I. — LA TOLÉRANCE RELIGIEUSE[2]. La domination romaine a imposé il la Gaule des maîtres étrangers et de nouveaux procédés de gouvernement. Elle a modifié, chez les habitants, la manière de vivre, de travailler et de s'enrichir ; elle a renouvelé, sur le sol, l'aspect des villes, des routes et des monuments. Mais elle a fait plus encore : elle a changé les croyances des hommes, leur langue, les procédés de leur art, les façons de leur pensée et les habitudes de leur vie. Aux transformations matérielles du pays elle a ajouté une révolution morale. Il ne semble pas que cette révolution ait été un dessein des empereurs. Les Gaulois ont pris des divinités et des pratiques nouvelles, parce qu'ils avaient de nouveaux maîtres, et qu'ils jugèrent bon de les imiter. Sans être d'une indifférence absolue aux besoins des esprits et des âmes, l'État romain n'en fit pas une de ses affaires. S'agissait-il de gouverner, nous l'avons vu maintenir les droits de la monarchie impériale avec la dernière rigueur. Mais la vie économique ne le préoccupe déjà plus que par intervalles et en de certaines circonstances : il s'intéresse aux ports et aux villes qui servent à son autorité, et il néglige les autres ; agriculture, industrie et commerce se passent le plus souvent de lui. La vie intellectuelle et la vie morale de l'Empire attirent moins encore son attention : il regarde les hommes prier, parler et agir à leur guise, il n'a souci de leurs idées et de leurs rêves, et, pourvu qu'ils n'en veuillent pas à l'empereur, il les laisse vaquer à leurs plaisirs, à leurs croyances ou à leurs devoirs préférés. Les hommes de la Gaule allèrent donc aux dieux et aux mœurs de nome par leur propre mouvement ou par la force des choses, et non point par la volonté des chefs. L'histoire religieuse de la Gaule romaine nous fournira une première preuve de la tolérance de l'Empire en matière de croyances et d'idées. Il se produisit alors, dans notre pays, la transformation morale la plus importante qui ait précédé le triomphe du Christ : la Gaule se convertit à l'anthropomorphisme gréco-latin, et la nouvelle religion changea tout à la fois l'état des âmes, les formes du culte, l'aspect même du sol. Or, si la conquête romaine fut la cause principale de ce changement, il résulta de l'action spontanée des indigènes[3], et nullement de lois qu'on leur imposa. Rien ne ressembla, en cette affaire, à l'acte d'un Clovis convertissant les Francs ou d'un Louis XIV persécutant les Réformés. On objectera que les empereurs, eux aussi, ont été des persécuteurs, qu'ils ont poursuivi les druides, les formes sanglantes de leur culte, leurs superstitions magiques. Mais aucune des mesures prises contre ces prêtres ne menaçait leurs dieux et leurs dogmes. Il s'agissait pour l'État de mettre fin à une société religieuse qui avait fait corps avec la patrie et la liberté gauloises, et qui n'aurait survécu au passé qu'à la condition de troubler le présent : on ne se représente pas dans l'Empire romain un druide jugeant et condamnant des hommes au même titre qu'un proconsul ou un légat. Pour le même motif, il importait de frapper d'interdiction les plus solennels des sacrifices auxquels présidaient les prêtres, les immolations d'hommes : outre qu'elles étaient incompatibles avec les mœurs adoucies de ce temps, elles bouleversaient la police générale de l'État, où l'autorité souveraine avait seule le droit de disposer de la vie et du corps des hommes. Enfin, si de redoutables édits ont été promulgués contre la magie druidique, n'oublions pas que, par principe, les empereurs ont fort malmené les sorciers, devins et astrologues de tous les pays[4] ; et s'ils les ont persécutés, c'est parce qu'ils croyaient à la vertu possible de leurs opérations, à la réalité éventuelle de leur pouvoir, et qu'ils voulaient préserver leur vie et garantir leur puissance[5]. Mais une fois assurés les droits régaliens et le salut du prince, on laissa les indigènes croire et pratiquer à leur convenance ; et ce fut en dehors de l'État que se bâtit l'édifice chaotique de la religion gallo-romaine. Car c'est bien par ce mot de gallo-romain qu'il faut appeler la religion nouvelle. Elle se composait d'éléments gaulois ou indigènes et d'éléments romains ou classiques. Tout en prenant le moule ordinaire des croyances gréco-latines, elle y fit entrer bien des matériaux qui venaient du sol et du passé national. Il en fut du reste ainsi dans toutes les provinces de l'Empire. Au dedans des formes toujours pareilles que leur fournissaient la latinité ou l'hellénisme triomphants, les dieux indigènes, ceux de la race ou ceux de la terre, conservaient leurs facultés et leurs allures propres. Alors que disparaissaient à jamais tant de choses du passé, mœurs, institutions et langage, les dieux s'ingéniaient pour ne pas quitter toute la place. Ce fut en matière religieuse que les diverses contrées de l'Empire maintinrent le plus longtemps leur physionomie distincte[6] : l'Espagne avec ses cultes astraux mêlés à Mars et à Junon[7], l'Afrique avec son Saturne de nom romain et d'origine punique[8], chaque province produisit sa façon particulière de métissage divin[9]. Ce mot de métissage, qui désigne un mélange de races différentes, étonnera ceux qui croient encore aux batailles des dieux, à leurs haines irréconciliables, à l'hostilité irréductible entre les croyances et les formes religieuses qu'imposent des divinités rivales. Que la suite des temps, que les passions ou les intérêts des peuples, des hommes et de leurs prêtres aient amené ces luttes sanglantes entre les dieux ou les armées de leurs fidèles, entre celui de Mahomet et celui du pape de Rome, entre Moab et Jahveh, cela ne veut point dire que leur nature fût différente et contradictoire, et qu'ils n'eussent pu s'entendre, si leurs nations l'avaient voulu. Mais maintenant que Rome gouverne, que tous les peuples n'en forment qu'un, les dieux vont se rapprocher, se connaître et se mêler aussi bien que les hommes, et le Bélénus des Gaulois se regardera comme un frère de l'apollon des Grecs et du Mithra des Perses[10]. D'ailleurs, quelles que fussent lit patrie et la nature d'un dieu, toutes les nations de cet Empire, barbares ou gréco-romaines, étaient également prêtes à l'aimer : j'excepte les Juifs, chez qui l'adoration exclusive de Jahveh fut la forme du patriotisme. Mais aucun autre peuple ne répugna au culte de divinités étrangères, voisines ou lointaines. Rome ne niait pas le caractère divin de la Junon de Véies sa rivale : elle le reconnaissait si bien que, Véies détruite, elle adora la déesse des vaincus[11]. En relisant la vie des cités antiques, je ne suis pas plus frappé de leur amour pour leurs dieux que je ne le suis de leur désir de plaire à tous les dieux. Par-dessus l'obéissance nécessaire et passionnée à la puissance locale, la Pallas du Parthénon d'Athènes ou le Jupiter du Capitole de Rome, on sent chez tous les hommes le besoin de ne pas s'aliéner les dieux d'ailleurs. Rien ne ressemblait moins aux divinités de la Rome républicaine que la Terre-Mère vénérée à Pessinonte sous les espèces d'une grande pierre : le jour où le sénat crut avoir besoin d'elle, il la fit transporter à Rome et il l'installa au Palatin[12]. Les idoles et les cultes s'échangeaient, à la manière dont se transféraient au Moyen Âge les reliques et les saints[13]. Quand les Gaulois, au temps où ils conquirent le Midi, arrivèrent en vue de Marseille, leur roi Catumarandus s'en vint saluer l'Artémis ou l'Athénée de la cité grecque[14] ; et quatre siècles plus tard, lorsque l'empereur Auguste séjourna sur ces mêmes terres, il y voua et bâtit solennellement un temple à Circius, le dieu celto-ligure du Mistral[15]. L'accord entre les dieux, en Gaule comme ailleurs, se fit de deux manières. II. — COHABITATION DES DIEUX. L'une fut la cohabitation, sans colère et de bonne grâce. Un Romain qui vient ou séjourne en Gaule y porte l'amour ou l'image de ses dieux : la divinité, autrefois comme aujourd'hui, suit son dévot[16]. Jupiter Très-Bon et Très-Grand a beau faire élection de domicile sur le Capitole : il n'en demeure pas moins à la disposition de ses fidèles dans les provinces et aux frontières, et il peut, s'il le veut, descendre dans le plus lointain des temples pour y recevoir des hommages et y animer sa statue ; légats, légionnaires, affranchis et esclaves du prince l'adorent partout où ils se trouvent, lui élevant sanctuaires, autels ou images[17]. Junon et Minerve, ses compagnes capitolines[18], les autres des douze grands dieux du Forum[19], puis Hercule[20], Castor et Pollux[21], héros divinisés devenus chers au Latium, Esculape le médecin[22], même les dieux plébéiens de la campagne romaine, Sylvain[23] ou Vertumne[24], à côté d'eux les innombrables divinités qui figuraient la vie et les conditions de l'homme, la Fortune[25], la Paix[26] ou la Santé[27], et enfin les dieux orientaux que Rome avait acceptés[28], et la Mère des Dieux à la plus grande joie des hommes, une foule innombrable d'êtres divins passèrent les Alpes ou la mer en compagnie des légions et des marchands, et s'empressèrent de montrer à la Gaule leurs noms, leurs épithètes, leurs figures et les épisodes de leurs vies[29]. Non seulement le Gaulois ne trouva point la chose mauvaise, mais il s'intéressa aussitôt à ces noms et à ces images : il les introduisit dans sa demeure et sur son champ, il les colporta lui-même sur les routes, il les admit dans les lieux de foires. Soyons sûrs qu'il accepta ces dieux d'Italie et d'outre-mer d'aussi bon cœur que les poteries arrétines ou les casseroles de Campanie. Si vulgaire que soit la comparaison, elle correspond à la mentalité religieuse de la multitude : les hommes traitaient les dieux en fournisseurs de chances et de remèdes. Pour un Gaulois, l'arrivée de Jupiter et de sa suite, ce fut la très bonne fortune d'avoir de nouveaux dieux, débitants de promesses inédites, et qui après tout avaient été plus heureux au combat qu'Écus et que Teutatès. Rien ne l'empêcha de les adorer, ni le moindre règlement public ni le moindre scrupule intérieur. Il y eut, dans beaucoup de villes, des temples à la triade capitoline, et elle reçut même son monument sur la colline d'Alésia[30], hommage des vaincus à leurs vainqueurs au lieu même de leur défaite. Des dieux que nous avons nommés plus haut, depuis Jupiter jusqu'à la Mère, il n'en est aucun dont le Gaulois n'ait imploré le secours dans un moment de son existence. Tous, Diane dans les Ardennes, Sylvain dans les Alpes ou les Pyrénées[31], les Nymphes aux eaux de Bagnères ou de Luchon[32], Neptune sur les rivai ;es de ,la tuer du Nord ou aux bords du Rhône et du lac de Genève, Apollon auprès des sources chaudes du Morvan, et jusqu'aux dieux infernaux, Hécate l'hôtesse des nuits[33] ou Pluton familier aux âpres rochers-du Limousin[34], tous se sentirent chez eux sur le sol de la Gaule, plus encore que les légions à Mayence et que les marchands à Lyon. Ils se gardèrent, cependant, de chasser les dieux gaulois. Aucune mesure ne fut prise contre ces derniers[35]. En plein Paris, sous les premiers empereurs, on élève un autel à Ésus[36]. Bélénus, le vieux soleil celtique. ne quitte point les hauts lieux qu'il avait pris pour lui depuis des siècles[37]. Mille divinités celtiques, aux noms et aux attributs bizarres, survécurent longtemps à la conquête, adorées aux mêmes endroits par les petits-fils des hommes qu'elles avaient protégés à l'époque de la liberté. Sans doute, Jupiter et ses confrères romains leur enlevèrent souvent des dévots du pays. Mais il leur en venait d'autres, en échange, des pays voisins, et quelques-uns étaient de marque. Romains et Grecs se hâtèrent d'imiter Auguste adorant le Mistral : et ce consul qui sacrifie à Némétona, la déesse guerrière des terres rhénanes[38], et ces maîtres carriers italiens qui honorent les montagnes saintes des marbres pyrénéens[39], et cet officier de Beyrouth qui prie Nemausus, la Fontaine de Nîmes[40], et d'autres encore, affranchis[41] ou soldats[42] de César. Le panthéon gallo-romain ressembla à ces armées de la frontière où Grecs, Gaulois, Espagnols, Illyriens et Italiens servaient côte à côte. Entre dieux de Celtes et dieux de Romains on ne perçoit pas souvent un bruit de querelle. Qu'il y ait eu parfois de mauvais propos échangés entre prêtres ou entre fidèles, c'est dans la nature des choses. Mais les conflits n'étaient sans doute pas différents de ceux que, provoquait la concurrence entre des marchands, ou de ceux qui naissaient dans une grande ville entre deux divinités voisines et les portiers de leurs temples : affaire de boutique et non de sentiment national. Il résulta de cette vie de camarades[43] les plus étranges compromis. Tantôt, c'est un même monument qui s'adresse à plusieurs dieux très différents d'origine et de nature : à Nîmes par exemple, un autel élevé à la Fontaine et à Jupiter, ou, à Mayence, un autre autel élevé à Jupiter, Junon, Minerve, les trois puissances du Capitole, et en même temps au dieu celtique Sucellus et au Génie du lieu[44] : et il y a, de combinaisons de ce genre, des centaines de variétés[45]. Tantôt, c'est la statue ou l'autel d'un dieu qui est consacré dans le temple d'un autre[46] ; ou même, ce qui est plus étrange, c'est l'image de Mercure qui est offerte à une déesse gauloise[47], ou un sanctuaire de Pluton qui est voué aux divinités impériales[48]. Tantôt encore, c'est la figure d'un dieu, Mercure ou Bacchus, sur laquelle on groupe les emblèmes ou les attributs d'autres dieux, la foudre de Jupiter, la lyre d'Apollon, le serpent d'Esculape ou le carquois de Diane, pour attirer par là vingt dieux chez soi, et être sûr d'avoir, au moment opportun, le spécialiste divin dont on aura besoin[49]. Tantôt enfin, c'est un soldat de l'armée de Germanie qui, contre les périls d'une traversée, invoque tout ensemble Jupiter, le Rhin, les dieux de sa patrie, ceux de l'Océan et ceux du port[50] ; et c'est un Lyonnais qui a passé sa vie à honorer toutes les divinités de la terre[51], comme s'il était embarrassé de choisir ou lassé de courir à travers cette foire aux religions que devenait le monde romain[52]. III. — TRANSFORMATION DES DIEUX. De cette vie en commun il résulta pour les dieux gaulois et pour les dieux classiques une seconde manière de s'accorder, qui fut de s'unir suivant leurs affinités : deux divinités semblables, celle-ci indigène et celle-là gréco-romaine, mêlaient leurs noms, leurs épithètes, leurs attributs, leurs figures, et se transfusaient en quelque sorte l'une dans le corps de l'autre pour se confondre en un seul être divin qui émanait de toutes deux ensemble[53]. Ces faits d'assimilation ne sont point d'ailleurs particuliers à la vie religieuse de la Gaule romaine : nous en avons constaté un bon nombre dans sa vie politique, par exemple lorsque la magistrature celtique du vergobret finit par s'adapter à la préture municipale des Romains. Les institutions des peuples anciens étaient assez voisines les unes des autres pour se prêter à des procédés de conciliation, qui facilitaient la tâche du législateur ; et l'œuvre de Rome consista moins à détruire le passé qu'à l'appliquer au service du nouveau régime. Il en alla de même de la religion. Les dieux ne mouraient guère nulle part. Mais ils se transformaient suivant les types de dieux voisins, et ce n'étaient pas toujours les dieux des vainqueurs qui imposaient leurs formes à ceux des vaincus. Le Jupiter romain du Capitole n'avait d'italien que le nom et le domicile : ses figures, ses insignes, les faits et gestes de son histoire, amours et combats, il les avait reçus du Zeus des Grecs[54]. En revanche, le Baal punique des provinces africaines avait perdu son nom et emprunté aux Romains celui de Saturne : mais il conservait ses emblèmes, les formes de son culte, ses vieilles résidences sur les hauts lieux[55]. Rien n'était plus naturel, dans les religions d'autrefois, que ces échanges de noms et de rites. Le morcellement