HISTOIRE DE LA GAULE

TOME VIII. — LES EMPEREURS DE TRÈVES. - II. - LA TERRE ET LES HOMMES.

CHAPITRE III. — LA SOCIÉTÉ CIVILE[1].

 

 

I. — LA NOBLESSE SÉNATORIALE[2].

Avec l'empereur et l'armée, la puissance maîtresse de la Gaule était l'aristocratie foncière. Elle ne constituait pas à elle seule la société civile, mais elle la dominait, et toutes les catégories d'êtres regardaient vers elle ; en tant que dépositaire de la richesse et de l'influence[3].

Cette aristocratie formait une classe héréditaire, pourvue de ses titres et de ses privilèges. Ces titres, c'étaient ceux de sénateur et d'homme clarissime (vir clarissimus[4]), qu'on donnait à ses chefs de famille : le sénat romain, qui avait jadis commandé au monde, ne lui fournissait plus maintenant que le qualificatif de sa plus haute noblesse[5]. Ses privilèges, c'étaient des prérogatives aux cérémonies, l'exemption de certaines charges[6], un régime fiscal particulier, une procédure spéciale en matière de justice.

Titres et rang se transmettaient de père en fils : la noblesse sénatoriale appartenait aux familles, et non pas aux individus. On pouvait d'ailleurs l'acquérir autrement que par la naissance : l'exercice de hautes fonctions y donnait accès[7], aussi bien qu'un enrichissement imprévu[8] ou la simple faveur du prince[9] : mais une fois entrée dans le cadré sénatorial, une maison y restait, et le vocable glorieux ne sortait plus de la descendance[10].

Dans l'ensemble, je ne crois pas à la très haute antiquité ces dynasties sénatoriales qui régentèrent la Gaule dans le dernier siècle de l'Empire. Il en était d'elles comme de ces nobles d'épée ou de robe qui apparurent assez subitement dans la France d'Henri IV et de Louis XIII, et qui avaient pour ancêtre quelque bourgeois parvenu, acquéreur de terres et de titres au cours des guerres civiles[11]. A l'origine des fortunes de clarissimes, de l'orgueil et de la richesse des Paulins[12], des Léonces[13], des Ferréols, des Syagrius, il doit y avoir un fonctionnaire improvise au temps de la Restauration, ou un heureux spéculateur qui aura profité, pour s'enrichir, des désastres de troisième siècle[14] : les grands se sont engraissés aux malheurs de l'Empire, disait un historien de l'époque[15]. Puis, sous Constantin, Constance ou Valentinien, ce furent les généraux francs qui, à leur tour, se firent les fondateurs de puissantes raisons, et la Gaule eut alors les lignées de ses Mérobaud[16], comme la France des Bourbons eut celles de ses Luynes ou de ses Mazarin. Je ne saurais rattacher aucun de ces maîtres de l'heure, pas même Paulin de Bordeaux, ni aux optimates de l'ancienne Ré oblique ni aux grands seigneurs de la Celtique indépendante. Quelques-uns peuvent descendre de sénateurs ou de négociants italiens établis d'ancienne date au delà des Alpes ; d'autres, en plus grand nombre, d'obscurs indigènes que la chance aura favorisés : mais ni les uns ni les autres ne voient très loin dans le passé de leur sang. On raffolait sans doute des arbres généalogiques[17], mais chacun les dressait à sa guise, et c'était d'ordinaire passe-temps d'érudits sans critique ou mirage enfantin d'orgueilleux parvenus : celui-ci mettait des druides[18] dans son ascendance, celui-là un martyr chrétien[19] et d'autres allaient même chercher les héros des guerres de la République[20]. Tous, au fond, ressemblaient à leurs empereurs, Dioclétien, Valentinien[21] ou Théodose[22] même, dont on ignorait ou l'aïeul ou le père, et dont on ne savait au juste s'ils ne descendaient pas des plus misérables aventuriers. Mais le titre de sénateur comme celui d'Auguste suffisait à effacer les taches originelles.

Ce qui faisait la force de cette noblesse, ce n'était pas l'antiquité de la race ni même le prestige du titre, c'était l'étendue de ses biens[23]. — Pour nous en rendre compte, regardons quelques-uns de ses chefs, et cherchons la place que leurs domaines occupent sur la terre de Gaule.

 

II. — LES GRANDS DOMAINES SÉNATORIAUX.

Paulin[24], originaire de Bordeaux[25], est le plus riche sénateur romain du pays[26]. Sa maison de ville est située près du port intérieur, sur la butte qui domine la cité et qui gardera son nom, le puy de Paulin[27]. Il a sa principale terre sur la rive gauche de la Garonne, près de ce Sauternais qui est aujourd'hui le terroir de France le plus célèbre par ses vignobles à vin blanc[28] ; son domaine est assez vaste et assez important pour avoir à la fois son marché de campagne[29] et son port sur le fleuve[30], il s'étend jusqu'à Langon, dont l'estey et le village dépendent de lui[31] : voilà le centre et comme la capitale[32] de ce que ses amis appelaient les royaumes de Paulin[33]. Mais ces royaumes renfermaient bien d'autres principautés : terres, et sans doute aussi considérables, dans le Narbonnais aux vignobles serrés[34] et dans la bienheureuse Campanie italienne[35], et, dans le Bordelais même, si Bourg ne lui appartient pas, la colline et les joyeux alentours sont la propriété d'un de ses proches parents : car son père ou son aïeul a bâti, sur le sommet qui regarde la Dordogne[36], une demeure aussi grande qu'une ville, aussi forte qu'une citadelle[37], et du château paulinien de Bourg naîtra une cité libre et puissante, que Bordeaux sera fier d'avoir pour filleule.

Paulin est fils et petit-fils de clarissime ; son père ou son aïeul, venu d'Italie, a été sans doute préfet du prétoire. La noblesse et la richesse lui sont arrivées par la naissance, encore qu'elles ne soient sans doute pas de très vieille date dans sa famille[38]. — Ausone, son maitre et son ami, est au contraire un parvenu, fils d'un simple médecin de Bazas[39], et qui est monté au clarissimat par la gloire de son enseignement et la faveur de l'empereur Gratien. Mais richesse et noblesse ne tardent pas s'équilibrer, en moins d'un demi-siècle, dans les deux maisons amies de Paulin et d'Ausone.

De son père, Ausone a reçu un domaine sur la Garonne[40], d'environ 260 hectares, et c'est là dit-il, un bien d'importance très médiocre, ce qu'on pourrait appeler une terre de décurion, de sénateur municipal. Mais dans sa vieillesse, il possédait encore, au voisinage de Bordeaux, une vaste étendue de terres près de Condat dans le Libournais, et c'est peut-être à lui qu'appartenait le sol où Libourne s'est bâtie[41]. Cela ne l'empêche pas d'acquérir en Poitou une très riche villa, au terroir fécond en cultures de tout genre[42] ; une autre encore en Bigorre, avec des thermes célèbres qui annoncent déjà les bains de l'avenir pyrénéen[43]. Il conserve d'ailleurs sa maison de Bordeaux[44], assez vaste, je pense, pour y entretenir un nombreux domestique. Son fils est en train de compléter cette belle fortune en y ajoutant des terres dans de lointaines provinces, à Marseille[45] et même en Orient, où il va comme haut fonctionnaire[46] ; et dans quelques années le petit-fils du rhéteur Ausone pourra passer pour un des hommes les plus riches de l'Occident[47].

Mélanie la jeune[48], parente de Paulin[49], fille et petite-fille de sénateur[50], est, elle aussi, une des plus grandes propriétaires d'Aquitaine. Mais elle a également des domaines partout en Occident, en Gaule, en Italie, en Espagne, et même en Sicile et en Afrique[51]. Plus de vingt mille esclaves étaient à ses ordres dans les innombrables villas qu'elle possédait sur terre latine[52] Ses revenus, disait-on, atteignaient cent vingt mille sous d'or[53], et encore n'évaluait-on dans ce chiffre que les espèces encaissées par son intendant[54].

On pourrait multiplier ces exemples, citer Rufin, d'Eauze en Gascogne, qui sera le maître de l'Empire comme préfet prétoire[55] ; Sulpice Sévère, lui aussi clarissime d'Aquitaine[56], dont les donations splendides vont faire la richesse de tant d'églises chrétiennes[57] ; les ancêtres de Sidoine Apollinaire, le futur évêque d'Auvergne[58] ; et les Magnus Félix de Narbonne[59], et les Ennodius de La Gayole en Provence[60], et les Afranius Syagrius[61] et les Tonances Ferréol[62] et dix autres de ce genre, qui, au temps où l'empereur Théodose régnait sur l'Empire, étaient, eux, les vrais rois sur la terre de Gaule[63].

 

III. — PATRIMOINE MONDIAL ET ASPIRATIONS IMPÉRIALES DE L'ARISTOCRATIE.

Mais, on le voit par ces exemples, ces maîtres de la terre ont une fortune dispersée[64]. Elle est un ensemble de dix ou vingt grands domaines, parfois bien davantage, chacun de mille à deux mille hectares[65], mais séparés les uns des autres, et souvent pur de très longues distances. Aucun des sénateurs de Gaule ne possède un empire tout d'un tenant, une immense surface de terre à plusieurs journées de marche, et qui serait comme un royaume avec sa villa pour capitale. Chacun d'eux peut avoir en biens-fonds autant d'hectares qu'en comporterait une principauté féodale ou le territoire d'un municipe mais ces biens-fonds sont distribués en vingt pays différents[66].

Voilà qui constitue une double sauvegarde pour l'autorité publique, et pour celle des cités et pour celle de l'empereur. Quelle que soit dans une cité l'influence d'un sénateur romain, elle ne court pas le risque de le voir se transformer en roi et maître de par l'étendue de ses terres et le nombre de ses serviteurs. Et quant à l'empereur, si l'un de ces hommes devient trop gênant pour lui, il brisera sans peine sa puissance en attaquant sa richesse foncière sur vingt points à la fois. Aucun des clarissimes de Gaule n'a pu résister aux procédures de confiscation ordonnées par le tyran Maxime[67], et l'énorme fortune mondiale de la famille d'Ausone le Bordelais s'effritera en une génération sous les coups des chefs barbares au service de l'Empire[68]. Et le petit-fils du rhéteur finira par ne plus conserver qu'une misérable terre dans le Bordelais[69] : encore devra-t-il la vendre au compagnon d'un roi goth, qui consentira à l'acheter au lieu de la faire confisquer[70].

Par cela même, ces grands propriétaires ont tout intérêt à servir l'Empire. C'est l'unité romaine qui, seule, leur a permis de constituer cette richesse disséminée la gestion en est liée au maintien de l'ordre dans le monde des Augustes ; et le jour où le cadre impérial sera rompu, du coup la fortune d'un clarissime sera plus qu'à moitié brisée. — Alors, pour en sauver les morceaux, à défaut de l'Empire, ils s'attacheront à la Gaule et au roi qui en groupera le plus de provinces autour de lui[71] : car il leur faut, pour garder leur état, un vaste système de gouvernement qui leur permette de circuler librement d'un domaine à l'autre, de la Loire aux Pyrénées ou de la Garonne à la Méditerranée. A la différence des plus anciens comtes féodaux, qui se sentaient soutenus par l'autorité de leur titre municipal et le voisinage immédiat de tous leurs domaines[72], la noblesse des sénateurs romains désire la force d'un pouvoir central et ne rêve que d'unité politique.

Aussi, durant tout le cours du quatrième siècle, n'avons-nous vu en cette noblesse aucune trace de particularisme local, d'amour-propre ide cité ou de province. Elle se sait et se dit noblesse d'Empire, et elle pense et agit en conséquence. Tous ses membres sont des lettrés, pour qui Rome est le foyer de l'intelligence. Ceux qui briguent les fonctions publiques vont où l'empereur préfère : Paulin l'ancien le fondateur de Bourg, est venu d'Italie comme préfet et fera souche de Gaulois  ; son descendant, Paulin de Bordeaux, avant d'être évêque de Nole, ira comme gouverneur en Épire et en Campanie ; et son compatriote le fils d'Ausone sera vice-préfet en Orient, où il se mariera, et où naîtra, à Pella en Macédoine, le petit-fils du rhéteur bordelais[73]. Cette aristocratie s'estime, et à juste titre, la famille des héritiers du sénat romain, ses membres sont liés entre eux par le mariage ou l'amitié[74], et, de Gaule en Italie ou d'Italie en Gaule, c'est un échange aimable et joyeux de visites, de lettres, de présents et d'affaires, un va-et-vient de courriers porteurs de nouvelles et de compliments en prose et en vers[75].

 

IV. — LA TOUTE-PUISSANSE DES GRANDS PROPRIÉTAIRES[76].

Cette noblesse n'en était pas moins une gêne pour l'autorité publique, un danger pour le bon ordre des choses et la liberté des hommes[77]. En s'appuyant sur la terre, elle détenait une force qui peu à peu attirerait tout à elle, que rien ne pourrait abattre et qui survivrait à tous les régimes.

Dès ce moment, elle a cause gagnée dans les campagnes. Paysans et villageois vont à elle comme la puissance du jour et du lendemain. Des bourgades tout entières se placent sous la protection du sénateur leur voisin, et, par un contrat en bonne forme ou par des paroles solennelles, elles le proclament le patron du village et se déclarent prêtes à lui obéir[78]. Si les vignerons et les laboureurs de Bourg et de Langon ne sont pas les serviteurs ou les esclaves de Paulin de Bordeaux, soyons sûrs qu'il exerce tout au moins un sérieux droit de patronage sur eux, et sur leurs terres. En vain, les empereurs protestent et légifèrent : le mal est devenu contagieux au temps de Théodose, et le village de paysans tend, non pas à disparaître, mais à devenir l'enclave ou' l'annexe d'un domaine de clarissime et pour ainsi dire l'ensemble de ses communs du dehors, le groupement de maisons, de granges ou d'ateliers où se réunissent, sous la surveillance du patron, les travailleurs de ses terres[79].

N'oublions pas que la villa d'un sénateur ressemblait déjà a un château fort : c'est une puissante citadelle que le Bourg de Paulin, elle domine très loin la campagne, les routes et les fleuves, et plusieurs milliers d'hommes peuvent s'y réfugier en toute sécurité[80]. N'oublions pas non plus que cette campagne peut être infestée de brigands, que des Barbares peuvent arriver par ces routes et des pirates par ces fleuves. Alors, derrière les murailles de cette villa, ce n'est pas seulement un patron que trouveront les paysans, mais aussi un seigneur pour les protéger et parfois même un capitaine pour les armer et les commander[81].

Si des villages entiers, si de vastes groupements humains se précipitaient ainsi dans une demi-servitude, combien d'individus isolés devaient imiter leur exemple, petits propriétaires du voisinage[82], journaliers des campagnes à la recherche d'une tâche régulière[83], et même ouvriers des villes, qui prévoyaient moins de peine et plus de bien-être à vivre dans la domesticité d'un grand qu'à travailler dans une boutique de rue ou un atelier de fabrique ! Et l'on désertait la liberté pour se mettre en condition, et l'on quittait la cité pour s'installer dans les communs d'un château de sénateur[84].

Le maitre, en sa villa, tenait une cour quasi royale. Avec ses collatéraux, ses proches et ses alliés, tous sénateurs comme lui, un clarissime, à lui seul, pouvait réunir une manière de curie romaine. Des centaines de clients, de serviteurs et d'esclaves l'entouraient[85]. A ses repas, son intendant invitait sans compter parents, amis ou flatteurs du patron, et sans doute les voyageurs de passage[86]. Sa villa ressemblait à un caravansérail de grande route, sa table à une table d'hôte. Et la comparaison s'impose d'autant plus, que le château possédait ses courriers, ses chevaux, ses véhicules de tout genre[87], et que, tout comme le prince, le grand propriétaire avait sa poste, dont les relais étaient assurés par les villas des clarissimes ses confrères, échelonnées sur les grandes routes de l'Empire[88].

Il avait aussi ses soldats, ou du moins ses gardes du corps[89]. Je ne sais s'ils pouvaient porter déjà lances, épées et boucliers, à la façon de ceux de l'empereur ; mais en tout cas quelques-uns étaient armés d'arcs et de flèches[90], et on en avait recruté chez les Barbares[91].

Ainsi, la Gaule revenait au temps des Celtes et des Belges, un Dumnorix tenait tète à l'autorité publique ou la captait à son profit, et l'Empire, par une dernière faillite de son autorité, laissait reprendre vigueur aux plus néfastes pratiques de l'indépendance. Un riche propriétaire arrivait même à se faire prêter des soldats par le commandement militaire le plus proche[92]. Il avait ses prisons, où il n'enfermait pas que ses esclaves[93]. S'il faisait la chasse aux brigands, il ne les remettait pas toujours aux mains des fonctionnaires de l'État, et il entrait parfois en composition avec eux, pour la restitution ou même le partage du butin[94]. Des impôts assez lourds frappaient ses biens : mais il s'arrangeait mieux que les bourgeois pour les payer à sa guise[95], et l'empereur Julien disait que les remises d'arriérés, fort en honneur sous l'Empire, ne profitaient qu'aux plus riches[96].

