant enlever les statues sans rien spécifier sur leur sort (id., 19). De leur côté, les conciles en ordonnaient la destruction systématique (jubeantur omnino destrui ; Mansi, III, c. 766, etc.).
[146] Mathieu, Évangile, 6, 28-29.
[147] Voyez le bargus Leontii (Bourg) chez Sidoine Apollinaire, Carmina, 22. — Pour les mosaïques, en dernier lieu, Mosaïques chrétiennes, par Marcelle Van Berchem et Étienne Clouzot, Genève, 1924.
[148] La villa d'Avitacus de Sidoine Apollinaire.
[149] Voyez, dès les abords de l'an 200, le tombeau de La Gayole, où d'ailleurs il n'y a pas de scènes, mais des figurations symboliques. — Ouvrages de Le Blant, etc. — Le Christianisme a certainement réveillé la sculpture funéraire, peut-être parce que la tombe était assimilée à un autel.
[150] J'ai peine à le reculer jusqu'au temps de César.
[151] Le Blant, Étude sur les sarcophages d'Arles, p. 16, 50, 50, 57.
[152] Carmina, 28-29 ; Epistolæ, 32, § 10 et s.
[153] Ce que constate ironiquement Julien, Epist., 43, p. 179, Bidez et Caumont.
[154] Paulin, Epist., I, 1, c.
153-4 ; Gennadius, 19.
[155] Ambroise, Epist., 58, P. Lat., XVI, c. 1174 et s. ; etc. ; Sulpice, V. Mart., 25, 5.
[156] Paulin, Epist., 29, § 12, c. 320 (pour l'aïeule).
[157] Julien donne des ordres pour nourrir les pauvres qui sont de service pour le ministère des prêtres (Epist., 49, p. 114, B. et C.). Cette lettre montre que Julien a repris et d'ailleurs perfectionné l'œuvre de Maximin, de constituer, sous la responsabilité des prêtres païens de villes et de provinces, un service d'aumônes pour les pauvres, d'hospice pour les étrangers sans ressources ce que Julien appelle dans l'ensemble φιλανθρωπία. Et la lettre, qui est écrite au grand prêtre de Galatie, est un véritable programme de conduite sacerdotale, évidemment sur le modèle des devoirs et fonctions de l'évêque chrétien. Cf. Grégoire de Nazianze, Orat., IV, 111, P. Gr., XXXV, c. 648 ; Sozomène, V, 16, P. Gr., LXVII, c. 1261.
[158] Julien, Epist., 49, p. 114, B. et C., recommande franchement de les imiter.
[159] Marc, Évangile, 10, 21.
[160] À ce titre, et comme l'une des dates souveraines dans l'histoire de la civilisation occidentale, il faut placer la fondation à Rome, à la fin du siècle, du premier hôpital, où Fabiola recueillait ægrotantes de plateis (Jérôme, Epist., 77., § 6, P. L., XXII, c. 694).
[161] Corp. inscr., XII, 2089 (carus pauperibus), 2091 (pauperibus pia), 2150 (pater pauperorum), 5352, etc. — Remarquez que Julien reconnait que les chrétiens nourrissent non seulement leurs pauvres, mais les nôtres.
[162] Lire à ce sujet le très beau passage de Sulpice Sévère (Chr., I, 23, 4-7) : Inhiant possessionibus, prædia exeolunt, auro incubant, etc., venalem sanctitatem, etc. Voyez Briccius (saint Brice), le futur successeur de Martin à l'évêché de Tours, dont on disait, lorsqu'il était prêtre au séminaire, equos ateret, mancipia conpararet, etc., non solum pueros barbaros, sed etiam puellas scitis vultibus cœmisse (Sulpice, Dial., III, 15, 2).
[163] C'est par ce portrait des mauvais prêtres que Sulpice Sévère termine ses chroniques (II, 51, 9) : Cuncta per eos odio aut gratia, metu, inconstantia, invidia, factione, libidine, avaritia, arrogantia, somno [?], desidia depravata. De même, Vita Martini, 27, 4.
[164] Fortunat, Vita Hilarii, I, 3, § 9, p. 2, Krusch.
[165] Nullas infestas hominibus bestias ut sunt sibi ferales plerique Christiani ; Ammien, XXII, 5, 4. Voyez sa lettre aux citoyens de Bostra (Epist., 52, p. 176, B. et C.). Lorsque saint Martin se rendit à Candes (où il devait mourir), ce fut pour rétablir la paix dans l'Église, clericis inter se discordantibus (Sulpice Sévère, Epist., 3, § 6).
