I. — NATURE DE L’AUTORITÉ IMPÉRIALE. Ce que les Anciens appelaient l’Empire romain, imperium Romanum, c’était l’ensemble des êtres et des choses qui dépendaient de la ville de Rome et du peuple romain[1] ; et ce même nom d’empire désignait également le pouvoir exercé par le peuple souverain et par ceux qu’il déléguait[2]. Le mot d’imperium renfermait en lui je ne sais quoi de magique et de sacré. Il était inséparable de ceux de majesté et de dignité[3] ; il appartenait à qui, chef ou peuple, avait reçu des hommes et des dieux le droit de commander. On parlait de l’empire des magistrats sur leurs concitoyens[4], de celui des divinités sur les humains[5], et l’on pouvait dire de l’âme qu’elle possédait l’empire du corps[6]. Le peuple romain avait l’empire sur les nations, comme l’esprit sur la matière et les dieux sur les mortels, parce qu’il était plus fort, plus durable et plus digne[7]. Tous ceux qui, à Rome, recevaient l’autorité suprême et participaient à la majesté de l’imperium, ceux-là étaient, en droit, des chefs pour l’Empire romain en son entier. Leur nom, leurs titres et leur pouvoir s’imposaient à la Gaule. Sénat ou comices décident sur la condition de ses hommes et de ses terres ; consuls ou préteurs ont mission pour les gouverner. Les noms des deux consuls, magistrats supérieurs de Rome, marquent la suite des années[8] ; les armées s’appellent armées du peuple romain[9] ; et, dans tous les actes solennels, batailles, serments, dédicaces, fêtes et jeux, les paroles souveraines sont les quatre mots sacrés de senatus populusque Romanus, le sénat et le peuple romain[10]. Mais tous ces noms, ces dignités, ces pouvoirs s’effacent maintenant devant l’autorité du chef suprême du peuple romain, l’empereur, que les hommes de ce temps appellent, de ses titres, imperator ou princeps, de ses noms, Augustus ou Cæsar[11]. En droit, l’empereur est le délégué du peuple romain, non pas unique et universel, mais dans la plupart des affaires et dans les plus importantes[12]. Il a le commandement des armées, et c’est pour cela qu’il se nomme imperator, seul dans l’Empire[13]. Par là, il devient le dépositaire du titre ou du mot le plus redoutable qui existe sur la terre. Autorité du général sur les soldats, du magistrat sur les citoyens, du peuple vainqueur sur les nations, tous les sens divers de ce mot d’imperium finissent par se concentrer en la personne qui détient le titre prestigieux[14]. Et ces deux vieilles expressions de la langue latine, imperator et imperium, en s’appliquant désormais à un seul homme et en s’étendant sur l’univers[15], servent à créer une forme nouvelle de la souveraineté monarchique, cette idée d’empire et d’empereur que les peuples regarderont bientôt, comme supérieure à celle même de royauté. — Auguste et ses successeurs ont été plus habiles, moins naïfs que César. Ils n’ont pas subi, comme lui, l’ascendant traditionnel du titre de roi[16]. Mais ils ont fait de l’imperator romain quelqu’un de plus, grand que tous les rois des rois de la terre[17]. En qualité d’imperator ou de chef militaire, l’empereur commande les armées du Rhin et gouverne les provinces de la Gaule Chevelue. Le peuple et le sénat les lui ont confiées les unes et les autres, ne se réservant que la Gaule Narbonnaise. — C’est donc surtout comme imperator que le prince est connu de la Gaule ; c’est le titre qu’il y prend ; et, du Rhin jusqu’aux Cévennes, c’est le mot que les hommes entendent le plus souvent, qu’ils s’habituent le plus à craindre et à respecter. Nulle part sur la terre ce mot ne jettera des racines plus profondes qu’au delà des Alpes, et on l’y verra sans cesse renaître et grandir pour dominer à nouveau toutes les royautés. Les autres titres et pouvoirs du prince furent secondaires aux yeux des provinciaux, et s’adressaient surtout aux habitants de Rome et de l’Italie. Il possédait la puissance tribunice à vie : ce qui faisait de lui le protecteur inviolable des citoyens, le premier d’entre eux, princeps[18]. Comme souverain pontife, il avait la surveillance des choses religieuses, il était l’intendant des dieux reconnus par l’État[19]. Il pouvait être censeur[20] et consul[21]. On l’appelait le père de la patrie, pater patriæ[22]. Il était dispensé des lois et avait le droit d’en faire[23]. Sa justice était sans appel et sans limites[24]. Toutes les attributions qui furent jadis démembrées de la royauté, revinrent peu à peu se réunir entre les mains de l’empereur[25]. Il est vrai, et c’est pour cela qu’on ne l’a point fait roi à Rome, qu’il y a toujours à côté de lui les tribuns, les consuls, des comices et le sénat : et on dirait qu’il partage avec ces anciennes puissantes chacune de ses fonctions civiles[26]. — Mais ce partage n’est guère visible de la province ; et, à Rome même, le fait de -concentrer tant de pouvoirs est la négation de toute autorité concurrente. Que peut le consul d’un jour en face d’un imperator éternel ? Le peuple et le sénat ont beau faire des lois et des décrets : il est bien évident que la véritable loi sera la volonté du prince. Sans qu’il y ait eu délégation publique, Auguste en arriva, par la seule attraction qu’exerce autour de lui le pouvoir suprême, à être plus fort que toutes les lois, plus respecté que toutes les traditions, à avoir sur tous les citoyens et tous les hommes droit de vie et de mort. Le représentant du peuple romain s’est changé en un maître absolu[27]. Ce qui, pour les âmes de ce temps, accroissait encore et légitimait cette souveraineté impériale, c’est qu’elle conférait à son titulaire, de son vivant même, une véritable sainteté. Le nom d’Augustus faisait de lui un être sacré[28]. On a insinué que cette apothéose de l’empereur a été inspirée par les rites de l’obéissance ou les habitudes de la flatterie propres aux nations de la Grèce et de l’Orient[29]. En réalité, elle est sortie à la même heure, aussitôt qu’il y a eu un maître, de toutes les terres et de toutes les pensées du monde antique. 11 a fait ses dieux trop semblables à des hommes pour ne pas faire ses souverains semblables à des dieux. Si Alexandre et les Ptolémées sont devenus des divinités, il en fut de même de Romulus[30], et Scipion l’Africain fit un instant comme s’il était d’origine divine[31]. On adorait les défunts sous le nom de Mânes, les fondateurs à familles sous celui de Lares[32]. L’esclave, l’affranchi, le client élevaient des autels au Génie de leur maître, de leur patron[33] ; comment Auguste, père de la patrie, n’aurait-il pas été le dieu Lare de tous les Romains[34] ? L’Occident n’eut pas besoin des leçons de l’Égypte pour diviniser son souverain. Viriathe et Sertorius avaient été des demi-dieux pour les Lusitans et les Ibères[35]. Quand le boïen Varice s’offrit aux Celtes comme chef de guerre, il prit d’abord le titre de dieu. Dès qu’Auguste apparut aux Gaulois, ils trouvèrent naturel de lui offrir les mêmes présents qu’à Ésus ou à Teutatès[36], de lui dresser des autels, de lui consacrer des prêtres[37]. Le jour où Drusus, sur l’autel du Confluent, fit graver le nom d’Auguste[38], il se conforma à un sentiment qui était né partout chez les hommes. Voilà encore ce qui relègue très loin, dans la mort des choses oubliées, les consuls et le sénat[39]. On ne peut plus dire de ce dernier, comme au temps de Pyrrhus, qu’il est une assemblée de rois ou de dieux[40]. La seule puissance publique qui partage la divinité avec Auguste, c’est Rome elle-même. Plus d’autels au sénat, point d’autels aux consuls, mais des temples à la déesse Rome, et plus tard des statues au Génie du Peuple Romain. Hors de l’Italie, sur les grands autels provinciaux qui marquent les principaux foyers de l’Empire, on ne lit jamais que les noms de Rome et d’Auguste. Ne pensons point, à ce propos, que Rome est une ville éternelle et Auguste un être passager ; ne les opposons pas ainsi l’un à l’autre. Dès le début de l’Empire, la dignité souveraine tendit à l’éternité. Auguste voulut la rendre héréditaire dans sa famille[41], et que sa famille se perpétuât[42]. Quand ses héritiers naturels vinrent à disparaître, il prit pour coadjuteur le fils de sa femme, Tibère : mais, avant de lui assurer l’Empire comme à son successeur, il l’adopta en qualité de fils et héritier[43] ; et il exigea aussi que Tibère adoptât à son tour son neveu Germanicus, dont on attendait une longue descendance[44]. Les Anciens n’admettaient point qu’une famille s’éteignît : il ne fallait pas interrompre les rites et les devoirs dont elle avait la charge[45]. Auguste appliqua à la sienne le principe cher à ses ancêtres, et parmi les devoirs qu’il lui assigna, était celui de gouverner l’Empire. Cela va demeurer la règle[46]. Nul ne sera désigné d’avance pour l’empire, s’il n’est par la naissance ou ne devient par l’adoption le fils du maître régnant. Ce système de l’adoption, ce n’était pas le choix corrigeant les hasards de la nature, mais un hommage rendu à la toute-puissance du principe familial. D’ailleurs, tous les empereurs, même ceux qui ont pris le pouvoir de force, se sont appelés des noms de César et d’Auguste, qui furent les noms propres et personnels des deux fondateurs. Ils prenaient celui de César comme nom de famille[47]. Et ainsi, il paraissait au monde que tous ses chefs formaient une seule lignée, se continuant à travers les siècles. L’État romain, aux yeux de ceux qui étaient disposés à admirer toutes choses, ressemblait à un domaine gouverné par un héros patriarche et destiné à sa maison divine[48]. Cette monarchie nouvelle, héréditaire, absolue et divine, résultait, évidemment, des faits plutôt que du droit. A Nome, à chaque changement de prince, les juristes et les sages voulaient établir une théorie et fixer des limites[49]. Mais les mœurs étaient plus fortes que tout, et le consentement universel des peuples les emportait vers le pire des despotismes. L’Occident retrouvait en ce régime, aussi bien que l’Orient, ses plus anciennes habitudes. Pour les Gaulois, celui qui commande, roi ou maître, avait été jadis un chef de guerre, un juge souverain, l’élu des dieux. Ils revoyaient ces titres et ces pouvoirs chez Auguste et Tibère : l’Empire leur sembla une chose naturelle[50]. La Gaule ne regretta sans doute jamais les temps des consuls. S’il existait quelques républicains au delà des Alpes, c’était dans les colonies de la Narbonnaise, habitées par des émigrants d’Italie[51], ou chez les Grecs de Marseille, l’antique et fière cité, alliée séculaire du sénat romain[52]. II. — MOYENS D’ACTION DU DESPOTISME. Les Gaulois ont multiplié les monuments en l’honneur du prince, temples, autels et statues. Il leur arrive d’associer à son nom le nom de Rome, comme sur l’autel provincial du