Il était rare qu'un sénateur se détachât des affaires publiques. Par intérêt, ambition ou devoir, il entrait dans la carrière civile, qui du gouvernement provincial menait à la préfecture du prétoire. Je dis par intérêt, parce que ces fonctions lui permettaient d'augmenter ses richesses ou de placer sa clientèle. Il était, à vrai dire, l'esclave de ses biens, il lui fallait toujours peiner pour les accroître et surtout pour les défendre. La jouissance paisible lui en était interdite. Quand sa fortune n'inquiétait pas l'autorité impériale, elle excitait les convoitises du fisc ou du Domaine certains empereurs, comme Constance II ou Maxime, furent toujours à l'affût des terres à confisquer ; il guettaient les héritages de clarissimes, à la façon dont l'État guette de nos jours les biens de mainmorte. Un riche sénateur, disait-on, ne respire pas quand il n'est pas lui-même au pouvoir. Procès à soutenir, parents à protéger, amis à pourvoir, serviteurs à délivrer, sa clientèle est toujours derrière lui pour le pousser, le refouler et comme l'engloutir dans la vie publique[97]. Il n'y parait alors que pour satisfaire les appétits qui se groupent autour de lui et dont il n'est plus que l'instrument. Au service des siens il met sa juridiction de gouverneur ou de préfet ; il l'utilise aussi à son profit pour connaître les occasions de bonnes affaires, et j'imagine que ces domaines possédés par les sénateurs dans toutes les provinces de l'Empire marquent les étapes territoriales de leurs carrières politiques. On sent parfois, même chez les empereurs les plus énergiques, une lassitude, un sentiment d'impuissance à l'endroit de cette aristocratie qui s'appuie sur la terre et qui se protège par la fonction publique. Valentinien, le plus rude et le plus actif des Césars du quatrième siècle, se résigna parfois à fermer les yeux, et laissa les gouverneurs de province juger et condamner au gré de leurs convoitises[98]. Dès lors ces clarissimes ou, comme on les appelait, ces puissants, ces hommes de haute puissance[99], devinrent le fléau et la terreur de leur voisinage : car il s'en fallait que tous fussent de braves gens, à la façon d'Ausone ou de Paulin. Contre eux, toute protection publique fut inefficace, toute action en justice devint inutile. Leur nom couvrait les pires iniquités[100]. Si l'on établit des défenseurs municipaux pour contrôler leurs actes, je doute que cette magistrature ait pu faire son office en toute sécurité. Ces ploutocrates avaient, comme il arrive aux aristocraties de richesse, la jalousie de toute liberté qui ne se confiait pas à leur patronage, l'impatience de toute propriété qui n'était pas de leurs domaines. C'est une méchante folie qui ne les quitte plus, d'arrondir leurs terres[101], de les étendre sur tout le cercle de l'horizon, du soleil levant au soleil couchant[102]. Malheur au propriétaire d'à côté : s'il ne consent pas à vendre ou à engager sa terre, à s'y transformer en fermier ou en colon[103], ils commenceront par le tracasser, ils le ruineront ensuite, et il faudra bien à la fin qu'il cède la place[104]. L'histoire sociale de la Gaule, à la fin de l'Empire, est faite de querelles de voisinage et de tyrannies foncières[105]. A voir le nombre des lois que les princes ont multipliées pour condamner les usurpations terriennes des puissants, on devine que ces lois furent toutes stériles. Le monde romain rétablissait le mal qui avait causé tant de ruines dans la Gaule indépendante[106] : cet Empire qui aurait dû servir à protéger les faibles, n'avait réussi qu'à les livrer à de nouveaux riches.

 

V. — MOYENNE ET PETITE PROPRIÉTÉ.

Cependant, la moyenne ou la petite propriété demeurait encore une force sociale, sinon aussi puissante, du moins plus utile à l'État romain que l'aristocratie d'Empire elle-même.

C'était elle surtout qui fournissait les curiales ou décurions, autrement dit les sénateurs municipaux[107]. Car il faut se représenter ces décurions, vis-à-vis des clarissimes de Rome, tels qu'étaient les grands bourgeois de nos communes en face de la noblesse seigneuriale[108]. Un bourgeois de l'ancienne France, c'est un homme qui a sa maison de ville et son bien de campagne, qui est indépendant et riche, mais dont la fortune et la liberté ont leurs assises sur place, dans la ville qu'il habite et sur le terroir qui en dépend[109] : et tel était, au temps d'Ausone, le décurion de Trèves ou celui de Bordeaux, à ceci près que sa maison de ville est secondaire pour lui, et que la chose nécessaire à sa dignité est de posséder une terre dans le Bordelais, ou le Trévirois.

Le poète Ausone nous a parlé du domaine héréditaire qui de père en fils, lui est venu tout au moins de son bisaïeul. C'est une terre d'environ 260 hectares, 1050 arpents, dont 200 en sol de labour, 100 en vignes, 50 erg prés„ 700 en forêts, c'est-à-dire une terre complète, pourvue de tous les éléments essentiels de revenus et de travail, dont Caton ou Varron auraient admiré les harmonieuses proportions : elle a de quoi faire vivre une trentaine de familles, et les faire vivre de bonne manière, les entretenir en pain, en vin, en viande et même en bois de chauffage et de construction. Je n'hésite pas à voir là le type parfait d'un domaine de décurion, tel qu'il pouvait en exister au moins une centaine dans chaque cité de la Gaule[110].

Le même Ausone insiste sur la médiocrité de ce bien : l'appelle une toute petite chose, un très mince héritage, parvum herediolum. Il avait pourtant 260 hectares, ce qui constituerait aujourd'hui une très belle propriété. Mais la société romaine au Bas Empire ne mesurait pas la richesse foncière au même étalon que nous. Qu'était cette fortune qui s'arrêtait à un millier d'arpents et à une trentaine de familles, à côté de celle d'un Paulin, qui se chiffrait au moins par dix domaines, chacun peut-être de cinq à dix mille arpents, par quinze ou vingt mille hectares de terres et quelques milliers de serviteurs ?

Au-dessous du bien d'Ausone, qu'est-il besoin d'insister sur les petites propriétés de quelques arpents, bonnes à peine à soutenir chacune la famille qui la cultivait[111] ? C'était terre de pauvre, et qui ne pouvait même pas assurer à son maître le titre de sénateur municipal[112]. Il ne manquait point, d'ailleurs, de biens de ce genre, surtout aux environs des grandes villes, et en particulier de Marseille, dont les plus humbles citadins aimaient déjà à créer leurs jardinets et à disposer leurs vignes sur les flancs ingrats des collines du voisinage[113]. Mais ce n'était point là faire fonction de vrai propriétaire : pour être un citoyen indépendant, et à peu près sûr des heures du jour, les mille arpents du père d'Ausone lui suffisaient à peine.

Mais ce maitre lui-même, tout aussi bien que le propriétaire d'un journal ou d'un lopin, est maintenant menacé de toutes parts : et par le sénateur, s'il en est un qui approche sa terre ; et par le fisc, impitoyable en matière de tribut foncier[114] ; et par sa cité elle-même, à laquelle il doit son temps s'il est décurion ou magistrat, et dont il partage la responsabilité pour le versement des impôts publics.

Voilà un autre épisode de la bataille sociale qui se livre à la fin du quatrième siècle autour de la propriété foncière après là tyrannie du grand domaine et des accapareurs de biens, ce sont les angoisses de la bourgeoisie terrienne. Si elle succombe, elle entraînera dans sa chute et les dernières franchises municipales et l'indépendance de milliers d'hommes, et il faudra renoncer à cette condition souveraine de la dignité humaine qui consiste à ne point souffrir de la misère et à ne point opprimer par la richesse. Et ce sera une nouvelle marque de la faillite de l'Empire romain, que de n'avoir point su conserver les hommes de la classe moyenne, celle du travail libre et de l'obéissance aux lois.

 

VI. — LA MAINMORTE ECCLÉSIASTIQUE[115].

Une autre menace vient de grandir subitement à l'horizon de la moyenne propriété, celle des biens de mainmorte ; et en cela la religion nouvelle est seule responsable, je ne dis pas coupable, car une pensée de bienfaisance est maintenant à l'origine de cette fortune.

Les temples des dieux païens, ceux des campagnes aussi bien que des villes, jouissaient à l'ordinaire d'une certaine dotation en terres et en esclaves : le dieu était assimilé à un propriétaire, et le domaine où était son autel pouvait porter son nom. Il faut se représenter en particulier les grands sanctuaires ruraux de la Gaule, ceux de Mercure au puy de Dôme, à Herbord ou Berthouville, ceux de Mars sur le terroir trévire, ceux d'Apollon en Normandie ou aux eaux thermales du pays éduen, forme les centres de vastes propriétés, en tout pareilles à celle un sénateur, avec leurs bains, leurs aqueducs, leurs champs, leurs forêts et leurs équipes de travailleurs, esclaves ou à demi libres.

Mais les empereurs avaient veillé à ce que ces biens de mainmorte ne fissent point concurrence à la propriété individuelle s'ils acceptaient pour leur compte de devenir les plus riches seigneurs terriens du monde, ils n'admettaient pas une pareille prétention de la part de leurs dieux[116]. La capacité d'hériter, qui valut à certains collèges tant de richesses, n'était point reconnue à toutes les divinités[117], j'entends par là à tous les sanctuaires de dieux ; un domaine religieux relevait, je crois, de la police municipale ; et peut-être les prêtres n'en étaient-ils regardés que comme les régisseurs, et le dieu comme l'usufruitier, la nue propriété restant à la cité[118]. D'ailleurs, et cela est capital, aucun lien moral ou administratif n'existait, par exemple, entre le Mars des Trévires et le Mars des Allobroges, et il n'y avait pas à redouter la formation de fortunes divines démesurées, s'étendant sur la Gaule entière : le patrimoine d'un dieu demeurait lié à un temple strictement municipal et au territoire même où ce temple était bâti.

Tout allait changer avec le Christianisme. La propriété sacrée y devait tendre, non pas à la dispersion, mais à la concentration car il n'y avait dans chaque cité qu'un chef religieux et qu'une cathédrale souveraine, et tous ces chefs municipaux formaient avec leurs fidèles une Église unique et universelle, et à la vie de cette Église présidait un seul Dieu. Le jour où, à la façon du Mars de Gaule ou de la Diane d'Éphèse, le Dieu des Chrétiens pourra hériter et posséder, l'empereur verra plus riche que lui, et la fortune de l'Église entravera celle de l'État[119].

Les juristes romains surent prévoir et empêcher la chose. Car soyons assurés qu'ils y réfléchirent : les biens des temples païens et ceux des Églises chrétiennes furent, sous Julien ou sous Gratien, une question aussi discutée, aussi passionnante, que les biens de notre clergé sous la Révolution, et qui, de nos jours, ceux de la mainmorte monastique.

On se tira d'affaire très élégamment, en appliquant à la fortune des Églises chrétiennes la jurisprudence traditionnelle des patrimoines. de temples et des patrimoines de collèges[120]. Cette fortune fut déclarée strictement locale et municipale. L'Église Universelle ne fut j arasais reconnue comme propriétaire ; on ne parla pas davantage d'une Église de Gaule ou de l'Église d'une province. Seules, les communautés de cités eurent capacité de posséder, d'acquérir, d'hériter[121], et leur évêque eut qualité pour les représenter[122]. A vrai dire même, le centre ou la base de la propriété religieuse chrétienne, ce n'est pas le diocèse, le district municipal, c'est le lieu de réunion, autrement dit l'église, et peut-être même son autel ce qui permettra, quand on créera des paroisses rurales ou des paroisses de quartier, de donner à chacune d'elles sa dotation personnelle et ses revenus distincts, attachés à son sanctuaire et administrés par son prêtre[123]. A ce point de vue, l'analogie juridique deviendra absolue entre le temple d'un dieu païen et la basilique d'un saint ; et l'on dira même un jour que le vrai propriétaire d'un domaine d'église, c'est le saint auquel l'église est consacrée, on parlera des biens de saint Julien de Brioude[124] ou de saint Martin de Tours[125], comme on avait parlé autrefois des domaines du Mercure Arverne ou de l'Apollon des Éduens. On s'est plu quelquefois à railler cette formule étrange, de saints devenus riches et propriétaires mais c'était la conséquence de la tradition juridique, qui faisait de toute propriété religieuse la dotation d'un sanctuaire déterminé.

Pour être morcelée entre des milliers de cathédrales et basiliques[126], cette fortune ecclésiastique n'en grandit pas moins, au quatrième siècle, jusqu'à inquiéter l'autorité impériale.

A mesure que villes et campagnes se convertissaient, il se bâtissait de nouveaux sanctuaires, et il fallait leur constituer des revenus pour entretenir le culte et le prêtre. Les uns reçurent, sur-le-champ, par mesure d'État, le patrimoine des anciens temples du lieu, et tel domaine passa, sans carence de propriétaire, d'un dieu païen à un saint chrétien, celui-ci héritant tout ensemble du temple pour les cérémonies et des fonds pour le service. Les autres furent généreusement pourvus par les Chrétiens de l'aristocratie Sulpice Sévère ou Paulin, en fondant des églises sur leurs terres, leur attribuèrent certainement, en usufruit illimité ou en toute propriété, un domaine foncier d'étendue convenable[127] ; et ils ne se privèrent pas davantage de multiplier les libéralités à l'endroit des églises existantes, en particulier des cathédrales de cités[128]. Mais en attirant à soi, par cette double voie, et la fortune des temples, qui était considérable, et les terres des clarissimes, qui étaient rois par tout l'univers, l'Église ruinait par sa propre richesse l'État et les villes tout ensemble car ses biens étaient exempts des impôts publics et soustraits à la régie ou aux charges des cités ; et voilà par défection de contribuables, un fardeau de plus sur les malheureux décurions. La mainmorte ecclésiastique venait à son tour resserrer le cercle de misères autour de la vie municipale et de la moyenne propriété.

Quelques bonnes mesures furent prises par les empereurs. Julien rendit aux temples et au contrôle des curies les biens que son prédécesseur Constance avait donnés aux Chrétiens[129]. La loi fut rapportée après lui[130] ; mais dans la suite, la suppression d'un sanctuaire païen n'entraîna plus l'institution d'une Église comme héritière : ce furent l'empereur ou les villes qui, également, devinrent les propriétaires des biens religieux en déshérence[131] ; et l'immense fortune foncière que nous avons vue entre les mains des rois Mérovingiens doit, pour une bonne portion, venir de cette origine. D'autre part, il fut maintes fois interdit aux propriétaires fonciers de transmettre aux Églises l'ensemble dé leurs biens : on attribua aux curies des villes, sur les terres des particuliers, une sorte de privilège de nue propriété ou de domaine éminent[132]. La lutte entre la mainmorte et l'État est maintenant engagée pour les siècles.

Mais le problème juridique se compliquait d'une affaire morale en face des droits du fisc se dressait un devoir social ; et l'on comprend que les empereurs aient souvent hésité à frapper les biens d'Église, et les sénateurs chrétiens à respecter les règlements d'État.

En fait, et dès l'origine, la dotation d'une Église ne ressemble en rien à celle d'un temple. Les revenus de Mars ou de Mercure servent à enrichir son sanctuaire, à embellir les cérémonies de son culte, à faire vivre grassement ses prêtres c'est bénéfice pour particuliers, et non service social. Les revenus d'une basilique chrétienne, au contraire, doivent être des bienfaits pour tous, aller aux malheureux de la communauté, faire vivre les pauvres, les infirmes, les naufragés, les malades, les veuves et les orphelins. Ces pauvres, disait-on, sont les vrais propriétaires des richesses de Dieu[133] ; et quand Sulpice Sévère ou Mélanie donnaient leurs terres aux misérables, c'était, j'imagine, sous la forme de dons ou de fidéicommis aux Églises ou à leurs prêtres. Le patrimoine ecclésiastique qui se forme et s'accroit, est ou doit être le bien commun de tous les déshérités. De ceux-ci le monde classique n'avait eu ni l'amour ni le souci ni le respect. Bien peu de pauvres vivaient à l'ombre des temples, bien peu de malades y étaient secourus[134]. On disait même que le seul moyen imaginé par un empereur pour se débarrasser des mendiants d'une grande ville, avait été de les faire embarquer sur un navire et précipiter en pleine mer[135]. Voici maintenant que les vagabonds ont pour leur part terres et revenus, et que sous les espèces du domaine divin et de la propriété collective, ils prennent enfin leur place dans les cadres de la société humaine.

Mais le principe était trop beau pour être toujours appliqué. Déjà bien des évêques affectaient les ressources du diocèse à l'entretien de leur propre maison, oubliant qu'ils n'étaient que les dépositaires et les gérants de la richesse des pauvres. Et on pouvait redouter qu'en faisant main basse sur la fortune des temples païens, l'Église ne fût atteinte de l'esprit dont étaient imprégnées leurs pierres[136].

 

VII. — DOMAINES ET TENURES.

Domaines d'églises, de décurions, de sénateurs, de cités ou d'empereurs se ressemblent tous en leur structure territoriale, leur mode d'exploitation et leur population de travailleurs[137]. En passant d'un maitre à l'autre, une villa gardait aux mêmes places sa résidence seigneuriale, ses bâtiments pour les services communs et ses cabanes de paysans, toutes demeures presque aussi immuables que les sources de ses coteaux, que la glèbe de ses champs ou les bois de son horizon. Elle restait une unité de l'espace et une unité sociale, l'organisme encore inébranlable qu'avaient orme dix siècles d'aristocratie foncière telle nous l'avons pressentie dans la Celtique des rois arvernes et décrite dans la Gaule d'Hadrien, telle nous la retrouvons sous Théodose ; et lorsque, deux siècles plus tard, Childebert donnera à l'église parisienne de Saint-Germain-des-Prés la villa fiscale d'Issy[138], ou que Dagobert attribuera quelques terres de Gentilly au monastère fondé par saint Éloi[139], ces domaines royaux seront pareils de nom, d'aspect et d'étendue[140] aux biens-fonds créés par de lointains ancêtres sur les plateaux fertiles du Hurepoix, l'un autour des sources intarissables d'Issy, l'autre sur les deux rives de la Bièvre limpide. Les révolutions qui ont traversé ce millénaire de notre histoire, d'Ambigat à Dagobert, ont pu changer sur ces terres la forme des demeures, le costume, la langue et les mœurs des hommes, et par endroits substituer les règes de vignes aux sillons du labour : mais entre la terre et l'homme les relations restent de même nature ; et c'est toujours, sur l'étendue consacrée, un maître pour commander et un régisseur pour le représenter[141], des serviteurs attachés à la personne du chef et d'autres à la culture du sol. Les biens d'Église n'échappaient pas à la règle générale : les prêtres en sont les intendants, mais ce sont des esclaves qui les labourent ; et quand Martin installa ses moines à Ligugé, je ne suppose point qu'il leur confia le travail de la glèbe ou l'élevage du cheptel[142] ; et pas davantage Sulpice Sévère aux prêtres qu'il établit dans le domaine de Primuliac[143]. Remarquez ces deux noms, célèbres entre tous dans l'histoire des Églises de Gaule, Ligugé ou Licoteiacus[144], Primuliac ou Primuliacus : dérivent de ceux de très anciens propriétaires, Lucoteius ou Primulus. Rien de ce qui touche à un domaine de la terre ne parait d'abord avoir changé, pas mère le nom qu'il porte.