[166] Cela résulte tout d'abord, et indirectement, du fait que Constantin autorisa les affranchissements dans les églises. L'usage d'affranchir dans les temples était d'ailleurs assez courant, non seulement chez les Grecs, mais aussi chez les Italiotes.
[167] Il m'a semblé assez nettement que le mouvement de réformation sociale, si nettement inauguré sous Constantin, s'était arrêté après lui ; sans aucun doute l'épiscopat et l'empereur se sont laissé entièrement absorber par les querelles théologiques.
[168] Sulpice, Dial., II, 1, 4 et s.
[169] Par exemple Vincentius, sans aucun doute préfet du prétoire et le plus haut personnage de la Gaule (après 394) ; Sulpice ajoute qu'Ambroise aurait certainement accepté de recevoir Vincentius, et c'est à ce propos qu'il regarde Martin comme altioris ingenii ; Dial., I, 25, 6.
[170] D'après Sulpice, Dial., II, 1, 2.
[171] Sulpice, Dial., III, 4, 1 et s.
[172] Cf. Sulpice Sévère, Dial, II, 1, 2.
[173] J'emploie ce mot dans son sens général.
[174] L'usage d'un siège surélevé est constaté à Tours après la mort de Martin, et sans doute introduit par Brice ; Martin ne s'asseyait jamais dans son église : in celesia nemo umquam ilium sedere conspexit sicut quendam [doit être Brice] nuper, testor Deum, non sine pudore vidi sublimi solio et quasi regio tribunati celsa sede residentem (Sulpice, Dial., II, 1, 3).
[175] C'était la suprême marque de la sainteté épiscopale ; pour Martin (il a ressuscité un mort avant d'arriver à l'épiscopat), Sulpice, V. M., 7, 6 ; pour Hilaire, Fortunat, V. Hil., I, 12, § 45, p. 6, éd. Krusch ; pour Ambroise, voyez sa Vita par Paulin, .§ 28, P. L., XIV, c. 37. C'était la marque, dit Sulpice (V. Mart., 7, 6), qu'on était non seulement sanctus, mais potens et vere apostolicas. — Tous ces actes merveilleux des évêques se ramenaient à des types consacrés, lesquels du reste étaient consignés dans la vie du Christ. Et la résurrection d'un mort était la preuve la plus nette de l'affinité morale avec le Christ, de la transmission de la vertu apostolique.
[176] Pour tout cela, voyez la Vita Martini.
[177] C'est le mot que dira plus tard Chilpéric : Nulli penitus nisi soli episcopi regnant (Grégoire, Hist., VI, 46).
[178] Je m'inspire du sermon de Victrice, que les historiens de la littérature chrétienne ont singulièrement négligé, et qui est vraiment un des plus beaux morceaux de ce temps, l'équivalent chrétien, avec une grande supériorité morale et littéraire, par exemple du Panégyrique sur l'entrée de Constantin à Autun en 311. Il a dû être prononcé vers 396-7.
[179] Maxima pars cælestis militiæ nostram dignatur visere civitatem ; Victrice, § 1, c. 443.
[180] Il les rencontra (§ 1) quadragesimo lapide en venant de Rouen ; je ne sais à coup sûr s'il s'agit de lieues (cela ferait 90 kil.) ou de milles (60 kil.) mais, comme 90 kilomètre nous mènent, sur la route d'Italie qui est celle de Paris, du côté de Pontoise, c'est-à-dire à la frontière commune de la cité de Rouen et de la cité de Paris, on peut supposer qu'il s'agit de lieues, et que Victrice sera venu chercher les reliques, comme il était naturel, à la limite de son diocèse.
[181] Ut jam nobis habitandum sit inter turbo sanctorum et inclytas cælestium potestates ; § 1.
[182] Le contraste entre cette procession sacrée (tropæa martyrum portamus, triumphorum, pompa, etc.) et les entrées des empereurs (sæcularium principum) est très longuement décrit par Victrice, § 12, c. 454-5.
[183] Je songe à l'entrée de Constance à Rome en 357 ; Ammien, XVI, 10, 7 et 8.
[184] Presbyteri, diacones, minister ; § 2.
[185] Viduarum multitudo ; § 3, c. 445.
[186] Devotarum inlibatarumque virginum chorus crucis portat insigne ; § 3 ; sacræ inviolatæque virgines ; § 5.