politique de l'Europe avait eu pour conséquence d'y multiplier les noms et les êtres divins, Zeus, Taran ou Jupiter, Bélénus ou Apollon, Pallas, Athénée ou Minerve, Hermès ou Mercure. Dais ces dieux, à les bien regarder, n'étaient que les épithètes, les variantes locales ou nationales du même ciel, du même soleil, des mêmes formes de la nature ou des mêmes instincts de la vie humaine. Et refaire ensuite un seul dieu à l'aide de formes, semblables, remplacer en Gaule Taran par Jupiter et Bélénus par Apollon, raconter de Mercure en Italie les histoires d'Hermès en Grèce, c'était rétablir l'unité primordiale des espèces divines[56]. Les Grecs et les Romains ne manquèrent donc jamais, quand ils découvraient de nouveaux dieux barbares, de leur chercher des équivalents méditerranéens, de les a interpréter u, comme ils disaient, à la façon classique. Ni Polybe ni César ne nous ont nommé Ésus, Bélénus, Taran ou Teutatès. A leur place nous trouvons Mars, Vulcain, Apollon, Jupiter, Saturne, Mercure ou le Père Infernal : car les Anciens ne pouvaient toujours dire exactement de quel dieu gréco-romain le dieu celtique répétait la nature. Mais ce qu'ils affirmaient, c'est que les Gaulois, même avant la conquête, adoraient déjà Jupiter, Mercure et tous les dieux de Rome et de la Grèce[57]. Une affirmation de ce genre convenait bien aux maîtres du jour, soit aux politiques de Rome, qui inculquaient ainsi aux Gaulois la souveraineté universelle des dieux du Midi[58], soit aux philosophes grecs, qui rappelaient ainsi l'unité de principe de toutes les religions. Mais ce qu'on a plus de peine à comprendre, c'est que les indigènes aient accepté d'emblée ces idées de philosophes et ces propos de politiques, et qu'ils se soient hâtés de transfigurer leurs dieux suivant les formes romaines. Je vois bien à quels motifs on peut attribuer cette popularité des formes nouvelles. — Les divinités romaines étaient autrement vivantes, aimables, humaines, que celles de la Gaule ; on les voyait en images ; on racontait mille fables sur leur vie ; quelques-uns les avaient aperçues en réalité ; et enfin, c'étaient les dieux des vainqueurs. — Mais de tels motifs expliquent l'introduction des dieux romains dans les Gaules ; ils ne rendent pas compte de l'adaptation de ces dieux aux dieux indigènes. On ne la comprendra que si on admet chez le peuple l'existence simultanée de deux tendances contraires : d'une part, une conversion à la religion romaine, sincère et spontanée ; d'autre part, un attachement irrésistible à la religion des ancêtres, lieux de culte, nature de dieux, usages de prière. Transfigurer à la romaine les divinités celtiques, ce fut concilier ces deux tendances. Le Celte put, de cette manière, aller d'un dieu à l'autre par des transitions infinies. II n'y eut ni conflit entre les divinités ni brusque changement dans les habitudes. L'un après l'autre, tous les attributs de Mercure passèrent à Teutatès, sans que le dévot s'aperçût tout de suite que son maître changeait d'aspect ; et il se trouva à la fin ne plus adorer qu'un dieu latin, de même que, dans sa cité, le vergobret suprême auquel il obéissait-était peu à peu devenu un simple duumvir romain. Si les cultes modernes ont ignoré ces phénomènes de transformation[59], c'est que les conversions y sont d'ordinaire obligées et absolues, imposées par l'État ou contrôlées par les prêtres. Mais j'ai déjà dit que Rome ne s'inquiéta point de ces sortes de choses ; et depuis que les druides avaient disparu, il n'existait plus en Gaule de corps de prêtres pour discipliner les croyances et préciser sur la nature des dieux[60]. Les hommes se portèrent donc d'eux-mêmes où les entraînaient leurs tendances, et ce fût pour se faire des divinités qui accordaient de vieilles traditions celtiques avec le prestige de la religion des maîtres. IV. — FIGURATION DES DIEUX INDIGÈNES. Tous les êtres divins de la Gaule ne se prêtèrent pas également à cette transformation. Il y en avait que la bizarrerie de leurs attributs ou de leurs fonctions rendait impropres à se muer en une divinité classique : était-il possible de trouver dans le panthéon gréco-romain une déesse pour servir de modèle à Épona, la patronne des chevaux celtiques[61] ? D'autre part, chez les dieux mêmes qui pouvaient ressembler à des confrères méditerranéens, bien des habitudes étaient intraduisibles dans la langue ou l'imagerie religieuses des Romains de ce temps. Ces Teutatès, ces Ésus, ces Bélénus gaulois dont le vulgaire des dévots parlaient comme d'êtres extraordinaires, à l'aspect farouche, au triple visage[62] ou au front cornu[63], aimant à s'asseoir à terre les jambes croisées[64], à la façon des Celtes de l'ancien temps, armés d'instruments vulgaires ou démodés, maillets[65], serpes[66] ou roues[67], compagnons, meneurs ou charmeurs de bêtes, serpents[68], loups, oiseaux[69], chiens[70] ou chevaux, faudrait-il donc sacrifier ces vieilles habitudes de dieux le jour où on ferait d'eux des Mercures, des Mars ou des Apollons, équipés, vêtus, parés suivant le type contemporain de l'art gréco-romaine[71] ? Dans l'un et l'autre cas, il arriva d'abord que la tradition gauloise l'emporta sur la gloire de la mythologie hellénique. Épona et d'autres de son espèce, les dieux locaux aux noms et aux façons étranges, les aspects vraiment barbares des grandes divinités, le populaire et les paysans tenaient trop à toutes ces traditions, elles leur plaisaient trop par leur étrangeté même, pour qu'on leur préférât sans hésitation les formules et les figures élégantes offertes par les dieux du Midi. Et ces êtres et ces choses vécurent longtemps encore après la conquête. Cependant, même à ces êtres et à ces choses, la religion classique imposa son influence. Ces dieux, ces formes de dieux, leurs attributs, leurs compagnons, on voulut désormais les saisir par la pierre ou le bois, les avoir en images chez soi et devant soi. Même aux plus vieux dieux celtiques, le mot et l'épithète ne suffirent plus : ils adoptèrent la figure et la statue. C'en est fini avec les divinités qu'on adore en esprit, et dont on parle sans les connaître. On exige maintenant de les voir, même avec leurs visages et leur cortège de bêtes. Ce ne furent plus seulement un Jupiter venu du Capitole ou un Bélénus transformé en Apollon que l'on montra et vénéra en aspect et en matière, mais aussi les mille dieux grossiers ou grotesques de la religion populaire. Et si rien n'était plus contraire à l'humanisme gréco-romain que ces images à attitudes baroques, affublées d'attributs plébéiens, elles n'en témoignaient pas moins de la force irrésistible qui entraînait alors les Gaulois vers la religion figurée, vers les dieux à forme humaine et à corps visible, qu'on fixe, qu'on touche et qu'on peut emporter[72]. De toutes manières, la conquête romaine assurait dans les Gaules le triomphe de l'anthropomorphisme. Voilà le grand fait religieux de la nouvelle histoire. Mais ne disons pas qu'il a été subit et imprévu. De nombreux détails nous ont révélé que la Gaule inclinait depuis longtemps vers cette manière de comprendre et d'honorer les dieux. D'abord, en dépit des druides qui voulaient être les seuls à connaître les divinités, le populaire devait parler sans cesse d'elles, émettre mille propos sur leurs allures et sur leur vie : et c'était déjà de la figuration, verbale, de l'anthropomorphisme en paroles, prélude de celui qui créerait des images. L'épithète préparait la statue. Puis, au contact des voyageurs du Midi, les Gaulois, bien avant la conquête, s'étaient pris à aimer Mercure ou Apollon, et surtout parce qu'on pouvait les voir. La domination latine rendit leur conversion inévitable, plus rapide et plus complète. Elle ne l'a point provoquée. Les armes de Rome ne firent, le plus souvent, que pousser plus vivement les vaincus dans la voie où ils étaient déjà entrés. V. — INFLUENCE DE L'IMAGERIE CLASSIQUE. La question de l'imagerie est donc primordiale dans l'étude de la religion gallo-romaine. C'est par l'image que cette religion a surtout fonctionné ; et ce qui nous reste d'elle, ce n'est guère que noms et figures de dieux. Insistons sur l'origine de ces figures et sur les conséquences de leur invasion. Tout ce qui est figure de dieu classique, Jupiter ou Minerve, est emprunté au monde méditerranéen. Quand la statue ou la figurine n'en vient pas, c'est le modèle qui en provient. A l'origine des plus rustiques Vénus de terre cuite, des plus informes Mercures de pierre, nous trouverons des images établies depuis des siècles par les écoles de la statuaire classique. De Phidias ou de Praxitèle au misérable gâcheur d'argile arverne ou armoricain, il y a la distance du héros à l'homme, et c'est cependant la même idée du dieu qui inspire leur pensée et qui guide leurs doigts. Mais de Mercures ou d'Hermès, de Minerves ou d'Athénées, depuis plus de cinq siècles que les artistes et les industriels en fabriquaient, bien des types différents avaient été lancés dans le monde. Chaque dévot pouvait choisir entre eux, et si l'un préférait la dernière Minerve qui fût sortie de Rome, d'autres avaient plus de respect pour une Athénée à forme vieillotte et désuète[73]. Entre les modèles de dieux, la Gaule inclina, je crois, vers les plus anciens[74]. Ils lui rappelaient davantage ses propres- dieux. Si Teutatès ressemblait à Mercure, cette ressemblance était d'autant plus grande qu'on songeait au Mercure de temps plus lointains, à ce Mercure ou à cet Hermès des vieux Italiotes ou des Grecs de jadis, divinité sérieuse et appliquée, bien différente du dieu frivole popularisé par l'art nouveau[75]. Plus l'image était antique, plus elle gardait l'allure grave ou hiératique que les Celtes désiraient encore pour leurs dieux. N'oublions pas que leur civilisation et leurs habitudes morales rappelaient celles de l'Italie des Tarquins ou de la Grèce des Pisistrates. Le vergobret de leurs cités était pareil au préteur de la Rome patricienne : il était donc naturel que leur Taran ou leur Bélénus s'adaptât aux Jupiters ou aux Apollons les plus démodés. D'ailleurs, n'étaient-ce pas surtout des figures archaïques, des santons vulgaires et populaires, que l'on vendait aux Gaulois ? Les dévots, les marchands de dieux qui leur arrivaient des terres du Sud, n'avaient que peu de commerce avec les formes divines, belles ou neuves, qui trônaient au Capitole et au Parthénon : ces gens-là, c'étaient Grecs de Marseille, adorateurs passionnés d'antiques divinités ioniennes, c'étaient colporteurs de Campanie ou d'Étrurie, légionnaires fils d'ouvriers des faubourgs romains ou de paysans des montagnes apennines, tous habitués à des dieux plébéiens ou rustiques ; et l'on sait que ce genre de dieux garde volontiers les costumes et les attributs du vieux temps. Voilà pourquoi les dieux classiques parurent si souvent en Gaule sous ces traits raides, ce dessin archaïque, cette attitude figée et naïve, auxquels avaient renoncé les artistes en vogue et les fournisseurs des cultes officiels. Un dieu de Gallo-Romain, c'est toujours un attardé dans le progrès général des divinités vers les manières humaines. Cela ajoute une difficulté nouvelle à l'intelligence de cette religion doublement métisse ; où se sont mêlées la Gaule, l'Ionie et l'Italie. Car ces divinités populaires de Marseille et de l'Italie, nous les ignorons autant que nous ignorons les vrais dieux de la Gaule, les textes ne nous parlent pas d'elles, les images en ont disparu. Comment dés lors discerner leur influence en étudiant les figures des dieux gallo-romains ? Ces dieux sont des mélanges, à doses variables, de trois éléments, et chacun de ces éléments échappe à notre analyse. Aussi, en regardant les plus étranges de ces dieux, ces têtes cornues, ces tricéphales, ces bonshommes au maillet, qui nous paraissent aujourd'hui un bien propre de la religion celtique, je me demande s'il n'y a pas là l'illusion de notre ignorance, et si nous avons le droit d'affirmer l'indépendance absolue de leurs formes, de leurs attitudes, de leurs attributs. Qui nous dit qu'Italiens ou Ioniens n'avaient pas quelque image de ce genre, dont des Gaulois se sont inspirés pour figurer leurs divinités ? Et si on arrive un jour à le prouver, alors, du plus grand au plus petit, du plus beau au plus laid, tous les dieux de la Gaule latine, sans exception, ne seraient plus que copies et plagiats des idoles méditerranéennes[76]. — Après tout, même si ces tricéphales ou ces maillotins de la Gaule ont pris modèle sur la Grèce ou l'Italie, il leur restait encore, au temps des Césars, une dose d'inspiration originale, une part d'indigénat et de caractère national. Car la Grèce et l'Italie avaient depuis longtemps renoncé à des figures de ce genre : elles étaient devenues le monopole de la Gaule ; et elles reflétaient bien mieux les croyances de son passé que les Apollons à la lyre et les Mercures au caducée. Par malheur, ces figures d'inspiration indigène sont en minorité dans l'imagerie gallo-romaine. Elle est toute remplie et comme obstruée par la mythologie classique, par Mercure, Jupiter, Hercule, Bacchus, Vénus et leurs cortèges habituels. De ces divinités devenues partout banales, la Gaule fit un incroyable abus. Elle ne se borna point à leur élever des statues de marbre, de pierre et de métal, à sculpter en bas-reliefs, pour orner les temples qu'elle leur donnait, les épisodes habituels de leur vie céleste ou terrestre, amours, combats et métamorphoses : mais elle voulut également ces images dans les moindres recoins de ses demeures et dans les moindres replis de sa vie. Mosaïques et peintures des maisons de ville et de campagne, sculptures de tombeaux, vases d'or et d'argent et vaisselle de terre cuite, cachets d'anneaux, objets de luxe ou d'usage vulgaire, décors de salon ou de cabinet secret, tout ce qui servait à l'homme portait quelque figure tirée de l'histoire des dieux. Par l'intermédiaire de ces images, la Gaule s'initiait à la vie intellectuelle 'du monde gréco-romain. Accepter les formes visibles des dieux de l'Olympe, c'était préparer son esprit à la lecture d'Homère et de Virgile, à l'intelligence des chefs-d'œuvre de la plastique grecque, à la réflexion sur la morale des sages de l'Orient. Hercule, Jupiter, Mercure ou Minerve, ce ne sont point seulement des figures et des noms : leur histoire fait corps avec l'histoire des nations du Midi ; depuis Homère jusqu'à. Virgile, leurs actions ne cessent d'inspirer les poètes, les artistes et les politiques eux-mêmes. Ils jouent à la fois le rôle de dieux et celui de héros nationaux. Derrière Jupiter s'aperçoit Rome, et la Grèce derrière Apollon. Jamais la vie des peuples ne s'est plus unie à la vie de leurs divinités. Le Moyen Age a pu séparer l'une et l'autre, et bâtir son épopée de Charlemagne en dehors de l'épopée chrétienne[77] : mais les temps antiques n'arrivèrent pas à détacher les hommes et les dieux. Môme à l'époque de César.et d'Auguste, ces deux sortes d'êtres se trouvaient si fortement mêlés entre eux, qu'on fit de César un Jupiter[78] et d'Auguste un Mercure, comme si la fondation de l'Empire romain était le dernier terme des métamorphosés divines[79]. Quand la Gaule adopta ces dieux et ces images, elle fit donc bien plus que de se convertir à une religion nouvelle. Elle abdiqua son art, ses traditions, tout son passé, pour vivre de la pensée des Gréco-romains et pour s'absorber en leur histoire. Mais je ne prétends point que cette conversion ait profité aux dieux classiques ou à leurs nouveaux fidèles. En s'emparant des Gaules, ni Mercure ni Jupiter n'ont rien gagné. Leur histoire ne s'est embellie d'aucune légende nouvelle, leur figure d'aucun emblème original. La mythologie avait épuisé depuis longtemps sa force créatrice. Elle avait jadis, dans les temps imaginatifs de Marseille et des Phocéens, inventé sur notre sol pittoresque des mythes puissants ou plaintifs, les courses d'Hercule à travers les Alpes, la bataille de pierres de la Crau, la chute de Phaéton et les