Il me semble pourtant y apercevoir quelque chose de nouveau[145] : et c'est dans le mode d'exploitation, dans le groupement ou la répartition de ceux qui le travaillent pour le compte du maître. Je me suis représenté ce domaine, sous les anciens empereurs, comme livré à des équipes d'esclaves[146], les uns massés autour de la maison centrale, les autres distribués entre les fermes et les parcelles lointaines, tels que des soldats dans les tentes d'un campement[147] : et l'on peut faire cette comparaison, puisque l'esclave laboureur ou vigneron n'était pas plus attaché à une borde ou à une pièce que le soldat aux piquets d'une station saisonnière. Je me demande si maintenant le grand domaine n'offre pas à la fois plus de variété dans le personnel qui exploite et plus de stabilité dans l'attribution de la tâche. Il est question, dans les textes juridiques, de tenures[148], c'est-à-dire de parcelles que tiendront toujours les mêmes hommes, qu'ils cultiveront sans avoir à les quitter, où ils auront, par suite, leur cabane, leur foyer, leur famille et leurs habitudes[149] et c'est, au milieu de ce grand domaine, quantité de petits domiciles qui s'ébauchent, de feux fixés pour longtemps sur des portions de terre, des espaces du sol attachés à des groupes permanents de vies humaines[150]. De ces tenures, de ces parcelles d'exploitation, les unes sont occupées par des fermiers ou des métayers, hommes libres liés au maitre par un contrat volontairement accepté[151] ; les autres dépendent de colons[152], cultivateurs d'étrange sorte qui à la liberté civile joignent une sorte de servitude terrienne[153], auxquels il est interdit de quitter, eux et leur descendance, la part du domaine qui leur a été assignée ; mais il y a aussi, parmi ces tenanciers de terres, ici des esclaves, que le maitre a établis à demeure sur un recoin de son domaine[154] et là des affranchis, esclaves de la veille auxquels il a donné la liberté tout en les retenant au travail de ses champs[155].

Ce fermier ou ce métayer était souvent un ancien propriétaire du sol que la misère avait obligé d'inféoder son petit bien au seigneur du voisinage[156] ; ce colon était souvent un homme libre, Gaulois ou Barbare, que cette même misère avait contraint d'engager sa personne au service d'une terre : et c'était, dans l'un et l'autre cas, de l'indépendance humaine qui s'en allait, de bonnes choses du passé qui disparaissaient sous l'oppression de la richesse. Mais d'autre part, cette richesse venait enfin de procurer à l'esclave sa portion humaine de la terre, et, en unissant sa vie à celle du sol, promettait à cette vie, jusque-là à demi flottante dans le temps et sur l'espace, la sécurité du lendemain et l'assurance sur un foyer ; cet homme de servitude, attaché à une charrue et à la glèbe qu'elle retourne, vivant d'elles et pour elles, s'habituait à les aimer et à les désirer ; en partageant les revenus avec son maître, il attendait à son insu le jour où il serait maitre à son tour : et c'était de la liberté qui se préparait pour l'avenir des hommes, une société nouvelle qui s'annonçait au-dessus des vestiges de sociétés en déclin[157].

 

VIII. — CHRISTIANISME ET L'ESCLAVAGE[158].

Revient-il une part au Christianisme dans cette transformation de l'esclavage, passant du service de l'homme au service de la terre ?

Il ne l'a certes pas imaginée. Elle s'est faite peu-a peu, elle est résultée des nécessités de la culture, de la difficulté qu'avait le régisseur d'un grand domaine à garder en main des centaines d'esclaves, à surveiller leur travail et à contrôler leurs apports : la tenure servile, l'exploitati6n parcellaire, avait des avantages semblables à ceux qu'offrent de nos jours le fermage et le métayage ; elle dispensait des comptes, des ennuis et des incertitudes de la gestion directe ; et dans les temps difficiles que la propriété traversa au troisième siècle, elle assura une moyenne de revenus sous un minimum de surveillance. La religion nouvelle ne fut pour rien dans ces changements apportés à la vie des hommes et à la vie du sol. Mais les plus intelligents et les meilleurs d'entre les Chrétiens n'ont pu méconnaître le bénéfice qui en résulterait pour la dignité humaine et le relèvement du misérable ; et je crois qu'ils ont aidé à l'œuvre de l'avenir en multipliant sur leurs domaines les foyers de paysans[159]. Ces distributions de biens dont on fait gloire à Mélanie, à Sulpice Sévère[160] ou à Paulin[161], ne serait-ce pas quelquefois le morcellement de domaines en parcelles d'exploitation et la remise de ces parcelles aux mains d'esclaves ou d'affranchis[162] ?

Je voudrais mettre à l'actif de l'Église chrétienne une amélioration plus complète de la servitude, le principe ou les préludes de sa suppression. Mais la puissance de la foi nouvelle n'était point encore telle, qu'elle pût pénétrer jusqu'au fond des âmes et en chasser les préjugés et les intérêts séculaires. La société, sous les dehors d'une piété différente, ne se détachait pas des pratiques qu'elle avait suivies depuis plus d'un millénaire, et elle ne songeait pas à abolir l'esclavage. Il y eut autant de serfs chez le plus riche des dévots[163] qu'il y en avait eu chez Valerius Asiaticus ; et quand il se rencontrait un mauvais seigneur, la misère morale ou la détresse physique de ses serviteurs rappelait les pires époques de l'aristocratie républicaine[164]. Si un maître chrétien n'hésitait pas à affranchir ses hommes, il ne faisait ni plus ni moins que Trimalchion. Les Églises eurent leurs esclaves[165] comme autrefois les temples, et ni les prêtres ni les moines ne s'interdirent d'en avoir[166] : ils se bornaient à leur montrer l'égalité de tous les hommes dans le ciel, mais en leur recommandant l'obéissance aux maîtres sur la terre[167]. On avait décidé que les affranchissements pourraient avoir lieu dans les églises, en face de l'autel : mais c'était simplement substituer l'autel de Dieu au tribunal du magistrat et l'évêque ou préteur, c'était créer tin droit nouveau pour le prêtre, et non pas pour l'esclave.

 

IX. — LA PLÈBE RURALE.

Si la société rurale tendait de plus en plus à s'enfermer dans le cadre des domaines, ceux-ci, pourtant, n'avaient pas achevé d'absorber le sort de la campagne. Bien des êtres humains s'obstinaient à vivre réfractaires à leur domination[168]. Quelques gros villages conservaient leur indépendance en dehors du patronage des grands[169] et c'était en particulier le cas des bourgades, comme Blaye, Aleth, Étaples ou Argentan, qui possédaient une petite garnison : des hommes libres y vivaient, artisans ou boutiquiers et paysans même, ceux-là dans leurs ateliers ou leurs magasins[170], et ceux-ci dans l'enclos de leurs vergers ou de leurs jardins[171]. Des ouvriers agricoles sans maitre ou sans patron circulaient de ferme en ferme à travers les champs, cherchant à se placer comme journaliers aux heures de presse, fenaisons, moissons ou vendanges[172]. On voyait de colporteurs sur les grandes routes ou les rivières navigables, les uns avec leurs roulottes[173] et les autres avec leurs barcasses[174], et leur arrivée à la porte d'un château était souvent la bienvenue on comptait sur eux pour remplir de provisions les greniers et les armoires en cas de disette imprévue, et les grands seigneurs n'hésitaient pas, pour s'assurer la visite de ces pourvoyeurs attitrés, à les recommander à leurs amis, à leur préparer un bon bite ou un garage sûr dans quelque accueillante villa[175]. Tout ce petit monde, qui paye l'impôt[176], forme la plèbe rurale[177] : car ce mot de plèbe n'implique aucun mépris, surtout de la part du fisc, qui sait l'atteindre[178], moins que jamais, ne tient pas à ménager les petites gens.

 

X. — LA BOURGEOISIE ; INDUSTRIELS, COMMERÇANTS, INTELLECTUELS.

Dans les villes, le contraste est moins saisissant que dans les campagnes : la plèbe y est plus nombreuse[179], et la richesse moins encombrante ; le grand seigneur ne se considère que comme un hôte de passage[180], et le bourgeois y est chez lui. J'appelle bourgeois l'homme de fortune moyenne, qui peine pour acquérir et défendre cette fortune, celui qui est ne dans la liberté et travaille pour la conserver, l'homme de la ville, dernier successeur des patriotes municipaux qui ont fait la grandeur et la gloire des cités antiques.

De ce bourgeois, il existe en ce moment, à Trèves, à Tours ou à Bordeaux, trois espèces différentes, suivant qu'il travaille les choses de la terre, de la matière ou de l'esprit[181]. — La première espèce est celle des moindres propriétaires, dont nous avons déjà parlé. — Puis viennent les bourgeois de l'industrie et du commerce, marchands d'étoffes en boutique[182], hôteliers qui logent à pied ou à cheval[183], bijoutiers qui cisèlent les métaux précieux[184], peintres aux ateliers installés dans les loges des édifices publics[185], et cent autres de ce genre, qui donnent aux villes leur mouvement et leur gaieté[186] : c'est pour les abriter ou les attirer que Rome a développé les bourgades de la Gaule, et ils ne les quitteront plus. — Ce sont enfin les bourgeois de la vie intellectuelle, médecins, avocats ou professeurs, et on peut ajouter les prêtres de l'Église chrétienne[187], qui étaient toujours inscrits dans un diocèse municipal[188]. Et de ceux-ci, qui travaillent de l'esprit ou de l'âme, la ville gauloise est plus pleine que jamais. Il s'en voit de toutes qualités les uns restent assez misérables, comme le serait un forgeron au coin d'une rue de faubourg[189] ; les autres arrivent à la richesse, pour passer ensuite dans la classe impériale des sénateurs[190].

Car industriels, commerçants, petits propriétaires et intellectuels sont tous par définition des citadins, des êtres municipaux, les citoyens de la ville où ils ont leur demeure ; la seule différence entre eux est que le professeur[191], le médecin[192] ou le prêtre[193] sont exonérés de certaines taxes d'État[194] et surtout des charges et responsabilités communales[195], tandis qu'elles pèsent toutes très lourdement sur les autres.

Cette libération de la solidarité municipale fut une des plus grandes fautes du régime impériale[196]. Il détachait de la cité les intellectuels, comme il en avait détaché les sénateurs d'Empire ; il créait une nouvelle classe de privilégiés, vivant d'une vie distincte au milieu de la communauté citadine ; il n'admettait, comme responsables des affaires de cette communauté, que les détenteurs de terres ou de fabriques. C'était donc n'accepter, pour origine du devoir municipal et des obligations bourgeoises, qu'une certaine richesse et des assises matérielles. Ces professeurs, ces médecins, ces prêtres, aimaient d'ordinaire leurs villes et en étaient aimés, ils en étaient la gloire et l'orgueil[197], on les admettait au sénat local à côté des décurions effectifs mais, en vertu des lois, ils recevaient l'honneur sans prendre leur part de la charge[198]. Pourquoi donc séparer leurs intérêts de ceux de leur ville, et leur laisser ignorer les peines et les misère municipales ? L'Empire diminuait ainsi les réserves morales et les ressources matérielles de ces cités à l'aide desquelles il s'était élevé et qui constituaient encore l'élément le plus durable de sa force.

 

XI. — LA DÉCADENCE DES CORPORATIONS.

Ces intellectuels n'en ont pas moins pris le premier rang dans la société municipale. Entre la ville des Antonins et celle des Gratiens, la différence est singulière à Narbonne, à Toulouse, Trèves, à Bordeaux même, il est maintenant question surtout de maîtres, d'étudiants et de discours[199] ; et ce que nous avons rencontré deux siècles auparavant, ce sont surtout artisans, métiers, industries et corporations[200]. De ces gens de métier, à coup sûr, il ne peut manquer d'en avoir encore ; mais ils sont moins nombreux, et ils font de moins en moins parler d'eux. Et au dernier jour de ce siècle, l'empereur lui-même s'écriait en une parole de tristesse : les cités de la Gaule ont à jamais perdu leur éclat, les ouvriers s'en vont et les ateliers sont vides.

Ce qui est bien le signe de la décadence de la vie industrielle, c'est le silence qui règne désormais autour des corporations professionnelles. Elles qui sous Hadrien avaient véritablement commandé aux cités, ces puissances matérielles et politiques qu'avaient été les nautes de Paris, d'Arles ou de Lyon, je ne sais pas ce qu'elles sont devenues, et je me demande si elles n'ont point disparu, dissoutes faute de ressources ou supprimées par l'autorité impériale[201]. Le collège, en qui s'était concentré tant de forces vives et d'énergies municipales, est une institution qui se meurt[202]. Quelques confréries se montrent encore aux jours de fêtes ou de cérémonies, et les badauds peuvent toujours admirer leurs bannières dans les cortèges officiels[203]. Mais dans la vie courante, il semble que ce ne soit plus rien[204]. Là où subsiste un collège de vrais travailleurs, c'est quelque société de compagnons charpentiers ou maçons, que la ville utilise en cas d'incendie[205]. On sent que l'association libre a eu à lutter contre de redoutables adversaires, et que ceux-ci ont fini par triompher d'elle : et ce furent la prépondérance de la vie agricole[206], les séductions de la vie intellectuelle, et, plus encore, la splendeur de la foi chrétienne. Ces collèges d'industriels ou d'artisans n'étaient-ils pas tous groupés autour de l'autel d'un dieu ? La religion du Christ, en renversant l'autel, supprimait le collège[207]. Et puis, l'Église n'était-elle pas la confrérie idéale, et ne pouvait-elle suffire à tous ceux qui voulaient fraterniser autour d'un autel, en dehors du prétoire d'État ou du forum municipal ?

 

XII. — LES OUVRIERS DES FABRIQUES D'ÉTAT[208].

Une autre cause de décadence pour les collèges, surtout des grands collèges d'industriels et de commerçants, fut la mainmise de l'État sur les services dont ils s'acquittaient.

Il n'y a plus trace de syndicats de camionneurs sur les routes de la Gaule : mais le comte impérial du Domaine a sous ses ordres de fortes équipes d'emballeurs, d'arrimeurs et de voituriers[209]. Si on ne trouve plus de nautes associés à Lyon, Arles ou Chalon, on rencontre en revanche des flottilles impériales le long de la Saône et du Rhône : ne seraient-elles pas chargées, outre leur mission de police, d'assurer les transports pour les administrations publiques, comme le firent jadis les corps célèbres des mariniers gaulois ? Paris n'a peut-être plus ses marchands de l'eau, mais il a sa flotte militaire. A Blaye sur la Gironde, qui est à la fois l'avant-port de Bordeaux et la gare fluviale de Saintes qui sert de lien entre les deux grandes cités, de point d'attache à d'innombrables embarcations, l'État romain installé, pour le service du fleuve, une garnison de soldats de la Garonne, milites Garronenses ; et c'est peut-être un ancienne confrérie de gabariers transformés en milice provinciale.

Mais la transformation la plus nette est en matière de fabrique. Dans les grandes villes de la Gaule, où l'activité industrielle s'était autrefois exprimée par des ouvriers, des patrons ou des corporations libres, s'élèvent maintenant des manufactures ou des ateliers d'État, dirigés ou plutôt commandés par un préfet impérial. Là travaillent des centaines[210] d'ouvriers, les hommes des fabriques, fabricenses, comme on les appelle, qui assemblent tout à la fois à des esclaves et à des soldats. De l'esclave, l'artisan impérial, même de naissance libre, a la tare d'une condition immuable et héréditaire car il ne peut quitter son atelier, ses enfants y seront employés un jour[211], il est l'homme de la fabrique, comme un laboureur de domaine est le serf de la glèbe, et, pour qu'il ne la déserte pas, on le marquera au fer à la façon d'un esclave ou d'un conscrit[212]. Mais il tient aussi du soldat, et sa manufacture tient de la caserne, par l'obéissance à un préfet militaire, par l'organisation en équipes, par l'enchaînement à une discipline rigoureuse[213].

Dans quelle mesure ces fabriques firent-elles concurrence l'industrie privée, nous ne saurions le dire. Elles ont en tout cas soustrait aux corporations de jadis la clientèle de l'État, pour lequel celles-ci travaillaient volontiers et qui était le plus formidable consommateur de la terre. Il restait, évidemment, à Arles, à Trèves, à Reims ou à Vienne, assez de familles riches pour soutenir de leurs achats quelques entreprises indépendantes. Mais je ne suis pas sûr que les particuliers n'eussent pas le droit de faire des commandes à l'État, et le voisinage d'une manufacture publique est toujours un danger pour le travail en liberté.

Les jurisconsultes, du conseil impérial ne s'inquiétaient guère de ces entraves à la liberté. Ils appartenaient plus ou moins à l'école de ce prince qui avait rêvé que tous les hommes de l'Empire romain fussent groupés en catégories visibles suivant leurs dignités ou professions, chacune ayant son statut et même son costume propre[214]. Ces manufactures publiques aidaient à la réalisation de ce rêve : d'une part, elle favorisaient le contrôle de la fabrication industrielle ; de l'autre, elles permettaient de mettre les ouvriers en régiments ou, suivant l'expression du temps, en matricules[215]. L'État romain avait un moyen de plus de satisfaire sa manie, qui était de diriger toute chose et de classer tous les hommes.

 

XIII. — LES GENS SANS AVEU.

Mais il restait toujours, dans les villes aussi bien que dan les campagnes, des gens qui savaient vivre en dehors de tous les cadres, des hommes sans aveu, sans feu ni lieu. Il faut bien que l'historien les mentionne, presque au même titre que les clarissimes et les décurions : car leur nombre est déjà très grand, et il ne cessera de croître au cours des malheurs où sombrera l'Empire[216], et ces misérables joueront leur rôle dans ces malheurs et dans cette chute. Assurément, les grandes villes de la Gaule, pas même Trèves, Arles ou Vienne, n'avaient une populace comparable à celle de Rome, de Constantinople ou d'Alexandrie, toujours prête à l'émeute, uniquement occupée à s'enivrer dans les tavernes, à dormir sur les gradins des théâtres, à se quereller en jouant aux dés, à discuter sans fin sur les mérites des couleurs du cirque ; et cette populace était si ignoble et si inutile[217] qu'on se prend parfois à croire le récit répandu par les Chrétiens, de vagabonds ramassés en tas et précipités dans la mer sur l'ordre d'un empereur énergique. Les villes d'ici, aux populations très réduites, à moitié en état de siège avec leurs remparts et leurs garnisons, ne présentaient pas ces monceaux vivants de misères humaines. Elles avaient pourtant leurs déchets et tares de tout genre[218], mendiants aux portes des remparts[219], voleurs cachés dans leurs bouges[220], jeunes désœuvrés à la recherche de quelque fructueux pillage[221], et, surtout, les esclaves prêts à fuir l'atelier ou l'office[222] ; et tout cela faisait une armée latente de révoltés, que l'Empire romain n'avait jamais pu atteindre, et qui surgissait de toutes parts au premier appel d'un coureur d'aventures ou d'un chef barbare[223].