Confluent, ou ceux du sénat et du peuple romain, comme sur l’autel municipal de Narbonne[53]. Mais la chose est très rare, et même, dans le langage courant, l’autel du Confluent est connu sous le nom d’autel de César ou d’Auguste[54]. On s’attendrait à trouver les noms des consuls et du sénat sur les monuments de la Gaule Narbonnaise, dont le gouvernement avait été réservé au peuple romain. Or, non seulement toute trace visible de l’ancien régime a disparu du pays, mais le nouveau s’y étale avec une complaisance qui ne se montre même pas dans la Gaule Chevelue. Sur cette voie Domitienne qui était la plus belle œuvre des proconsuls de la République, les innombrables bornes milliaires ne présentaient aux voyageurs de l’Occident que les noms d’Auguste ou de Claude[55]. L’origine sénatoriale de Narbonne est effacée par le souvenir des vétérans que César y a établis. Toutes les colonies voisines portent son nom ou celui de son fils. Prêtres et sanctuaires y abondent à la gloire de la maison divine[56]. A Nîmes, ce sont des remparts et des portes qui perpétuent la mémoire d’Auguste[57], des images consacrées à Tibère[58], la Maison Carrée qui s’élève en l’honneur des petits-fils d’Octave, princes de la Jeunesse[59]. A Vienne, le grand temple est celui d’Auguste et de Livie[60]. A Narbonne, la plèbe se voue à ce même Auguste[61], et la province organise sa prêtrise impériale sur le modèle du flaminat de Jupiter[62]. La moitié des ruines du Midi, et davantage, rappellent la fortune de la lignée de César. Nulle part dans l’Empire l’adoration de l’empereur ne s’est plus imposée à la ferveur des hommes que dans cette province qui ne lui appartenait pas, que sous ces règnes d’Auguste et de Tibère qui furent si favorables aux vieilles formules de la cité romaine. Ce fameux partage des gouvernements entre le sénat et César, n’était qu’une duperie à l’usage des discoureurs du forum ou des juristes de la curie. Mais les provinciaux, qui ne jugeaient que d’après les réalités, ne se laissaient point prendre à cette théorie, et l’écrivain qui a le plus vigoureusement décrit la tyrannie impériale, est un provincial, Epictète, habitant d’une cité libre[63]. Car, légaux ou non, l’empereur avait mille moyens de se faire connaître, aimer ou craindre de tous, même des plus humbles. En droit, son autorité n’était transmise dans les provinces que par un nombre fort restreint d’agents et de mandataires. Sauf exception, il n’en envoyait point dans les cités : aucun fonctionnaire, à Autun ou à Vienne, ne parlait au nom du prince. Mais il y avait toujours, dans chaque cité, un prêtre pour desservir son culte, flamen Augusti ou autre[64]. Comme dieu, il pénétrait partout. Toutes les villes, les moindres villages portaient son image sainte, des inscriptions en son honneur, des temples ou des autels à son nom[65], et dressés aux endroits les plus sacrés. Il séjournait près des sources[66], sur les montagnes saintes[67] ; et si les gens du commun peuple, trop pauvres pour payer l’impôt ou trop lâches pour servir à l’armée, ne se rendaient pas toujours compte qu’ils étaient les sujets de César, ils savaient au moins qu’ils étaient ses dévots et ses fidèles[68]. La divinité impériale fut le moyen de rendre sensible à tous l’autorité du monarque[69]. En dehors des formes habituelles de l’obéissance et de la dévotion, des rites plus solennels attachèrent les Gaulois à leur empereur. Des fêtes publiques furent célébrées autour de ses autels[70]. Les cités et les particuliers se vouaient à sa puissance et à sa majesté divines[71]. Lors des changements de princes, des serments étaient prononcés sur le nom du nouvel Auguste, et une formule magique liait à lui tous les hommes[72]. Beaucoup de villes ou de bourgades gauloises avaient des raisons particulières d’honorer le souverain. Quelques-unes le choisissaient comme patron ou protecteur attitré[73]. Pour toutes les colonies du Sud et de l’Est, environ trente cités, presque le tiers des Gaules, César, Auguste et Claude étaient des héros fondateurs, dont le nom faisait corps avec celui de la patrie municipale. Lyon, depuis Claude, s’appelle Claudia, Narbonne, depuis César, s’appelle Julia, et de cette façon, dans le Midi, sur près de vingt-cinq villes capitales, il n’y en avait qu’une seule, Marseille la Grecque, dont le nom ne rappelât point la majesté impériale. Dans la Gaule Chevelue, douze villes sur soixante portaient un vocable princier, et parmi elles les héritières des plus célèbres métropoles de la Gaule indépendante, Autun, Augustodunum, fille de Bibracte, Clermont, Augustonemetum, fille de Gergovie. Bien des marchés et des villages même prirent aussi les noms des maîtres : Aire sur l’Adour s’intitulait Vicus Julii, le bourg de Jules, Aime en Tarentaise, Forum Claudii, le marché de Claude. Et, dans les croyances d’alors, le nom d’un lieu était bien autre chose qu’un mot, c’était un lien éternel qui attachait la vie de la terre et des hommes à la souveraineté d’un dieu. En tant qu’homme, l’empereur était le plus riche des mortels, le maître qui possédait le plus de biens et le plus d’esclaves. Il avait dans la Gaule des propriétés considérables, comme les grandes mines d’argent du Rouergue[74]. Pour les administrer, ce fut une armée d’intendants, d’affranchis et d’esclaves. Dans la plupart des services officiels, postes, finances, travaux publics, bureaux d’administration, les serviteurs du prince remplissaient l’office de fonctionnaires[75] : le fameux Licinus, tyran des Gaules, fut un de ses affranchis. Cela faisait plusieurs milliers d’hommes pour qui César était le maître unique et absolu, et qui, disséminés dans la Gaule, espionnaient et disposaient toute chose à son intention. Ajoutez, comme hommes liges du prince, ces soldats campés aux frontières, ces légionnaires en congé dans leurs villes ou ces auxiliaires dans leurs villages, ces vétérans installés dans les grandes cités : pour ceux-là aussi, le peuple romain n’était rien, et l’empereur était tout. Le vétéran portait fièrement le nom du prince dont il tenait son diplôme[76] ; le soldat, en échange de la solde, jurait de faire passer avant tout le salut de César[77]. Devant un tel pouvoir, qui prenait ou assiégeait les hommes de tant de manières, ils ne s’attardaient guère à respecter les quelques formules de liberté tolérées par Auguste. Tous ceux qui, dans la Gaule, désiraient ou craignaient quelque chose, ambitieux d’honneurs ou avides d’argent, intrigants habiles ou dévots crédules, tous regardaient vers César comme vers l’unique dispensateur des biens de la terre. Plus de guerres, plus de combats, plus de bandes de brigands et de descentes de pirates : César nous a procuré une large paix[78]. Il est le salut du genre humain[79]. — Mais pour les sages, comme Épictète, qui placent le souverain bien dans la dignité morale, l’empereur est devenu le tyran par excellence, qui gouverne les corps et qui gâte les âmes : c’est le rival de leur dieu, l’ennemi et le mauvais démon[80]. Quand il vient avec son cortège, tenant et lançant la foudre, je reconnais bien en lui mon maître : mais c’est à la façon d’un esclave fugitif[81]. III. — LES CADRES DU PEUPLE ROMAIN GENTES ET TRIBUS. Si exorbitant que soit devenu parfois ce despotisme, il ne fit disparaître aucune des formes ni des formules de la société politique qu’était le peuple romain : il fut, si l’on peut dire, un despotisme de fait et de conclusion, et non pas de principe et d’origine. La tradition de la cité antique resta aussi forte que l’autorité de l’empereur : César s’était brisé contre cette tradition, et ses successeurs durent pactiser avec elle. Le peuple romain subsista donc, distinct des peuples qu’il avait soumis. C’est toujours, quelque prodigieux que soit le nombre de ses citoyens, le peuple d’une ville, et d’une seule ville. Nul ne fut empereur de droit, ni Galba, ni Vitellius, ni Vespasien, avant d’avoir reçu l’investiture du sénat de Rome[82]. Les Gaulois citoyens et sénateurs romains ne pouvaient s’assembler à ce titre qu’au Forum ou dans la Curie[83]. C’est de Rome que partaient les proconsuls de la Narbonnaise, et c’est à Rome que convergeaient, dans les bureaux du prince ou du sénat, toutes les affaires des Gaules[84]. Les groupes, les classes, les cadres dans lesquels s’agitait depuis huit siècles la vie du peuple romain, conservèrent leur valeur sacrée : si éloigné de Rome que fût un nouveau citoyen, il prenait nominativement dans ces cadres une place déterminée. Il entrait d’ordinaire dans une des grandes familles ou gentes, dont l’histoire remontait souvent jusqu’aux premiers temps de Rome, celles des Jules, des Claudes, des Cornelii ou des Valerii. — Ces gentes étaient de véritables clans à nom collectif, à membres innombrables, qui, après avoir grandi sans sortir de Rome, allaient s’étendre, au fur et à mesure de la conquête, sur l’univers entier. Ce qui, pour le nouveau citoyen, détermine le choix entre ces familles rivales, c’est l’origine de la faveur qui lui a valu son droit de bourgeoisie. Il s’inscrit presque toujours dans la gens du prince ou du gouverneur[85] dont il tient son titre ; il y pénètre comme client ou, pour ainsi parler, comme affranchi politique ; il devient par exemple un Julius ou un Claudius s’il est fait citoyen par la grâce de Jules César ou d’Auguste son fils, ou par celle de Claude Drusus ou de ses fils. C’est pour cela que tant de personnages, dans l’histoire gauloise du premier siècle, ont pris le nom de Jules : Florus et Sacrovir sous Tibère, Vindex sous Néron, Classicus, Tutor, Sabinus, Civilis sous Vespasien, tous ces champions des libertés nationales portent avant leur nom personnel, qu’il soit latin ou celtique, le nom éternel de la gens Julia, ils appartiennent à cette famille aussi bien qu’à la cité romaine. Il est probable que ce nom de Jules n’imposait à un Vindex ou à un Civilis aucune obligation particulière, ni publique ni religieuse : mais il n’en marquait pas moins, pour le Gaulois fait citoyen, son accès définitif à la vie historique et aux traditions de la cité maîtresse. Cette incorporation dans une des vieilles gentes de Rome ne fut ou ne demeura point de rigueur absolue[86]. Beaucoup de Gaulois, pour des motifs qui nous échappent, s’en dispensèrent : mais ce furent surtout les plus obscurs, et ceux qui arrivèrent le plus tard au droit de cité. Tous les indigènes de marque dont l’histoire nous donne le nom avant le temps de Vespasien, sont, sans exception, des membres de gentes illustres[87]. Quant aux autres, s’ils portent un nom de famille obscur, d’origine celtique ou autre, ils n’en ont pas moins donné à ce nom la forme habituelle aux noms gentilices de Rome[88] : et