pleurs des Héliades sur les rives des grands estuaires océaniens. Que d'autres scènes, d'une émotion poignante ou d'une douce poésie, les Hellènes auraient pu rêver et tracer en promenant leurs dieux à travers les terres gauloises, dans les noires forêts du Morvan, le long des replis harmonieux de la Seine, sur les rives infernales des caps d'Armorique ! Mais il est trop tard maintenant pour enrichir l'épopée divine. Hercule, Jupiter et Mercure, quand ils ont pris possession de la Gaule, n'ont plus la vertu d'actions nouvelles. Ils s'y montrent aussi impuissants à imaginer de glorieux exploits que les voyageurs de Rome à explorer les terres inconnues, et que ses savants à découvrir des lois de la nature. Hommes et dieux sont désormais frappés de stérilité. Jupiter ne fait plus que répéter éternellement les mêmes actes de son passé, et l'épisode de Léda, et celui de Ganymède, et toutes les scènes de son vieux répertoire ; et des travaux qu'Hercule étalait dans les temples et sur les champs de foires de la Celtique, il n'y en avait aucun qu'il eût exécuté en Gaule pour le compte de ses nouveaux admirateurs[80]. Ceux-ci, les dévots de Gaule, ont-il tiré un bénéfice moral de leur conversion ? Je ne le crois pas. Ces dieux de l'Olympe, transportés sur le sol de l'Occident, loin du beau ciel, des terres chaudes et des cités bruyantes où se passaient leurs aventures, ne pouvaient exercer sur les âmes de ce pays le même charme et la même influence que sur celles des descendants de Sophocle ou des amis de Virgile. Quel intérêt pouvait prendre un Gaulois à Léda, à Ganymède ou à Prométhée ? Rien ne me paraît plus étrange que de voir exposé dans un sanctuaire celtique de la Normandie un vase d'argent qui raconte l'histoire de Troie. De telles scènes s'étaient déroulées si loin dans le temps et dans l'espace ! Ces dieux et ces héros déracinés étaient si différents des habitudes de la vie nationale, des réalités du sol français ! S'il y avait, dans leurs faits et gestes, quelque signification profonde, quelque vérité morale, quelque beauté éternelle, on se gardait bien de l'indiquer au peuple, nul ne les dégageait des épisodes extravagants ou grossiers de la scène mythologique, et elles ne préoccupaient guère les baladins de foires qui les jouaient ou les industriels qui les faisaient reproduire par des artistes à leurs gages. Cette conversion à la religion classique n'entraîna aucun mouvement dans les profondeurs des âmes. Si farouche et si lointain qu'il fût, l'invisible et grandiose Teutatès était plus utile a la dignité humaine que le Mercure d'argile qu'on vendait sur les bancs des marchés. La religion de l'Occident, qui aurait pu accomplir en Gaule de glorieuses destinées, s'y atrophia dans les formes désormais stériles de la mythologie méditerranéenne. VI. — MERCURE. Teutatès était devenu Mercure dans la Gaule romaine. On avait d'abord hésité sur le nouveau nom qu'il fallait lui donner. Quelques-uns, remarquant qu'il était un dieu créateur d'hommes, en firent un Saturne ou un Père Infernal[81]. Comme il avait jadis conduit ses peuples dans les guerres, beaucoup le traitèrent de Mars ; et ce fut sous ce titre qu'il survécut chez certaines peuplades de la Belgique et de l'Armorique, aux habitudes plus belliqueuses ou plus rustiques que le reste du pays. Les petites gens, qui cherchaient avant tout un protecteur pour leurs foyers, habillèrent en Sylvain le vieux dieu gaulois. Mais le plus souvent on voulut se rappeler en lui le dieu d'alliance des nations celtiques, leur législateur, l'inventeur de leurs métiers et le modérateur de leurs foires[82], un principe de paix, d'accord et de travail ; et c'est en Mercure ou en Hermès qu'on le transforma[83]. Mercure passa donc, dans la Gaule romaine, au rang de dieu national. Au nord de la Loire il disputait à Mars la première place. Chez les Celtes paisibles des anciens Empires arverne et éduen, il demeura le maître incontesté[84]. Il s'empara des terres riches et des cités commerçantes de la Moselle[85]. Le puy de Dôme lui appartint[86], et, autour et au-dessous de ce sommet suprême, les hauts lieux les plus célèbres des cités, le Donon dans les Vosges[87], le mont du Chat chez les Allobroges[88], le mont de Sene sur la Côte d'Or éduenne[89], Montmartre en face de Lutèce[90] et d'autres sans nombre. De ses mille sommets, de ses milliers de temples et de statues, il gouverna le sol, les villes et les âmes. Quand les écrivains de l'Empire parlaient des dieux souverains des provinces, ils disaient Saturne pour l'Afrique et Mercure pour la Gaule[91] : Saturne, c'était l'avatar du Baal carthaginois, et Mercure, du Teutatès gaulois. On s'étonne quelquefois de ce qu'une nation entière ait pu faire de Mercure son grand dieu, l'adorer en confiance et respect. Mais le Mercure auquel pensaient les hommes de ce temps et de ce pays ne ressemblait en rien au jeune dieu, aimable, léger, plaisantin et fripon, que les fables grecques faisaient alors courir par le monde. Le vieux Mercure auquel Teutatès s'assimila tout d'abord, était d'une autre trempe, d'une autre valeur morale : seul entre les dieux du ciel, il présidait aux affaires pacifiques des hommes, voyages, ententes, contrats, commerces, foires, industries et beaux-arts. A côté de Jupiter qui venait du ciel et de Saturne qui venait de la terre, ce Mercure était la divinité grande et bonne qui symbolise la vie unie et laborieuse de l'humanité[92]. Et c'est l'honneur de la Gaule qu'on ait jugé Mercure digne de remplacer Teutatès. Le Mercure des Gaules acquit peu à peu tous les attributs visibles qui étaient l'apanage de l'Hermès hellénique et du Mercure italien. Dans les premiers temps de son empire, on le figura assis sur un trône[93] ou sous les traits d'un homme barbu, mûr et grave[94] : ce qui correspondait mieux à son ancien office de législateur[95]. Mais bientôt, par malheur, les idoles et les récits qui se répandaient sur le Mercure grec s'imposèrent aux artistes et aux dévots de la Gaule : une fois de plus dans le monde, la fable gâta la religion, l'image dénatura le culte. Et le type dominant de Mercure devint, même de ce côté des Alpes, un jeune dieu, imberbe et presque nu, le manteau rejeté sur l'épaule, le caducée fit la main, des ailes aux talons et à la coiffure[96] : cette fois, nous sommes à l'opposite de Teutatès. A la main, le Mercure des Gaules tient une bourse, signe de la richesse qu'il apporte[97]. Près de lui sont ses trois animaux familiers, le bouc, la tortue et le coq, eux aussi, comme le dieu, amis de l'homme et protecteurs de sa demeure. D'autres emblèmes se montrent de loin en loin : car rien n'interdisait au fidèle d'apporter des variantes au type consacré[98]. De ces attributs, la majeure partie étaient empruntés à Fart hellénique. Mais ils n'avaient rien qui pût choquer les Gaulois : le caducée lui-même, avec ses serpents entrelacés, sanctionnait leur antique adoration pour la bonne couleuvre rampante, fille de la terre et gardienne des maisons. Le bouc, comme le bélier, devait être de longue date un des héros de la ferme gauloise[99]. La tortue de Mercure, disait-on, était pour rappeler que les écailles avaient permis au dieu de fabriquer une lyre[100] : mais la bête pacifique et silencieuse n'en était pas moins depuis des siècles l'amie des hommes, qu'elle préservait des maux les plus divers[101]. Le coq enfin, sans lequel il n'y a-pas de Mercure gallo-romain, peut venir, lui aussi, de la Grèce ou de l'Italie, où il était si cher aux dieux qui guérissent les hommes et qui entourent leurs foyers[102] : mais je doute que les Gaulois ne lui aient pas de longue date rendu le même hommage, en sa qualité d'oiseau familier des demeures humaines, symbole des réveils pour le travail quotidien[103]. En tout cas, durant les siècles de l'Empire romain, ils n'ont cessé d'honorer dans le coq le compagnon le plus assidu de leur grand dieu national[104]. VII. — AUTRES GRANDS DIEUX. Parlons plus rapidement des autres grands dieux que la Gaule se donna sur le modèle de ceux de Rome : aucun d'eux n'eut la gloire de Mercure[105] ni sa richesse en attributs, et ils sortirent rarement, dans les Gaules, de la vie banale qu'ils menaient par tout l'Empire. Voici, d'un côté, ceux qui, à l'instar de Mercure, s'occupent surtout des hommes, et qui peuvent prétendre à le remplacer pour la protection ou la conduite des affaires de la vie et des choses de métier. — Au premier rang s'éleva Mars, qui fut seul capable d'entrer en rivalité avec lui[106]. J'ai déjà dit que sur les terres du Nord il réussit[107], à cause du prestige guerrier de son nom[108], à lui enlever souvent l'héritage de Teutatès[109] : il put même se constituer en Belgique un temple presque aussi riche et aussi fameux que celui de Mercure au puy de Dôme[110]. Mais dans tous les pays franchement celtiques, il dut se contenter d'un rang inférieur[111], et de se substituer à l'Ésus indigène[112] : il y prit d'ailleurs une allure paisible, s'y fit l'ami des champs, des eaux et des foyers, s'y montra moins souvent avec les marnières belliqueuses de l'Arès olympien que sous les formes rustiques et domestiques du vieux Mars des Italiotes[113]. — Une assez bonne renommée échut à Vulcain[114], qui arriva même au rang de dieu principal ou de maître influent dans certaines cités du Nord[115], à Nantes[116], à Sens[117] ou à Paris[118]. Mais ce Vulcain-là, ce n'est pas le boiteux ridicule des fables homériques, c'est l'antique divinité italienne qui présidait à l'énergie et à l'industrie humaines, le dieu du feu, du fer et de la forge : et c'est pour cela que les Celtes et les Belges l'ont prise, au lieu et place de quelque puissance semblable, partout où se développait la vie laborieuse des cités. — A côté de Vulcain, plus municipal de caractère, les hommes des campagnes assurèrent une étonnante popularité au bon Sylvain, gardien des domaines, des bois et des vergers[119] ; et son ancienne gloire divine, bien déchue en Italie depuis les temps des rois d'Albe[120], reparut presque intacte autour des vignobles du Languedoc[121], dans les vallons des Alpes[122] et au voisinage du Rhin[123]. — La Gaule, enfin, fit une large place à Hercule, frère cadet de Mercure, et on lui confia çà et là, comme à son grand aîné, des routes et des foires à surveiller, ou, comme à Vulcain, des chantiers à diriger, ou, comme à Sylvain, des foyers à protéger[124]. — Tous ces dieux-là, Mercure compris, faisaient toutes les besognes, ainsi qu'avaient fait autrefois Ésus et Teutatès, dont ils s'étaient partagé la tâche. Voici, d'un autre côté, les dieux qui représentent surtout la vie de la nature, les éléments et les astres qui la constituent à ceux-ci incombe un rôle plus spécial, un caractère plus net et plus constant. Pour le premier rang, j'hésite entre Jupiter, le dieu de l'air, de la lumière et du tonnerre, successeur latin du Gaulois Taran[125], et le dieu du soleil et de la chaleur, Apollon, que les Celtes appelaient Bélénus. Jupiter apparaît plus souvent en image, tantôt avec le foudre classique, tantôt avec la roue gauloise[126] ; il a plus de temples[127], et on sent bien qu'il bénéficie en Gaule de sa puissance à Rome et de ses triomphes dans l'Empire. Mais je crois qu'Apollon était plus sincèrement choyé par les hommes de ce pays, que son culte y avait, dans le sol et les âmes, de plus profondes racines. Son nom indigène de Bélénus demeurait partout populaire[128], alors que tous les autres grands dieux gaulois avaient perdu le leur ; on aimait à le faire voisiner avec Mercure le souverain national[129] ; des sommets sacrés et de belles villes lui avaient été voués[130] ; la chaleur de son soleil avait pénétré les sources bienfaisantes de la terre, et il était devenu le dieu des eaux thermales, celui qui réchauffe et qui guérit[131]. Du ciel banal il était ainsi descendu sur les terres de la Gaule. : les Celtes l'appelaient avec reconnaissance notre Apollon[132]. — Rien loin derrière lui on aperçoit Neptune, dieu des mers, des lacs et des fleuves, dieu des grandes eaux froides, qui essaya de prendre aussi les sources chaudes d'Apollon, par exemple à Plombières[133]. — Et plus loin encore, Castor et Pollux, les cavaliers qui accompagnent les étoiles jumelles, se sont arrêtés parfois dans quelques villes de la Gaule, appelés sans doute par des dieux indigènes qui leur ressemblaient comme des frères[134]. Quant aux dieux souterrains ou infernaux, Pluton, Saturne, le Père Infernal ou Dis Pater, la Gaule ou les ignore ou ne les aime pas, malgré les richesses dont ils sont les dispensateurs : c'est à peine si de temps en temps quelques inscriptions lui rappellent leur existence[135]. Ne croit-elle plus à ces divinités chthoniennes qu'elle avait jadis si redoutées ? c'est fort douteux : elle adore trop les mânes des morts pour négliger les souverains d'en bas. Il est plus probable qu'elle n'avait pu se décider à les honorer par des temples, par des figures, par des hommages en nature. Au surplus, pour célébrer les puissances de la terre, elle préférait, ainsi qu'autrefois, recourir à des déesses, à des femmes et à des mères[136]. VIII. — LES DÉESSES CLASSIQUES. Les divinités féminines de la Gaule offrent un plus grand intérêt. Mercure mis à part, on les sent plus populaires que les dieux leurs confrères : elles sont en tout cas plus aimantes et plus vivantes, les dévots imaginent pour elles une plus riche variété de noms, d'images et d'attributs ; et malgré le costume classique dont on ne tarde pas à les affubler, elles n'en demeurent pas moins plus voisines des traditions du passé[137]. Chez les dieux comme chez les hommes, la femme est restée moins éprise de nouveautés, moins sensible au prestige des vainqueurs, moins infidèle à la Gaule. J'ai dit confrères en parlant des rapports entre déesses et dieux : c'est l'expression la plus générale, et Delle qui définit le moins mal leur situation respective. Car le plus souvent, quand on associe, dans un temple, en un bas-relief ou sur un autel, les images ou les noms de divinités des deux sexes, Apollon et Sirona[138], Mercure et Rosmerta, Mars, Vulcain et Vesta[139], on ne songe pas à établir entre elles des liens de parenté définie ; ce sont des divinités qui collaborent à la même œuvre, qui s'entendent pour gouverner les choses et protéger les hommes, des associés, des parèdres ou des compagnons, et rien de plus. Que les poètes ou que le vulgaire les unissent par des liens plus intimes, ceux de mère et de fils, d'époux et d'épouse, de frère et de sœur, cela va de soi ; et la nature de ces liens nous est bien connue quand nous avons devant nous des divinités figurées à la romaine, Jupiter et Junon[140], Apollon et Diane[141], Mercure et Maia[142]. Mais, dès qu'il s'agit de divinités à noms celtiques, leur degré de parenté nous échappe : et rien, dans les attitudes de leurs images, no nous permet de le retrouver. Et toute précision est d'autant plus malaisée que le dévot de Gaule aime fort à associer dans ses prières des divinités indigènes et des divinités romaines, à conjuguer le plus souvent[143] un dieu classique. et une déesse gauloise, Mercure et Rosmerta, Apollon et Sirona. A quoi pense-t-il pour ces femmes du pays qu'il unit à des dieux de là-bas ? est-ce à des mères, à des épouses, à des sœurs, à des mal-tresses d'un jour ? Je crois qu'il ne le sait pas exactement, et qu'il n'en a cure. Pour lui, en ce dieu et cette déesse dont il rapproche les images, il voit simplement deux puissances également utiles, dont il groupe les efforts pour le mieux de ses intérêts. Entre dieux et déesses, les liens du sang sont secondaires, l'égalité est absolue, et la femme, Minerve ou Sirona, peut se passer de l'homme pour agir et dominer. Car, s'il plait au, dévot, il l'adorera toute seule, sans compagnon d'aucune sorte[144]. On ne peut dire, du moins avant les triomphes de la Mère à la fin du second siècle, quelle était la plus grande des déesses gallo-romaines. Cela dépendait des nations et des