La campagne, de son côté, avait la foule innombrable de ses chemineaux, de ses trimardeurs, de ses brigands, plus nombreux que jamais[224], et dont on ne savait pas s'ils étaient des esclaves ayant volé leur liberté ou des hommes libres ayant perdu leur patrimoine[225] ; elle avait ses déserteurs ou réfractaires refusant d'être soldats[226] et ses paysans disposés à l'être pour faire un mauvais coup[227] ; et à côté ou au milieu d'eux, elle avait les petits-fils de ces Bagaudes qui portaient toujours ce nom donné à leurs aïeux et ne quittaient pas la brousse où avait été leur berceau[228]. Car le monde romain, par cela seul qu'on voulait le distribuer en cadres fixes et sous des vocables juridiques immuables, abonda en indisciplinés, vivant en rupture de leur cadre et en marge de la société, échappés librement à la contrainte du droit et de la règle[229]. — Mais le régime impérial trouva quand même le moyen de leur donner un nom et de les grouper sous une rubrique, en imaginant ce mot[230] de Bagaudes pour l'ensemble des déshérités de la campagne[231].

 

XIV. — LE SYSTÈME DU CLASSEMENT HIÉRARCHIQUE.

De ce vagabond au clarissime, en, passant par l'esclave, l'affranchi, le plébéien et le décurion, la société commence à se conformer à l'idéal des juristes : chacun y a son rang marqué, d'après sa naissance, ses revenus et l'impôt qu'il paye à l'État ; car l'impôt, à sa manière, fixe dans une classe et précise sue la qualité d'un homme.

Les anciens cadres dans lesquels l'humanité avait vécu jusque-là villes ou nations tracées sur le sol et confirmées par l'histoire, existaient toujours et tenaient encore leur place dans la vie publique de l'Empire[232] : car il fallait des ressorts municipaux et provinciaux pour percevoir les impôts et distribuer les affaires. Mais ces cadres s'effaçaient chaque jour davantage sous les fautes du prince et les aberrations de ses juristes. Il semblait qu'on voulût en finir un jour avec ces frontières du sol ou ces marques du passé, qu'on pourrait détacher les hommes de la terre et des traditions de leur cité ou de leur peuple pour les ramener tous à la formule de leur condition sociale, et qu'il n'y aurait plus, dans l'Empire romain, des Arvernes ou des Gaulois, mais des riches et des pauvres, des décurions et de sénateurs, des employés de bureaux[233] ou des ouvriers de fabriques, et tout ce monde minutieusement parqué dans les séries et les rangs d'un protocole inflexible. Le droit de l'État impérial arrivait aux mêmes résultats et aux mêmes erreurs que l'idéologie de sociologues actuels.

Chacune des grandes classes sociales avait ses catégories, chaque genre hommes avait ses espèces. On distinguait les affranchis suivant la formule qui leur valait la liberté, affranchis de loi romaine, de droit latin ou de condition barbare[234]. Parmi les décurions, on mettait à part les anciens magistrats municipaux, et ils recevaient le titre de perfectissime, vir perfectissimus[235], titre où se survivait l'antique noblesse des chevaliers romains[236]. Du milieu des sénateurs ou des clarissimes émergeaient les consulaires, qui seuls- pouvaient siéger dans la curie de Rome[237]. Plus haut était le groupe des hauts dignitaires, de ceux qui passaient par les fonctions supérieures, et parmi eux encore on distinguait, en bas le spectable, vir spectabilis, magistrat de second rang[238], et en haut illustre, vir illustris, magistrat supérieur, c'est-à-dire ministre d'État, maitre de milice ou préfet[239], et, plus haut encore, on vit un jour des patrices, que leur titre faisait pères ou parents de l'empereur lui-même[240]. L'Empire romain ne se contentait plus, comme autrefois, de séparer les personnes, tant bien que mal, en humbles et en honnêtes gens, honestiores et humiliores[241]. Il multipliait partout les titres, les épithètes, les distinctions, les hiérarchies ; il s'imaginait de plus en plus qu'il gouvernait les hommes parce qu'il avait réussi à les classer[242].

 

 

 



[1] Fustel de Coulanges, L'Invasion germanique (Inst., [II]), 1891, livre I, ch. 6 et s. ; Dill, Roman Society in the last century of Western Empire, 1898 ; 2e éd., 1899

[2] Cf. Kuhn, Die städtische und bürgerliche Verfassung des Rœmischen Reich, I, 1864, en particulier p. 174. et s. ; Lécrivain, Le Sénat, p. 61 et s., p. 80 et s.

[3] Senatores, proceres, nobiles, sont synonymes ; cf. Godefroy, Code Théodosien, II, p. 4 et s.

[4] Dignitas clarissima est synonyme de la condition sénatoriale ; Code Théod., XII, 1, 42.

[5] Voyez Paneg., X, 35 : Roma, cum ex omnibus provinciis optimates viros curiæ tuæ pignorareris, ut senatus dignitas... ex totius orbis flore constaret. — N'étaient sans doute sénateurs effectifs, avec droit de séance ou de vote à la curie de Rome, que les clarissimes d'un certain rang et d'un domicile voisin de Rome : on a supposé que c'étaient seulement les consulares ; j'ai peine à croire qu'il ne faille pas aussi faire entrer en ligne de compte l'élection d'un domicile à Rome (consistentes in Urbe).

[6] En particulier des munera municipaux. Dans certaines circonstances, on les exempte des réquisitions de blé faites par l'État pour parer à la famine : faveur singulièrement déplacée (C. Th., XI, 15, 1 ; Godefroy-Ritter, IV, p. 112-3). — On les autorise aussi à se racheter à prix d'or de la fourniture de conscrits (C. Th., VII, 13, 13, loi de 397), et, par suite, ce sont eux sans doute qui ont le plus profité de l'arrivée des Goths et autres Barbares comme auxiliaires.

[7] C. Théod., VI, 2, 26. Ausone a pu être fait vir clarissimus en même temps que comes, en tant que précepteur de Gratien. Mérobaud a dû entrer dans le sénat par les fonctions militaires.

[8] Soit par dons de l'empereur, et il y avait au palais quantité de gens à l'affût des terres confisquées (alienarum rerum avidi, etc., Ammien, XXXI, 14, 3), et même, au temps des empereurs chrétiens, des biens des temples (Ammien, XXII, 4, 3, spoliis templorum, pasti) ; soit par suite d'efforts personnels, plus ou moins avouables, comme ceux de l'usurpateur (en 280) Procule d'Albenga ou de ses aïeux, domi nobilis sed majoribus latrocinantibus, lesquels ancêtres passaient pour d'origine franque (Hist. Aug., V. Proc., 12-13).

[9] C'était le cas des curiales ou décurions municipaux, qui voulaient ainsi échapper aux charges locales. J'ai d'ailleurs peine à croire que cette largesse impériale (nostra largitas, C. Th., VI, 2, 13) fût accordée au hasard, sans l'exercice des fonctions municipales et l'arrivée à une certaine fortune (cf. Code Théod., XIV, 1, lois 29, 57, 69, 110, 180, 182, 183).

[10] Voyez la lignée d'Ausone et celle de Mérobaud. C'est ce que signifie l'expression de Sidoine Apollinaire (Carm., 22, 116), verna senatus, sénateurs nés à la maison.

[11] Cf. d'Avenel, La Noblesse française sous Richelieu, 1901, surtout p. 305 et s.

[12] Pour les Paulins (Pontii Paulini), Sidoine Apollinaire ne remonte qu'à un Paulinus, princeps generis, qui parait avoir été préfet du prétoire eu Gaule au cours du IVe siècle, peut-être sous Constantin, et l'aïeul plutôt que le père de l'évêque de Nole (Carm., 22, 117-118). Il a pu profiter de son gouvernement de Gaule pour acquérir et reconstruire Bourg. — Peut-être est-ce un parent que le Pontius Asclepiodotus qui fut gouverneur des Alpes Pennines (præses) en 377 (Corp., XII, 138).

[13] Pontius Leontius, contemporain de Sidoine, le propriétaire de Bourg, est dit par lui facile Aquitanorum primus (Epist., 8, 12, 5) il doit descendre de Paulin l'ancien (n. précédente), et, par suite, être neveu ou cousin de l'évêque de Nole.

[14] Cf. t. IV, ch. XIV, § 5 ; ch. XVI, § 5.

[15] Ii... quorum patrimonia publicæ clades augebant. Cf. la famille de Procule. Autres, ab egestate infinia ad saltum sublati divitiarum ingentium (Ammien, XXII, 4, 3).

[16] Voyez le texte si important du Panégyriste (XII, 28) sur Mérobaud, le consul de 377 et 383, et certainement un Barbare, sans doute un Franc : Post arnplissimosmagistratus et purpuras consulares et contractura ultra unam domurn quemdam senatum honorum [par ses fils et ses alliés]. Cf. ce que le poète appelle même le sénat de Paulin, Carmina, 22, 107.

[17] Antiquorum stemmatibus, Sidoine, Epist., VII, 12, 2 ; Ausone, Parent., 10 ; Rutilius Namatianus, I, 169-170, 271-2.

[18] Ausone, Prof., 11, 27 et s. Stirpe satus druidum gentis Aremoricæ ; il s'agit ici, non d'un clarissime, mais d'un professeur de Bordeaux, fils d'un prêtre [héréditaire ?] de Bélénus dans la cité de Bayeux. Il est vrai que ce professeur fera souche de sénateurs (cf. Prof., 6). — C'est également un membre de la noblesse municipale que cet Attusius Lucanus Talisius, beau-père d'Ausone, qui se vantait de descendre des fondateurs de Bordeaux (clara ab exortu stemmata Burdigalæ ; Parent., 10).

[19] Grégoire, de Tours, V. patrum, 6, 1 :s'agit de la famille (sénatoriale [romaine plutôt que municipale ?]) de Grégoire de Tours, qui prétendait avoir dans ses ancêtres Vettius Épagathus, le martyr de Lyon.

[20] Pontius Paulinus, le fondateur de Bourg, se disait descendant d'un général de la guerre de Mithridate, roi du Pont : évidemment, ce n'était que le nom de Pontius qui provoquait la chose (Sidoine, Carm., 22, 163 et s., 158 et s.).

[21] Fils du comte Gratien, ignobili stirpe (Ammien, XXX, 7, 2 ; Épit. de Cæs., 45, 2).

[22] On ne sait rien au delà de son père (Paneg., XII, 5). Mais il est très probable qu'on fabriqua une généalogie pour le faire descendre de l'Espagnol Trajan (Épit. de Cæs., 48, 1 ; etc.).

[23] Cf. Code Théod., VI, 2, De senatoribus [De senatoria dignitate] ; Ammien, XIV, 6, en particulier § 10 (patrimonia sua in inmensiirn extollunt ; etc.) ; etc.

[24] Pontius Paulinus [noms patronymiques] Meropius [nom conservé par les mss, Epist., 40, p. 340, Hartel], né vers 353-354, sans aucun doute fils [cf. le vetus Paulinus pater, ami d'Ausone ; Epist., 25, 105 et 116] ou plutôt petit-fils du fondateur de Bourg ; consul avant Ausone (qui l'a été en 379 ; Epist., 20) ; le nom de Anicius et le rattachement à la gens Anicia est une hypothèse, jusqu'ici non vérifiée, de Baronius (Ann., 394, § LXXIX, éd. Pagius, VI, p.,169). On peut supposer qu'il a été præses en Épire en 372, consul en 378 (on a pensé également à 375), consalaris de Campanie en 379 (cf. Carmina, 21, 379-381) ; a pu remplacer comme consul l'empereur Valens, mort le 9 août 378, et l'octroi de cet honneur par Gratien peut être rapproché de toutes les faveurs qu'il accorda alors à l'entourage d'Ausone ; voyez les si pénétrantes dissertations de Muratori (écrites en 1736 ; P. L., LXI, c. 791 et s.).

[25] Vraisemblable, sans être certain ; Uranius, § 2 (Burdegala oriundus ; Migne, Patr. Lat., LIII, c. 860) ; de toute manière, du pays bordelais ; cf. Ausone, Epist., 5, 116. — On remarquera, à propos de Paulin, Ausone et leur entourage, les liens étroits qui unissent les sociétés du Bordelais et du Baladais : ce qui durera, et aboutira à la fusion des deux pays dans le département, de la Gironde.

[26] Cf. Ausone, Epist., 25, 115-116.

[27] Je crois très vraisemblable l'hypothèse qui rattache aux Paulins le nom de Puy-Paulin, podium Paulini dans les anciens documents, partie haute et pour ainsi dire arx du vieux Bordeaux. Le nom doit venir, du reste, non pas peut-être de Paulin l'évêque, mais de son père ou de son aïeul, le fondateur de Bourg. Peut-être ce dernier a-t-il bâti là pour son compte, ne demeure au voisinage des remparts, un véritable prætorium. Et il ne serait pas non plus impossible que ce soit cette demeure qui soit devenue, dans le haut Moyen Age, le donjon seigneurial de la maison noble de Bordeaux, domiciliée originellement, je crois, à Puy-Paulin.

[28] Je n'hésite pas à placer la célèbre villa paulinienne d'Ebromagus dans le voisinage immédiat de Langon, de l'autre côté de l'estey (dit de Langon ou de Roquetaillade), au quartier de Brion (sans du reste être influencé par la toponymie). Ebromagus est, en effet, à l'extrémité de la route directe de Dax à Langon, touche à cette localité, possède un port sur la Garonne. Tout près de là et peut-être à Langon même, de l'autre côté de l'estey, peut-être à la rigueur à Preignac, était le domaine de son frère. D'où il semble bien résulter que le père ou l'aïeul de Paulin était encore, même dans cette région, plus riche propriétaire que lui. Voyez Ausone, Epist., 21, 2, 15 ; 22, 1, 4 ; 22, 2, 35-36 ; 25, 126-7 ; Paulin, Epist., 11, § 14, P. L., LXI, c. 199. — La villa qui est devenue Preignac (Præmiacus pour Primiacus), se retrouve possédée par Leontius, évêque de Bordeaux au VIe siècle (Fortunat, Carm., I, 20), et sans doute descendant du même Paulin l'ancien, soit par le frère (Ausone, Ep., 25, 126.7), soit par la sœur (Gennadius, 49, Herding) de l'évêque de Nole. Langon était de la cité de Bazas au Moyen Age ; mais, étant donné que Paulin ne parle jamais que des évêques de Bordeaux, il est possible qu'elle dépendit alors de cette cité.

[29] Dans Ebromagus, magus signifie marché ; ebro- est peut-être le nom de l'estey. Il s'agit d'un marché de domaine. — Sur ces marchés de domaines, beaucoup plus nombreux en Gaule qu'on ne croit, voyez Pline le Jeune, Epist., V, 4, où il est question d'un grand propriétaire qui veut instituere nundinas in agris suis.

[30] Le portus Alingonis (Sidoine, Epist., 8, 12, 3) doit être le même que le port d'Ebromagus (Ausone, Epist., 22, 1, 4 ; 22, 2, 35-36) : commun sans doute aux propriétés de Paulin et de son frère. Il devait être au débouché de l'estey.

[31] A lui ou à son frère ; Paulin, Epist., 12, 12 ; 20, 3. Paulin a bâti une église à Langon (Paulin, Epist., 20, 3). — La route indiquée par Sidoine (Epist., 8, 12, 1-3), de Bazas à Langon ; n'est autre que celle à laquelle pense Ausone, de Dax au domaine de Paulin (Epist., 25, 124-7). Les Pontii Leontius et Paulinus que l'on rencontre alors vers Langon (Sidoine, Epist., VIII, 12, 5), sont les neveux ou cousins de Paulin.

[32] Ebromagus est évidemment la résidence habituelle et, originelle de Paulin, mœnia Paulini ; Ausone, Epist., 21, 2, 15.

[33] Ausone, Epist., 25, 115-116 : Lacerataque centum per dominos veteris Paulini regna (il s'agit du père de Paulin), et il est probable qu'il faut lui attribuer tout ou grande partie des biens des futurs Leontii, notamment Bourg que lui ou son père a fondé, et qui est Burgus Leontii (Sidoine, Carm., 22) et Preignac. — Dominus innumerabilium prædiorum, dit un chroniqueur du futur évêque (Chron. min., I, p. 650, Mommsen).

[34] Paulin y possède des vignobles ; Epist., 5, 22 (vinum vetus, quod Narbone adhuc nos habere credimus).

[35] Paulin, Epist., 32, 17. — Sans doute en Espagne, où il se retira après son gouvernement de Campanie et où il se maria (Carmina, 21, 399 et s.), et où il fera plus tard sa retraite après son renoncement définitif au monde. — Peut-être est-ce à lui, et non à Sulpice, qu'appartient le fameux domaine de Primuliac.

[36] Bourg a toujours été super Dornoniam (Revue des Ét. anc., 1901, p. 339 et s.), et le confluent de la Dordogne et de la Garonne n'a jamais varié. L'expression, d'ailleurs toute moderne, de Bourg-sur-Gironde, est fautive, et devrait être remplacée par Bourg-en-Gironde.

[37] Sidoine, Carm., 22, 114 et s. —De même, la villa d'Ausone à Lucaniacus est appelée oppidum (Ausone, Epist., 22, 2, 41).

[38] Sans quoi on n'eût pas appelé le Paulin de Bourg, princeps generis (Sidoine, Carm., 22, 117).

[39] Epicedion, 2, vers 1 et s. mais il est probable que, né à Bazas, sans doute fils et petit-fils de Bazadais (Ausone, De herediolo, 2, 2 ; Paulin de Pella, Euchar., 331-2), le père d'Ausone se fixa à Bordeaux, où naquit son fils.