cela veut dire qu’une fois citoyens ils ont dû, à défaut d’admission dans une gens romaine, en constituer une à leur façon. C’était ce qu’avaient fait les plébéiens de jadis en face des gentes patriciennes[89] : à un demi-millénaire de distance, l’histoire de Rome se répétait dans la Gaule, et la grande cité adaptait à son Empire ses pratiques originelles de bourgade latine[90]. Tout citoyen romain, de même qu’il est membre d’une gens, est aussi habitant d’une tribu. Si la gens le fixe dans le temps, la tribu le fixe sur l’espace. — La tribu était primitivement le canton du territoire romain où le citoyen avait son domicile légal. Puis, il en advint d’elle ainsi que de la gens : elle fut simplement un moyen commode de grouper et de recenser les citoyens romains, elle fournit des rubriques d’inventaire public, et ne servit plus à autre chose. Mais par cela même qu’elle sert peu, elle dure plus longtemps et se propage dans le monde. Dés qu’un Gaulois obtient le droit de cité, il est admis dans une tribu, il en ajoute le nom à celui de sa gens. Et le voilà, en principe, domicilié dans le canton du Tibre ou celui de l’Anio, dans une section administrative du territoire municipal de Rome. Pour éviter les complications, on avait pris ces deux usages très simples : que les citoyens romains d’une même origine ou d’une même cité seraient rattachés à la même tribu[91], et que la tribu des nouveaux citoyens serait celle de leur patron principal[92]. C’est ainsi que la colonie d’Arles fut inscrite par César dans la tribu Teretina[93], que toutes les cités latines du Midi le furent par lui ou ses premiers successeurs dans la tribu Voltinia, et que plus tard la majorité des cités de la Gaule Chevelue furent assignées à la tribu Quirina, qui était celle de l’empereur Claude leur bienfaiteur[94]. On retrouve là le procédé coutumier des Romains pour gouverner leur Empire. L’individu pénétrait dans une des familles de la cité, la peuplade dans une de ses tribus ; l’un et l’autre s’inséraient dans les cadres municipaux de la ville, à la suite du Romain qui les avait pris sous son patronage. Les Gaulois devenus citoyens effaçaient les traces publiques de leur origine pour recevoir les formes séculaires de la patrie romaine. Et c’est pour nous un spectacle étrange que de voir, sur les inscriptions de nos musées, les noms de ces prêtres ou de ces vergobrets de la Gaule, qui se disent des Julii, membres de la gens fondée par Jule, fils d’Énée, et qui se disent aussi de la tribu Voltinia, installée jadis dans un vallon1 de la campagne latine[95]. Il semblait que le peuple romain voulût inculquer aux provinces conquises, non pas seulement ses habitudes présentes, mais encore les vestiges de son passé. IV. — DROITS DU CITOYEN ROMAIN. Le nombre des citoyens a beau croître démesurément chaque année, — on en compta un million au temps de Pompée[96], cinq millions à la mort d’Auguste[97], il dut y en avoir plus du double à la mort de Claude, dont quelques centaines de mille dans les Gaules[98], — leurs prérogatives ont beau diminuer chaque jour, et les Romains de Néron ne plus ressembler à ceux de Caton que comme les fantômes ressemblent aux corps : cette multitude innombrable, dispersée par toute la terre, n’en est pas moins le peuple de la ville maîtresse, et chacun des êtres qui le composent prétend à des droits de souverain. Le citoyen demeure le détenteur primordial de l’imperium, à Rome et dans l’Empire. Peu importe qu’il ne l’exerce plus dans ses comices, que depuis Tibère il l’abandonne au sénat, que depuis César il le délègue à l’empereur : il est quand même, en droit et en principe, le maître suprême[99]. Et le despotisme des princes, en dernière analyse, fut la concentration et le dépôt, en une seule main, de tous les droits des membres d’une cité[100]. Si le peuple délègue aux Césars son imperium et le soin de gouverner, il n’a pas renoncé à ses autres privilèges. Un citoyen romain, étant membre de la nation souveraine, ne paie point la capitation ou l’impôt par tête : car c’est l’empreinte de la captivité[101]. Pour le même motif, les terres qu’il possède en Italie sont soustraites à l’impôt foncier[102] : car c’est la survivance du droit de conquête, et l’État romain a aboli par toute l’Italie les dernières traces de ce droit. Les gouverneurs des provinces, qui sont les représentants de cet État dans les pays conquis, doivent abdiquer devant le citoyen le droit de leur glaive, et, si loin qu’il habite dans le monde, le Romain ne peut être jugé au criminel qu’à Rome même, et par ses juges naturels : saint Paul, qui est citoyen, sera renvoyé de Palestine à Néron[103]. Maintenant que le peuple possède en surabondance des sujets et des auxiliaires, il n’est plus obligé de fournir des hommes aux légions : l’exemption du service militaire est censée, au moins en fait, un privilège des citoyens romains[104]. Ce sont eux enfin, et cela va de soi, qui ont seuls qualité pour devenir sénateurs, intendants du prince[105], officiers, chefs de provinces, empereurs, c’est-à-dire pour donner à l’Empire tous ses maîtres, tous les dépositaires de l’imperium, tous les délégués aux fonctions d’État, depuis le plus humble jusqu’à César Auguste. V. — LE NOM LATIN. Toutefois, ce serait trop simplifier la vie du passé, que de ramener le monde romain à deux catégories d’êtres et de choses : la ville et le peuple souverains, la masse des terres et des hommes conquis. Le droit public des Anciens était plus souple et plus complexe qu’on ne le pense, et, dans les rapports et les conditions des peuples, il admit des subtilités et des variétés infinies. Entre la cité capitale et la multitude des vaincus, on vit s’insérer des formes intermédiaires, qui furent introduites dans les lois par les faits principaux de l’histoire romaine. Car c’est une chose constante dans cette histoire, qu’aucune des formes politiques créées par les circonstances ne disparut du droit public. Les circonstances changeaient, les institutions qu’elles avaient provoquées devenaient dangereuses ou inutiles : celles-ci demeuraient quand même, quitte à, s’éloigner de leur rôle primitif. Elles s’effaçaient parfois jusqu’à l’état de simples formules. Mais la formule persistait, image à demi sacrée de cg qui avait une fois existé. Rome, dans le cours le plus ancien de son histoire, avait, comme ville et peuple, fait partie d’une fédération de cités voisines, qu’on appelait la ligue du Latium ou le nom latin ; et elle avait fini par être la capitale de cette ligue. Des liens étroits unissaient à elle les alliés qui portaient ce nom : sans être citoyens romains, ils pouvaient le devenir très vite, par exemple s’ils arrivaient à une magistrature dans leur cité respective. — Un jour vint, où toutes ces cités furent absorbées par la cité romaine. Mais le Latium, le nom latin ne disparurent point pour cela. Seulement, au lieu de désigner une région de la terre, un corps politique, ils signifièrent un droit, un privilège public, le privilège des peuples à qui Rome fit la même condition légale qu’elle avait faite autrefois à ses alliés du Latium : les villes de droit latin étaient les villes italiennes, colonies ou non, dont les magistrats ou les sénateurs devenaient d’office citoyens romains[106]. Quand Rome eut conquis la Gaule, elle y introduisit le Latium, comme elle y répandit les gentes et les tribus. César ou ses héritiers admirent à ce titre toutes les bourgades de la Narbonnaise dont ils ne firent pas des colonies, tous les habitants dont ils ne firent pas des colons[107]. Dès lors, cette belle contrée du Midi, où vinât colonies romaines dominaient à perte de vue des terres et des hommes à nom latin, rappela l’Italie des temps héroïques : Rome put retrouver sur les bords du Rhône, dessinée et agrandie par elle, l’image de son passé. Vers le même temps, on donna aussi le droit latin à des peuplades de l’Aquitaine qu’on voulut récompenser d’une longue obéissance, comme à celles d’Auch et du Comminges[108]. De très bonne heure, et pas plus tard que sous Claude, toutes les nations de la Gaule Chevelue finirent par l’obtenir, sinon en droit, du moins en fait : on n’en voit pas une seule, à partir de cet empereur, dont les magistrats ne soient pas citoyens romains, ce qui était, chez un peuple, le signe distinctif de sa qualité de Latin[109]. Le résultat de la diffusion de ce privilège fut do ne que, de très bonne heure, l’aristocratie gauloise put arriver au droit de cité, et que, dans toutes les nations transalpines, l’autorité locale était réservée à des membres du peuple romain[110]. Cinq cents ans auparavant, c’était autour de la prérogative des citoyens romains et des droits des cités latines que s’agitaient tous les conflits dans les domaines de Rome grandissante[111]. Et ce sont ces mêmes droits qui servent encore à classer et à gouverner les nations de la Gaule. La formule célèbre, peuple romain et ligue latine, populus Romanus nomenque Latinum, qui avait si longtemps exprimé le dualisme du petit empire des Tarquins et des patriciens, s’applique maintenant à toute la terre[112]. VI. — LE DROIT ITALIQUE[113]. Au delà du Latium, on vit apparaître, au cours de l’histoire romaine, le nom et les droits de l’Italie. Elle faillit, au temps de Scipion Émilien et de Marius, donner naissance à une forme politique originale, autre que la cité et que la ligue, point trop différente des États modernes, embrassant des millions d’hommes aux droits égaux, pourvue de sa capitale, de ses représentants, de ses chefs élus[114]. La victoire de Rome sur les Italiens amena l’échec de cette belle entreprise. Ce fut le régime de la cité qui l’emporta, et l’Italie n’obtint la liberté publique qu’à la condition d’entrer, comme autrefois les Latins et plus tard tous les peuples, dans les cadres municipaux de Rome[115]. Il n’en resta pas moins une trace profonde, dans le droit romain, de cet éclat jeté un instant par le mot d’Italie. Comme celui de Latium, il ne fut plus seulement une expression géographique. L’Italie, c’est la terre réservée aux citoyens romains : elle devient le territoire rural de la Fille Éternelle ; personnes et terres en sont le ressort naturel des magistrats de Rome[116]. Tout y est libre, les hommes et le sol. Il en résulta que, chez les juristes, il se forma, à côté du droit latin, un droit italique, jus Italicum : cela signifiait la pleine jouissance de l’immunité financière, accordée à des cités où il n’y avait que des citoyens romains[117]. Comme le Latium encore, à peine constitué et défini, ce droit dépassa les frontières du pays pour lequel il avait été créé. Dès Auguste, on le vit pénétrer en Gaule : la ville d’Antibes le reçut[118]. Il