lieux : car la divinité féminine échappait d'ordinaire à tout classement, à toute hiérarchie. Junon avait beau être, à Rome, l'épousé de Jupiter : la Gaule ne lui accorda qu'une médiocre attention[145], si ce n'est sur les bords du Rhin[146], où les soldats étaient plus respectueux des souverainetés divines consacrées par les lois romaines. — Ailleurs, dans les pays à existence civile, il est visible qu'on lui préfère Minerve[147] : celle-ci est l'héritière de quelques-uns des plus anciens lieux sacrés de la Gaule, elle possède près de la Loire de très riches sanctuaires[148], et il est même possible qu'elle ait ravi à Apollon la maîtrise de certaines eaux chaudes[149]. — A côté d'elle, Diane[150], en Gaule comme partout, occupe les bois, où elle possède des chapelles innombrables[151], et sa parenté avec Apollon lui vaut sans doute le patronage des fontaines[152]. Voilà du reste de quoi lui procurer une popularité durable : déesse des sources et déesse des bois dans ce pays où les sources et les bois font la joie de la vie rustique, Diane restera la divinité chère au peuple et aux paysans ; Minerve et Junon seront oubliées depuis longtemps, le Christ aura déjà conquis la Gaule, que Diane conservera encore ses dévots, et qu'elle sera le refuge des derniers clients du paganisme[153]. Au-dessous de ces trois divinités supérieures, il y avait place pour beaucoup d'autres ; mais leur vogue était surtout le fait d'habitudes régionales. Les gens- de Sens mettaient Vesta au rang de leurs plus grandes divinités publiques. Sous le nom banal de la Victoire, les Voconces de la Drôme adoraient une puissance souveraine de la terre ou des cieux, la maîtresse de leur peuple[154]. Ailleurs, on parlait de Maia, mère et compagne de Mercure, à laquelle son fils ménagea en Gaule un regain de popularité[155] ; et les plus vieux sanctuaires du pays s'ouvrirent à Bellone[156] et à la Fortune[157], l'une et l'autre assez semblables à la Victoire. Au milieu de tous ces noms de déesses qui pullulent sur les marbres, les pierres et les bronzes des inscriptions, on sera surpris de ne point trouver celui de Vénus. Aucun autel ne le porte, aucun monument, que je sache, n'est consacré à la grande déesse. Comme pour les dieux infernaux, une sorte de mystère enveloppe son culte. Car il ne faut point croire qu'il soit négligé, et que la Vénus italienne, l'Aphrodite grecque ait été omise par les Gaulois. Les riches, les élégants, les artistes recherchent ses statues pour leurs belles formes, et le populaire, lui aussi, connaît, aime et répand partout ses images. Mais la coutume n'est-pas de prononcer gon nom[158], de la mettre en titre dans les actes de dévotion. La déesse qui est à l'origine de toute vie, garde encore, dans les Gaules, un mystère divin[159]. C'est que, au dedans de chacune de ces formes et de chacun de ces mains de déesses classiques, il y a toujours une antique divinité féminine de la Gaule indépendante. Ce sont des cadres de convention qu'anime un être du passé et, peut-être plus encore, des mots et des modes d'un jour pour désigner des puissances éternelles. Ces puissances, ce sont les traditionnelles divinités de l'Occident, dont les Celtes avaient fait des mères ou des épouses de Teutatès, et qui continuèrent à vivre sous, des vocables d'emprunt[160] : l'une, la plus ancienne et la plus vivace, créatrice des dieux, des hommes et de la nature, la Terre, mère de tout, génie fécond de l'univers, et on pouvait la retrouver aisément dans les Junons ou les Vénus du nouveau régime[161] ; l'autre, plus récente et d'apparence plus humaine, créatrice des arts et protectrice du labeur social, mais capable, à certaines heures, de batailles et de violences, et elle continuait à travailler et à vaincre sous les noms de la Victoire ou de Minerve. Il en était de la déesse féminine en Occident comme de la grande Isis de l'Égypte : elle pouvait prendre dix mille noms, elle était toujours la même. Et si les formes fournies par Rome et la Grèce, si ces Minerves ou ces Vénus ont pu, malgré leur extrême banalité, occuper les âmes gauloises, c'est que, comme Mercure, elles étaient inspirées par l'esprit durable des croyances nationales. IX. — LES SURVIVANCES DES DIEUX CELTIQUES. Ces dieux et ces déesses de la Gaule latine, depuis Mercure jusqu'à la Victoire, sont donc des divinités romaines d'inspiration indigène. De Rome, elles ont reçu tout ce que l'on voit d'elles, le nom, le costume, l'allure et les attributs. Et cependant, elles doivent à la Gaule le principal, qui est de vivre, et de vivre à un endroit déterminé. Si les Voconces n'avaient pas adoré à Die une vieille divinité celtique, énergique et batailleuse, la Victoire classique n'y serait point venue pour se substituer à elle. Si les Gaulois n'avaient point cru à un grand dieu d'alliance et de travail, Mercure ne serait point devenu leur favori. A l'origine de chacune de ces formes classiques, et à la place même où elle reçoit les hommages, nous trouvons un être du terroir et son sanctuaire traditionnel. Il n'empêche que maintenant ces Mercures et ces Victoires sont d'apparence absolument romaine. Le passé a abdiqué tout entier devant eus. En s'abandonnant à de telles figures, la Gaule s'est convertie sans réserves à la religion du vainqueur. Mais ces dieux et ces figures ne sont qu'une partie dé la religion gauloise. Nous les rencontrons surtout dans la vie publique des cités et de leurs tribus : les monuments élevés par la piété populaire témoignent de plus de résistance à la poussée des dieux vainqueurs, d'une fidélité plus grande aux croyances et aux habitudes du pays[162]. Cette fidélité aux anciens dieux se montre de deux manières, par le nom ou par l'image[163]. I. — Pour affirmer le caractère indigène de son dieu, le dévot, sur l'inscription de l'autel ou de la statue qu'il lui consacre, ajoute au nom romain, Mercure, Apollon ou Mars, une épithète d'origine gauloise, qui rappelle d'ordinaire l'une des vertus ou des conditions consacrées de la divinité nationale. Il le nomme par exemple Mercure Arvernorix, roi ou chef arverne, en souvenir du peuple qui avait assuré jadis à Teutatès l'empire des Gaules[164], ou il l'appelle Mercure Visucius, le sage ou le savant[165] ; par allusion à ce même Teutatès, créateur de tous les arts[166]. Apollon fut surnommé Vindonnus, le dieu blanc ou lumineux[167] ; Mars, Caturix[168] ou Camulus[169], le guerrier ou le fort : et ces qualificatifs leur venaient, non plus de leur pays d'origine, grec ou romain, mais de l'héritage de Bélénus et d'Ésus les Celtes. Cela, d'ailleurs, n'empêche pas le dévot de donner à ces Mercures le caducée classique, à cet Apollon la lyre grecque, à ces Mars le costume d'un guerrier d'Homère[170]. Quelquefois, ce qui est un degré de plut ; dans la résistance à Rome, les noms de Mercure, d'Apollon, de Mars ont disparu : les épithètes celtiques sont seules restées, devenues, du fait de leur isolement, les noms mêmes des dieux. Et l'on dit tout court Visucius, le sage[171], comme on avait dû le dire, à l'époque de la liberté, du grand dieu national. — Mais dans ce cas encore, ce n'est qu'un mot qui reste de lui : car sous ce nom de Visucius, on ne devait sans doute regarder que l'image d'un Mercure banal[172]. II. — Dans d'autres circonstances ou pour d'autres dieux, c'était l'image, et non plus seulement le nom, qui assurait la survivance à l'ancienne religion : on représentait la divinité sous une attitude ou avec des emblèmes dont les croyances gauloises avaient suggéré l'idée[173]. Grâce à ces figures, l'imagerie gallo-romaine sort de l'universelle banalité : nous avons enfin devant nous des dieux qui ne ressemblent point aux autres, une religion qui s'essaie à des types originaux : Sucellus, le bon dieu domestique armé du maillet de bois[174], Cernunnos, le vieux dieu barbu de Paris au large front orné de cornes de cerf[175], et le dieu vénérable à la triple tête, et le dieu riche, simple et tranquille qui s'assied à terre suivant la mode des ancêtres et qui de ses mains répand sur ses fidèles l'or et les fruits de l'abondance. Que les Gaulois demeurent attachés à ces dieux, que les artistes du cru veuillent bien se consacrer à eux, et une forme nouvelle de l'expression religieuse naîtra en Occident, sortie des sources les plus profondes des croyances indigènes. On pouvait d'autant plus espérer cet avenir que l'élément féminin lui était favorable. Bien plus que les dieux, les déesses résistaient aux influences du dehors et voulaient survivre sous leur nom ou leur costume celtiques. Andarta, la divinité féminine des Voconces[176], refusa longtemps de se laisser absorber par Minerve ou paf la Victoire[177]. Malgré le voisinage d'Apollon, la déesse des eaux bonnes ou chaudes, Sirona[178], conserva son individualité et son nom, et il fallut bien du temps pour qu'elle les abandonnât à Diane : car même les déesses qui étaient en puissance de maris ou de compagnons, hésitaient à suivre ces derniers dans leur passage à la. vie romaine. Remarquez le grand couple divin qui présidait à la vie des peuples de la Moselle, Leuques de Toul, Médiomatriques de Metz et Trévires de Trèves : ce couple, ce fut sans doute, au temps de l'indépendance, Teutatès et sa mystérieuse compagne. Les Romains arrivent, et Teutatès, presque aussitôt, se métamorphose en Mercure ; mais sa compagne ne se change ni en Maia ni en Minerve[179], elle persiste à vivre sous un antique vocable, celui de Rosmerta[180] : et Mercure et Rosmerta, l'un romain, l'autre gauloise, trôneront côte à côte, pendant plus de deux siècles[181], dans les sanctuaires de la Lorraine[182]. C'est une déesse, Épona, qui a fourni le plus bel exemple de vitalité dans le monde divin de l'Occident : sous ce nom celtique, en l'étrange et gracieuse attitude que lui prêtent ses images, assise sur un cheval, un poulain et un chien courant à ses côtés, elle continua durant tout l'Empire à régenter les écuries et les cirques ; non seulement elle ne perdit aucun de ses adorateurs nationaux, mais la nature de ses fonctions la fit connaître à l'Italie et à l'univers entier, elle reçut les hommages de ces armées de maquignons, palefreniers, éleveurs, entraîneurs, cochers et parieurs que la frénésie du cirque multiplia dans toutes les provinces. La seule divinité celtique qui s'imposa aux Romains fut une déesse, celle des chevaux[183]. Mais, pour se maintenir plus longtemps que les formes masculines de la divinité, toutes les déesses gauloises, sauf Épona, n'en finirent pas moins par s'avouer vaincues devant les corps et les noms victorieux des Minerves ou des Dianes. Les Gaulois ne purent soutenir leur effort d'indépendance religieuse, leur fidélité aux mots et aux personnes consacrés par la foi de leurs pères. Ces dieux à nom national ou à figure originale, on dirait presque que la Gaule a voulu se les faire pardonner. Leur nom, quand il est celtique, est celui d'un dieu secondaire[184], pourvu d'une humble fonction, doté d'un prestige restreint, et sous ce nom on place d'ordinaire une image de divinité classique. Les figures, quand elles sont indigènes, sont anonymes, comme ai elles pouvaient servir indifféremment à des dieux de toute espèce[185] ; et si par aventure on leur applique le nom d'une grande divinité, il se trouve que c'est celui d'une divinité romaine[186]. De toutes manières, il fallait rapporter quelque chose à la gloire de Mercure ou de Sylvain, tantôt l'image sous un nom celtique, tantôt le nom sur une image gauloise. Ni Ésus, ni Teutatès, ni Taran, ni Bélénus lui-même n'arrivèrent jamais à se constituer en idoles indépendantes, images et noms associés[187]. Ésus peut-être, un instant, se laissa costumer en bûcheron, gardant son nom celtique au-dessus de sa pose familière[188] ; puis, l'image et le mot disparurent[189]. Taran perdit son nom tout aussi vite : il conserva plus longtemps la roue et les spirales, ses antiques attributs, mais à la condition de prendre lui-même le nom de Jupiter[190]. Quant à Teutatès, il fut le premier à tout perdre, nom et figures, peut-être parce qu'il était le plus grand, et qu'il personnifiait la Gaule : son nom, les indigènes l'oublièrent, et il ne fit plus que végéter dans les pays lointains comme épithète de quelque Mars[191] ; ses figures, ses attributs, ses symboles, on les dispersa à travers le monde des dieux locaux et des dieux romains eux-mêmes ; de Mercure à Sylvain et aux plus humbles génies de sources, tous les êtres divins de la Gaule se partagèrent les dépouilles du grand dieu national. A étudier ces images des dieux celtiques, on s'aperçoit qu'elles n'ont point d'avenir, et que les années leur enlèvent bien plus de prestige qu'elles ne leur apportent de modes nouveaux. Elles s'immobilisent très vite dans une sorte de langage consacré. Autour d'elles, il ne s'entend aucun récit du genre de ceux que provoquaient les figures de Jupiter et de Diane. Jamais elles ne sont mêlées à des scènes, à des -épisodes d'action, qui nous les montreraient plus vivantes. Le dieu assis, le dieu cornu, le dieu à trois têtes s'atrophient à force de borner leur fonction, de se limiter à garder des sources ou à protéger des moissons et des vendanges : la fonction, chez eux, finit par tuer l'acte, l'attribut par supplanter la vie[192]. Voyez ce que devient le plus populaire de ces dieux, le bon dieu domestique armé du maillet. Il a bien essayé de varier ses effets, ses compagnons, ses attributs : il a eu des déesses près de lui, des chiens ou des loups à ses côtés, un tonneau sur ses épaules[193]. Mais aucune de ces imaginations dévotes ne lui a réussi. Toute sa besogne se ramène à la fin à tenir le maillet, dont il écarte les mauvais esprits ou dont il chasse les oiseaux pillards. A son origine lointaine il y avait en lui le plus grand dieu des Gaulois. Mais de déchéance en déchéance le voilà réduit aux rôles domestiques et aux conditions familiales ou rurales ; de ses attributs il ne lui reste que le plus humble ; et depuis qu'il a été ramené aux champs, il a dû même perdre ses noms glorieux pour vivre sous le titre étranger qu'il a emprunté à un Sylvain d'à côté. L'ancien maître des Gaules n'est maintenant qu'un fétiche de campagne. — C'est le sort, du reste, qui attend tous les grands dieux dépossédés par une religion nouvelle : ils se survivent en s'occupant aux plus petites besognes, et nous verrons que la grande Diane des Gallo-Romains, vaincue dans le culte public par la Vierge et les saints, ne servira plus qu'aux tâches misérables de la sorcellerie des carrefours. Les images elles-mêmes des divinités celtiques disparurent un jour de la Gaule. Je doute qu'il y ait beaucoup de dieux au maillet postérieurs au temps de Marc-Aurèle. Pourtant, ce n'était pas encore la mort des dieux gaulois. Il resta d'eux, à défaut de l'image, l'attribut. On oublia à la fin le dieu au maillet lui-même. Mais ce qui avait été la marque de sa fonction demeura[194], et l'on protégea les maisons et les champs par le signe de l'antique instrument[195]. — Et il resta d'eux, à défaut de traces visibles, les innombrables superstitions du vulgaire touchant les esprits des cieux, des eaux et de la terre[196]. — Après cette courte et malheureuse tentative de séjour dans l'image et l'idole, les grands dieux celtiques achevèrent leur vie par les propos ou les récits populaires et sous des éléments symboliques ou magiques, autrement dit dans une action mystérieuse par la parole et par l'emblème, qui leur rappelait d'ailleurs les temps les plus anciens de leur gloire nationale. |
[1] Courcelle-Seneuil, Les Dieux gaulois d'après les monuments figurés, 1910 (insuffisant) ; Riese, Zur Geschichte des Götterkultus im Rheinischen Germanien, dans Westd. Zeitschrift, XVII, 1898 ; Toutain, Les Cultes païens dans l'Empire romain, 1901 et s. (en cours de publication). Nous n'avons pas insisté ici sur les croyances et pratiques d'ordre moral (immortalité, culte des morts, etc.), sur lesquelles on reviendra, ch. IV, surtout § 3 et 1.