[40] Ausone, De herediolo : le domaine est sur une rivière accessible à la marée et pas très loin d'une ville : ce ne peut être que sur la Garonne entre La Réole (ou plutôt Castets) et Bordeaux, et peut-être, étant donné que le père d'Ausone avait Bazas pour patria (Paulin, Euchar., 332), entre La Réole et Langon, où commence le terroir bazadais, et de préférence sur la rive gauche, où se trouve la région forestière (il y a des bois surtout à Saint-Pardon parmi les communes riveraines). Il m'est enfin bien difficile de ne pas appliquer au domaine patrimonial d'Ausone les deux vers de Paulin (Carmina, 10, 247-8) et par suite de ne pas placer ce domaine dans le Bazadais : quique superba tuæ contemnis mœnia Romæ [doit signifier sa domus avita plutôt que Bordeaux ou Rome] consul, arenosos nam, dedignare Vasatas ? On a songé surtout à Loupiac sur la rive droite (cf. Inscr. rom. de Bordeaux, t. II, p. 150) : mais je doute qu'il y ait jamais eu dans le terroir de Loupiac les 700 arpents de forêts du domaine d'Ausone ; l'inscription de Leontius (Corp., XIII, 911) me parait indiquer que ce domaine de Loupiac appartenait à un parent de Paulin.

[41] Le port et le village de Condat (Condatis = confluent ; à Libourne) sert à Ausone pour aller à sa villa de Lucaniacus (Epist., 5, 32 et s. ; 22, 1 ; 22, 2, 40-43 ; Paulin, Carm., 10, 256 et s.), qu'il faut chercher, non pas à Lugaignac sur la rive gauche, mais assez près de Libourne sur les premières hauteurs du Saint-Émilionnais. Rien n'empêche de supposer que le port de Condat fût le port particulier de la villa d'Ausone (portus oppidi, Ép., 22, 2, 41). Le lieudit actuel de Condat est au voisinage, mais en dehors de Libourne : mais on sait que ces noms anciens sont sujets à des déplacements. Ce bien de Lucaniacas lui venait certainement de sa femme, fille d'Attasius Lucanus Talisius, qui appartenait à l'une des plus vieilles familles du Bordelais (Parent., 10).

[42] Près du marché rural de Rauranum [var. Raraunum], qui est Rom, dans le pagus Noverus ou Novarus (qui est peut-être le pagus de Rom), dans le Poitou, mais au voisinage immédiat de Saintes et de la Saintonge, peut-être même sur un terrain disputé entre les deux cités, et à portée d'une église chrétienne de village très fréquentée ; Paulin, Carmina, 10, 249 et s. ; Ausone, Epist., 8 ; 12, 5 ; 11, 23 ; 25, 90 et s. Il est possible que cette villa ait été entre Aulnay et Rom, plus près de la première localité, sur la, grande route de Saintes à Poitiers (Rom est la première station après Aulnay, Itin. Ant., p. 459, W.). — Il est cependant possible, si l'on doit renoncer à concilier tous les textes au profit d'un seul domaine d'Ausone, que le poète eut à la fois une terre près de Rom en Poitou, et une (celle du pagus Noverus) en Saintonge, entre Saintes et Aulnay. Mais j'en doute.

[43] Marojalicis thermis ; Paulin, Carm., 10, 242 et s. ; Ausone, Epist., 11, 26. Je n'ai pas trouvé jusqu'ici en Bigorre de Maruéjols, Marvejols ou Mariéjol, qui serait l'héritier de ce lieu de Marojalum.

[44] Paulin, Carm., 10, 240-1 ; Ausone, Epist., 25, 130-1. Il ne serait peut-être pas impossible de retrouver l'emplacement approximatif de la maison d'Ausone d'après cette lettre Paulin débarque au fond du port intérieur, vers la place du Parlement, gagne et dépasse sa maison (sua præteriens), qui est à Puy-Paulin, d'où, en suivant la rue Porte-Dijeaux (laquelle est une rue primitive), il arrive devant la maison d'Ausone (tua limina pulsat), c'est-à-dire vers les rues de Grassi ou du Temple.

[45] Lui ou son fils ; Paulin de Pella, Eucharisticos, 520 et s.

[46] Paulin de Pella, Eucharisticos, 26 et s., 273 et s., 414 et s. Il s'agit, je crois, de Hesperius, qui dut aller en Macédoine comme vicarius præfecti prætorio. La thèse de Seeck, que Paulin fut fils, non de Hespérius le fils d'Ausone, mais d'une fille du poète et de son gendre Thalassius (éd. de Symmaque, 1883, p. LXXVII et s.), a été surabondamment réfutée (surtout par Brandes, édit. de l'Eucharisticos, 1888, p. 270 et s.). Hespérius eut, sans doute à la suite de son mariage, des terres en Grèce et en Épire (voir n. suivante).

[47] Voyez l'Eucharisticos dudit petit-fils, Paulin de Pella. Il a des biens dans le Bordelais (vers 43, 502 et s.), dans le Bazadais (332 et s.), à Marseille (520 et s.), en Orient (272 et s..), biens qui lui viennent les uns par son aïeul, les autres par sa mère, ces derniers sparsa per conptures urbes de Grèce et d'Épire (414 et s.).

[48] Voyez Rampolla, Santa Melania Giuniore, Rome, 1905, où se trouvent tous les documents relatifs à la sainte ; G. Goyau, Sainte Mélanie (coll. Les Saints), 9e éd., 1921.

[49] Sa grand'mère Mélanie l'ancienne était parente de Paulin ; Epist., 29, § 5, P. L., LXI, c. 315.

[50] En réalité, on trouve des sénateurs dans sa famille aussi loin qu'on peut remonter, par exemple, du côté de l'ancienne Mélanie, jusqu'à l'aïeule de cette dernière ; Paulin, Epist., 29, § 8, c. 316.

[51] Je suis le texte grec de l'Historia Lausiaca de Palladius (p. 156, éd. Butler ; p. 89, Rampolla), reproduit par le texte latin (Paradisus Heraclidis, § 49, P. L., LXXIV, c. 333) : on y lit Άκυτανία καί Γαλλίαις, ce qui vise les deux diocèses de Gaule et des VII Provinces. La Vie grecque (§ 11, p. 48, Rampolla) et la Vie latine (§ 10, p. 9) omettent l'Aquitaine, ce qu'il est impossible d'accepter, et ajoutent la Maurétanie et la Bretagne.

[52] Ceci est approximatif, et calculé d'après le chiffre de 8000 qu'elle affranchit ; Hist. Lausiaca, ibidem. Une de ses possessiones était un assemblage de 60 villas ou fermes, renfermant 400 esclaves agriculteurs (Vie latine, § 18, p. 13).

[53] La Vie latine (§ 15, p. 14, Rampolla) donne centum viginti millia pour annuales reditus, sans dire s'il s'agit de sous ou de livres ; la Vie grecque (§ 15, p. 51) donne le même chiffre, mais également sans préciser sur la monnaie, et, du reste, non comme revenu de Mélanie, mais de son mari. Or, 120.000 sous feraient 1 million 879.800 francs, 120.000 livres feraient 135 millions 345.600. J'aurais peine à accepter ce dernier chiffre, d'autant plus que Mélanie ne parlait que de ses propres biens, et encore que du revenu de ses terres. — Sur les discussions provoquées par le texte, Rampolla, p. 181 et s. ; Goyau, p. 12 et s. — Il y eut des fortunes bien plus considérables : certains revenus de clarissimes étaient évalués à 40 centaines de livres d'or, soit 288.000 sous d'or ; Olympiodore apud Photius, Biblioth., I, p,. 63, Bekker = Patr. Gr., CIII, e. 280 (cf., sur ce texte, Godefroy, p. 209).

[54] On évaluait au tiers des revenus en espèces ceux en nature (Olympiodore, ibid.). Ce qui fait, pour Mélanie, un revenu total de 160.000 sous d'or, et, pour les plus riches (n. précédente), près de 400.000. On pourra évaluer le sou d'or à une valeur absolue de 15 francs 665.

[55] Claudien, In Rufinum, I, 137 et s. Il dut arriver à la cour vers 384, peut-être à la suite de l'usurpation de Maxime. On ne sait rien d'ailleurs sur ses biens et leur origine. Mais il est bien évident qu'ils devinrent énormes, et furent acquis par tout l'Empire, congestæ cumulantur opes orbisque ruinas accipit una domus (ibid., 193-4).

[56] Aquitanicæ provinciæ [ce qui exclut la Novempopulanie], vir genere et litteris nobilis (Gennadius, 19). Et il entra par son mariage dans une famille consulaire (Paulin, Ép., 5, § 5).

[57] Gennadius, 19 ; Paulin, Epist., 5, surtout § 5. — Il est plus jeune que Paulin (Paulin, id., § 4 et 5), par conséquent né après 353. — Je lui suppose des domaines, provenant soit de ses biens propres, soit de ceux de sa femme (Paulin, Ép., 5, § 5) : 1° dans le voisinage d'Elusone (à l'ablatif ; Paulin, Ép., 1, § 11 ; cf. 5, 22), qui est sans doute Font d'Alzonne en Narbonnaise à 29 milles de Toulouse sur la route de Narbonne (Itin. de Jérus., p. 531, W. ; mais on peut aussi à la rigueur songer à Alzonne près de Carcassonne et même à Eauze) ; 2° dans le Bigorre, où il dut posséder deux villas (l'une dans la localité appelée Sexciacus), distantes de 20 milles l'une de l'autre (Grégoire de Tours, in gl. confess., 49 : il n'est pas absolument certain qu'il s'agisse de Sulpice) : l'une de ces villas, avec tombe de saint Justin, l'autre, avec celle de Sulpice lui-même [Saint-Sever-de-Rustan près de Rabastens ??] ; 3° très probablement dans le Berry (un des interlocuteurs des Dialogues est de Sancerre, Gurdonicus, I, 27, 2, et sans doute la scène se passe-t-elle en Berry) ; 4° une propriété à Toulouse (Epist., 3, 3) ; 5° je crois également à une propriété dans le Bordelais, au voisinage de celles de Paulin et d'Ausone, sans quoi on ne comprendrait peut-être pas l'intimité de Sulpice avec le premier, et l'appellation d'Aquitain qu'on lui a donnée. Dans laquelle de ces cinq régions faut-il placer le fameux Primuliacus et les deux célèbres basiliques qu'y éleva Sulpice (Paulin, Epist., 31, § 1, c. 325 ; 32, § 7, c. 334 écrites en 403 ou 402) ? Aucun indice dans les textes ne permet de solution vraisemblable (on en a fait des dizaines, quelques-unes vraiment extravagantes). Je me demande même, vu l'épithète de nostra que Paulin donne à la villa de Primuliacus, si ce domaine n'appartient pas à ce dernier, et non à Sulpice, si la basilique élevée par celui-ci ne l'est pas pour le compte de son ami. A tout le moins, l'expression de nostra semble indiquer que Primuliacus avoisinait les grands domaines de Paulin. En ce cas, Primuliac pourrait être près de Langon, soit sur la rive gauche (par exemple à Preignac, Primiacus, par substitution de radical  ?), soit, sur l'autre rive, à Sainte-Croix-du-Mont (qu'on aurait ainsi nommé à la suite de l'envoi de reliques de la vraie croix fait par Paulin ; Epist., 31, § 1 et 2, c. 325 ; Sainte-Croix est un centre chrétien très ancien, Corp., XIII, 912).

[58] Epist., I, 3, 1 ; III, 12, 5. Originaires de Lyon ? Les noms patronymiques paraissent savoir été Sollius Apollinaris. Le grand-père de Sidoine a été préfet du prétoire en Gaule, sans doute en 408 (Sidoine, Epist., III, 12, 5).

[59] Magnus Felix, préfet du prétoire en Gaule, puis consul en 460 (Sidoine, Carm., 4, 90-91 ; etc.) ; sans doute de Narbonne ; cf. n. suiv.

[60] Les ancêtres ou plutôt les alliés de celui de la tombe du Corp. inscr., XII, 338, Ennodius Magnus Felix, fils du Magnus consul en 460 (n. précédente ; Albanès, Deux inscr. métriques, 1886, Marseille). L'évêque de même nom appartient certainement à la même lignée ; il était sans aucun doute d'Arles (Ennodius, Epist., VII, 8), sur le territoire de laquelle était La Gayole. — On peut rattacher cette famille ou en tout cas le domaine de La Gayole (ou plutôt de Saint-Julien) à un riche Gallo-Romain du temps des Sévères (Revue des Ét. anc., 1910, p. 19).

[61] Originaires de Lyon ? ou plutôt, installés dans la ville avec le princeps generis, qui est le Syagrius consul en 382 et peut-être préfet en Gaule en 381. Cf. Seeck, éd. de Symmaque, p. CIX-CXI ; Coville, Fl. Afranius Syagrius, 1903 (Mélanges Ch. Appleton, dans les Annales de l'Université, Lyon).

[62] Alliés aux Syagrius (le Ferréol préfet du prétoire en 453 est fils de la fille du consul de 382, note 4) et aux Sidoines ; cf. Sidoine, Epist., I, 7, 4 ; VII, 12, 1. Leur principal domaine était à Saint-Laurent-de-Trèves en Gévaudan (Sidoine, Carm., 24, 32 et s.).

[63] Ils le devinrent même par délégation impériale, lorsque, au siècle suivant, on choisit volontiers parmi eux les préfets du prétoire de Gaule.

[64] Outre les exemples donnés ici, voyez Code Théod., VI, 2,16 [= 5 = 11] (cf. 13) : Senatores... habeant per longinquas provincias atque diversas ; Ammien, disant du préfet Probus : Cognitus orbi Romano, per quem universum pæne patrimonia sparsa possedit (XXVII, 11, 1) ; Ausone, Grat. actio., 8, 36 : Patrimonia sparsa sub regnis ; Paulin de Pella, Euchar., 413-4 : Pars magna materni census, conplures sparsa per urbes : voyez Rufin d'Eauze, Claudien, In Rufinum, I, 137 et s.

[65] Au minimum, et souvent dépassé. La commune d'Aydat, qui a succédé au domaine d'Avitacus, a 5022 hectares : il est vrai qu'on est en pays de bois et de montagne, et il est possible que deux ou trois villas se soient dans la suite incorporées à Avitacus.

[66] Outre les plus célèbres exemples, que nous avons donnés, voyez les hauts fonctionnaires, propriétaires en Gaule et en Italie, amis de Namatianus, sans doute Toulousains comme lui : Protodius (Namatianus, I, 552), Victorinus (I, 495).

[67] Cf. Panégyrique, XII, 26 et 29 (dans l'affaire des Priscillianistes). — Voyez de même les proscriptions et confiscations de Dioclétien et Maximien (Lactance, De m. p., 7 et 8), Constance II (Ammien, XIV, 3, après l'affaire de Magnence), et bien d'autres, les poursuites (de Maxime ?) contre Paulin et son frère. Il me parait certain que les empereurs ont redouté et essayé de combattre cette extension des patrimoines de clarissimes, extension qu'a pu favoriser la suppression des impôts sur la transmission de la propriété.

[68] Paulin de Pella, Eucharisticos, 234 et s.

[69] Paulin de Pella, Eucharisticos, 575 (nostri quondam juris agellum). Je suppose qu'il s'agit du Bordelais, il avait la plupart de ses domaines. Il n'en possédait plus à Marseille, où il était retiré.

[70] Paulin de Pella, Eucharisticos, 575 et s. En 459 : il est probable que cet épisode se rattache à la politique du roi wisigoth Théodoric II, qui veilla à être équitable envers la population romaine.

[71] Cf. Grégoire de Tours, Hist., II, 35, où il montre Clovis désiré comme roi par multis ex Galliis.

[72] Ou des domaines fiscaux qui leur étaient originellement confiés.

[73] Le fils d'Ausone sera, en 375, vicaire du préfet du prétoire en Macédoine (cf. Not. dign., Occ., 1, 34) ; Paulin de Pella, Euchar., 23.

[74] Paulin, parent de Mélanie l'aïeule, ami d'Ausone et de Sulpice Sévère.

[75] Voyez en particulier les epistolæ d'Ausone, de Symmaque et de Paulin.

[76] En dernier lieu, De Zulueta, Patronage in the tater Empire, dans les Oxford Studies de Vinogradoff, I, 1909.

[77] C'est ce qui me ferait excuser ou expliquer tant de confiscations ordonnées par les princes, si ces confiscations n'avaient pas eu trop souvent pour but ou pour résultat d'accroître la fortune foncière du prince lui-même, ou de créer de nouveaux riches.

[78] Voyez pour tout cela le titre De patrociniis vicorum, Code Théod., XI, 24, où il semble qu'il s'agisse uniquement de l'Égypte. C'est à cela, entre autres choses, que fait allusion Salvien, De gubern. Dei, V, 8, § 38-44, potentium, quitus se pauperes dedunt : il s'agit de paysans libres et propriétaires, l'expression de pauper n'impliquant pas le moins du monde la misère. Il est d'ailleurs probable qu'en Gaule le patrocinium vicorum se rattache, par des transitions insensibles, au droit de patronage que les grands seigneurs exerçaient sur les corporations rurales d'artisans, et même, en remontant jusqu'à l'époque de l'indépendance, sur des villages tout entiers, comme Lucter sur Uxellodunum ; et quand Hirtius nous dit de cette bourgade (César, VIII, 32, 1), oppidum fuerat in clientela ejus, c'est l'équivalent celtique du patrocinium vici. Et une fois de plus, nous constatons sous le Bas Empire le retour pur et simple aux usages des temps gaulois.

[79] Cf. le vers de Rutilius Namatianus (I, 223-224) : Alsia prælegitur tenus Pyrigue recedunt, nunc villæ grandes, oppida parva prius. Remarquez que dans le récit de ce voyage maritime, les villas n'ont pas moins d'importance que les villes.

[80] Voyez Bourg et autres villas fortifiées. Au début du siècle suivant, Claudius Postumus Dardanus, grand propriétaire clarissime des environs de Sisteron, construira des remparts sur son domaine, loco cui nomen Theopoli est [Saint-Geniez ? ou plutôt Chardavon dans Saint-Geniez ? Théous, auquel on a pensé, est absolument impossible : c'est un lieu perdu dans la haute montagne ; ce Theopolis est sans doute un village de paysans (une colonia ?), constitué et dénommé par Dardanus] muros et portas tuetioni omnium, et, en outre, l'élargissement d'un chemin d'accès, viarum usum cæsis utrimque montium lateribus [sur la route de Sisteron à Saint-Geniez, là où a été trouvée l'inscription] ; Corp., XII, 1524. C'est peut-être également un burgus sur le domaine d'une villa, mais cette fois construit par l'empereur, que le burgus.....  iaco [nom de villa] confinis, de l'inscription de près de Schwaderloch (XIII, 11538). De là le terme d'oppidum souvent usité pour les villas. Et peut-être, dans certaines régions plus menacées, enfermait-on de murailles même une partie du terrain ; voyez, chez Ammien, XXIX, 5, 13 (en Afrique), fundi in modum urbis (cf. Dessau, 9351).