est vrai qu’elle touchait à la frontière. Mais le pas était franchi, et rien n’empêchait maintenant le droit italique de s’introduire plus avant dans les Gaules, à la suite des colonies romaines. VII. — LES DIFFÉRENTS STATUTS DES SUJETS. Si, des membres du peuple romain, nous passons à ses sujets, la diversité des conditions et des titres est plus grande encore. Tout habitant de l’Empire qui n’est pas latin ou citoyen romain, est traité d’étranger, peregrinus : c’est le cas des nombreux Gaulois qui n’ont pas encore obtenu le droit de bourgeoisie[119]. Cette qualité de pérégrin, d’ordre surtout juridique, ne concerne que leur statut personnel. Pour connaître leur situation politique, il faut regarder la cité à laquelle ils appartiennent, et la condition que Rome a faite à cette cité au moment de l’annexion. Or, de même qu’il y a eu autrefois plusieurs manières de les conquérir et de les soumettre, les peuples gaulois ont maintenant plusieurs façons d’obéir. La plus dure est celle des cités qu’on appelle tributaires ou sujettes[120]. Ces cités-là, il a fallu les vaincre, les prendre et les garder de force : c’est le cas de celles de l’Armorique, de la Normandie et de l’Aquitaine, et de bien d’autres[121]. Elles doivent le tribut pour leurs terres[122], la capitation pour leurs habitants[123], et le gouverneur est muni contre elles de pouvoirs plus arbitraires[124]. Au-dessus de leur condition est celle des peuplades auxquelles César ou Auguste ont pardonné, telles que les Arvernes, les Bituriges, les Trévires dans la Gaule Chevelue, et Marseille en Narbonnaise[125]. A celles-là on a laissé une certaine immunité financière, plus d’indépendance vis-à-vis du gouverneur[126] : de là, leur titre de cités libres ou exonérées[127]. Un degré supérieur de la liberté est celui des cités fédérées[128]. Celles-ci sont censées les égales de la cité romaine. Leur liberté résulte, non pas d’un pardon gracieux du vainqueur,-mais de ce qu’elles n’ont jamais combattu le peuple de Rome, de ce qu’il ne les a pas incorporées aux provinces de son Empire. Elles font cependant partie de cet Empire, mais en qualité de peuples alliés, s’inclinant devant sa majesté souveraine[129]. Telle fut, dès le temps de César, la situation des Éduens, des Rèmes et des Lingons. Ces diverses conditions n’étaient point immuables. Une révolte d’une cité libre, une incartade d’une cité alliée, amenaient aussitôt la perte du privilège, la réduction à l’état tributaire. Il arrivait, en revanche, que des peuplades sujettes reçussent la liberté d’un empereur auquel elles avaient plu[130]. Tous ces titres demeuraient à la disposition du prince : ils ne représentaient pas des états politiques éternels et respectés, mais la récompense ou la peine du passé ou du présent[131]. VIII. — UNIFICATION DES STATUTS PROVINCIAUX. Ces mots de liberté et d’alliance s’étaient donc rapidement éloignés de leur sens originel, comme ceux de Latium et d’Italie. Ce n’étaient plus, eux aussi, que des échos de faits d’histoire, transformés en noms de fantômes juridiques[132]. Ils perdaient chaque jour un peu de leur valeur. Que pouvait être un contrat d’alliance entre la petite cité des Rèmes et l’énorme Empire romain ? ou la liberté de la cité marseillaise, enclave de vingt-cinq mille hectares[133] perdue dans l’immensité d’une province ? En fait, si les listes des géographes et quelques formules de dédicaces ne nous faisaient connaître leur qualité de nations fédérées ou autonomes, aucun évènement d’histoire, aucun texte de loi ne nous montreraient dans leur vie la réalité d’un privilège. Reims est la capitale d’une cité fédérée[134], et c’est là pourtant que réside le gouverneur de la Belgique[135]. Les Lingons, eux aussi, sont d’antiques alliés de Rome[136], et cela ne leur épargnera pas des camps ou des garnisons[137]. Les Éduens sont mieux encore, le peuple frère du peuple romain, et nous les avons vus se révolter sous Tibère à cause du tribut qu’on leur inflige. Il est possible que ce tribut soit contraire à leur statut d’autonomie : mais cela prouve que ce statut est subordonné aux besoins de l’Empire ou aux caprices de l’empereur[138]. Parmi les soldats qui servent aux frontières, on trouvera côte à côte des légionnaires ou des auxiliaires venus de toutes les nations, autonomes ou sujettes[139]. Que des méfaits ou des troubles se produisent dans une cité libre, désordres de rue ou de finances, le prince lui envoie aussitôt une sorte de podestat, le correcteur[140]. Cette frêle indépendance cédait à la moindre pression du dehors, et, aussi, au moindre égoïsme du dedans : je veux dire par là que les citoyens des peuples libres n’hésitaient point à sacrifier leurs prérogatives nationales aux séductions de la chose romaine. Autun et Reims, en droit les villes les plus privilégiées de la Gaule, sont celles où s’impose le plus la culture latine. Là aussi, dès le premier siècle, on ne rencontre aucun chef qui ne soit citoyen romain. Leur titre de cité libre n’empêche pas les Éduens d’abandonner Bibracte et de donner à leur nouvelle capitale le nom de l’empereur Auguste. Ce titre, et tous les titres de ce genre, ne sont que les épithètes différentes d’une même soumission. Inversement, les nations soumises ou tributaires participaient à une certaine forme de l’autonomie. Chez elles, on l’a vu, l’État romain n’était pas allé jusqu’au bout de son droit de conquête moyennant le tribut, il avait concédé à leurs citoyens la liberté du corps et la jouissance des terres ; elles conservaient leurs magistrats, leurs lois et leurs coutumes. Leur condition ne fut jamais celle de l’esclavage politique, et on ne trouverait rien, au delà des Alpes, de semblable à cette misérable Capoue, où il n’y avait ni corps de cité ni droit de propriété, où tout était à la merci d’un préfet venu de Rome[141]. Les peuples les plus maltraités de la Gaule n’en continuaient pas moins de vivre, gardant et prolongeant sous leurs nouveaux maîtres une personnalité morale grandie dans les siècles de l’indépendance[142]. Rome la respectait. Tout en appelant ces peuples des tributaires, elle les considérait en droit, eux aussi, comme des alliés[143]. Les soldats qu’elle levait chez eux servaient à titre d’auxiliaires[144]. C’était sous la formule gracieuse de l’alliance que se dissimulait la réalité de l’obéissance. Et cette formule s’appliquait indifféremment aux cités fédérées et aux cités soumises. — Celles-là, en perdant leurs privilèges, celles-ci, en conservant leurs droits, toutes finissaient donc par se ressembler de très près. L’Empire apparaissait comme une immense fédération de nations également dépendantes, groupées autour d’une ville absolument maîtresse. Et nous n’apercevons plus, à la fin de cette analyse, s’opposant les uns aux autres, que les membres de la cité romaine et ceux des cités sujettes. IX. — L’ACCÈS AU DROIT DE CITÉ. Or, entre ces deux groupes d’hommes, la distance diminue chaque jour : d’abord, parce que les provinciaux ne cessent de monter à la conquête du titre de citoyen ; ensuite, parce que la condition du citoyen s’abaisse chaque jour davantage. Les voies d’accès à la cité étaient nombreuses et faciles. On a indiqué déjà les deux principales : la magistrature municipale et le service militaire. En droit, il n’y avait que les villes qualifiées de latines dont les sénateurs ou les magistrats fussent faits d’emblée citoyens romains. En fait, je doute que ce titre ait été refusé, même au temps d’Auguste, à un fonctionnaire municipal de quelque importance. Ne l’accordait-on pas dès lors à des fils de rois barbares, étrangers à l’Empire, tels que le Germain Arminius[145] ? Ne le voyait-on pas porté, dans les cités gauloises, par quelques-uns des plus humbles habitants, simples affranchis ou retraités de l’armée romaine ? Eût-il été décent d’en priver les chefs de ces cités gauloises, membres de la noblesse, alliés fidèles de l’Empire ? L’autre manière d’obtenir ce titre était d’entrer dans l’armée, Car le peuple romain (et c’est peut-être ce qu’il institua de plus noble) estimait que tout homme qui avait combattu pour lui méritait d’être mis au rang de ses citoyens. L’obéissance aux ordres d’un imperator, le séjour dans l’enceinte d’un camp, aussi sacrée que celle de Rome, la marche et la bataille sous les auspices des dieux du Capitole, conféraient au soldat, même provincial et même barbare, le droit à cette noblesse humaine qu’était la qualité de citoyen[146]. Le Gaulois arrivait-il à l’armée comme légionnaire, il recevait la bourgeoisie avant d’être enrôlé ; car la légion, qui était par tradition le peuple en armes, ne pouvait accueillir que des citoyens[147]. Servait-il dans les troupes auxiliaires, il y demeurait l’homme de sa patrie natale, citoyen rème ou trévire ; mais, à la fin de son temps de service, il obtenait, avec son congé, le titre et les droits de citoyen romain[148]. Il n’y avait donc point d’ancien soldat honorablement congédié, qui ne portât ce titre. Outre ces deux manières, légales et périodiques, d’atteindre à la cité romaine, il y en eut bien d’autres, qui échappaient à tout règlement. Si l’on fondait une colonie romaine, c’était un usage de prendre pour colons, à côté des immigrants amenés d’Italie ou des camps, quelques hommes du pays, auxquels, bien entendu, on donnait au préalable le droit de cité[149] : soyons sûrs qu’il y eut nombre de Gaulois du terroir parmi les premiers colons des villes de la Narbonnaise, des Volques à Mimes ou des Salyens à Aix. Quand les empereurs donnaient la liberté à leurs esclaves germains et gaulois, c’étaient autant de citoyens romains qu’ils laissaient sur le sol celtique[150]. Il n’importe à Licinus, le fameux pillard des Gaules, d’être d’origine barbare l’affranchissement a fait de lui un citoyen, il a pu devenir intendant d’Auguste, et, tout comme un Civilis ou un Sacrovir, fils ou petits-fils de rois, cet ancien esclave de César est un Romain et un Julius[151]. Puis, il y a les mille formes de l’arbitraire. Comme c’était une de leurs prérogatives souveraines de pouvoir créer des citoyens[152], les princes furent tentés d’abuser de ce droit au gré de leurs caprices. Il suffisait de leur plaire, de flatter quelque femme de la cour, quelque chambellan du palais, pour obtenir le titre convoité[153]. Les empereurs amis du passé, Auguste, Tibère, résistaient à ces demandes[154]. Sous Caligula et sous Claude, ce fut une débauche de complaisances, et la cité devint la plus banale des récompenses[155], ce que sont de mos jours les ordres et les décorations. — Mais le titre de citoyen romain avait cet avantage et cette moralité apparentes, qui manquent aux faveurs publiques d’aujourd’hui : en ouvrant à qui l’obtenait les rangs de la cité souveraine, il supprimait la honte originelle qui pesait sur les fils des vaincus, il préparait l’égalité politique de tous, il était un élément d’accord et d’unité, et non pas de hiérarchie et de distinction. X. — LA CITÉ RESTREINTE ; SA SUPPRESSION. Deux circonstances, au premier siècle, vinrent hâter le moment où cette unité serait faite : le règne de Claude, qui, comme César, l’avait vue dans ses rêves ; puis, la guerre civile d’après Néron, au cours de laquelle les prétendants à l’Empire distribuèrent sans compter le droit de bourgeoisie, la moins coûteuse des gratifications[156]. A l’avènement de Vespasien, il n’y avait plus dans les nations gauloises, en fait de pérégrins ; que le populaire des villes ou les paysans des campagnes, ceux dont il ne valait point la peine de parler, ainsi que le pensait Tacite. Réagir était impossible. On avait bien trouvé un moyen terme qui permit de conférer le titre de citoyen à un provincial sans lui assurer tous les privilèges inhérents à ce titre. Ce fut, je crois, sous Octave et à la suite des scandales provoqués par les libéralités politiques de Jules César. Quand on avait vu pénétrer dans la salle vénérée de la Curie romaine ces Gaulois dont le tyran avait fait à la fois des citoyens et des sénateurs, on estima que c’était aller trop vite en besogne, et qu’il y avait des degrés à franchir entre la porte de la cité et le seuil du sénat ; et on fit revivre, à l’endroit des Romains de la province, l’antique formule de la bourgeoisie restreinte, civitas sine suffragio[157]. Au bénéficiaire de cette bourgeoisie, il ne manquait aucun des avantages extérieurs et juridiques du Romain ; mais il n’avait pas ses droits politiques, il ne pouvait voter dans les comices, siéger au sénat, briguer les magistratures. Grâce à cette restriction, les vieux Italiens ne craignirent plus de rencontrer les petits-fils de Diviciac ou de Lucter aux places occupées jadis par Caton ou Pompée[158]. Mais sous la dynastie de Drusus, l’esprit conservateur ne remportait que de courtes victoires. Claude fit supprimer ces restrictions[159]. Et l’évènement redouté par les patriotes à l’ancienne mode, se produisit aussitôt. Ambitieux et riches, les Gaulois usèrent sans tarder de leurs nouveaux droits : ils furent sénateurs, préteurs, légats, consuls[160] ; au temps où régnait Néron, le plus célèbre des gouverneurs de la Gaule, Vindex, était le descendant d’un roi du pays ; et s’il n’osa prendre l’empire pour lui-même, ce fut lui qui désigna au monde son nouvel empereur Galba. — Ce même Galba avait été, lui aussi, gouverneur en Gaule ; il était l’arrière-petit-fils d’un légat de César[161], comme Vindex l’était peut-être d’un adversaire du grand proconsul[162]. Nobles gaulois et nobles romains se passaient le pouvoir dans l’Empire. Les lois, les faits, les mœurs, la guerre et la paix, tout avait fini par faire d’eux les citoyens égaux d’une seule cité. XI. — LES CITOYENS ROMAINS PERDENT LEUR PRIVILÈGE. Mais, si les Gaulois conquéraient des privilèges, les Romains en perdaient. Le droit de cité valait de moins en moins chaque jour : l’abus qu’on en fit, diminua son prestige, et les progrès du despotisme le réduisirent au néant. Depuis que l’Empire est couvert de citoyens, il est dangereux de leur laisser des prérogatives qui entraveraient et le pouvoir du maître et la marche des affaires. Dès le début du règne de Tibère, il n’y a plus à Rome d’assemblées de citoyens, et les droits des comices, législatifs, électoraux, judiciaires, ont été transférés au sénat[163] : l’Éduen ou l’Arverne ne viendra pas au Forum pour y exercer son pouvoir de citoyen ; il ne sera plus un Romain que chez lui, au milieu des siens, et non pas au grand jour de la Ville Éternelle. Les immunités fiscales du citoyen ont été réduites. Hors de l’Italie, il doit l’impôt foncier pour la terre qu’il possède : car, même occupé par un Romain, le sol provincial est un sol de vaincu, un terrain tributaire[164]. A cette charge s’ajoutent de nouvelles taxes qui lui sont propres, comme celle sur les héritages, qu’Auguste a imaginée[165]. Les juristes ont beau dire du Romain qu’il ne relève que des magistrats de Rome[166] : ceux-ci cesseront bientôt de s’occuper des citoyens de la province, et la main du gouverneur s’appesantira sur eux aussi lourdement que sur les pérégrins. Saint Paul est peut-être un des derniers Romains qui obtinrent sans peine d’être jugés à Rome[167]. Les hommes de cette sorte sont trop nombreux pour ne pas être livrés en fait à la justice provinciale. Passé Néron, ils me paraissent avoir perdu tout ce qui valait encore quelque chose. Il leur reste bien, en cas de condamnation à mort, le privilège d’avoir la tête tranchée, au lieu d’être brûlés, crucifiés, étranglés, livrés aux bêtes[168]. Mais cela signifiait seulement une certaine manière de mourir[169] : et c’était peut-être le seul avantage que le despotisme impérial avait laissé au citoyen romain. XII. — ROME, PATRIE UNIQUE. Durant leur vie, le citoyen romain et son allié tributaire sont donc désormais, à quelques nuances près, soumis aux mêmes devoirs et astreints aux mêmes charges. Ils obéissent à un maître commun, et presque toujours de la même manière. Plus de cent millions d’hommes[170], autour de la Méditerranée et le long de l’Atlantique, se courbent également sous une seule loi, celle d’Auguste, et sous un seul nom, celui de Rome. Lorsque cette égalité de tous fut à peu près consommée, vers la fin du second siècle[171], l’Empire romain devint une chose extraordinaire, telle que l’histoire ne présenta jamais rien de pareil. Les deux forces de la vie publique qui s’étaient imposées aux générations du passé, l’apothéose de l’homme et la gloire de la cité[172], s’épanouissaient et se mêlaient pour animer ensemble le corps d’un peuple immense. Une moitié de l’univers subissait le rayonnement d’un seul être, à la fois maître et dieu : le nom d’Auguste pénétrait plus avant que celui de Jupiter, du Soleil, de la Terre-Mère, dans les profondeurs du sol et dans celles des âmes[173]. Ce sol et ces âmes faisaient partie d’une seule cité, et recevaient d’elle le nom et la vie morale. Le monde était devenu le territoire d’une ville, et Rome la patrie de tous[174] : le régime municipal avait donné à la terre son unité. Il s’était créé une cité merveilleuse, embrassant toutes les autres dans l’enceinte idéale d’une Ville Éternelle[175]. Les hommes qui connurent cette chose, qui y vécurent durant quatre siècles, l’admiraient comme le plus bel ouvrage des dieux[176]. Ils négligeaient le prix que ce superbe édifice avait coûté, les guerres et les vices qu’il fallut pour le bâtir et le maintenir, l’ignoble despotisme où se vautrèrent quelques-uns de ses maîtres. On doit pourtant excuser, et on peut partager l’enthousiasme des Anciens. L’Empire romain, sous cette forme de cité unique, de patrie commune, servit la cause de l’idéal. Il rappelait que l’accord était possible entre les peuples et la fraternité entre les mortels. On comprit qu’il pouvait y avoir une cité plus grande que toutes les cités, une patrie qui envelopperait toutes les patries. Rome rendait plus familière à tous l’idée de l’humanité. Et à la vue de la cité de César, les hommes de vertu ou de foi rêvèrent de la cité de Dieu, d’un peuple d’égaux sous la loi d’un maître juste et bon[177]. XIII. — HONNEURS ET PRIVILÈGES DE CITÉS. Mais c’était trop demander aux hommes, que de consentir sur la terre à un régime d’égalité absolue. A mesure que s’effaçait l’opposition traditionnelle entre citoyens, alliés et sujets, d’autres titres surgissaient ou revivaient pour classer et séparer de nouveau les membres de l’Empire. De ces classements, les uns étaient d’ordre politique et s’appliquaient aux villes et aux individus. Quand les mots de cité libre ou fédérée ne furent plus qu’un leurre, on inventa d’autres moyens pour récompenser ou honorer les peuples. Quelques cités de la Gaule reçurent le titre de colonie[178]. Ce titre, on l’a vu maintes fois, allait de soi pour les villes que les Romains faisaient bâtir ou reconstruire à l’usage de nouveaux résidents, Italiens ou autres, vétérans, marchands ou prolétaires : ce fut le cas de Lyon et des villes neuves du Midi, et je doute que pendant longtemps on ait pu imaginer des colonies sans colons. Cela vint pourtant dans les années du premier siècle, alors que, sous le régime impérial, tous les mots de la vie politique perdaient peu à peu leur vrai sens. Des empereurs octroyèrent la qualité de colonies à des métropoles de cités gauloises où il n’y avait que des Gaulois d’origine[179], Trèves[180], Feurs en Forez[181], Die chez les Voconces[182], d’autres encore[183]. — Ces mêmes cités, pour la plupart, continuaient à s’appeler libres ou alliées, et elles unissaient sans scrupules à ces titres celui de colonie[184]. Ils étaient pourtant incompatibles : la liberté, pour une nation, c’était une survivance des temps gaulois ; la colonie, c’était l’image, sur son sol, d’une fondation romaine. Mais nul, en ce temps-là, ni Romain ni Gaulois, ne s’inquiétait d’accorder les formules et la réalité[185]. Ce titre de colonie séduisait les bourgades provinciales : il leur conférait une sorte de noblesse historique, il leur donnait l’apparence d’être une ville antique, issue du sein même de Rome. Mais la diffusion du titre colonial dut le discréditer aux yeux des habitants de ces vieilles cités romaines, Lyon et autres, dont il avait été la gloire originelle. Alors, pour quelques-unes d’entre elles, apparut une compensation, qui maintint leur prééminence morale : ce fut le droit italique, qu’on leur accorda. Ce droit comportait d’ailleurs un avantage plus réel que le titre de colonie : l’exemption de l’impôt foncier et de la taxe personnelle. C’était, dans le monde romain du second siècle, l’équivalent de l’immunité des âges précédents. Lyon, bien entendu, le reçut, et aussi d’antiques métropoles de nations gauloises ou germaniques, Vienne des Allobroges, Cologne des Ubiens, toutes deux désormais « colonies romaines de droit italique[186]. Quel changement d’idéal politique chez ces peuples ! Les mots anciens d’alliance, d’immunité, de liberté, avaient été, pour Marseille ou les Éduens, les vestiges sacrés de leur gloire et de leur passé. Les mots nouveaux de colonie, de droit italique, tiraient leur valeur du passé et de la gloire de Rome. Une telle recherche de ces noms trompeurs révélait chez les Gaulois le plus complet oubli de leurs traditions que pussent souhaiter leurs maîtres. Le prestige de la ville souveraine était devenu tel, que les villes de son Empire, pour s’unir davantage à