[2] Bouché-Leclercq, L'Intolérance religieuse et la Politique, 1911 [il s'agit de la politique religieuse de l'Empire romain].
[3] Elle s'était du reste manifestée avant la conquête, aidée par les propos des colons ou voyageurs grecs et italiens.
[4] Les mesures prises contre les pratiques magiques et divinatoires des druides se rattachent sans doute au sénatus-consulte de 16 ou 17 après J.-C. contre les mathematici, Chaldæi, arioli et veteri ; Collatio, XV, 2, 1, et la suite ; Tacite, Ann., II, 32 ; Dion, LVII, 15, 8. Cf. Mommsen, Strafrecht, p. 639-643. — Il est possible aussi qu'on ait condamné chez les druides, comme également chez les Chrétiens, les tendances prophétiques de leur enseignement. Et à ce propos, je ferai remarquer que le principal texte contre les vaticinatores (cf. Mommsen, p. 861-5) est un rescrit (decretum) d'Antonin à Pacatus, gouverneur de la Lyonnaise : il a donc dû se produire en Gaule, en ce temps-là, sous le couvert de prophéties, des manifestations contra publicam quietem imperiumque populi Romani (Coll., XV, 2, 4 et 3). S'agit-il de Chrétiens' ? j'en doute. Je crois plutôt à des prophéties de Gaulois analogues à celles du Boïen Marice en 69. A cela se rattachent peut-être les séditions dont il est parlé sous le règne d'Antonin.
[5] De même, les persécutions contre les Chrétiens visent, non pas le dieu et le dogme, mais la haine des autres dieux, le fait de conjuration, et certains rites magiques, vrais ou supposés : et cela revient encore à .des mesures de sûreté politique et non pas d'intolérance religieuse.
[6] D'après l'état actuel de nos connaissances.
[7] Cf. les textes du Corpus, II, p. 1126-30, 1204.
[8] Sans parler de ses éléments purement locaux.
[9] Minucius Félix, Octavius, 6, 1 : Per universa imperia, provincias, oppida videmus singulos sacrorum ritus gentiles habere et deos colere municipes, ut... Gallos Mercarium ; id., 30, 4 ; Tertullien, Apol., 24 : Unicuique etiam provinciæ et civitati suus deus est : Scorpiace, 7 ; Ad nationes, II, 8.
[10] Mithra était devenu, en Asie Mineure, un dieu de province romaine.
[11] Voyez chez Tite-Live (V, 22) la fameuse apostrophe à Junon, visne Romam ire, Juno ? en 396 av. J.-C.
[12] Lapidem, quam Matrem Deum esse incolæ dicebant, deportare Romam (Tite-Live, XXIX, 11, 7) : en 205-4 av. J.-C.
[13] Cf. Fr. Pfister, Der Reliquienkult im Altertum, 1909.
[14] Vers 390 av. J.-C.
[15] Sénèque, Quæst. nat., V, 17, 5 : Galliam Circius : cui ædificia quassanti tamen incolæ grallis agunt, tamquam salubritatem cœli sui debeant ei. Divus certe Augustus templum illi, cum in Gallia moraretur, et vovit et fecit. Cela fut fait sans doute lors d'un séjour à Narbonne. Je me suis demandé si ce temple n'était pas à Cers, vieille localité sur la route de Béziers à Agde (villa Circi dans les anciens documents) ; ou, moins probablement, à Boucocers (Buccacircius), qui a désigné une gorge de colline et un étang [aujourd'hui desséché] près de Narbonne.
[16] On peut dire pareille chose du dieu gaulois : c'est ainsi que le Mercure Arverne est adoré à Horn près de Roermond sur les bords de la Meuse (Mercurius Arvernus, C. I. L., XIII, 8709), à Wenau près de Juliers (7845), à Gripswald [?] près du camp de Neuss (8579, 8580), à Cologne (8235), à Miltenberg sur les bords du Mein (Mercurius Arvernorix, 6603, dans le sanctuaire de Mercure sur le Greinberg).
[17] XIII, 8197, 8198, 8200, 8719, etc. Voyez les tables du Corpus, XII et XIII [celle-ci à paraître], et du Recueil d'Espérandieu.
[18] XIII, 8811, etc.
[19] XIII, 8811-2, etc.
[20] XII, 1904.
[21] XII, 1904, 2526.
[22] XII, 354.
[23] XII, 103.
[24] Espérandieu, n° 1076, 1757, 3238, 4035 identifications incertaines.
[25] XIII, 6674-9, 8812.
[26] XIII, 8812.
[27] XIII, 1589.
[28] C'est une question, si les dieux orientaux sont arrivés directement en Gaule ou en passant par Rome. Pour la Mère, aucun doute n'est possible : elle est venue par Rome.
[29] Je ne parle pas seulement du transfert de ces dieux comme croyances ou paroles, mais aussi du transport matériel de leurs images, que dévots et marchands devaient emporter dans leurs bagages.
[30] Espérandieu, n° 2316 (représentation de la triade qui parait remonter aux premiers temps de l'Empire).
[31] XII, 103 ; XIII, 38.
[32] XIII, 390-1 ; 350-60.
[33] XIII, 3643.
[34] XIII, 1449.
[35] Sauf peut-être contre Teutatès en tant que symbole de la nation celtique mais le meilleur moyen de lui enlever un caractère national fut encore de faire de lui, sous le nom de Mercure, un dieu universel.
[36] XIII, 3026. Je crois d'ailleurs qu'il ne dut pas tarder à disparaître.
[37] Par exemple chez les Arvernes : à Clermont (XIII, 1461) et à Saint-Bonnet près de Riom, mons Belenatensis (Grégoire de Tours, In gloria confess., 5).
[38] XIII, 7251, près de Mayence (cf. Die Alt. uns. heidn. Vorzeit, V, p. 108 et s.) on a trouvé, en même temps que l'inscription, des armes et des instruments de dimensions colossales, qui ont dû faire partie du trésor du temple. Némétona est une des déesses qui ont évolué en Victoria ou en Bellona.
[39] Montibus Numidis : XIII, 38, à Marignac près de Saint-Béat.
[40] Du reste, à Nemausus il unit Jupiter Heliopolitanus ; XII, 3072.
[41] XIII, 4194 (Mercurio et Rosmertæ).
[42] XIII, 6667, etc.
[43] Voyez cette inscription d'Afrique, dédicace d'un temple : ad quam dedicationem de vicinis civitatibus et universis pagis numina universa cum cultoribus suis convenerunt (Bull. arch., 1917, p. 313 ; 1914, p. CCIV-V).
[44] XII, 3070 ; XIII, 6739.
[45] La plus fréquente de ces combinaisons, et d'ailleurs la plus naturelle, consistait à associer un grand dieu et un dieu local.
[46] Ceci est très fréquent, et l'on peut dire qu'un temple, quel que soit son titulaire, appartient à tous les dieux : ce qu'on retrouvera dans les églises chrétiennes. Dans le temple de Néhalennia dans l'île de Walcheren, par exemple, on adore Jupiter, Neptune, Hercule, d'autres déesses, etc. (XIII, 8775 et s.).
[47] XIII, 3400. De même, bas-relief représentant Mercure avec la dédicace Jovi Optimo Maximo et Juneni Reginæ (XIII, 5073). Un des plus curieux monuments de ce genre est la colonne de Mayence, consacrée Jovi Optimo Maxima et portant l'image de vingt-sept dieux romains (XIII, 11806).
[48] Numinibus Aug. fanum Plutonis (XII, 1449).
[49] Statues dites panthées, surtout à partir d'Hadrien ; cf. Graillot, Rev. arch., 1900, II, p. 220 et s.
[50] Jovi Optimo Maximo, dis patriis et præsidibus hujus loci Oceanique et Reno (XIII, 8810).
[51] Omnium numinum frustra cultor (XIII, 1986), ce qui montre qu'il ne tira point profit de son universelle adoration. Dis cunctis (XIII, 1731) ; autre, XIII, 8811.
[52] Il y a bien d'autres inscriptions de ce genre, par exemple XIII, 8492 : Herculi Magusano, Matronis Abirenibus, Silvano et Genio loci, Dianæ, Mahalinis, Victoriæ, Mercurio ceterisque dis deobus omnibus.
[53] C'est ce que les Anciens appelaient interpretatio, c'est-à-dire traduction ou encore synonymie. Tacite, Germ., 43, parlant de dieux de Germains : Alces interpretatione Romana Castorem Pollucemque memorani ; mais ici la transformation par les gens du pays n'est pas encore faite, l'interprétation par les écrivains classiques la prépare. Bien des exemples montrent, sans parler des propos des philosophes (Cicéron, De nat. deorum, III, 19, 48 ; etc.), que le vulgaire de la province s'est aussi parfaitement rendu compte de ces assimilations : Laribus Competalibus sine Quadriviis (XIII, 11816), Virodacti sine Lucene [Lutine] (XIII, 6761), disent les inscriptions. Voyez, outre la thèse de Richter, l'étude similaire de Wissowa, Interpretalio Romana, dans Archiv für Religionswissenschaft, XIX, 1918.
[54] Voyez dans le Recueil d'Espérandieu ou dans les Vases céramiques de Déchelette tous les épisodes de la vie de Jupiter (le plus populaire est celui de Léda) nous sommes en pleine mythologie hellénique.
[55] Toutain, De Saturni dei in Africa Romana cultu, 1894.
[56] Telle qu'elle avait existé, par exemple en Occident au temps de l'unité ligure, et, au delà, au temps de l'unité indo-européenne.
[57] César, VI, 17, 2 : De his (Apollon, Mars, Jupiter, Minerve) eamdem fore quam reliquæ gentes habent opinionem.
[58] C'est le cas de César, VI, 17.
[59] Mais elles l'ignorent beaucoup moins qu'on ne croit. Il serait facile de retrouver de nombreux faits d'adaptation, d'interprétation, unissant les personnalités divines ou saintes du Christianisme à celles du paganisme antérieur ; ou encore à celles des religions d'autres peuples.
[60] Il me parait impossible de supposer une réglementation de ce genre édictée par les prêtres municipaux ou provinciaux.
[61] Il serait cependant possible qu'il y ait eu en Italie, pour inspirer les figurations d'Épona, des statuettes ,de femmes ou de déesses assises à cheval, remontant à de très anciens temps (Pline, XXX1V, 29 ; Servius, Énéide, I, 720 ; etc.), sans parler de la Venus equestris de l'art grec plus récent. Mais il s'agit là de l'origine des figures, nullement de l'assimilation des types religieux. Cf. là-dessus S. Reinach, Cultes, IV, p. 54 et s.
[62] Dieux tricéphales : le buste de Condat en Périgord, le plus expressif et le plus artistique de tous, la tête du milieu a pu être ornée de cornes rapportées (Espérandieu, n° 1318) ; autres bastes chez les Rèmes, près de Laon, sur colonnette à Reims (n° 3751, 3756, 3653) ; tête en bas-relief à Auch, peut-être dans une série de têtes représentant les dieux de la semaine (n° 1055) ; du même genre à Reims (n° 3651-2, 3654, 3656-9, 3661) ; bustes à Nîmes et à Langres, ce dernier avec cornes sur une tête (n° 2668, 3287) ; statue assise (à Beaune, n° 2083) ou debout (à Dennevy, n° 2131) ; tricéphale de Paris, debout, avec le chenet à tête de bélier, la bourse, le bouc et la tortue, ce qui fait de lui une espèce de Mercure gaulois (n° 3137) ; le bronze d'Autun, statuette accroupie, avec tôles minuscules accolées à la tête principale (Reinach, Br., n° 177). Un groupe à part est celui des tricéphales cornus des vases aux sept dieux de la semaine, trouvés en Belgique (chez les Tongres et les Nerviens ; pas antérieurs à Commode ?) : là, le tricéphale, par sa place dans la série des dieux, parait correspondre à Mars (Revue des Et. anc., 1908, p. 173). Et peut-être le tricéphale, si fréquent chez les Rèmes, est-il leur Mars Camalus.
[63] Deo Tribanti à Langensoultzbach, dieu barbu avec une couronne faite de trois cornes ou de trois pointes (C. I. L., XIII, 6001) ; mais Espérandieu (n° 5586) fait d'expresses réserves sur ces texte et description. Cernunnos à Paris, double corne de cerf avec torques suspendus (Espérandieu, n° 3133). A Reims, à Saintes, à Vendœuvres chez les Bituriges, dieux accroupis, avec double corne de cerf (n° 3653, 1319, 1339) ; autre, à Meaux (n° 3210). Debout, avec une baguette sinueuse à la main, à Blain (n° 3015). Le dieu à la serpe ?, Esp., n° 3001. Le dieu accroupi aux longues cornes de cerf, du vase de Gundestrup, vase qui, quelle que soit son origine, se rapporte aux mêmes conceptions religieuses que les autres monuments cités ici. Déesse accroupie cornue, Reinach, Bronzes, n° 179. Tricéphales cornus, p. 17. Cf. Reinach, Bronzes, p. 194-5.