[81] Privatis viribus publici exercitus speciem collegisse ; Sidoine, Epist., III, 3, è (Ecdicius en 474).

[82] Cf. Salvien, De gubern. Dei, V, 8, § 38-44.

[83] Voyez le texte de la n. suiv.

[84] En interprétant à l'aide de textes relatifs à la désertion des cités, le passage de Salvien, De g. D., V, 9, 45 : Isti omnes, qui intra fundos divitum recipiuntur, quasi Circæi poculi transfiguratione mulantur : nam quos suscipiunt ut extraneos [c'est-à-dire hospites, clientes] et alienos [inquilini, advenæ], incipiunt habere quasi proprios quos esse constat ingenuos vertuntur in servos ; et plus loin, Salvien parle de vastationes atque excidia civitatum. — L'insuffisance des spectacles municipaux a pu contribuer à cet abandon des villes.

[85] Voyez tout le chap. d'Ammien, XIV, 6 (parle surtout des sénateurs à Rome). Pour la Gaule, voyez comme Paulin de Pella décrit son train de maison (Euchar., 435-7) : Cum mihi læta domus magnis floreret abundans deliciis, nec pompa minor polleret honoris instructa obsequiis et turbis fulta clientum.

[86] Cf. Ammien, XIV, 6, 15.

[87] Pour les courriers, Paulin, Épist., 1, 11 ; 5, 22 ; 12, 12.

[88] Il est très probable que le voyage que Sidoine fait faire à son livre, de Clermont à Narbonne (Carm., 24), avec gîtes d'étapes dans des domaines de grands seigneurs ses amis, est la paraphrase poétique d'un voyage fait par lui-même ou par ses courriers.

[89] Rufin d'Éauze (Claudien, In Rufinum, II, 76-77), stipatur sociis circumque armata clientum agmina privatis ibant famulantia signis : ce sont les bucellarii de plus tard. Remarquez l'expression de privata signa, qui, si elle n'est pas littéraire, peut signifier que les grands seigneurs avaient leurs enseignes ou leurs bannières.

[90] Claudien, ibid., 77 et s. ; cf. Synésius, De regno, § 15, P. Gr., LX VI, c. 1097.

[91] Claudien, ibidem. Évidemment, les Goths ont dû surtout fournir les éléments de cette garde privée ; voyez Synésius, ibidem, et tout le paragraphe.

[92] Code Théod., I, 21, 1, Mommsen ; VII, 1, 15, loi de 398 ; cela, d'ailleurs, était interdit.

[93] Code Th., IX, 11, De privati carceris custodia.

[94] Ausone à Théon, propriétaire à l'extrémité du Médoc (villa dite Dumnitonus) : An majora gerens tota regione vagantes persequeris fures, qui te postrema timentes in partem prædamque vocent,... et in partem scelerum de judice transis ; Epist., 4, 22-27.

[95] En principe, le contrôle fiscal des biens sénatoriaux était fait par les décurions municipaux, niais on voit vite ce que ce contrôle pouvait avoir d'illusoire ; voyez la loi de 397, C. Th., VI, 3, 4, et les lois précédentes.

[96] Ammien, XVI, 5, 15 ; de même, Salvien, V, 8, 35 (quis ad communionem beneficii humiles et egestuosos vocat ?).

[97] Ceci a été très énergiquement montré par Ammien à propos du préfet Probus, le consul de 371 (XXVII, 11, 3) ; voyez en particulier son mot si saisissant, familiarum dominum suum mergentium in rempublicam.

[98] Épit. de Cæs., 45, 6 ; Ammien, XXX, 9, 3. De même, Constance II ; Ammien, XXI, 16, 17 ; XVIII, 1, 1.

[99] Les textes de loi disent potentiores ou potentes.

[100] Cf. Code Théod., II, 14 ; Code Just., II, 13, 1 ; voir les titres 13 et 14 dans les deux Codes. Cf. Lécrivain, Le Sénat, p. 96 et s.

[101] Ammien nous les montre convoitant les biens des condamnés (après avoir aidé sans doute à la condamnation), comme materia per vicinitates late grassandi (XVI, 8, 11 ; de même, aliena invadere semper adsuefacti, XXII, 4, 3). — Je crois bien qu'il s'est agi pour eux, du moins en Gaule, de reconstituer les grands domaines originels du début de l'Empire, tels qu'ils avaient été sans doute alors cadastrés et inscrits sous le nom de leurs propriétaires (Lucaniacus, Pauliacus, Primuliacus, etc.). Le nom est resté, et il a dû continuer à désigner une unité cadastrale et sans doute fiscale ou même administrative, même lorsque le domaine lui-même a été démembré (sur la persistance officielle des noms de fundi, même après démembrement, cf. De Pachtère, La Table hypothécaire de Veleia, p. 58 et s.). Les efforts des grands propriétaires, au IIIe et au IVe siècle, ont dû tendre à le reconstituer, à faire coïncider leurs possessions réelles avec le cadre et le nom domanial primitif. C'est pour cela qu'à l'époque mérovingienne nous retrouvons tant de domaines à vieux noms romains ou gaulois, et que nous les retrouvons avec leur énorme étendue, alors qu'ils ont dû subir des morcellements au cours de ces six siècles : mais la grande propriété du Bas Empire a dû souvent réussir à regrouper les parcelles et à rétablir l'unité. — Encore à l'époque mérovingienne, il restera de petites propriétés enclavées dans les grands domaines, mais ces grands domaines ou villas continuent à être considérés comme des unités juridiques. Cela a été très bien vu par Fustel de Coulanges, L'Alleu (Institutions, [IV], p. 253 et s.).

[102] C'est le mot d'Ammien (XIV, 6, 10) : A primo ad ultimum solem se abunde jactitant possidere.

[103] C'est évidemment ce que veut dire Salvien (V, 8, 38-39), dediticios se divitum faciunt et quasi in jus eorum dicionemque trascendant.

[104] Possessiones auctionibus, terminos dilatare violentia ; Paulin de Nole, Epist., 24, § 17, P. L., LXI, c. 296. Domicilia atque agellos suos pervasionibus perdunt ; Salvien, V, 8, 43. — Pervasio est l'expression juridique pour désigner les usurpations de propriétés (Glossarium du Code Théod., p. 246, Ritter).

[105] Voyez tout l'ensemble de Salvien, V, 8.

[106] T. II, ch. III, § 6.

[107] Cf. Code Théod., XII, 1, 33 (loi de 342). — Il est du reste très probable qu'une certaine fortune en espèces pouvait tenir lieu de la possession foncière (300 sous d'or ? ce qui serait à peu près l'équivalent des 25 arpents ; Code Th., XII, 4, 33 ; Nov. Valentin., 3, § 4, p. 81, Mommsen). Mais j'imagine que d'ordinaire celle-là entraînait celle-ci.

[108] Cf. Babeau, Les Bourgeois d'autrefois, 1888, surtout p. 342 et s.

[109] Il est possible que, comme souvent au Moyen Age, le bien du bourgeois ou du curiale fût souvent aux abords de la cité. En tout cas, Ammien nous montre un magistrat d'Andrinople possédant une terre in suburbanis (XXXI, 6, 2), et nous verrons chez Paulin de Pela combien devaient être nombreuses les maisons de campagne aux environs immédiats de Marseille.

[110] La moyenne des domaines de la bourgeoisie municipale devait être inférieure. En principe, un décurion doit posséder en propre au moins 25 arpents (loi de 342, Code Théod., XII, 1, 33), c'est-à-dire un domaine supérieur à celui qu'on est obligé de cultiver soi-même (il s'agit peut-être des meilleures terres de labour, 25 arpents de ces terres pouvant représenter, au moins en Orient, un jugum ou caput fiscal). — Le type de la petite propriété de vignes et de vergers est, à Marseille, le bien, agellus, de Paulin de Pella, quatre arpents, avec maison attenante (Euchar., 528-534). Il possède en outre, en ville, une domus urbana avec jardin (527) : c'est peut-être le vrai type du tout petit propriétaire municipal, du plus humble décurion. Si les 25 arpents correspondent à 300 sous d'or, cela mettrait l'arpent à 12 sous d'or, 188 francs (un peu plus de 750 francs l'hectare). — Tous ces chiffres ne peuvent d'ailleurs représenter que de très vagues moyennes, susceptibles de changer suivant les terres, les temps, les régions et les villes.

[111] Ager non instructus propriis cultoribus ; Paulin, Euchar., 524.

[112] Ce sont de toutes petites propriétés dont la disparition est longuement décrite par Salvien, V, 8, 38-43 (agelli, resculæ, habitatiunculæ).

[113] Paulin de Pella, Eucharisticos, 525 et s. : ce petit champ où Paulin cherche ne rien perdre d'espace, dominé par une maisonnette fixée au rocher (domum umma in crepidine saxi), c'est bien déjà la caractéristique des environs de Marseille : il n'empêche qu'il sera obligé de l'inféoder à quelque grand propriétaire (amissa proprietate conscripta suis condicione tenerem ; Euch., 573-4). Sidoine Apollinaire semble également faire allusion à ces jardinets de la banlieue de Marseille (Carm., 23, 155 : Massiliensium per hortos). Cf. les jardins contigus aux murs de Trèves.

[114] Salvien insiste tout autant sur les violences du fisc que sur celles des grands (vira exactionis, fugati ab exactoribus ; V, 8, 38 et 43).

[115] Lesne, La Propriété ecclésiastique en France aux époques romaine et mérovingienne, 1910.

[116] Valentinien parait avoir profité du Christianisme pour substituer les droits du fisc à la mainmorte des temples, et, par là même, dans bien des cas, à celle des cités. Toutes ces questions sont à revoir de très près.

[117] Le Panégyriste de Constantin semble solliciter de l'empereur, pour l'Apollon thermal des Éduens, un privilège de ce genre : dabis et illie [le et fait peut-être allusion à des faveurs déjà accordées à d'autres sanctuaires, par exemple à Grand, dont le rhéteur vient précisément de parler] munera, constitues privilegia (Pan., VII, 22).

[118] Il me parait en effet impossible, par exemple, que le præfectus templi dea Segetæ chez les Ségusiaves ne soit pas un délégué municipal clans l'administration de ce grand sanctuaire (XIII, 1040).

[119] Même danger venant, non plus de la fortune, mais de l'association.

[120] La jurisprudence des collèges s'appliquant surtout aux églises des cités ou cathédrales (qui représentent des centres de communautés de fidèles) et peut-être aussi, plus tard, aux monastères ; celle des temples, surtout aux basiliques des saints (qui équivalent à des domiciles de dieux).

[121] Le texte primitif et essentiel parait être, indépendamment des documents rapportés par Lactance (De m. p., 48), la loi de Constantin en 321 (Code Th., XVI, 2, 4), où concilio ecclesiæ [qu'il faut sous-entendre devant catholicæ] signifie bien l'Église ou communauté locale (cf. Godefroy, VI, p. 28).

[122] Il doit y avoir un lien juridique entre le caractère municipal du collège et le rôle pris par l'épiscopat.

[123] Il est possible qu'il faille distinguer, au moins primitivement, entre la propriété de l'Église, autrement dit de l'Église municipale, propriété attachée à la cathédrale, et la propriété des différents saints, celle-ci pour les basiliques de quartier et de campagne. Cf. C. Théod., VI, 2, 33 (loi de 398), où l'on distingue les églises installées dans les vici et celles qui se trouvent possessionibus diversorum, sur les domaines des grands. — Les églises rurales étaient dès lors beaucoup phis nombreuses qu'on ne croit ; Ausone, Epist., 25, 94 (celebris frequens ecclesia vico).

[124] Grégoire de Tours, De virtut. s. Juliani, 17 : Arietes beati martyris Juliani dominio subjugati.

[125] La basilique de saint Martin est distincte de l'ecclesia ou Cathédrale de Tours. C'est pour cela que les Formulæ de l'époque mérovingienne disent couramment territoriurn sancti (cf. Fustel de Coulanges, L'Alleu, p. 255 et s.).

[126] Ajoutons, mais pour une époque qui nous échappe, la mainmorte des monastère, sur laquelle nous avons un texte très curieux de Zosime (pour la date de 400, et pour Constantinople, V, 23, 8). A Ligugé et à Marmoutier, la propriété du terrain a pu être à l'Église de la civitas, Poitiers ou Tours.

[127] Cf. Paulin, Epist., 12, 12, écrite en 397 au futur évêque de Bordeaux Amandus : Age et apud sancturn presbyterum fratrem Essuperiurn, ut in casa ecclesiæ [de Langon ? ou en tout cas d'une église bâtie sur un domaine de Paulin] terrulam, qua victum suum procuret, accipiat [il s'agit de Sanemarius, un affranchi de Pantin] il semble bien qu'il soit question là d'un domaine donné par Paulin ; casa est pris dans le sens de fundus, ou plutôt d'alter ou subdivision d'exploitation de grand domaine, comme dans le traité d'Innocentius (Gromatici, p. 310 et s.).

[128] Cf. loi de 321, Code. Th., XVI, 2, 4.

[129] Loi de 362, C. Th., X, 3, 1. ; Sozomène, V, 5.

[130] Sozomène, V, 5. Remarquez qu'elle fut cependant introduite dans le Code Théodosien (n. précédente).

[131] Le principe est fixé par Valentinien dès 364. La loi de 408 (C. Th., XVI, 10, 19) dit seulement, omnia templa possessionibus nostris ad usus adcommodos transferantar : mais je doute que l'on n'ait pas laissé aux curies, dans certains cas, leurs droits sur les terrains religieux : c'est une affaire d'espèces. Voyez tout le titre De locatione fundorum templorum, C. Théod., X, 3 = C. Just., XI, 71.

[132] Le principe, dans son application aux clercs chrétiens, est marqué dès Constantin ; Code Théod., XVI, 2, 3 et 6 ; XII, 1, 49. Voir ensuite et surtout la loi de Valentinien en 364 et la loi de 383 ; Code Théod., XII, 1 ; 59 et 104. Sur la législation en cette affaire, cf. Godefroy, IV, p. 358. — La loi ne parle que de propriétaires curiales ; j'ignore ce qu'on décida pour les propriétés de clarissimes : mais nous savons qu'on prit des mesures contre les transferts ou diminutions de leurs patrimoines (C. Th., VI, 2, 18, loi de 397) ; et c'est en vertu de ces mesures que lorsque Mélanie voulut vendre ses biens de Rome, le préfet de la Ville chercha à les faire confisquer par le sénat (Vie grecque, p. 54, Rampolla). — Il est à remarquer que Paulin, même après le soi-disant abandon de ses biens aux pauvres ou aux Églises, semble avoir conservé sur les principales de ses terres un droit de contrôle ou de disposition : il est donc possible qu'il en soit resté propriétaire légal et ait dû se borner à des mesures d'affectation ou à des concessions d'usufruit (cf. Epist., 12, § 12 ; 5, § 22).

[133] Pauperes divitiis ecclesiaram sustentari ; loi de Constantin, C. Théod., XVI, 2, 8. Possessio Ecclesiæ sumptus est egenorum ; Ambroise, Epist., 18, § 16, P. L., XVI, c. 977. De même, les richesses foncières des moines (en Orient) ont été constituées προφάσει τοΰ μεταδιδόναι πάντων πτωχοΐς (Zozime, V, 23, 8).

[134] C'est ce que faisait remarquer Ambroise (ibid.) : Numerent quos redemerint templa captivos, quæ contulerint alimenta pauperibus, quibus exsulibus subsidia ministraverint.

[135] Lactance attribue le fait à Galère, De m. p., 23.

[136] Il dut même y avoir de bonne heure, en particulier du côté des monastères, des faits de captation ou d'usurpation de terres (Zosime, V, 23, 8). — Ajoutez, dans cet ordre d'idées, les associations de moines ou de clercs pour faire le commerce, en particulier dans les bourgades, ce que l'exemption de l'impôt sur le chiffre d'affaires rendait singulièrement tentant. Et il a dû y avoir là un danger réel, vu les précautions prises de bonne heure par les empereurs (C. Théod., XVI, 2, 10, 14 et 15).

[137] La villa ou le domaine, quel que soit le maître, représente une circonscription fiscale, administrative et géographique parfaitement définie, au même titre que le vicus avec son territoire, que la ville chef-lieu et sa banlieue (suburbium.). — Il a dû y avoir, du reste, dans la suite des temps impériaux, des modifications dans ces cadres formés par les domaines en -acus ou en -anus. La villa d'Avitacus, de Sidoine, portant le nom de son beau-père Avitus, n'a pu être constituée, comme ressort terrien, qu'après 400. De même, la villa Lucaniacus d'Ausone, portant le nom de son beau-père Lucanus, n'a pu être constituée qu'après 300. De même, les noms de lieu en -acus à noms propres germaniques (Longnon, p. 83-84), datent de beaucoup plus tard. La question est de savoir s'il s'agit simplement de changements de noms dans le même cadre, ou de constitutions de nouvelles propriétés, de nouveaux districts. L'un et l'autre, suivant les cas, sont également possibles.

[138] L'église portait alors le nom de Saint-Vincent.

[139] L'existence d'une grande villa royale à Gentilly résulte des monnaies (Prou, Les Monnaies mérovingiennes, n° 848-9 : Gentiliaco) et des longs séjours qu'y fit Pépin le Bref (Annales d'Éginhard, dom Bouquet, V, p. 199-200) ; les prædia qu'y possédait le monastère fondé par saint Éloi (Sainte-Geneviève ; V. Eligii, II, § 18, p. 709, Krusch), n'ont pu être donnés que par Dagobert ; cf. Valois, Notitia, p. 419 ; Lebeuf, éd. Bournon, IV, p. 4 et s.

[140] Peut-être après décomposition et regroupement de parcelles. Mais après la reconstitution sous le Bas Empire ou les premiers rois mérovingiens, la décomposition a dû recommencer assez rapidement, surtout du fait des donations royales, en particulier aux églises et monastères.