elle, n’hésitaient pas à faire mentir leur histoire[187]. XIV. — CLASSES ET ORDRES DE NOBLESSE. D’autres titres et d’autres privilèges, ceux-ci d’ordre social, servaient à distinguer entre les hommes. Les Gaulois, à peine arrivés dans la cité romaine, s’y groupèrent en classes différentes. Ils y retrouvaient l’opposition entre esclaves et hommes libres, qui leur était d’ailleurs familière ; et ils la retrouvaient plus forte, plus marquée, que dans leur vie nationale. — Mais les esclaves n’ayant aucun droit politique, il ne convient pas d’en parler ici. Entre eux et les ingénus, qui étaient les hommes d’origine libre, la loi établissait la classe intermédiaire des affranchis, avec plusieurs variétés juridiques[188]. Il est possible que le droit celtique n’ait point fait une situation à part à cette sorte d’hommes. Dans le monde romain, en tout cas, les affranchis portent toujours la marque de leur état social, et, chose étrange ! moins comme un souvenir de déchéance que comme un signe de dignité Ils détenaient d’abord la force que donne le nombre : la Gaule, devenue romaine, les vit pulluler dans d’étonnantes proportions[189]. Puis, sur la multitude banale des prolétaires, ils possédaient l’avantage d’avoir su sortir de leur condition première, grandir par le travail, l’habileté ou la chance. Être affranchi, le plus souvent, c’était une preuve d’intelligence, d’ambition, de richesse[190]. On tendait à voir en eux une façon de groupe social, un ordre de noblesse populaire, si je peux dire, à peine inférieur à celui des chevaliers, bien supérieur à ~a masse informe des plébéiens[191]. Dans les familles, dans les villes, dans l’État même, ils avaient place à part, et presque toujours place d’honneur[192]. Un affranchi du prince était bien près, comme puissance et dignité, de valoir ou de passer un sénateur[193]. Le fameux mot de Scipion Émilien, montrant Rome en proie à ses esclaves libérés[194], s’appliquait peu à peu à toutes ses provinces, transformées à son image[195]. Cette image de la cité romaine qui se dessine dans les Gaules, c’est celle d’une société de forure très aristocratique. Égalité et démocratie furent toujours, dans l’histoire de Rome, de flagrants mensonges. Au temps de la République, tous les citoyens eurent beau posséder leur tablette de vote : les plus riches, en la leur achetant, demeuraient les maîtres du scrutin. Au temps des empereurs, on eut beau donner à tous les hommes le nom de citoyens : une hiérarchie sévère maintenait entre eux des rangs séparés et des droits particuliers. L’ordre équestre, ou des chevaliers, fournit les gradés de l’armée et les chefs des services impériaux[196]. Il y a, parmi eux, toutes sortes de gens, des fils de nobles, des affranchis, d’anciens soldats, des marchands enrichis, des magistrats et des prêtres municipaux, tous ceux, jeunes ou vieux, et si humbles soient-ils de condition première, qui possèdent de quoi servir à cheval — en principe du moins, car la plupart des chevaliers n’ont plus rien à voir avec le service militaire. Comme leur fortune, leur titre passe à leurs descendants[197]. Il n’est point utile, d’ailleurs, pour devenir chevalier romain, que l’on soit Italien, de naissance ou d’origine. Dès le temps d’Auguste, il y avait à Cadix cinq cents nobles de ce genre[198], et, la richesse venant vite dans les cités neuves de la Gaule, on dut bientôt en recenser pareil nombre à Narbonne, Nîmes, Arles, Vienne ou Lyon[199]. — Il finit même par y en avoir tellement, qu’on établit des classes parmi eux, chacune, bien entendu, avec ses qualificatifs et ses avantages propres. Un chevalier est ou peut être tour à tour vir egregius, vir perfectissimus, vir eminentissimus : ces mots désignent les trois principaux degrés de son ordre[200]. Au-dessus sont les sénateurs. C’est parmi eux qu’on prend les gouverneurs des provinces et les grands dignitaires. Ce titre de sénateur romain, avec l’épithète qui l’accompagne, vir clarissimus[201], n’est plus seulement celui d’une fonction précise, comportant le séjour près du Forum et le droit d’assistance à des assemblées. Il est devenu aussi celui d’une dignité supérieure, qu’on accorde aux plus riches et aux plus considérés du monde entier[202]. Le sénat, c’est maintenant une classe d’hommes, un ordre, celui de la haute noblesse d’Empire[203] ; et, sans être encore héréditaire, l’honneur sénatorial entraîne des avantages et des devoirs pour les descendants de celui qui l’a reçu[204]. Un sénateur ne paie pas les mêmes impôts que le reste des citoyens[205]. Il a ses juges spéciaux, qui sont à Rome[206]. Rome est sa résidence naturelle, son séjour de droit[207] ; et, si éloigné qu’en soit son domicile réel, quand bien même il n’apparaîtrait jamais aux séances du sénat[208], il n’en garde pas moins, par tout l’Empire, sur la multitude des provinciaux, la prééminence de son titre de sénateur de la Ville Eternelle[209]. — Toutes ces prérogatives du sénateur, au temps des Antonins et des Sévères, ne sont pas choses nouvelles. Elles ressemblent fort exactement à celles du membre de la cité au début de l’Empire. Le jour où les Romains furent trop nombreux pour conserver leurs privilèges, le sénat offrit les siens à l’élite des hommes. Ses droits étaient l’image des anciens droits du citoyen. Le peuple romain d’autrefois se survivait en son ordre souverain. En imposant à l’Empire son cadre municipal, Rome lui imposa donc en même temps les formes traditionnelles de son régime aristocratique. Le sénat l’avait gouvernée au temps de la République ; la noblesse sénatoriale gouvernera la terre au temps des derniers empereurs. C’était, pour l’humanité, jouer de malheur. L’Empire romain, contre le bien nouveau qu’il apportait, fortifiait un mal très ancien. Le mal, c’était cette société aristocratique, allant de l’esclave au sénateur, qu’il protégeait par toutes les armes de ses lois. Le bien, c’était cette égalité politique, cette commune patrie où il conviait tous les hommes. Mais l’un détruisait l’autre. Cette nouvelle cité bâtie par les empereurs, si vaste et si belle qu’elle fût, renfermait les mêmes tares sociales que les petites cités d’autrefois. Et les sages, philosophes ou chrétiens, après avoir admiré un instant la cité de César, n’estimaient pas qu’elle réalisât le règne de Dieu[210]. |
[1] Tacite, Hist., 1, 16 : Immensum imperii corpus. — Cf. Mommsen, Staatsrecht, III, 1re éd., p. 826.
[2] César, De b. G., V, 54, 5 : (Galli) ut a populo Romano imperia perferrent gravissime dolebant. — Cf. Mommsen, Staatsrecht, I, p. 22-3.
[3] Justin, II, 9, 15 : Imperatoria dignitas ; Cicéron ap. Quintilien, VII, 3, 35 : Majestas est in imperio atque in omni populi Romani dignitate.
[4] Aulu-Gelle, XIII, 12, 6. Cf. n. 2 et 3.
[5] Tite-Live, XLV, 13, 2 : Haud secus quam deorum imperio legatorum Romanorum jussis paruisse.
[6] Cf. Sénèque, Lettres, 113 [XIX, 4], 30.
[7] Virgile, Én., VI, 851-3 ; cf. Tite-Live, XLV, 13, 5 et 2.
[8] C. I. L., XII, 5388 (la plus ancienne date consulaire, 707 de Rome = 47 av. J.-C., constatée sur un monument de Gaule), etc.
[9] Auguste, Res gestæ, 5, 40 et 45.
[10] Serment de Vindex in verba senatus populique Romani (Dion, LXIII, 23, p. 87, Boisevain) ; cf. Tacite, Hist., I, 55-7. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 1257-9.
[11] Il faut toujours revenir, pour ces questions sur l’État impérial, à l’admirable Staatsrecht de Mommsen, II, IIe partie, 1° éd., 1875 ; 2° éd., 1877. Mais on oublie trop qu’il y a d’excellentes choses chez Herzog, Geschichte und System der rœm. Staatsverfassung, II, 1887 (Die Kaiserzeit). Cf. aussi l’ouvrage, d’esprit indépendant, de Karlowa, Rœm. Rechtsgeschichte, I, 1885, § 62 et s. En ce qui concerne l’adaptation des institutions celtiques aux institutions romaines, il y a, mêlées à beaucoup d’erreurs, des idées originales et justes chez Chambellan, Études sur l’histoire du droit français, I (seul paru, 1848).
[12] Digeste, I, 4, 1, modifié par les textes des historiens : Tacite, Ann., I, 42 ; Suétone, Tibère, 30 ; Dion, LIII, 12, 2.
[13] Dion, LIII, 17, 4 ; XLIII, 44, 12-15.
[14] Les Grecs faisaient synonymes imperator et αύτοκράτωρ ; cf. Dion, ici, n. précédente.
[15] Imperium orbis terrarum, dit à propos d’Auguste l’autel de Narbonne (C. I. L., XII, 4333).
[16] Dion, LII, 40.
[17] La supériorité apparaît dans les Res gestæ, 5, 54 : Ad me supplices confugerunt reges.
[18] Res gestæ, 2, 21-3. Staatsrecht, II, p. 750 et s.
[19] Res g., 2, 23 et s. ; à partir de 12 av. J.-C. Cf. Staatsrecht, II, 2e éd., p. 17 et s.
[20] C. I. L., XII, 5666 ; etc. Staatsrecht, II, p. 761.
[21] Staatsrecht, II, p. 760-1.
[22] Res g., 6, 25 ; à partir de 2 av. J.-C.
[23] Digeste, I, 4, 1 ; 3, 31.
[24] Staatsrecht, II, p. 917 et s.
[25] Tacite, Ann., I, 2 ; Dion, LIII, 17, 11.
[26] Pour les assemblées, jusqu’en 14 ap. J.-C. (Tacite, Ann., I, 15). Sur le reste, Dion, LIII, 17.
[27] Ce que les provinciaux, négligeant les subtilités du droit public, ont nettement vu et écrit : Orbi terrarum rectorem, dit l’autel de Narbonne pour Auguste (C. I. L., XII, 4333) ; Strabon, VI, 4, 2, in fine.
[28] Res g., 6, 16 et s. : Augustus appellatus sum.... Post id tempus præstiti omnibus dignitate ; Dion, LIII, 16, 8 ; Ovide, Fastes, I, 587 et s. Octave reçut ce titre le 16 janvier 27 av. J.-C. — Antonin est appelé omnium sæculorum sacratissimus princeps par les gens du pays d’Arles ; C. I. L., XII, 594.
[29] Cf. Guiraud, Assemblées provinciales, p. 18 et s. — Sur cette apothéose, cf. Toutain, Les Cultes païens dans l’Empire, 1re p., Les Provinces latines, I, Les Cultes officiels, 1907, p. 19-238.
[30] Remarquez qu’Octave, au lieu du titre d’Augustus, aurait préféré celui de Romulus, peut-être avec la même arrière-pensée que César, de rapprocher son pouvoir de la royauté ; Dion, LIII, 16, 7.
[31] Tite-Live, XXXVIII, 58, 7.
[32] Cf. Marquardt, Staatsverwaltung, III, p. 122 et s.
[33] C. I. L., XII, p. 925.
[34] Horace, Odes, IV, 5, 34-5.
[35] Appien, Iberica, 72. Voyez, chez les Ligures des Alpes, la divinité du roi Cottius (Ammien, XV, 10, 7) et chez les Maures celle de leurs reguli (Tertullien, Apologétique, 24).
[36] Comparez le torques colossal que lui offrent les Gaulois (Quintilien, VI, 3, 79) à celui, de même genre, qu’ils offrent à leur Mars (Florus, I, 20, 4).
[37] Plus anciens exemples en Gaule : autel des Gaules à Lyon en 12 av. J.-C., de la plèbe à Narbonne en 11 ap. J.-C. (C. I. L., XII, 4333).
[38] Note précédente.
[39] In senatu et populi Romani verba jurasse : id sacramentum inane visum ; Tacite, Hist., I, 56.
[40] Plutarque, Pyrrhus, 19 ; deos senatum, Tite-Live, XLV, 44, 5.
[41] Unius familiæ quasi hereditas ; Tacite, Hist., I, 16.
[42] Dion, LV, 13, 3.