[64] Dieux accroupis, mais sans doute assis le plus souvent sur des coussins : à Saintes, dieu avec bourse et torques, à côté d'une déesse assise (n° 1319) ; au revers du même monument, dieu cornu accroupi, assez semblable au premier ; à Reims, dieu cornu du même genre (n° 3653) ; le cornu de Vendœuvres (n. précédente) ; autres à La Terne, Néris, Chassenon, Longuat, Lantilly, Saint-Galmier ?, Auxerre (n° 1375, 1566, 1389, 1603, 2332, 1801, 2882) ; le bronze d'Autun (Reinach, n° 177) ; la divinité [hermaphrodite ??] accroupie à l'oiseau, de la terre cuite de Quilly (Blanchet, Figurines, Suppl., p. 63). Le dieu de Gundestrup (cf. n. précédente). Et voyez aussi les corps difformes d'Entrains (Esp., n° 2250), Autres dieux simplement assis, mais apparentés aux précédents : dieu avec pain et sac de monnaies, à La Guerche (n° 1555) ; le tricéphale, le dieu nu et le Pan cornu, de Beaune, (n° 2083). La déesse d'Avallon (n° 2218), assise les jambes croisées, ailée, multimamme, est une extraordinaire exception. Déesse accroupie cornue, Reinach, Br., n° 179. Les trois statues de La Roque-Perfuse près de Velaux chez les Salyens (Espérandieu, n° 131 ; Clerc, Aquæ Sextiæ, p. 87 et s.), qui étaient installées, sans doute en plein air, au sommet du rocher percé (Clerc m'a conduit à l'emplacement), ne m'avaient pas paru être celles de dieux, à cause de leur costume d'apparence militaire : mais il est bien difficile, quand on a étudié la localité, et quand on s'est représenté les statues dominant le pays du haut du rocher sacré, de ne pas leur attribuer un rôle religieux ; peut-être étaient-ce des chefs divinisés ; au surplus, elles se rapprochent, je crois, du second siècle avant notre ère. Voyez aussi la monnaie, peut-être des Rèmes (Cabinet, n° 8145-56), et la figurine en cuivre de Bouray en Seine-et-Oise (Héron de Villefosse, 1913, Mém. de la Soc. des Antiquaires, LXXII).
[65] Le dieu au maillet (exceptionnellement, déesse, Espérandieu, n° 2028), le plus souvent tenant un pot rustique de l'autre main, souvent accompagné du chien ou même du loup, parfois flanqué d'un tonneau, maintes fuis (surtout dans l'Est) accompagné d'une ou de deux déesses, ce dieu maillotin est certainement le type de dieu indigène le plus fréquent et le plus persistant. Reinach, Bronzes, p. 137 et s. — Les inscriptions latines l'interprètent toujours en Sylvain. Il existe cependant au Musée de Strasbourg une figuration de Mercure tenant le maillet. — Quant au sens du maillet, je crois qu'à l'origine on a imaginé le dieu armé de la hache, l'arme essentielle du guerrier, l'instrument des sacrifices solennels, l'emblème de la protection universelle, et en particulier le fétiche protecteur du seuil et du foyer domestiques (Augustin, De civitate Dei, VI, 9) ; mais, à mesure que le dieu perdit son caractère militaire et dominateur pour être réduit aux fonctions rustiques et domestiques d'un Sylvain, son attribut se transforma, et la hache fut interprétée en maillet, l'outil nécessaire à la vie des champs et de la maison : c'est, par exemple, l'outil indispensable au tonnelier, et de fait, le dieu au maillet parait avoir servi aussi à la protection de la vendange (Esp., n° 1621, 2750, 3568). Et ce fut avec le maillet que le dieu joua son rôle protecteur. Peut-être le maillet servit-il aussi aux sacrifices qui lui étaient destinés, et sans doute encore était-il d'usage de lui faire présent d'un instrument de ce genre. — De même, le fameux chaudron aux sacrifices, capital dans les rites gaulois, s'est transformé, se conformant ainsi à l'évolution du dieu national, dans le pot banal (de bois ?) des usages domestiques. En d'autres termes, nous avons là des dégénérescences rustiques d'anciens attributs, lesquels étaient fournis au dieu par les pratiques de son culte. — On a voulu donner à ce dieu et à ses attributs un caractère cosmogonique ou météorologique, le maillet représentant l'instrument avec lequel il produisait la foudre (et l'on peut ajouter en faveur de cette hypothèse que le dieu au maillet voisine souvent avec le dieu à la roue). Il est bien probable qu'à cette époque, comme, je pense, dans les plus anciens temps et de nos jours, on a vu dans le tonnerre le bruit fait par le marteau d'un dieu frappant sur un tonneau. Mais il faut examiner un dieu et ses emblèmes dans le moment et la manière de leur emploi par les fidèles : or le dieu au maillet, entouré de choses et d'êtres paisibles, employé toujours comme custos, interprété en Sylvain par les rédacteurs des dédicaces, est le contraire d'un fulgurator.
[66] Beaucoup plus rarement, Espérandieu, n° 3001. C'est une variété plus rustique du dieu précédent.
[67] La roue s'est spécialisée chez Jupiter à l'époque de l'imagerie gallo-romaine. En principe, elle rappelle la roue du char solaire : mais le dieu la tient toujours à la main, comme les roues votives qu'on pouvait lui offrir.
[68] Charmeurs de serpents, Espérandieu, n° 1804, 2072 ?, 2131, 2332, 2946, 3015 ?, 4831 (divinité féminine) ; Reinach, Bronzes, n° 177 ; le dieu cornu de Gundestrup. Le serpent est souvent, par effet de copulation de symboles, à tête de bélier.
[69] Espérandieu, n° 2067, 2354, 233, 2377, 3134, 3850, 4143, 4261, 4282, 4566, 4308, etc.
[70] Dieux compagnons de chiens, n° 2067, 2257, 2260.
[71] Je ne veux pas préciser sur les espèces de dieux celtiques que représentèrent les dieux tricéphales, cornus, maillotins, des temps gallo-romains. D'abord, parce qu'il est possible que plusieurs dieux indigènes, aussi bien Teutatès qu'un dieu de source, aient été également figurés de cette manière : le tricéphale, par exemple, parait être l'équivalent, parfois d'un Mars, parfois d'un Mercure, et dans l'un et l'autre cas, évidemment, il peut être Teutatès, mais aussi Ésus, mais aussi parfais d'un dieu local. Ensuite, parce qu'il est possible que la presque totalité de ces attributs aient été à l'origine appliqués au dieu national, dont les aspects et les attributions étaient innombrables. Préciser davantage, et voir uniquement Mercure-Teutatès dans le tricéphale, un ancien Dis Pater gaulois dans le dieu au maillet, me parait, jusqu'à nouvel ordre, peu conforme à la mentalité religieuse de ces temps de transitions et de conversions, où symboles et dieux s'enchevêtrèrent en dehors de toute règle.
[72] Sauf les cas, dans la mesure où il s'en est produit, où certaines régions ou certains groupes d'hommes ont pu ou voulu résister à l'anthropomorphisme, au culte des images.
[73] Voyez la Minerve de Poitiers, Espérandieu, n° 1392.
[74] Jullian, Inscr. rom. de Bordeaux, II, 1890, p. 578 ; S. Reinach, Bronzes, [1894], p. 16 et s., et surtout Cultes, III, p. 168 et s., p. 207, IV, p. 61 et s.
[75] Sur le Mercure primitif des Italiotes, nous sommes fort mal renseignés. biais il semble bien qu'ils voyaient en lui le dieu arbitre des hommes et des dieux mêmes, inventeur des arts, protecteur du commerce (cf. surtout Ovide, Fastes, V, 663 et s. ; Sénèque, De beneficiis, IV, 8, 2) : et c'est ce caractère de législateur que les Gaulois donnaient à Teutatès. Au surplus, c'est ce caractère seul qui peut expliquer qu'Auguste ait pu se laisser assimiler à Mercure.
[76] En ce qui concerne les tricéphales, qu'on songe à Janus bifrons, à Hécate triformis, aux vieux Hermès tricéphales (cf. Reinach, Cultes, III, p. 168-9). Voyez le Mercure quadricéphale en bronze du Cabinet des Médailles (Babelon, n° 362), trouvé à Bordeaux : le passage de ce Mercure au tricéphale celtique ne suppose pas une bien longue distance. — Quant aux cornes, les Italiotes et les Hellènes les ont regardées comme un attribut de la divinité, et spécialement de la divinité des fleuves et des sources : entre les cornes de la belle tête de l'Achéloüs gréco-romain de Lezoux (Reinach, Bronzes, p. 80) et celles du Cernunnos parisien, il n'y a pas de différence de principe, il n'y a que des différences de figuration.
[77] Ceci n'est d'ailleurs vrai que dans une certaine mesure.
[78] Dion Cassius, XLIV, 6, 4.
[79] Voyez la conclusion des Métamorphoses d'Ovide.
[80] Cela est visible en particulier sur les monnaies de Postume, où la légende d'Hercule tient une place prépondérante : quoique Postume soit empereur en Gaule, son Hercule est l'Héraklès banal aux douze travaux ; et même sur les monnaies mentionnant des sanctuaires locaux, c'est le héros classique qui est figuré.
[81] César lui-même, Varron, Denys. Mais cette interprétation ne réussit pas en Gaule, et on en voit aisément les causes. Peut-être aussi songea-t-on à Hercule.
[82] Cf. Mercurio nundinatori, XIII, 7389 ; Mercurio viatori, XIII, 5849 ; XIII, 6476.
[83] César le premier parmi les écrivains : mais il n'a sans doute fait que sanctionner un état de choses créé à la fois par les négociants grecs, adorateurs d'Hermès, et les marchands italiens, clients de Mercure : celui-ci étant, pour les negotiatores Italici, en quelque sorte leur patron national, il y avait une raison de plus pour qu'il s'accouplât avec le dieu national des Celtes. Ajoutez, ce qui acheva de donner à cette interprétation une sanction officielle, le rapprochement établi entre Mercure et Auguste.
[84] Bordeaux, 574-8 (en particulier avec l'épithète Visucias) ; Poitiers, 1124-6 (en particulier Asmerius).
[85] Trèves, 3656-60 (en particulier Cissonius et Visacius) ; Metz, 4306-12 (avec ou sans Rosmerta).
[86] XIII, 1517-25, où je distingue cependant deux sanctuaires, le principal au sommet (Dumias), un autre (Mercurius Vindonnus ? dieu de source ?) au pied, quartier de La Tourette.
[87] XIII, 4549-53 : le sanctuaire du Donon était à la fuis un sanctuaire de sommet et de frontière, à la limite des Médiomatriques de Metz, des Leuques de Toul, des Triboques de Basse Alsace. — A la montagne de Sion (XIII, 4732, avec Rosmerta).
[88] XII, 2437.
[89] XIII, 2636. — Mont Saint-Jean, XIII,2830. — Mont Marte, XIII, 2889.
[90] Mons Mercurii ; Frédégaire, IV, 55, p. 148, Krusch ; Hilduin, Vita s. Dionysii, 36, Patr. Lat., CVI, c. 50. Cf. de Pachtère, p. 128.
[91] Tertullien, Scorp., 7 ; Apolog., 9 ; Minucius Félix, Octavius, 6, 1 ; 30, 4. Dans tous ces passages, il est bien évident que Mercurius est l'interprétation du grand dieu celtique.
[92] C'est ce que semble dire Sénèque, De beneficiis, IV, 8, 2 : Ratio penes illum est numerusque et ordo et scientia.
[93] XIII, 7569. 8709 (Mercurio Arverno), 8233, 8233, etc. ; c'est sans doute le cas du Mercure de Zénodore chez les Arvernes, cf. Mowat, Bull. monumental, XLI, 1875, p. 557 et s. Et il n'importe que quelques-unes de ces images ne soient pas des plus anciens temps.
[94] Esp., n° 3919.
[95] Il est d'ailleurs probable, comme l'a remarqué S. Reinach (Cultes, III, p. 169), que ces figurations sont empruntées à de vieux types italiotes ou helléniques.
[96] Les images sont innombrables ; voyez les tables du Recueil d'Espérandieu.
[97] Il est bon de remarquer que la bourse de Mercure rappelle la corne d'abondance des divinités chthoniennes, dispensatrices des biens.
[98] Il est probable que certains tricéphales doivent figurer des Mercures, sur le modèle des hermès tricéphales grecs ; cf. Reinach, Cultes, III, p. 180 et s. Et il y a des Mercures à quatre visages, au maillet.
[99] Les serpents à tête de bélier sont des groupements de symboles.
[100] Toutefois, cette interprétation a contre elle que les Grecs, auteurs de cette légende, utilisent assez peu la tortue comme symbole de Mercure.
[101] Pline, XXXII, 32 et s. On peut expliquer autrement l'attribution de la tortue à Mercure : elle était regardée comme la bête souterraine, qui respire et dort sous la terre (Pline, IX, 19), et alors le Mercure gallo-romain devrait cet élément chthonien au souvenir de Teutatès père des Gaulois.
[102] Esculape et les Lares.
[103] Cf. Fulgence, Myth., I, 18.
[104] Les Gaulois ont-ils, en plaçant un coq près de leur plus grand dieu, songé à un jeu de mots, et fait de ce coq, gallus, l'arme parlante de leur nation ? C'est possible, de tels jeux de mots, de tels rébus onomastiques étant fréquents dans l'Antiquité (Aucellio, par exemple, fait graver un oiseau à côté de son nom, XIII, 612). — Il va de soi que ce coq ou de bouc représentent également les bêtes offertes en sacrifice à Mercure : symboles, compagnons, offrandes et victimes se confondent en mythologie verbale ou figurée.
[105] Ce que devait noter saint Martin au IVe siècle (Vita par Sulpice Sévère, 22 ; de même, Dialogues, II, 13, 6).
[106] Son nom revient assez souvent dans les documents chrétiens ; Salvien, De gubern. Dei, VI, 11, 60 ; Acta, 4 sept., II, p. 197 ; Grégoire de Tours, De virt. s. Juliani, 5 ; surtout Grégoire, H. Fr., II, 29 : Quid Mars Mercuriusque poluere ? Et il est à remarquer que Mars est, parmi les dieux, celui qui a le plus résisté dans le folklore, comme Diane parmi les déesses.
[107] En Belgique et en Armorique, populations en partie de même origine. En Armorique : Fanum Martis, Corseul, métropole des Coriosolites ; Mars Mullo à Nantes (XIII, 3101-3) ; Mars Mullo et Mars Vicinnus à Rennes (XIII, 3148-51) ; cf. Mars Mallo chez les Andécaves, à Craon (XIII, 3096) ; Mars à Vieux (XIII, 3163). — Mars paraît remplacer aussi parfois un grand dieu indigène des Aquitains : en Bigorre (XIII, 392), à Aire (420 et s.).
[108] La figure courante de Mars en Gaule est celle de l'Arès classique, casquée, armée de la lance : mais je ne sais si c'est la ligure primitive.
[109] Ce qui montre bien que Mars traduit dans ce cas Teutatès, c'est qu'il a pris assez souvent comme épithète Toutates, non en Belgique, si l'on veut, mais chez des populations, extérieures à la Gaule, apparentées aux Belges (III, 11721 ; VII, 79 [1], 84 ; cf. VI, 31182).
[110] Je songe, à Trèves ou chez les Trévires, au sanctuaire de Mars Lenus (XIII, 3654, 3070, 4122, 4137, 4030, 7661). Peut-être, dans le Nord-Ouest, un grand temple à Mars Mullo.
[111] Mars et Mercure s'excluent le plus souvent dans certaines cités : à Bordeaux, à côté de beaucoup de monuments à Mercure, je n'en trouve aucun à Mars. A Bourges, Mars et Mercure se font concurrence (XIII, 1190-3). A Vienne ou chez les Allobroges, le principal dieu de la cité fut, interprété d'abord en Mars, puisque la prêtrise la plus importante est celle du flamen Martis, mais le culte dominant est devenu celui de Mercure. Remarquez en outre la rareté de l'association de Mars et Mercure (exception, simulacrum Marlis Mercuriique chez Grégoire de Tours, De virt. s. Juliani, 5). Tout cela, peut-être parce que Mercure et Mars étaient d'ordinaire deux interprétations différentes du dieu principal.
[112] Là où Ésus coexistait avec Teutatès.