[141] Actor lundi (C. Th., VII, 18,2) ou sans doute prædii (id., XI, 1, 25). Cf. Godefroy, V, p. 36-7. Voyez aux indices de Dessau, p. 726.

[142] Je le suppose d'après ce qui se fit à Marmoutier, où, d'une part, il n'est pas question du travail de la terre (Sulpice, V. Martini, 10, 6), et où on voit, à la fin, un moine acheter des esclaves (Dial., III, 15, 2).

[143] Voyez les esclaves dont il est question dans la correspondance de Paulin avec Sulpice Sévère (Epist, I, II ; 5, 21 et 22 ; 17, 1 ; 22, 2) et avec Amand, le futur évêque de Bordeaux (Epist., 12, 12).

[144] Ou Locoteiacus (Sei Martini Locoteiaco ; Prou, Les Monnaies mérovingiennes, n° 2320). Il serait intéressant de savoir comment ce domaine avait pu passer, en tout ou partie, à l'Église de Poitiers.

[145] Ceci est une affaire de degré. Car j'ai déjà indiqué que les éléments de ces tenures, de ce morcellement de l'exploitation, de cette adaptation des hommes à la glèbe, peuvent se suivre dans des textes de tout l'Empire. Cf. Fustel de Coulanges, L'Alleu, p. 50 et s.

[146] Ce sont les discripta per familias ministeria de l'usage romain, opposé par Tacite au suam quisque sedem regit de l'esclave germain (Germ., 25).

[147] Cet usage ne disparut pas, puisque Paulin de Pella, qui s'installe à Marseille (au siècle suivant) avec ses esclaves, en a assez pour rendre, en dehors de son petit domaine, des terrains à ferme, sans aucun doute pour occuper les esclaves de surcroît qu'il possédait encore : expensas conductis studui ex agris sperare paratas, donec plena magis servis mansit domus (Euchar., 35-7). Il est vrai qu'il peut s'agir de terres fiscales, et Paulin a pu désirer se placer dans la condition de ces tout petits propriétaires qui, pour se dégager des charges curiales, se faisaient fermiers du fisc (Code Théod., XII, 1, 33).

[148] Je ne trouve pas de mot latin correspondant. Le mot latin gleba pourrait convenir pour désigner une parcelle d'exploitation rurale : γλέβαν τήν λείαν γήν, άντί τοΰ τήν κάρπιμος, définit Lydus, De magistratibus, I, 34, p. (4e éd. de Bonn. Cf. Martroye, Bull. de la Soc. nat. des Ant., 1923, p. 238 et s. — On peut également appliquer à des tenures ou à des parcelles ou plutôt à des unités de culture le mot de casa, lequel, employé dans ce sens, a pu signifier originellement l'étendue de terre dépendant d'une casa ou confiée à un paysan, et l'inscription du Corpus, XIV, 2934, où la casa cui vocabutum est Fulgerita parait bien être une pièce de terre [ainsi nommée pour avoir été frappée de la foudre].

[149] Il faut peut-être voir ces cabanes afférentes aux tenures dans les casæ pastorales que la Gaule s'occupait à reconstruire après les incursions barbares du début du Ve siècle (Rutilius, I, 29-30) : toutefois, l'épithète pastorales permet de songer, ici surtout, à des domiciles de bergers aux abords des forêts (et ces casæ doivent être les attegiæ gaulois [le mot est certainement celtique, cf. Corpus, XIII, 6054 ; cf. les localités d'Athis, Attegiæ, Étiolles, sans doute Attegiolæ, celle-ci aux abords de la forêt de Sénart, et autres localités à nom semblable cf. Longnon, Noms de lieu, p. 126]). Mais l'expression de casa s'est évidemment appliquée à la cabane ou à la borde du paysan, et il est même possible de trouver, dans les inscriptions, des casæ de fundus avec le nom de leur habitant (cf. Corp., IX, 1455).

[150] C'est ce que Paulin de Pella (Euchar., 524) appelle ager instructus propriis cultoribus. Voyez la loi de 399, faite pour la préfecture des Gaules, qui est pour retenir la plèbe sur le domaine auquel elle est assignée (prædio deputata plebs ; XI, 1, 26). L'incorporation fiscale du plébéien au domaine a certainement sanctionné ou corroboré cette pratique. De là la formule de cette loi, telle du moins que Godefroy la restitue (IV, p. 38) plebem non tam hominibus quam prædiis adscribendam.

[151] Ce sont les conductores privatorum, dans la mesure où il s'agit des fermiers non d'un ensemble de domaines, mais de parcelles, de pièces de terre. L'usage s'est épandu de bonne heure de les appeler également coloni (Code Just., IV, 65, 5). Je ne sais si, comme l'indique Fustel de Coulanges (L'Alleu, p. 68), cette espèce a pu complètement disparaître au Ve siècle. — Il faut sans doute distinguer de ce fermier, installé, lui et les siens, à demeure sur une parcelle, du cas de Paulin de Pella, louant une terre pour la faire exploiter par ses esclaves en surnombre (donec plena magis servis mansit domus, 537) : dans ce dernier cas, c'est peut-être plutôt une fourniture de main-d'œuvre qu'un fermage à bail permanent. — En revanche, il doit y avoir de petits fermiers ou métayers parmi ces rusticani dont il est question à propos des grands domaines de sénateurs (XIII, 1, 3, loi de 361). Je laisse de côté, bien entendu, les conductores des biens de l'État ou du Domaine ; cf. C. Théod., X, titres 4 et 5.

[152] Ce sont les colons proprement dits, avec une quadruple origine. — 1° Les uns sont des petits propriétaires nés libres et qui se sont inféodés au maitre d'une villa, soit par suite du non-paiement d'une dette ou d'une hypothèque, soit par simple désir de protection, restant comme cultivateurs sur la terre qu'ils ont cédée. Cette origine du colonat est particulièrement bien décrite par Salvien (dediticii divitum ; V, 8, 38-43). Ici, le cultivateur accompagne en quelque sorte sa terre dans la dépendance. — 2° Les autres sont des Barbares libres acceptés par le maitre ou à lui assignés comme cultivateurs. Et ce fut peut-être d'abord la classe la plus nombreuse (celle des tributarii), celle qui provoqua, sinon la création (n. suiv.), du moins le grand développement de l'institution. Ici, comme dans la classe suivante, la terre appelle et attache l'homme. — 3° Du même genre, mais d'origine romaine, sont les cultivateurs qui, abandonnant leurs propres terres, s'en vont labourer à titre de locataires, sans doute avec servitude héréditaire, une terre de riche : coloni civitum flunt,... jugo se inquilinæ abjectionis addicunt (Salvien, V, 8, 43-4). — 4° Les originarii me paraissent être les colons par naissance (obsequiis juris sui ; id., 43). — Tout cet ensemble est également appelé coloni et sans doute aussi adscriptitii ou adscripti censibus, mais il est possible qu'on séparât en principe les colons d'origine barbare (tributarii, jure tributario), de ceux qui étaient colons de naissance (originarii ; cf. Salvien, V, 8, 43). Mais on a dû de très bonne heure les soumettre tous au même régime juridique (loi de Théodose, C. Th., XI, 52, 1). — Fustel de Coulanges, Recherches, p. 1 et s. ; L'Alleu, p. 68 et s. ; et bien d'autres ; en particulier, Rostowzew, Studien zur Geschichte des Rœmischen Kolonates, 1910, dans Archiv für Papyrusforschung (qui se préoccupe surtout des origines helléniques du colonat). — Les localités venant de colonica, colonia (Collonges, Coulanges, etc. : Longnon, p. 125-6) doivent être les résidences ou villages de colons, et, étant donné qu'il s'agit d'un groupement, plutôt de colons d'origine barbare, encore qu'il ne soit pas impossible de croire souvent à une origine indigène : il serait intéressant de rechercher les domaines auxquels elles se attachaient, domaines d'État ou de particuliers.

[153] La plus ancienne mention de l'enchaînement d'un homme libre à la terre ou à la culture est un rescrit de Marc-Aurèle (Dig., XXX, 112 ; inquilinos sine prædiis quibus adhærent) ce qui a fait supposer, comme Marc-Aurèle est le premier empereur qui ait établi en nombre des cultivateurs barbares dans l'Empire (Hist. Aug., V. Marci, 22, 2), que le colonat romain à apparence de servage date de lui et est d'origine germanique. Mais j'ai peine à croire qu'il n'y ait pas eu des éléments romains dans l'institution. J'ajouterai même volontiers, des éléments gaulois : les coloni Crutisiones de Pachten sur la Sarre sont certainement des Gaulois, et ils forment, je crois, un groupe ou un village de cultivateurs attachés à demeure à la terre et administrés per dannum = per magistrum (Corp., XIII, 4228), analogue en tout point au magister du saltus Burunitanus (Dessau, 6870). L'inscription de Pachten est d'ailleurs du Haut Empire. Mêmes remarques pour l'inscription des coloni Aperienses de Kalhausen près de Sarreguemines (L'Année épigraphique de 1916, n° 128). — L'expression de serf de la glèbe est en germe dans la loi de 365 (C. Th., XI, 1, 12), glebæ ex qua servi : mais le mot de gleba est ici synonyme de fundus ; le Code Justinien (XI, 48, 3), en insérant cette loi, l'y a remplacé par terra. — Ici, il s'agit d'esclaves : mais inversement, les colons, en 400, sont dits servi terræ cui nati sunt (C. J., XI, 52), glebis inhærese, dans le sens également de fundi (C. J., XI, 48, 15, début du Ve siècle).

[154] Servus qui quasi colonus in agro erat (Digeste, XXXIII, 7, 12, 3) ; et le rapprochement est d'autant plus juste qu'il y avait parfois une véritable location de la parcelle à l'esclave (Digeste, XV, 3, 16). Remarquez qu'il s'agit là de textes remontant à des jurisconsultes du temps d'Auguste. — J'incline à voir ces esclaves dans les casarii de la loi de 369 (C. Th., IX, 42, 7), c'est-à-dire dans les cultivateurs non colons préposés à l'exploitation d'une casa (borde avec parcelle). Les mancipin in prædiis du même texte sont les esclaves en équipes.

[155] J'accepte l'hypothèse de Fustel de Coulanges (L'Alleu, ch. 1, § 6, et ch. 15) : les textes formels manquent pour le IVe siècle.

[156] C'est le cas, au Ve siècle, de Paulin de Pella lorsqu'il fut ruiné : il dut engager même son petit champ de Marseille, amissa jam proprietate (prædia) conseripta adstrictus sub condicione tenerem (Euchar., 573-4).

[157] Rien ne prouve qu'on doive rattacher la pratique de la tenure servile dans la Gaule romaine à l'usage similaire que Tacite signale chez les Germains (Germ., 25). On peut toujours admettre que pareille institution existât chez les Gaulois et chez les Romains eux-mêmes. Il est seulement possible qu'elle se soit développée à partir de Constance Chlore comme modalité d'emploi de la main d'œuvre barbare.

[158] Cf. Allard, Les Esclaves chrétiens, 3e édition, 1900.

[159] Cette préoccupation du foyer indépendant pour les pauvres gens est très nette chez Paulin de Nole (Epist., 12, 12, c. 206 et 207, textes remarquables) : Quamprimum ab alienarum ædium exsilio..., terrulam qua victum suum procuret (il s'agit là de deux personnages différents auxquels Paulin s'intéresse).

[160] Gennadius, 19. Un passage d'une lettre de Paulin à Sulpice Sévère (Epist., 24, § 3, P. L., LXI, c. 288) s'expliquerait fort bien si l'on suppose que Sulpice s'est réservé une partie de ses domaines, mais pour en partager l'usufruit, peut-être sous forme de division en parcelles d'exploitation, entre ses esclaves (nec in reservatis prædiis possessor,... tuorum vernularum confamulus).

[161] Il est vrai que pour Paulin comme pour Mélanie il est question de partage d'espèces et de vente de biens. Mais, outre que les écrivains ont pu parfois se servir d'expressions vagues et littéraires, Paulin, Sulpice et les autres étaient assez riches pour vendre certains biens et partager les autres.

[162] Directement ou par fidéicommis ou personnes interposées.

[163] Cf. Salvien, De g. D., 4, 15. Paulin de Pella, si dévot soit-il, demeure surtout préoccupé de garder ses esclaves (Euchar., 207, 479, 537). Il est certain que Sulpice Sévère à conservé nombre des siens (Paulin, Epist., 5, § 21, P. L., LXI, c. 177). Voyez les cortèges de grands qui viennent au devant de Mélanie l'aïeule sur la route de Nole, Paulin, Epist., 29, § 12, c. 320.

[164] Salvien, IV, 15.

[165] Concile d'Agde en 506, § 46, c. 332, Mansi ; d'Épone en 517, § 34, p. 27, Maassen.

[166] Code Théod., XVI, 2, 8.

[167] Voyez les mots d'Ambroise, liber est qui sapiens est (Epist., 37, § 15, c. 1087, Migne) ; nec manumissio liberum sed disciplina facit (id., § 9, c. 1086).

[168] Voyez Sidoine Apollinaire, Epist., V, 19, qui nous montre un colon ou inquilinus, montant à la condition de client ou de plébéien, mox cliens factus e tributario plebeiam potius incipiat habere personam quam cotonariam. Il s'agirait donc d'un colon détaché de sa terre et rattaché au service personnel du patron, dans un sens analogue à celui de l'esclave affranchi. Mais il est possible que Sidoine a voulu parler, en langage imprécis, de l'affranchissement d'un esclave rural.

[169] Dans les conversions de villages par Martin, Sulpice ne fait jamais intervenir le seigneur les paysans agissent toujours seuls. — On doit sans doute distinguer parmi les bourgades : 1° celles qui étaient chefs-lieux de pagi (les metrocomiæ d'Orient), et qui en principe ont dû garder plus longtemps l'indépendance ; 2° celles qui dépendaient d'un temple, qui formaient une sorte de domaine religieux, comme, je crois, Nanterre dans la cité de Paris, et dont l'indépendance a également pu être sauvegardée plus longtemps ; 3° les bourgades à garnison, qui d'ailleurs ont dû être souvent des chefs-lieux de papi (cf. n. suiv.) ; 4° les villages proprement ruraux, ceux-là ou bien dès l'origine constitués sur de grands domaines et dans la dépendance d'un seigneur, ou bien destinés à y tomber rapidement (vicus est d'ailleurs synonyme de villa ; Longnon, Géographie de la Gaule, p. 19).

[170] Cf. Code Théod., XIII, 1, 10 : Figulos aut fabros, qui manu victum rimantur (certainement dans les campagnes). Il est bien difficile de ne pas voir des artisans ou paysans libres dans ces Bagaudes dont parle Salvien (V, 21-26), que les exactions du fisc ont obligés à fuir. Et il doit y avoir aussi parmi eux des petits bourgeois de villes, non obscuris natalibus editi et liberaliter instituti.

[171] Ceux qui possédaient moins de 25 arpents, et qu'on pouvait qualifier de pauvres ; cf. Godefroy, IV, p. 393. Paulin de Pella se dit même pauper à Marseille, quoiqu'il lui reste maison de ville, petit champ et maison de banlieue (Euch., 520 et s.).

[172] Ce sont les inquilini, avec cette réserve, qu'il est souvent bien difficile de distinguer dans les textes l'inquilinus, ouvrier en location, de l'inquilinus transformé en colon à l'attache ou tributaire (cf. Sidoine, Epist., V, 9 ; Digeste, XXX, 112 ; C. Just., XI, 48, 6 et 13). — On doit rapprocher de cette catégorie des ouvriers ambulants les chercheurs d'or, qui paraissent avoir été fort nombreux à cette époque (Paneg., XII, 28 ; Ammien, XXXI, 6, 6 ; Code Théod., X, 19, 9 ; cf. Ausone, Mos., 465, à propos du Tarn).

[173] Cf. C. Théod., XI, 12, 3 (transferendarum mercium) ; XIII, 1, 10.

[174] Voyez la n. suiv.

[175] Tout ceci, d'après Ausone (Epist., 22), parlant d'un Philon, ancien procurator de ses biens, qui navigue comme trafiquant sur le Tarn et la Garonne.

[176] Voyez C. Th., XIII, 1, 10. L'exemption accordée en 374 aux petits artisans de la campagne, ne vise que ceux qui font le trafic des produits de leurs champs, mercandis distrahendisque rebus (XIII, 1, 10).

[177] Plebs rusticana ; C. Théod., XIII, 1, 10.

[178] Salvien, V, 21-26. Et n'accusons pas de déclamation Salvien, lorsqu'il montre tant de petites gens réduits par le fisc à se faire brigands ; Ammien a dit, de même (XXXI, 6, 6), des chercheurs d'or, qui sont bien de très petites gens, vectigallum perferre posse non sufficientes sarcinas graves. — Il est une classe de prolétaires ruraux sur laquelle nous manquons totalement de renseignements, celle des pastores ou bergers, dont beaucoup paraissent être des hommes libres, même indépendants d'un propriétaire, et plus ou moins assimilés aux Bagaudes à cause de leurs pratiques constantes de brigandage (cf. la curieuse loi du C. Th., IX, 31, 1). Les textes nous les montrent habitant dans des casæ, au voisinage ou à l'intérieur des pâturages ou des forêts (Rutilius Namatianus, 30 ; Sidoine, Epist., II, 2, 19 ; et dans ces deux cas, ils sont au service de grands propriétaires).