[187] Innocentium puerorum perstrepit sonora lætitia ; § 3. Ce sont sans doute les lectores et autres juvenes.
[188] Victrice les distingue nettement des moines : Continentium... multitudo, § 3, et en deux fois.
[189] Monachorum limata jejuniis caterva densatur, § 3. Et plus loin, ibid., gaudium sanctorum est turbo castorum vise les moines.
[190] Le chant des psaumes est indiqué d'une manière générale par pectora referta psalmorum divitiis, § 3 ; pour les enfants de chœur, § 3 ; pour les vierges, virgines psallite, § 5. — Y avait-il aussi, non pas des danses, mais des pas en cadence, des marches rythmées ? On pourrait le conclure du passage, adressé aux vierges (§ 5), et choreis tramites quibus ad cælum ascenditur et pede pulsate. Mais l'éditeur, Lebeuf, inquiet, dit de Victrice, metaphorice loquitur.
[191] Je ne peux rapporter en Gaule aucun texte au monachisme avant le retour d'Hilaire.
[192] Lucifugis viris ; Namatianus, I, 440.
[193] Paulin de Pella, Euch., 508, disant d'un de ses fils, juvenis jam presbyter. Lui-même a songé à se faire moine, monachi perfecto vivere ritu (vers 456).
[194] Le fils de l'usurpateur Constantin en 408, ex monacho Cæsarem factum ; Orose, II, 40, 7.
[195] Je songe à Brice de Tours.
[196] Sur les moines trafiquants, qui se mettent à deux ou trois pour faire le commerce dans les petites villes (urbes, castella), cf. le texte de Jérôme, Epist., 22, 34, P. L., XXII, c. 419. De même, Sulpice Sévère, V. Mart., 10, 6 : Emre aut vendera, ut plerisque monachis moris est.
[197] Ce sont les moines gyrovagi des Règles de saint Benoît (§ I, p. 8, Wœlfflin). Et il est très probable qu'ils sont visés par le texte des Actes du concile de Nîmes (Héfélé-Leclercq, II, p. 92).
[198] A la rigueur, on pourrait rapprocher l'épiscopat du pontificat municipal perpétuel et souverain : mais ce pontifex ne put jamais être qu'un intendant de cérémonies, et nullement un directeur d'âmes.
[199] Julien, qui, malgré ses puérilités, demeure un des plus intelligents souverains de Rome, a dû comprendre cette puissance de l'autorité épiscopale et de la communion en un seul Dieu, lorsqu'il rappelle au grand prêtre de la Galatie que lui, grand prêtre, est le chef, et qu'il faut prier la Mère unanimement.
[200] Cf. t. IV, ch. X, § 6.
[201] Et de fait, le Christianisme ramené au jour bien des éléments primitifs de la vie morale et sociale, relégués ans l'ombre par l'anthropomorphisme et l'individualisme religieux des temps classiques la toute-puissance d'un grand dieu invisible, le rôle mystérieux du prêtre, interprète de ce dieu, l'importance des assemblées du clergé, la royauté du sacerdoce municipal, l'humilité de la tombe, le goût du symbolisme.
[202] Cf. Eusèbe, Vita Constantini, II, 45, c. 1021.
[203] L'affaire du pape Libère en 355 ; Ammien, XV, 7, 10.
[204] Élection du pape Damase en 366 (Damasus et Ursinus supra humanum modum ad rapiendam episcopalem sedem ardentes... ; uno die, centum triginta septem reperta cadavera peremptorum) ; Ammien, XXVII, 3, 12-13.
[205] A Saint-Seurin de Bordeaux : patronum (les Bordelais) sibi adsciscunt (Seurin, Severinus), certi quod, si quandoque urbem aut morbus obrepat aut hostilitas obsideat aut aliqua querela percellat, protinus concurrentes populi ad basilicam sancti..., et mox ab imminenti calamitate salvantur ; Grégoire, In gl. conf., 44.— Il est probable que les cathédrales ont dû d'assez bonne heure moins attirer les fidèles que les basiliques des saints, surtout celles où il y avait des reliques de nombreux saints, concilia sanctorum, comme l'on disait. Remarquez que Victrice semble avoir substitué à la cathédrale une basilique spéciale pour les reliques qu'il a reçues (comparez § 2 et § 12, c. 445 et 457).
[206] Voyez la poésie d'Endéléchius.