[113] Ce caractère est surtout visible au sud de la Loire, où on trouve des inscriptions Marti suo (XII, 2986, 4221, 4322, 5377 ; XIII, 1353). Mars y étant, tantôt un Génie de l'homme, tantôt un dieu topique. Le thème de moget-, qui se rencontre dans les épithètes de Mars, doit se rattacher aux sources. Diane et Mars sont associés en sorcellerie (XIII, 11340), peut-être à cause de leur caractère rustique à tous deux.
[114] Il est probable que le Vulcain gallo-romain est, à son origine, un avatar de dieu celtique, par exemple ayant pu remplacer issus là où Vars a remplacé Teutatès : Mars et Vulcain pourraient donc représenter souvent deux interprétations différentes d'un même dieu, Ésus sans doute. Remarquez d'ailleurs que le Vulcain italien primitif, auquel celui des Gaulois a dû ressembler, est une espèce de doublet de Vars, et qu'il a comme lui des attributions pacifiques et militaires à la fois. Ces vieux dieux se ressemblaient à l'origine par l'universalité de leurs attributions : et c'est en cela encore que la religion gallo-romaine a ressemblé d'abord à la religion primitive des Italiotes. Chez ceux-ci comme chez les Gallo-Romains la spécialisation des dieux est l'œuvre, lente en Italie, plus rapide en Gaule, des fables helléniques et de l'imagerie.
[115] A Vieux, à côté de Mars, XIII, 3164 ; dans le Vermandois, XIII, 3528 ; à Tongres, XIII, 3593.
[116] XIII, 3103-7.
[117] Marti, Volkano et deæ sanctissimm Vestæ, XIII, 2940.
[118] 3026 : associé à Ésus et à Jupiter.
[119] C'est en lui que se changea le dieu national, en tant qu'armé du maillet et gardien domestique. Remarquez que Sylvain, comme travailleur de la matière et protecteur domestique (C. I. L., XII, p. 9.27), se trouve par là apparenté au Mercure des Celtes et à l'Hercule des régions rhénanes.
[120] Il ne faut pas oublier que Sylvain, lui aussi, est un dieu à attributions universelles (il y eut des Sylvains panthées) : ce qui explique qu'il a pu servir, lui aussi, à interpréter le dieu national.
[121] La zone principale d'extension du culte de Sylvain est la Narbonnaise, Provence, Vaucluse, Drôme, Gard, c'est-à-dire la région où se développe également le dieu au maillet.
[122] C. I. L., XII, 103.
[123] XIII, 3968, 6087, 6140, 8033, 8039 (ici, dieu des forêts et de la chasse).
[124] Surtout dans les régions rhénanes et dans les Pyrénées. Herculi Malialori (XIII, 8619) : armé du maillet, à moins que le mot n'équivaille à nundinator, forensis. Hercule Magusanus (XIII, 8010, 8771), de magus = forum, donc ici nundinator ou forensis. L'Hercule Saxsanus des carrières de Norroy (XIII, 4623-5) et de Brohl (7695-7719) est inspiré de l'Hercule de Tibur (C. I. L., XIV, 3543). L'Hercule à cheval des monuments à l'anguipède joue le rôle, quel que soit son caractère cosmogonique initial, d'Hercules domesticas.
[125] Le passage de Taran à Jupiter était inévitable et a du être exclusif et facile, puisque les fonctions de Taran (imperium cælestium) étaient à la rois très nettes et identiques à telles de Jupiter. Il n'a pu y avoir d'hésitations que sur le choix des attributs. Tantôt (et sans doute surtout nu début) on l'a représenté à moitié en dieu celtique, nu, avec la roue et les spirales nationales, mais en même temps avec le foudre, qui vient de Rome. Tantôt, nouveau degré vers l'assimilation, il est habillé en imperator, tenant à la fois le foudre et la roue (Esp., n° 299, 303). Tantôt enfin, mais plus rarement, il est représenté spécialement en dieu du Capitole, assis (voyez surtout les bas-reliefs d'Alésia, n° 2346, 2375). Et il n'importe, pour le choix de l'image, quelle épithète reçoit le dieu : même des figures à la roue, bien celtiques d'allure, sont attribuées par la dédicace à Jupiter Optimus Maximus du Capitole (Reinach, Bronzes, p. 32).
[126] N. précédente.
[127] Le culte de Jupiter est peut-être celui qui s'est le plus uniformément disséminé en Gaule.
[128] C., XII. 401, 5693 ?, 5954 ; Clerc, Aquæ Sextiæ, n° 47 ; XIII, 1461 ; Ausone, Professores, 5, 9 ; 11, 24 ; noms de lieux tirés de Belenus (mons Belenatensis ; ? Belaum, Beaune) ; noms de personnes (Belenus, Belinus, Bellinus, Belinius, Belinieus, Beliniecus). Je laisse de côté les témoignages extérieurs à la Gaule.
[129] Surtout à Besançon, XIII, 5366, 5374, 5375 ; sans aucun, doute aussi chez les Arvernes, peut-être aussi chez les Helvètes, les Éduens et ailleurs.
[130] A Autun, le temple d'Apollon est le principal avec le Capitole (Eumène, Pro rest. scholis, 9). A Clermont des Arvernes (C. I. L., XIII, 1460-1), il y a un temple fort important à Apollon, et je crois que ce temple, situé au sommet de la ville, Clarus Mons, est le Vassogalate détruit par les Alamans ; et je crois aussi que le nom de cette colline a été inspiré par le culte apollinaire. De même à Lyon (XIII, 1726-30), Apollon est un dieu prééminent : ce dont il faut rapprocher, et le nom de la ville (Lugdunum = clarus mons), et le culte lyonnais du corbeau, compagnon habituel d'Apollon. L'importance que prit à Rome, sous Auguste, le culte d'Apollon, explique, outre des raisons locales, sa popularité dans ces villes neuves, pour la plupart œuvres et filleules de ce prince. — Dans le même ordre d'idées, notons le culte d'Esculape, fils d'Apollon, à Nîmes (XII, 3013), à Riez, Reii Apollinares (XII, 354).
[131] Outre de très nombreuses inscriptions, voyez le texte des Panegyrici, VII [VI], 21 : Apollo noster, cujus ferventibus aquis perjuria puniantur : allusion aux eaux de Bourbon-Lancy et à la croyance que ces eaux punissaient les parjures.
[132] N. précédente. - Le type courant est l'Apollon à la lyre. Mais je crois que, comme pour Mercure, il a été précédé par un type plus archaïque, peut-être également un dieu grave, barbu (cf. Gadant, Mémoires de la Soc. Éduenne, XLII, 1914). Je ne peux attacher de l'importance à l'image de Bélénus représentée sur une gemme (XII, 5693, 12). — Sous une forme tout hellénique, Apollo Pythius dans la région du Rhin (XIII, 6469).
[133] XIII, 8186, 8790, 8792, 8801, 8803 (sanctuaire de Néhalennia dans l'île de Walcheren) ; XII, 5878, p. 831 (Genève) ; XII, 660 (Arles) ; XIII, 4713 (Plombières) ; etc. Il a dit y avoir en Gaule, comme ailleurs, quelque affinité entre Apollon et Neptune : Apollon, lui aussi, était chez les Ioniens un dieu de la navigation.
[134] C'est sans doute comme dieux des navigateurs qu'on les trouve à Paris (XIII, 3026), à Vienne sur le Rhône (XII, 1901), à Beaucaire au passage du Rhône (Castores, XII, 2821), près du lac d'Annecy (XII, 2526). Castores à Nîmes (XII, 2999), à Mandeure (XIII, 5409). A Alésia, Esp., n° 2351.
[135] XII, 1833 : Pluton et Proserpine ; XII, 2225 et 4337 : Saturne ; XIII, 1449 : Pluton ; XIII, 8071, 8177 : Dis Pater, associé à Proserpine. — Liber pater ou Bacchus apparaît plutôt comme un doublet ou un compagnon de Sylvain (XII, 3132, 502, 593, 1075, 3078), du moins avant l'organisation régulière de son culte au IIIe siècle. — Je ne peux me persuader que le Sylvain au maillet ait été regardé par les dévots comme un Dis Pater, ce qui est l'opinion courante ; Reinach, Bronzes, p. 156 et s. ; avant lui, surtout de Barthélemy, Revue celtique, I, [1870], et Plouest, Revue arch., 1884, II, et 1883, 1 (Deux Stèles de laraire) ; en premier lieu, Grivaud de La Vincelle, Recueil, II, 1817, p. 22.
[136] Les Mères et Matrones en particulier sont en Gaule les véritables dispensatrices de l'abondance. Et il est bien évident qu'il y a un lien étroit entre ce culte des Mères et le prestige de la Mère chthonienne.
[137] Ces noms gaulois se sont conservés chez les déesses avec infiniment plus de ténacité que chez les dieux, au moins pour les divinités générales.
[138] XIII, 4129, 4661, 5414, 6272.
[139] A Sens. Mars et Bellone.
[140] A Mayence surtout, XIII, 6714-6726.
[141] Extrêmement rare : XIII, 6629.
[142] XIII, 1769, 6018, 6025, 6157.
[143] Car je ne connais pas d'exemple d'un dieu celtique associé à une déesse romaine : on trouve Apollon et Sirona, on ne trouve pas Bélénus et Diane.
[144] Sirona seule, XIII, 552, etc.
[145] Si ce n'est son adoption comme l'équivalent du genius des femmes ou encore sous la forme de Junones dans le sens de Matres.
[146] XIII, 6714 et s. (Mayence), etc. : le plus souvent comme Juno Regina, c'est-à-dire épouse du Jupiter Capitolin. — C'est également dans ces régions que l'on trouve la fameuse Herecura, sur laquelle on discute fort. C'est évidemment un équivalent de la Terre-Mère, plus ou moins apparentée avec Dis Pater (XIII, 6322), au même titre que Proserpine (8197), dispensatrice des biens de la terre (6438-9). Mais, comme Junon est également une Déesse-Mère (n. précédente), comme l'une et l'autre divinités voisinent très souvent, comme le nom de Herecura paraît la transcription de Ήρα κυρία, qui est la traduction de Juno Regina, comme ce nom de Jano Regina est constant dans ces régions du Rhin, l'identité de ces deux divinités est vraiment une hypothèse bien séduisante : ces hellénismes onomastiques n'ont rien d'étonnant, surtout dans la région rhénane, où abondaient soldats, marchands et esclaves d'origine grecque ou campanienne. Il est du reste possible que celui-ci ait été provoqué, comme si souvent, par l'existence d'un nom de divinité chthonienne à consonances analogues, indigène ou peut-être même italiote.
[147] César avait déjà fait d'elle la principale divinité féminine des Celtes. — Remarquez qu'on l'adore sur le Rhin (voir n. précédente) sous la forme de dea Pallas (XIII, 6746).
[148] Sanctuaire de Notre-Dame-d'Allençon chez les Andes (XIII, 3100). On la trouve en particulier chez les Cavares et les Voconces, où il semble bien, d'ailleurs, qu'elle soit simplement une variante de la Victoire.
[149] Sinon en Gaule, du moins en Bretagne et au delà du Rhin (Riese, 3397).
[150] Tandis que l'équivalent celtique des autres déesses gallo-romaines est fort difficile à retrouver et a d'ailleurs pu varier, Diane, semble-t-il, est toujours et seulement l'interprétation de Sirona.
[151] Voyez le livre de de Vesly (p. 215, n. 1), et les inscriptions ou les textes : XII, 1705, avec le qualificatif de Tifatina, XIII, 5243, etc. ; Grégoire de Tours, H. Fr., VIII, 15, à la côte de Saint-Walfroy chez les Trévires de Carignan.
[152] Remarquez les Dianenses à Vichy, XIII, 1495.
[153] Grégoire de Tours, ibid., VIII, 15, etc. ; et aujourd'hui encore le vulgaire appelle Temple de Diane bon nombre de ruines romaines : c'est la divinité dont le folklore a conservé le plus de souvenirs. Soit à cause de son caractère rustique, qui en fit la déesse des pagani, soit à cause de ses rapports avec la lune, régulatrice des mois et de la vie populaire et rurale, soit à cause de sa confusion avec Hécate, la déesse souterraine, il arriva que, dans l'esprit du vulgaire, Diane finit par absorber la Terre-Mère, dont elle fut, aux temps chrétiens, comme le prolongement, et en même temps par devenir une maîtresse de magie et de sorcellerie, assez différente de la déesse jeune et alerte de la sculpture gallo-romaine.
[154] XII, 1338-40, 1537, 1549, 1707 : là, elle est bien l'interprétation de la déesse celtique Andaria, laquelle se traduit aussi en Minerve. La Victoire s'est étendue dans la région des Alpes (XII, 76-7, 162), chez les Helvètes, à Alésia (XIII, 2874) et ailleurs, au lieu et place d'autres noms et déesses indigènes. Dans les régions rhénanes, elle doit être plus souvent une importation classique. Le culte de la déesse classique Nemesis (chez les Trévires, XIII, 4052) recouvre celui d'une déesse celtique de même genre que la Victoire ou Diane, et peut-être cette déesse est-elle la Nemetona du même pays : le culte de Nemesis a pour équivalent celui des Matres Nemetiales (XII, 2221).
[155] En particulier à Lyon : XIII, 1748 (déesse assise, portant des fruits ; cf. Esp., n° 1751), 1769 (Mercurio et Maiæ, avec association à Tibère).
[156] Dans les cas, bien entendu, où elle n'est pas d'importation orientale. C'est le cas, semble-t-il, à Alésia, où elle doit doubler la Victoire (Marti et Bellonæ, XIII, 2872). La déesse des bas-reliefs, à la torche et aux serpents (Esp., n° 3665, 3666, 4132, 4143, 4202, 4214, 4227), doit être une Bellone ou à la rigueur une Victoire plutôt qu'une Cérès (extrêmement rare en épigraphie gallo-romaine). Dans le sanctuaire de Màlain, Bellona, associée à Mars Cicolluis, est l'équivalent de la déesse celtique Litavis (XIII, 5597-5603). D'ailleurs, le nom de Bellone, comme celui de la Victoire, n'est qu'un nom de surface : les figures trouvées à Màlain sont fort pacifiques, couple assis avec cornes d'abondance, dieu au maillet et au tonneau (Esp., n° 3567-8). Bellone est devenue aussi rustique que Mars.
[157] Répandue en faibles proportions un peu partout, plus abondante dans les régions rhénanes. Fortuna avec croissant, XIII, 6471-2.
[158] Sauf de très rares exceptions : Veneri felici, dédiée par un Phénicien, XIII, 6658.
[159] Nous retrouverons des faits semblables de discrétion rituelle à propos de la Terre-Mère.
[160] D'une part, je les distingue en deux êtres différents, l'un plutôt chthonien, l'autre plutôt humain ; mais je doute qu'à l'origine il n'y ait pas eu une seule et même divinité féminine, issue de la Terre-Mère, de même que les caractères chthoniens et sociaux se sont si étroitement mêlés chef Teutatès. Et pareillement, vous les trouverez unis en toutes ces formes gallo-romaines, en Minerve, déesse des arts et des sources, en Bellone, déesse des batailles habillée en Abondance. — D'autre part, je ne les nomme pas, parce que j'ignore leurs noms principaux, et que les grandes divinités féminines de la Gaule étaient peut-être plutôt des divinités à la fois anonymes et myrionymes, qu'on ne nommait pas et qui avait cent épithètes.
[161] Probablement aussi dans les Dianes.
[162] Cette remarque ne peut d'ailleurs avoir un caractère absolu.
[163] Nous devrions ajouter, par la parole, s'il nous était possible de connaitre le folklore religieux des Gallo-Romains.
[164] Ou dont le principal sanctuaire était chez les Arvernes. Les Arvernes sont jusqu'ici le seul peuple dont le nom soit accolé à celui d'un grand dieu.