[43] Augustus in domo successorem quæsivit ; Tacite, Hist., I, 15.
[44] Dion, LV, 13, 2 ; Suétone, Tibère, 15, 2.
[45] Fustel de Coulanges, La Cité antique, p. 49 et s.
[46] Tacite, Histoires, I, 16 et 17.
[47] Dion, LIII, 18, 2.
[48] Strabon, VI, 4, 2 : Ένί ώς πατρί, et la suite ; C. I. L., XII, 4333 (autel de la plèbe de Narbonne) : Augusto... conjugi liberis gentique ejus ; Cæsares dans l’inscription de Bourges ; Phèdre, 100 [V, 7], 38, p. 120, Havet ; pro perpetua salute divinæ domus, inscription à Tibère (Naix, C. I. L., XIII, 4635).
[49] Tacite, Ann., I, 12-13 ; XIII, 4-5 ; Hist., IV, 6-8.
[50] C’est pour cela, entre autres motifs, que j’hésite beaucoup à voir dans Vindex, comme le fait Mommsen, le dernier des républicains.
[51] C’est le cas du Narbonnais Votiénus Montanus, relégué sous Tibère, en 25, dans les îles Baléares, ob contumelias in Cæsarem dictas (Tacite, Ann., IV, 42). Encore fut-il accusé par ses compatriotes, a colonia Narbonensi (Sénèque, Controv., VII, 5, 12).
[52] Aucune trace d’opposition, d’ailleurs, à Marseille même. On ne peut faire entrer ici en ligne de compte les Italiens exilés ou en séjour à Marseille (Tacite, Ann., IV, 43 ; XIII, 47 ; Sénèque, De clem., I, 15, 2 ; peut-être Pétrone, Sidoine, Carmina, 23, 155-6 ; cf. Hirschfeld, Sitzungsb. de l’Acad. de Vienne, phil.-hist. Cl., CIII, 1883, p. 281).
[53] C. I. L., XII, 4333. Encore est-ce le seul texte de ce genre ; la présence des noms senatus populusque Romanus, du reste, est là pour la forme, placés toujours après ceux d’Auguste et de sa lignée, et les seuls anniversaires célébrés devant cet autel sont ceux de la vie impériale. — C. I. L., XIII, 1194 (à Bourges) : Pro salute Cæsarum et populi Romani, sous Caligula. — Un exemple tardif sous Gordien.
[54] C. I. L., XIII, 1, p. 227.
[55] C. I. L., XII, 5586 et s.
[56] C. I. L., XII, p. 904-6, 928, 941. Cf. Beaudouin, Le Culte des empereurs dans les cités de la Gaule Narbonnaise, Grenoble, 1891.
[57] C. I. L., XII, 3151 (en l’an 16 av. J.-C.).
[58] Suétone, Tibère, 13, 1 : imagines et statuæ à Nîmes, élevées à Tibère sans doute avant l’an 6 av. J.-C., et renversées ensuite pendant son exil à Rhodes.
[59] C. I. L., XII, 3156 (1 ap. J.-C. ?). Peut-être à l’occasion de l’arrivée de l’un d’eux, Lucius, en Narbonnaise (Dion, LV, 10 a, 9). — Toutefois, la restitution de la dédicace, faite par Séguier à l’aide des trous des clous qui ont servi à fixer les lettres de métal (Séguier, Dissertation sur l’ancienne inscription, etc., 1759), n’est pas hors de doute : neque omnino hac ratione certi quidquam posse erui, déclare Herzog, d’ailleurs trop péremptoirement (Galliæ Narb. hist., App., p. 24).
[60] Inscription (divæ Augustæ, etc.) également restituée d’après la place des trous, partant encore douteuse ; C. I. L., XII, 1845 ; Charvet, Fastes de la ville de Vienne [écrit vers 1769], 1869, p. 58-9 ; Schneyder, Histoire des antiquités de la ville de Vienne [écrit vers 1776], 1880, p. 81-91.
[61] En 11 ap. J.-C. ; C. I. L., XII, 4333.
[62] Sous Vespasien ? (C. I. L., XII, p. 864).
[63] Nicopolis en Épire. Et il ne se prive pas de railler cette liberté, Entretiens, par Arrien, IV, 1, 14.
[64] On trouve si souvent des flamines et des sévirs Augustaux qu’il est difficile de ne pas croire qu’il y en eut partout, au moins dans les chefs-lieux de cités. Je cite, comme petites cités : Briançonnet, C. I. L., XII, 59 ; Saint-Maurice, 150 ; etc. Il y a des Augustaux même en dehors des chefs-lieux de cités.
[65] XIII, 254, 544.6, 589-591, 1614-5 ; XII, 136, 145-7 ; XIII, 389, 566, 1575, 1642, 1769 ; etc. Que, dans ces documents, il ne s’agisse pas toujours des empereurs, mais aussi de leurs parents, cela est une preuve de plus de l’importance de leur culte.
[66] XIII, 389, 1496-7.
[67] XIII, 1523.
[68] XII, 4333.
[69] Voyez, là-dessus, les belles pages de Fustel de Coulanges, La Gaule romaine (Institutions politiques, I), p. 177-182.
[70] Par exemple, autour de l’autel municipal de la plèbe à Narbonne, XII, 4333.
[71] Devotus numini majestatique ejus ; C. I. L., XII, 1851 (sous Caracalla). La formule ne se répand dans les inscriptions qu’à la fin du second siècle ; mais elle est plus ancienne ; cf. Dion, LIII, 20, 4.
[72] A la mort d’Auguste, Germanicus civitates in verba (Tiberii) adigit ; Tacite, Ann., I, 34.
[73] Caïus César, petit-fils d’Auguste, pour Nîmes (C. I. L., XII, 3155) ; Auguste lui-même, pour les cités des Alpes Pennines, les Seduni de Sion, les Nantuates de Saint-Maurice (C. I. L., XII, 136 et 145). Il est possible que cet usage n’ait pas duré après Auguste.
[74] C. I. L., XIII, 1550. — La présence du nom de Vicus Julius (Julii) à Aire (Notice des Gaules, 14, 9), d’un nombre important, à cet endroit, de Tiberii Claudii et d’Attii (dont le nom rappelle celui de la mère d’Auguste, C. I. L., XIII, 420-6), permet d’y supposer l’existence d’un grand domaine impérial. — On peut faire une supposition semblable pour Lectoure, à cause du procurator Lactoræ (C. I. L., XIII, 528 ; V, 875). — Res Cæsarum en Tarentaise (C. I. L., XII, 103 ; mines surtout ? cf. Pline, XXXIV, 3). — Si le mot saltus est employé ici par Pline dans le sens de domaine impérial, le prince possédait un saltus Pyrenæus, forêts et peut-être carrières ou mines de la vallée d’Aure ? (IV, 108), un saltus Vasconum, Jaizquibel et mines de la Haya ? (Pline, IV, 110). — Les ferrariæ impériales en Gaule étaient assez nombreuses pour avoir une administration distincte, procurator en tête (C. I. L., X, 7583-4, proc. Augg. ad vectig, ferr. Gallic. ; XIII, 1791), præpositus vectigalium ? (XIII, 1799), tabularii affranchis du prince (XIII, 1808, 1825).
[75] Tacite, Ann., XIII, 27 ; C. I. L., XII, 117 (dans la douane ?) ; 4449 (collegium salutare familiæ tabellariorum quæ sunt Narbone) ; XIII, 1550 (familia Cæsaris quæ est in metallis) ; etc.
[76] C. I. L., XII, 3179 : Ti. Augusti miles missicius ; XII, 2230.
[77] Arrien, Entretiens d’Épictète, I, 14, 13. Cf. Mommsen, Staatsrecht, II, 2° éd., p. 768.
[78] Entretiens d’Épictète, III, 13.
[79] Rector orbis, C. I. L., XII, 4333 (Auguste) : salus generis humani, C. I. L., XIII, 1589 (Galba ; cf. Cohen, 2e éd., n° 232-242).
[80] Cela est visible d’un bout à l’autre des Entretiens, I, ch. 2, 3, 9, 14, 19 et 29 ; II, ch. 1, 6, 13 et 14 ; III, ch. 9 et 24 ; IV, ch. 1 et 7.
[81] Entretiens d’Épictète, I, 29, 61.
[82] Tacite, Hist., I, 47 ; etc. Le sénat agissant comme représentant du peuple. C’est dans ce sens que l’on s’en remet au sénat et au peuple.
[83] Tacite, Ann., XI, 23 et 25.
[84] C. I. L., XII, 594 ; XIII, 412 ; etc.
[85] Ou aussi, sans doute, du patron qui lui a fait obtenir la civitas (cf. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 64). Vers 8 av. J.-C., un Allobroge, Esunertus, fils de Trouceteius Vepus [gentilice et cognomen celtiques ? ou, plutôt, Trouceteus, fils de Vepus ?], un Allobroge a la civitas et s’appelle P. Decius Esunertus (C. I. L., XII, 2623) : il la doit peut-être à un P. Decius, ancien partisan d’Antoine (R.-Enc., IV, c. 2278). Cf. les Pompeii. Je ne sais à quel gentilice romain (je doute qu’il s’agisse d’un nom celtique) rapporter le nom, contemporain d’Auguste, gravé sur d’innombrables monnaies d’argent ou de potin attribuées aux Séquanes, Q DOCI SAM F (Cab., n° 5393-5545) : peut-être est-ce la déformation d’un Decius (cf. plus haut). — Mais l’usage devint presque de rigueur, sous l’Empire, de prendre le nom du prince. — Nous ne parlons pas ici, bien entendu, des esclaves affranchis.
[86] Il semble bien qu’elle l’était encore sous Claude, puisqu’on fit un crime à de nouveaux citoyens de n’avoir pas pris le nom de Claudius (Dion, LX, 17, 7). Mais cela prouve que l’usage, dès lors, était combattu. Et d’ailleurs, Claude refusa de poursuivre cette sorte d’affaires.
[87] Toutefois, il dut y avoir, dès le premier siècle, des gentilices formés à l’aide de noms indigènes, même chez les grandes familles (les Lucierii chez les Cadurques, C. I. L., XIII, 1541 ; cf. n. suivante).
[88] Le plus souvent en transformant en gentilice (Severius, XIII, 852) le prénom (Severus) qu’ils avaient lorsqu’ils ont reçu la cité ; autres exemples : T. Firmius Marinus, fils de Firminus et petit-fils de Firmus (XII, 3583) ; Comagus a pour fille une Comagia Severa (XII, 2939). — Pour les hauts personnages, comme les Lucterii (n. précédente), il n’est pas impossible qu’ils aient simplement latinisé un nom familial à eux, dans l’espèce celui de Lucter, qui a pu être héréditaire depuis Vercingétorix.
[89] Cf. Real-Enc., VII, c. 1180-1 ; etc.
[90] Il était du reste interdit à ceux qui n’étaient pas citoyens de prendre des gentilicia romains (Suétone, Claude, 25, 3). Cf., sur cette question des nomina, encore trop peu étudiée, Mommsen, Staatsrecht, III, p. 205 et s., 11 et s.
[91] Mommsen, Staatsrecht, III, p. 176 et s. ; p. 783-6.