[179] Ici se pose la question du sens juridique applicable aux mots plebs, plebeii, opposés aux curiales ou membres de l'aristocratie sénatoriale des cités (Digeste, XII, 5, 3 ; Code Théod., XIII, 5, 5 ; etc.). Je ne crois pas que rien ait été changé au principe traditionnel, d'une noblesse d'origine (origine curiali, C. Th., XII, 1, 76), c'est-à-dire héréditaire, et qui avait pour base essentielle une certaine fortune, bien rural et sans doute aussi maison en ville. Mais il pouvait y avoir aussi des possessores d'origine non curiale, c'est-à-dire plébéienne (XII, 1, 33 ; IX, 31, 1), et des plébéiens arrivés sans doute par l'industrie et le commerce à une grosse fortune (splendidior fortuna, XII, 1, 53 ; plebeii divites, XVI, 2, 17). La tâche des empereurs a été de faire de ces deux groupes des curiales à titre transmissible. — Un exemple très net de cette noblesse municipale héréditaire et d'origine très ancienne nous est fourni par le beau-père d'Ausone, Attusius Lucanus Talisius, propriétaire de Lucaniacus, grand amateur de chasse et de vie rurale, qui se contenta d'être décurion parmi les premiers sans vouloir exercer de magistrature municipale (inter primos, prior esse recusans), et dont la noblesse remontait, disait-on, même aux origines de Bordeaux, clara ab exortu stemmala Burdigalæ (Ausone, Par., 10 ; cf. Par., 11), et Ausone répète à cette occasion les mots de vetus senatus, veteres proavi, proceres. Et cette dernière expression, qui lui est familière, semble désigner chez lui les noblesses municipales (à Bordeaux, de stirpe procerum natus, Par., 16 ; à Trèves, summos proceres municipum, Mos., 401-2 ; à Bordeaux encore, procerum senatus, Ordo urbium, 130). Il y avait donc une noblesse municipale à base foncière parfaitement caractérisée, nobilis a proavis (Ausone, Par., 11, 5), gente claræ nobililatis (id., 16, 6 ; à rapprocher sans doute la nobilitas de Bazas chez Paulin de Pella, Euchar., 336). Et c'était dans cette noblesse que se recrutaient en principe les décurions ou sénateurs effectifs. — Et c'est un des captivants problèmes de notre histoire, que de rechercher ce qu'elle est devenue.

[180] Ausone, Epist., 10, 17 et s. ; voyez tout ce passage sur l'encombrement des villes.

[181] L'opposition n'est d'ailleurs pas absolue. La loi de 337, par exemple, assimile aux médecins les artisans ou industriels de 34 catégories (c'est-à-dire qu'elle les exempte des munera municipaux), dans le cas où ils donneraient des leçons techniques à leurs fils ou sans doute à des apprentis ; l'enseignement, dans ce cas, primait le métier (Code Théodosien, XIII, 4, 2). Voyez toutes les lois de ce titre, XIII, 4.

[182] Tabernis ; Sulpice, Dial., II, 1, 8.

[183] Cf. Code Th., I, 16, 12, Mommsen (deverticula deliciosa).

[184] Aurifices de Code Th., XIII, 4, 2.

[185] Pergolæ ; Code Th., XIII, 4, 4.

[186] Voyez la loi de 337 (Code Théodosien, XIII, 4, 2), qui les énumère.

[187] L'assimilation est dans la loi de 390 (Code Th., XI, 18, 18), ecclesiis, rhetoribus atque grammaticis.

[188] Ajoutez dans cette catégorie les vétérans.

[189] Fructus exilis, dit Ausone des bénéfices d'un professeur ; Prof., 9, 6.

[190] Ausone, par exemple ; voyez de lui toutes les poésies sur les Professores.

[191] Voyez la loi de 321 (Code Théod., XIII-, 3, 1, et le commentaire de Godefroy). Ajoutez, comme exempts des munera municipaux, les artistes et artisans en tant que maîtres professionnels.

[192] C. Th., XIII, 3, De medicis et professoribus. Sur le cas des avocats, C. Th., II, 1, 77, 87, 98, etc. : en principe, ils paraissent assimilés aux autres citoyens : mais il a dû y avoir des incertitudes et bien des abus.

[193] Pour les variétés d'exemption, Code Th., VI, p. 20-21, Godefroy-Ritter. L'exemption du prêtre chrétien ne fait d'ailleurs que continuer celle du prêtre païen privilégié (C. Th., XII, 1, 21 ; etc.).

[194] Ajoutez les vétérans, qui ont l'immunitas du tribut foncier et de l'impôt sur le chiffre d'affaires ; Code Théodosien, II, p. 264, Godefroy-Ritter. Je ne crois pas que l'immunitas foncière fût accordée aux autres privilégiés ; mais il a pu y avoir des exonérations individuelles, puisque j'en vois d'accordées aux picturæ professores d'Afrique en 374 (XIII, 4, 4). Je ne pense pas que les médecins et professeurs fussent astreints à la taxe commerciale, sauf le cas, par exemple, à les professeurs de peinture fissent le commerce de tableaux autres que les leurs (XIII, 4, 4). Il y a eu flottement en ce qui concerne l'immunité commerciale des clercs : en 379, par exemple, ils sont exempts seulement jusqu'à concurrence d'une certaine somme (d'impôt), 10 sous en Italie, 15 en Gaule (XIII, 1, 11).

[195] Je laisse de côté toutes les diversités de détail ; cf. Kuhn, Die Verfassung des Rœmischen Reichs, I, p. 83 et s., p. 129 et s.

[196] Elle date d'ailleurs de loin.

[197] Voir l'œuvre tout entière d'Ausone.

[198] Le père d'Ausone, qui est médecin, est sénateur municipal à Bazas et à Bordeaux, mais en tant qu'immunis : curia me duplex et uterque senatus habebat, muneris exsortem, flamine participem (Epic., 2, 5-6).

[199] Voir les Professores d'Ausone.

[200] Exception pour Toulouse, où la vie intellectuelle fut prépondérante dès le début.

[201] Il y avait bien dans l'Empire du ive siècle, pour assurer les transports en Méditerranée, un corpus célèbre de navicularii, plus qu'à demi officiel. Mais, chose étrange, nous ne le voyons pas une seule fois fonctionner — en Gaule, encore qu'il paraisse bien difficile qu'il n'ait pas servi aux transports publics par Arles (Code Th., XIII, 5, De navicalariis). Il serait possible que ce corpus fût le résultat du groupement en un seul corps des navicularii de l'Occident ; mais il est plus vraisemblable qu'on les groupait par provinces (cf. navicalarii Hispaniarum, XIII, 5, 8).

[202] Voir les très justes remarques de Kuhn, I, p. 80.

[203] Par exemple lors de l'entrée de Constantin à Autun en 311, omnium signa collegiorum (Paneg., VIII, 8).

[204] Voyez le mot d'alarme de l'empereur, adressé précisément en 400 au préfet des Gaules Vincentius (trois lois de C. Th., XII, 49) : Destitutæ ministeriis civitates splendorem quo pridem nituerant amiserunt. Voir aussi Salvien, de g. D., 9, 45.

[205] Fabri, centonarii, dendrophori, voyez Code Théod., XIV, 8.

[206] Ceci, qui est capital, est très vigoureusement marqué par une des lois de 400 ; XII, 19, 10 : Plurimi collegiati cultum urbium deserentes agrestem vitam secuti in secreta sese et devia contulerunt : ce qui commente fort bien le mot de Salvien. Et je doute que la mesure que l'empereur enjoint d'appliquer au préfet du prétoire des Gaules, de les ramener de force ad officia sua, ait pu être opérante ; il doit s'agir d'ailleurs, sous ce mot de collegiati, surtout ou exclusivement de ceux dont nous venons de parler (n. précédente).

[207] Il manque des textes pour pouvoir examiner cette très importante question de l'influence du Christianisme sur le sort des collèges. Mais les lois des fils de Théodose, en supprimant les collèges à caractère, surtout religieux (les Nemesiaci par exemple), et en interdisant dans les autres tous les éléments religieux (de superstitionem pertinens), indiquent assez nettement que l'Église suffit aux pratiques de culte (Christiana sibi merito religio vindicabit) ; Code Théod., XVI, 10, 201 ; XIV, 7, 2.

[208] Cf. Waltzing, Étude historique sur les corporations, II, 1895, p. 232 et s.

[209] Ce sont les bastagarii du Code Théod., X, 20, auxquels il faut joindre (ibid.) les murileguli ou conchyleguli, pécheurs de pourpres pour le compte des empereurs. Des uns et des autres la loi portait, ne umquam militiam deserere liceat (X, 20, 11 et 14).

[210] A Andrinople (Ammien, XXXI, 6, 2) il y a ampla multitudo de fabricenses.

[211] Si on doit lire liberos dans le code Théodosien, X, 22, 4.

[212] Ad imitationem tironum ; X, 22, 4.

[213] Voyez C. Théod., X, 22, De fabricensibus. On peut les armer en cas de danger (Ammien, XXXI, 6, 2). — Il est d'ailleurs possible, comme l'a conjecturé Maurice pour les ateliers monétaires (à propos de l'atelier de Lyon ; Num. Const., II, p. 65 et s.), que beaucoup de ces ouvriers travaillassent en ville, ayant des officines privées : cela n'empêche pas le caractère militaire de l'institution.

[214] Alexandre Sévère ; Hist. Aug., V. Alex., 33 et 27 (omnibus officiis).

[215] Cf. Code Théod., I, 9, 3.

[216] Il est fort possible que la protection et la sympathie accordées par les Chrétiens et leurs Églises aux malheureux de tout genre aient accru dans une certaine mesure le nombre des mendiants, moines ou prêtres itinérants vrais ou faux ; les conciles s'en sont préoccupés. Ajoutez les faux naufragés, si redoutés des communautés chrétiennes dans les villes maritimes (Paulin, Carmina, 24, 295 et s., P. L., LXI, c. 620 et s.).

[217] Cf. Ammien, XIV, 6, 25-26 ; Code Théodosien, X, 33, De his qui plebem audent contra publicam colligere disciplinam. — On n'y comprenait sans doute pas les mendiants autorisés et en quelque sorte tarifés, qui étaient soumis à l'impôt sur le chiffre d'affaires.

[218] Il faut bien qu'il y ait eu une plèbe importante et redoutable même dans les petites, villes de la Gaule, puisqu'on vit, au début du Ve siècle, de véritables émeutes à Bazas, qui, quoique chef-lieu de civitas, ne pouvait pas être une très grosse bourgade.

[219] A Paris, Sulpice, V. Mart., 18, 3 ; à Amiens, id., 3, 1. Le titre De mendicantibus dans le Code Théodosien (XIV, 18) montre qu'il y avait parmi eux aussi bien des hommes libres que des esclaves.

[220] Supposé d'après les nombreux textes relatifs aux latrones et latrocinia au IVe siècle ; cf. Salvien, De g. D., IV, 13 et s.

[221] Paulin de Pella, Eucharisticos, 334 et s. : Factio servilis paucorum mixta furori insano juvenam licet ingenuorum [les plébéiens ?], armata in cædem specialem nobilitatis [les curiales ?] : ceci, à Bazas. Cf. Orientius, Commonitorium, II, 174 (civica proditio) ; Sidoine Apollinaire, Epist., VIII, 11, Il (riche Bordelais tué par des esclaves).

[222] Paulin, Eucharisticos, 334 et s. ; Sozomène, IX, 11, Patr. Gr., LXVII, c. 1620.

[223] Textes de la n. précédente.

[224] Ammien, XXVIII, 2, 10 ; Ausone, Epist., 4, 22-27.

[225] Salvien, De g. D., IV, 15 ; V, 21.

[226] Ce fut évidemment un des fléaux sociaux du IVe siècle et déjà du IIIe, et il résulte directement du fait que les propriétaires fournissaient les hommes de recrue. Voyez le titre De desertoribus, Code Théod., II, 18, en particulier la loi 1 de 365, promulguée per Alpes, qui montre que les déserteurs se réfugiaient dans les Alpes, sans aucun doute pour s'y livrer au brigandage sur les grandes routes d'Italie. C'est là où, en 407, nous trouverons des troupes de Bagaudes (Zosime, VI, 2, 10). Et de là la nécessité d'un commandement militaire pour surveiller les cols ?

[227] Esclaves ou colons ; Sozomène, l. c. ; Salvien, l. c. ; Ammien, XXXI, 6, 6 ; Zosime, V, 22, 6 ; Ausone, Epist., 4, 22 et s. Les plus dangereux étaient souvent les esclaves ou même les colons d'origine barbare, qui s'évadaient pour guider les envahisseurs. Et Synésius a admirablement montré l'imminence du danger de cette entente entre serviteurs barbares et soldats barbares (De regno, 15, P. Gr., LXVI, c. 1093-5). — Ajoutez les bergers plus ou moins nomades.

[228] Salvien, De g. D., V, 24. et s.

[229] Ici doit se placer le fameux passage où l'auteur du Querolus décrit les méfaits des brigands ou des paysans cantonnés quelque part dans les forêts voisines de la Loire (p. 16, éd. Peiper) : Vade ad Ligerem.... Illic jure gentium vivunt homines. Ibi nullum est præstigium. Ibi sententiæ capitales de robore pro feruntur et scribuntur in ossibus. Illic etiam rustici perorant et privati judicant.... O silvæ, o solitudines, quis vos dixit liberas !... Nolo jura hæc silvestria. Il est fort probable qu'il agit d'une jacquerie plus ou moins organisée, qui se sera constituée au début du Ve siècle dans les forêts d'Orléans ou du Perche, et que c'est celle à laquelle fait allusion Rutilius Namatianus (le Querolus est précisément dédié à un Rutilius), jacquerie réprimée par Exupérantius, duc d'Armorique, qui, en ce pays, leges restituit libertatemque reducit et servos famulis non sinit esse suis (I, 213-216 : termes qui cadrent exactement avec ceux du Querolus).

[230] Un exemple de cette valeur juridique et pénale donnée à un nom par le droit romain, est fourni par le nomen Christianum.

[231] C'est ce qui me parait résulter du texte de Salvien, V, 24, parlant du mot de Bacaudæ comme d'un terme consacré et quasi officiel (jus libertatis amiserant,... Bacaudæ facti sunt) ; comparez l'expression administrative de vagi désignant les réfractaires fugitifs et errants (C. Théod., éd. Godefroy-Ritter, IV, p. 218) : la loi en question, VII, 18, 10, est précisément adressée au préfet des Gaules Vincentius (en 395-400), et elle doit être rapprochée de celles où l'on prescrit à ce même Vincentius des mesures contre les ouvriers qui quittent les villes.

[232] Je ne parle ici que de la situation officielle des villes. J'ai dit et je répéterai qu'il y a sous le Bas Empire un véritable regain d'énergie morale dans la région et la cité, une réaction du principe géographique.

[233] Les officiales forment une classe particulière.

[234] Cf. Salvien, Ad eccl., III, 7, 33-34, qui s'indigne de cette distinction ; Code Théod., II, 22, 1 ; ces deux textes distinguent la civitas Romana et la Latina libertas. cf. Fustel de Coulanges, L'Invasion germanique (Instit., [II]), p. 95 et s. ; L'Alleu (Instit., [IV]), p. 303 et s.

[235] Cf. Code Théod., VI, 38 [37], De perfectissimatus dignitate ; XII, 1, 5. — Du même genre était le titre honoraire de gouverneur, honos præsidatus, vir prædalis, qu'on accordait aux magistrats municipaux (XII, 1, 4). — Les anciens magistrats municipaux sont les honorati (Code Th., I, 20, 1 = I, 7, 1, Godefroy). Il y avait même, sans doute pour les hauts personnages municipaux, des brevets d'honorariat se référant aux plus importantes dignités d'État, même un brevet de préfet du prétoire des Gaules (cf. C. Th., VI, 22).

[236] Il y a d'ailleurs quantité de fonctionnaires impériaux qui ne sont que perfectissimes. — Le titre de vir egregius disparaît après Constantin (cf. Code Théodosien, VI, 22, 1 ; Lactance, Inst. Div., V, 14, 18) ; de même, celui de vir eminentissimus n'existe plus après Constantin (C. Th., II, 20, 2). Et il est assez vraisemblable que Constantin a remanié tous ces qualificatifs. Cf. Hirschfeld, Die kaiserlichen Vertvaltungsbeamten, 2e éd., p. 451 et s., et, pour tout l'ensemble de ces titres, le même, Kleine Schriften, p. 640 et s. (écrit en 1901), et Lécrivain, Le Sénat, p. 24 et s.

[237] C'est ce qu'on admet maintenant, sans preuve absolument décisive, d'après Code Théod., VI, 2, 13, Mommsen ; VI, 20, 1 ; etc. Cf. Willems, Le Droit public romain, édit. de 1910, p. 593.

[238] En Gaule, le titre de vir spectabilis appartient en 400 au vicaire du préfet (Not., Occ., 22), au comte militaire de Strasbourg (27), aux ducs militaires de Séquanie (36), d'Armorique (37), de Belgique (38), de Mayence (41), de Cologne (?). Le comte est hiérarchiquement supérieur au duc. — Les gouverneurs des provinces sont au-dessous les consulares sont vir clarissimi seulement, c'est-à-dire clarissimes sans le titre particulier de spectabilis ; mais les præsides ne sont encore que viri perfectissimi, c'est-à-dire pris dans la noblesse équestre, d'origine administrative ou municipale. — Je n'insiste pas sur bien d'autres catégories, par exemple celles des comites en primus, secundus et tertius ordo.

[239] En 400, le titre appartient, en Gaule, uniquement aux deux chefs supérieurs, le préfet du prétoire (Not., Occ., 3) et le magister equitum (Occ., 7, 111).

[240] . Créé par Constantin ; Zosime, II, 40, 3 ; cf. Code Théod., éd. Godefroy-Ritter, II, p. 72.

[241] Ces expressions, si fréquentes sous les Sévères, disparaissent au IVe siècle.

[242] C'est tout à la fin de ce siècle que se marquera plus particulièrement la volonté, la théorie de l'État, de fixer éternellement et héréditairement les hommes à leur condition ou à leurs terres. Commencée surtout, et depuis assez longtemps à l'occasion des curiales que l'on veut ramener à leurs curies, continuée ensuite à l'endroit des colons qu'on immobilise sur leurs terres, elle s'étend aux ouvriers des fabriques impériales, aux pêcheurs qui s'y rattachent, aux ouvriers des villes, aux hommes des corporations, aux employés des bureaux de l'État, aux plébéiens ruraux, aux clarissimes et à leurs fortunes. Il y eut évidemment, pour arriver à ces degrés extrêmes de la double tyrannie de l'étatisme et du classement social, une résolution arrêtée des juristes et des théoriciens du temps de Théodose et de ses fils ; et Jacques Godefroy, avec sa finesse habituelle, a eu raison d'appeler Théodose, à ce propos, l'inventeur d'un nouveau droit. — Voyez en particulier, comme affirmation et l'application de ce droit, l'ensemble des lois adressées à Vincentius, le préfet des Gaules après la chute d'Arbogast. — Il resterait à chercher sous quelles influences politiques ou religieuses s'est développé ce droit public est-ce l'œuvre de l'école de droit de Rome ? ou de celle de Beyrouth ?