[165] Visucius : Bordeaux, XIII, 577 ; Trèves et pays, 3660, 4257 ; Le Héraple chez les Médiomatriques, 4478 ; chez les Triboques, 5991 (employé sans Mercure) ; chez les Némètes, 6118 ; au delà du Rhin, 6347, 6384, 6404 (employé sans Mercure). — A côté de lui, sancta Visucia (XIII, 6384) est la Minerve celtique.
[166] C'est l'épithète la plus appropriée, je crois, aux fonctions essentielles du Mercure gallo-romain. — Parmi les autres épithètes indigènes de Mercure, comme des autres dieux, il est fort difficile de distinguer celles qui sont générales de celles qui sont topiques. Je suppose pour la première catégorie : Moccus (XIII, 5676), inexactement traduit par porc ; Atesmerius ou Adsmerius, qu'il a pu partager avec Hercule et Mars ; Vassocaletis (XIII, 4130, à Beda chez les Trévires), qu'il a pu partager avec Apollon ; Cissonius (employé aussi isolément), un peu partout aux environs du Rhin (notamment à Strasbourg, XIII, 11607), en particulier à Besançon, où il paraît avoir eu de très banne heure un fort beau temple (XIII, 5373) ; Clavarialis (XIII, 3020, 4564), peut-être latin ; etc. Il est d'ailleurs possible que ces épithètes générales se soient localisées sur des sanctuaires déterminés, tout de même qu'un dieu à épithète locale a pu être adoré un peu partout (phénomènes qui se retrouvent aujourd'hui dans le culte des saints).
[167] C'est ainsi que j'interprète le deus Apollo Vindonnus d'Essarois chez les Lingons (XIII, 5644-6), quoique Vindonnus puisse être originellement le dieu de la source (Mercure a pu aussi recevoir cette épithète). — C'est une question, si, pour le fameux Apollo Grannus, ce nom est une épithète générale ou une indication de localité. L'abondance et la dissémination des inscriptions qui portent ce nom, la manière dont Dion parle de ce dieu (LXXVII, 15, 6), me font croire à un qualificatif général, se rapportant aux vertus curatives de l'Apollon thermal. Toutefois, il semble bien qu'il y ait eu quelque part un sanctuaire célèbre à son nom, celui où Caracalla envoya consulter ou se rendit lui-même : on a songé à Aix-la-Chapelle, Aquæ Grani, mais Aix n'a encore rien livré au nom d'Apollon, encore que je croie probable qu'il se soit appelé Aquæ Grani. J'ai songé à Grand chez les Leuques, d'abord à cause du nom (Grannum, le d est une addition récente), ensuite parce qu'il y avait là un lieu saint de première importance. L'épithète de Grannus (le mot peut être employé isolément) se trouve accolé au nom d'Apollon, outre le texte de Dion, dans des inscriptions des pays du Danube, de Rome, de Bretagne, et, en Gaule, en particulier à Bonn (XIII, 8007), près de Bonn (7975), près d'Arnhem (8712), à Beda chez les Trévires (4129), à Trèves (3635), à Horbourg près de Colmar (5315), près d'Autun (2600), etc. En Suède, on a trouvé un vase de bronze dédié Apollini Granno par un præfectus templi ipsius (XIII, 10036, 60), rapporté sans doute de quelque pillage en Gaule. Apollon Grannus est souvent associé à Sirona, qui parait sa parèdre normale. — Moritasgus (aussi employé isolément) parait aussi un qualificatif, à sens général, de l'Apollon guérisseur, mais ne s'est rencontré jusqu'ici qu'à Alésia. Je ne peux cependant m'interdire l'hypothèse qu'il s'agisse d'un Apollon navigateur.
[168] XIII, 5035, 5046, 5054, 11473, 6474 : l'épithète a bien un caractère universel, mais elle s'est particularisée chez les Helvètes.
[169] Marti Camulo, XIII, 8701, avec figurations d'arbres : de la dédicace du temple par les cives Remi, il semble résulter que ce Mars se localisait à Reims, ce que confirme C. I. L., VI, 46 ; je me demande si ce Mars Camulus n'est pas le tricéphale du pays. Il y a une déesse Camulorix (XIII, 3460), qui parait plutôt parèdre de Mercure que de Mars. — Autre épithète supposée générale pour Mars, Loucetius (VII, 36 ; XIII, 7241-2, 11603), qui parait être adoré chez les Trévires et chez leurs voisins : en songeant au Jupiter Lucetius de Rome, père du jour, on est tenté de voir dans ce Mars un dieu solaire ou lumineux, analogue à l'Hercule vainqueur des monuments à l'anguipède. — Moins certain comme surnom général de Mars, Lenus chez les Trévires, dont il faut peut-être rapprocher les Mars Lelhunnus (à Aire) et Leherennus (à Ardiège) des pays aquitains. — A rapprocher de Lenus, comme qualificatif possible de Mars surtout dans le pays trévire, Intarabus (XIII, 3032, 3633, 4128, 11313) ; cf. le nom d'Entrains, Intaranum, lieu saint entre tous en Gaule. — Smertrius, XIII, 4119, 11975.
[170] Image d'Apollon Grannus, Real-Enc., VII, c. 1824. — Sauf exceptions. — C'est pour cela que les mêmes épithètes ont pu passer d'Ésus ou de Teutatès à Mercure, Mars, Apollon ou même à des déesses. — Comme autre dieu portant des qualificatifs généraux d'origine indigène, Hercule dit Magusanus. — Jupiter, au contraire, emprunte au latin toutes ses épithètes de nature (conservator, depulsorius, tonans, etc.). — De même, Sylvain (sanctus, domesticus, etc.), quoique celui-ci soit, de tous les dieux à noms romains, celui qui s'accommode le plus d'images et de symboles celtiques. La seule épithète indigène (topique ?) qui lui soit familière parait être celle de Sinquatis chez les Trévires (XIII, 3903), employée aussi isolément (XIII, 3969, deo Sinquati).
[171] La plupart des autres épithètes générales indiquées plus haut sont également employées sans adjonction du nom du dieu : voyez par exemple l'inscription métrique bilingue du Rhin où le même dieu est appelé Mars dans le texte latin et Λήνος dans le texte grec (XIII, 7061).
[172] Image de Mercure avec la dédicace deo Atesmerio, XIII, 3023.
[173] Il n'y a pas à tenir compte ici des emprunts faits par l'imagerie à des modèles méditerranéens.
[174] Se rencontre à Vienne (C. I. L., XII, 1836), chez les Helvètes (Yverdon, XIII, 5057), les Médiomatriques (Sarrebourg, XIII, 4342, avec Nantosuelta comme parèdre), sur les bords du Rhin (Worms, 6224, associé à l'arbre ou à Sylvain ; Mayence, 6730). Le nom celtique de Sucellus, que l'on traduit par le bon frappeur, serait l'équivalent de malleator. Le dieu est figuré avec un pot et un maillet à longue hampe, et c'est donc l'équivalent absolu du Sylvain au maillet. Il est d'ailleurs probable que Sucellus est, à l'origine, non pas le nom d'un dieu distinct, mais l'épithète d'un grand dieu celtique, Teutatès ou Ésus : l'épithète, combinée avec une figure, c'est-à-dire avec une fonction particulière, arrivait donc à constituer une individualité religieuse distincte, ce qui s'est produit dans toutes les religions. — Peut-être de même genre ou de même nature, mais sans Une image correspondante connue : Gesacus ou Gisacus, à Évreux et Amiens (XIII, 3197, 3488), peut-titre apparenté à Mars ; Siannus, aux bains de Mont-Dore et à Lyon ? (XIII, 1536 et 1609), sans doute apparenté à Apollon, peut-être aussi à la Stanna de Périgueux (XIII, 950).
[175] XIII, 3026. En admettant que le nom soit d'ordre général, et non pas celui de quelque source ou cours d'eau ; cf. Cernunus, le Sanon, affluent de la Meurthe.
[176] Le temple principal devait être à Die, Dea, et ce dernier nom doit se référer à Andarta.
[177] Sans parler de la Fortune et de la Mère des Dieux, et qu'elle a pu devenir à la fin.
[178] Dirona ou Sirona, la lettre initiale étant intermédiaire entre s et d. — De même genre que Sirona, c'est-à-dire une déesse des eaux salutaires et apparentée à Apollon, est, je crois, Mogontia, l'éponyme sans doute de Mogontiacum ou Mayence (C. I. L., XIII, 4313, à Metz ; Riese, 3438). — Je ne parle pas ici de Divona, qui parait être un nom réservé à des divinités de sources, parfaitement localisées. — En ce qui concerne la Nehalennia de Domburg dans l'île de Walcheren ; elle peut être l'héritière de quelque Vénus ou divinité chthonienne des rivages, mais ce n'est plus sous l'Empire qu'une divinité localisée, dont le sanctuaire doit le principal de son importance à sa situation sur le grand passage maritime entre Germanie et Bretagne ; le type figuré de la divinité est le type banal de l'Abondance, avec vase et corbeille à fruits et chien à ses côtés ; XIII, 11, p. 630 et s.
[179] Sauf exceptions : en tout cela, il n'y eut jamais de règle absolue, mais des espèces plus ou moins nombreuses. Dans le monument d'Alsace Mercurio et Maiæ (XIII, 6025), Maia est sans doute l'interprétation de Rosmerta ; de même, 6018, 6157.
[180] J'incline d'ailleurs à croire que, comme pour les grands dieux, le nom est simplement l'épithète d'une grande déesse féminine. De même pour les autres divinités mentionnées plus bas. — Sul, Salis, Sulevia (XIII, 6266 ; ad Salim, t. V, p. 287, n. 2 ; XII, 2974), est un des noms, et peut-être le principal, de la grande divinité féminine et chthonienne adaptée à Minerve (cf., XIII, 6264 ; XII, 2974), l'analogie établie entre Matronæ et Suleviæ, Solimara (XIII, 1195) me parait une variante de Sul (mara = magna). — Du même genre, mais plus méridionale, Belisama.
[181] Le nom de Rosmerta persiste en 232 (XIII, 4208).
[182] Chez les Éduens (XIII, 2831, Rosmerta seule ; 11263), les Lingons (XIII, 5677), chez les Leuques (4732, à la montagne de Sion ; 5939, à Grand ; 4683-5, 4705), chez les Médiomatriques (4311-2), chez les Trévires (4192-5, 4205, 4237), les gens du Rhin (6222, 6263, 6388, 7683,11696, etc.). Son importance dans les pays de Meuse et Moselle est très remarquable. Le type figuré parait d'ailleurs tiré de celui de l'Abondance. — Au lieu de Rosmerta, on trouve dans cette même région, pour compagne d'un dieu Sucellus, Nantosuelta (XIII, 4542-3), déesse ailée, assez semblable à la Victoire, protectrice des foyers et des maisons, dont elle porte peut-être l'image avec l'édicule qu'elle tient à la main (on a supposé aussi qu'il s'agissait de tabernacle ou de rucher ; Hubert, Mélanges Cagnat, p. 281) : son culte paraît lié à celui de l'oiseau, corbeau ou autre. — Voici deux autres parèdres féminines de même caractère dans des couples divins, mais où le dieu est Mars. Marti et Nemelonæ (près de Spire, XIII, 6131 ; Nemetona revient seule, XIII, 7253, et avec Mars, VII, 36) : c'est évidemment une déesse guerrière, l'équivalent de Bellone ou de la Victoire, mais dont on a pu faire la divinité des Némètes. Marti et Litavi (XIII, 5599-5601), où Litavis équivaut à Bellone. — Camulorix et Visucia, plutôt apparentées à Mercure.
[183] Juvénal, VIII, 157 ; Plutarque, Parall., 29 ; Apulée, Mét., III, 27 ; Minucius Félix, 28, 7 ; Tertullien, Apolog., 16 ; Ad nat., I, 11 ; Prudence, Apoth., 197 ; etc. ; Holder, l. c., 1447 et s. C'est la déesse gauloise la plus franchement célibataire, ou, si l'on préfère, isolée. Je crois d'ailleurs que, comme Sylvain, elle cessa de bonne heure de se spécialiser et joua le rôle de mater, de divinité protectrice d'un lieu, d'une famille ou d'un individu.
[184] Soit d'un petit dieu local ou spécial, soit d'une fonction limitée d'un grand dieu.
[185] Le dieu tricéphale parait avoir été l'équivalent tantôt de Mars et tantôt de Mercure.
[186] Sylvain et le dieu au maillet ; le dieu à la roue et aux spirales sous le nom de Jupiter.
[187] Pour Bélénus, c'est le seul nom de grande divinité celtique qui ait survécu jusqu'au IIIe siècle et peut-être jusqu'au IVe, ce qu'explique le renouveau des cultes solaires. Nous ignorons sous quelle figure on le représentait : mais tout me fait croire que c'était celle de l'Apollon classique.
[188] Esp., n° 3134 (monument de Paris avec le nom ESVS) ; et, l'autel de Trèves, avec représentation analogue, mais l'inscription MERCVRIO (Reinach, Cultes, I, p. 236-7 ; C., XIII, 3656) : en admettant, ce qui me parait chaque jour plus hypothétique, que le bûcheron qui coupe les branches d'un arbre soit Ésus, et ne soit pas quelque serviteur du dieu en train de dégrossir le tronc choisi par le dieu (celui où les grues se sont posées) pour former sa statue. En ce cas, le rapport du monument avec la religion celtique serait encore plus intime, Ésus étant figuré, non pas sous la forme spécifiquement humaine, mais sous celle d'un tronc d'arbre. Et cependant, là aussi, il faut penser aux analogies classiques, à celle de Silvane, sacra semicluse fraxino, dit l'inscription à Sylvain, d'Aime en Tarentaise (XII, 103).
[189] L'inscription de Paris (n. précédente), qui est des premiers temps de l'ère chrétienne, est la seule qui donne le nom d'Ésus.
[190] Aucune inscription latine ne porte jusqu'ici le nom de Taran. Mais on trouve Ταρανοου, dans une inscription celtique d'Orgon (XII, p. 820) ; Jovi Taranuco en Illyrie (III, 2804) ; dans les régions rhénanes, et sans aucun doute sous une influence celtique, on trouve des monuments deo Taranueno (chez les Némètes de Spire, XIII, 6094 ; au delà du Rhin, 6478), dieu que la terminaison -cnos permet de regarder comme le fils de Taran, j'imagine un équivalent du soleil (le cavalier-lumière ?).
[191] La plus curieuse de ces mentions est l'inscription de Rome, provenant sans doute d'un eques singularis (VI, 31182) : Petiganus Placidus Toutati Medurini votum solvet anniversarium.
[192] De pareilles supplantations se retrouvent dans le Christianisme actuel : le Sacré-Cœur finira peut-être, si je peux dire, par atrophier Jésus.
[193] Monument de Vichy, Espérandieu, n° 2750.
[194] Dès le début, d'ailleurs, le maillet apparaît isolément sur les monuments (Esp., n° 511, etc.) ; de même, la roue (id., n° 832, etc.). Ce qui, remarquons-le, arrive beaucoup plus rarement aux attributs dey dieux classiques, foudre, caducée, lyre, etc. Cette tendance, à constituer le maillet en puissance indépendante du dieu qui le tient, se montre dans ces curieux maillets, embranchés les uns sur les autres comme des rayons de roue ou des rameaux d'arbre (Esp., n° 497 ; Reinach, Bronzes, p. 156, 175).
[195] Le maillet parait être le Tau, T, de Grégoire de Tours (H. Fr., IV, 5), tracé sur les murs des maisons et des églises ; cf. Bæhrens, Poetæ Lat. min., II, 1880, p. 43-5.
[196] On comprendra que je n'ai pas à examiner ici les survivances des dieux celtiques dans la folklore (surtout Diane et Mars). Pour les fées, cf. § suivant.