[92] Hypothèse plutôt que certitude (cf. la deuxième note ci-dessous).
[93] Pour ce choix, comme pour les autres, le vrai motif nous échappe.
[94] Que Claude appartint à la tribu Quirina, cela paraît résulter des recherches de Kubitschek (De Rom. tribuum origine, 1882, p. 118-122). Qu’il y ait un lien entre ce fait et l’entrée dans cette tribu des provinciaux auxquels il octroya la cité, cela résulte, sans trop de certitude, de l’inscription C. I. L., II, 159 : P. Cornelio, Q(uirina), Macro, viritim a Claudio civitate donato ; cf. Mommsen, Ephemeris epigr., III, p. 232-3. Il est vrai que Vespasien a fait sans doute partie, lui aussi, de la tribu Quirina : mais, si cet empereur a été fort favorable à l’Espagne, il parait avoir moins fait pour la Gaule. La question ne sera tranchée en faveur de Claude que lorsque les inscriptions gauloises mentionnant la tribu Quirina pourront se placer avant Vespasien. — On peut, au point de vue de la tribu, grouper en quatre classes les villes de la Gaule. — I. Les vieilles colonies tirées de soldats romains, chacune ayant sa tribu : Narbonne, Papiria ; Arles, Teretina ; Fréjus, Aniensis ; Béziers, Pupinia ; Lyon, Galeria ; Nyon, Cornelia ; Cologne, Claudia. Mais, contrairement à Mommsen (St., III, p. 786), je pense qu’il n’y a pas eu arbitraire ou caprice. On connaîtrait, par exemple, les motifs qui ont dicté le choix de la tribu d’une colonie, si on savait à quelle tribu appartenaient les chefs ou patrons ou la majorité des membres de la colonie primitive. Les préoccupations religieuses, qui dominaient toujours les affaires de recensement, empêchaient les Romains de s’y laisser aller à l’arbitraire. — II. Les cités primitivement latines de la Narbonnaise, qu’elles aient plus tard reçu ou non le titre colonial, toutes dans la Voltinia : Aix, Nîmes, Antibes, les Voconces, Vienne même, etc. Dans la même tribu, les Santons d’Aquitaine, peut-être faits latins par César ou Auguste. — III. Les cités de droit pérégrin, libres ou non, dans la Quirina, celles du moins dont la latinité ne date point d’Auguste ou de César : par exemple, Embrun, Castellane, Briançon, dans les Alpes (celles-ci de droit latin au plus tard sous Néron), Marseille ? (C. I. L., XII, 410), Bordeaux (C. I. L., VIII, 2103), Chartres (VIII, 1876), les Arvernes (VIII, 16549), Périgueux (XIII, 939, 966), Bourges (Mém. des Ant. du Centre, XXII, 1899, p. 62 ; XXXIV, 1911, p. 49), Avenches et les Helvètes (C. I. L., III, 11257). — IV. Des cités alpestres, rattachées à des tribus autres : les Alpes Pennines (toutes ou partie ?) à la Sergia (XII, 153), Cimiez à la Claudia (V, p. 916). — Cf. Kubitschek, Imperium Romanum tributim descriptum, Vienne, 1889.
[95] A Saintes, C. I. L., XIII, 1048 : C. Julio..., Volt., Marino.... vergobreto.
[96] Au cens de 70-69 av. J.-C., 910.000 ; Phlégon de Tralles, fr. 12, Didot, Fr. hist. Gr., III, p. 606.
[97] Le chiffre a peu varié sous Auguste : 4.063.000 en 28 av., 4.233.000 en 8 av., 4.937.000 en 14 ap. ; Res g., p. 36-9 : ce qui s’explique parce que l’empereur fut très peu prodigue de ce droit (p. 81).
[98] Ne pas oublier qu’il y en avait un très grand nombre en Narbonnaise : Pline, Hist. nat., III, 31 (virorum dignatione).
[99] Utpote cum tege regia, quæ de imperio ejus tata est, poputas ei et in eum (l’empereur) omne suum imperium et potestatem conferat ; Digeste, I, 4, 1.
[100] Dion, LIII, 17, 1.
[101] Tertullien, Apologétique, 13 : Agri tributo onusti viliores, hominum capita stipendio censa ignobiliora : nain hæ sunt notæ captivitatis.
[102] Per Italiam... nullus ager est tributarius (Frontin, Gromatici veteres, p. 35).
[103] Actes des Apôtres, 22, 27 ; 25, 11, 12, 23 ; Pline, Lettres, X, 96, 4 ; Paul, Sententiæ, V, 26, 1. — Bien entendu, les soldats étaient en dehors de ce privilège (Dion, LIII, 13, 6). — II a dû être aussi suspendu suivant les empereurs, les affaires et les provinces. — Mommsen, Strafrecht, p. 242 et s.
[104] Cela résulte bien : 1° de ce que, dès Auguste, dans les moments de danger, on recourut non seulement à (les citoyens, mais à des esclaves (libertino milite, Suétone, Auguste, 25, 2) ; 2° de ce que les citoyens enrôlés alors, viennent de la lie du peuple (Tacite, Ann., I, 31) ; 3° et de ce que, pour avoir des soldats citoyens, Auguste fut obligé de recourir à la force (Dion, LVI, 23, 2-3) ; cf. Hérodien, II, 11, 5. Les cives Romani des troupes auxiliaires paraissent surtout des affranchis.
[105] Étant donné que les procuratores du prince sont (je parle du début de l’Empire) des affranchis, et non des esclaves, et, partant, qu’ils sont cives (cf. Hirschfeld, Die kais. Verwaltungsbeamten, p. 412-13).
[106] Les juristes des temps impériaux distinguaient (Gaius, I, 96 ; fragm. d’Autun, 7-8) entre le majus Latium, qui comportait la cité romaine pour les décurions municipaux, et le minus Latium, qui le comportait seulement pour les magistrats. Le premier droit est, dit-on d’ordinaire, de création impériale, et même tardive ; mais je me demande s’il ne faut pas plutôt le rattacher au droit primitif des Prisci Latini. L’autre est ancien (Asconius, in Pison., p. 3, Orelli ; cf. Mommsen, St., III, p. 640). — Indépendamment de droits politiques, le Latium comportait des droits civils, et je crois bien qu’à ce point de vue encore, malgré l’opinion de Mommsen (St., III, p. 624, n. 3), il faut distinguer nettement entre le majus et le minus Latium, distinction dont l’importance me parait grandir chaque jour. — Les Latins avaient tous le jus commercii avec les Romains (Ulpien, XIX, 4). Mais tous les Latins n’avaient pas le jus connubii : il fallait une concession spéciale pour cela (id., V, 4). La patria potestas n’était accordée aux Latins du minus que sur demande des intéressés, tandis qu’elle était de droit si ad jus Latii ma[joris per]veniebant (fr. d’Autun, 7). Le majus Latium, évidemment, soumettait d’assez près les cités bénéficiaires aux règles du droit romain ; le minus leur laissait beaucoup plus de leurs lois particulières. Aussi, lorsque Gaius (1, 79) dit que l’appellation de peregrinus ne convient pas à tous les Latins, mais seulement à ceux qui proprios populos propriasque civitates habebant et erant peregrinorum numero, ce sont sans doute les Latins du minus qu’il désigne par ces expressions. — Il y avait sans doute, en matière de droit latin, quantité d’espèces municipales (eine Anzahl mehr oder minder übereinstimmender Stadtrechte, dit justement Mommsen, St., III, p. 767, n. 2). — Un seul document nous montre (en dehors des Latini Juniani, qui sont des affranchis) les Latins de Gaule en fonction juridique, c’est-à-dire indépendante de leur vie municipale : c’est la mention de la cohors II Tungrorum Civium Latinorum ; et encore je me demande si cette dernière expression ne visait pas la qualité d’affranchis, qui a pu être celle des premiers soldats de cette troupe.
[107] Voici comment je suppose que les choses se sont passées en Narbonnaise. — César, ou, à la rigueur, les triumvirs, ont donné le jus Latii à Nîmes d’abord (Strabon, IV, 1, 12 je persiste à écrire έχουσα au lieu de la tradition manuscrite έχούσας, έχουσαν), et ensuite à toutes les cités de la Narbonnaise, sauf, bien entendu, les colonies romaines et la cité libre de Marseille (Pline, III, 36-37). Le texte de Strabon semble bien indiquer le minus Latium. — De ces cités, un grand nombre furent transformées par Auguste, par exemple Nîmes, en colonies. Si c’est en colonies de droit latin, ce dont je doute, ce dut être le majus Latium, avec ou sans la restriction du sine suffragio. Si c’est, ce que je crois, en colonies romaines, il n’y avait cependant, comme citoyens, que les habitants de la ville, colons ou indigènes assimilés ; en revanche, sauf faveur spéciale, les oppida et pagi du territoire n’avaient encore que le jus Latii, c’est-à-dire que les habitants ne devaient arriver à la cité romaine que par l’exercice de quelque charge de bourgade ou de village, de vicus ou d’oppidum, de pagus (cf. C. I. L., V, 532). — Et c’est ce qui fut également, je crois, le cas, dans les cités de colonies romaines, de leurs oppida et pagi, par exemple de ceux des Allobroges par rapport à la colonie de Vienne, des Salyens par rapport à Arles. C’est ce qui explique que Pline puisse donner le titre d’oppida Latina à des localités qui, indiscutablement, ne furent jamais chefs-lieux de cités (par exemple Glanum Livi ou Saint Remy, Tarusco ou Tarascon).
[108] Et à d’autres ; Strabon, IV, 2, 2. Peut-être aussi les Santons. — Le droit du Latium (minus ?) aux cités alpestres, C. I. L., XII, 83.
[109] Il ne peut s’agir que du minus Latium ou de quelque chose d’équivalent en ce qui concerne l’accès au droit de cité : Primores Galliæ, fœdera et civitatem Romanam pridem adsecuti (Tacite, Ann., XI, 23).
[110] Note précédente. Peu importe qu’il s’agisse de cités libres ou de tributaires : le Latium, au moins minus, comme le prouvent entre autres les exemples de Nîmes (Strabon IV, 1, 12) et des Voconces (Pline, III, 37), le Latium a pu être donné à des cités libres et fédérées.
[111] Cf. Tite-Live, VIII, 4 et 5.
[112] C. I. L., X, 797. — Sur les questions, encore si obscures, du droit latin, cf. Beaudouin, Le Majus et le Minus Latium (Nouvelle Revue histor. de droit, III, 1879) ; Hirschfeld, Zur Geschichte des Latinischen Rechts, 1879 (Festschrift zur fünfzigj. Gründungsfeier des Arch. Instituts, Vienne) ; traduit par Thédenat dans la Revue générale de Droit (tirage à part, 1880) ; le même, dans les Sitzungsb. de l’Académie de Vienne, phil.-hist. Cl., CIII, 1883, p. 319 et s. ; traduit par Thédenat dans le Bull. épigr. (tir. à part, 1885) ; Mommsen, Ges. Schriften, III, p. 33-44 [1902] ; V, p. 411-7 ; VI, p. 91-4 ; St., III, p. 620 et s.
[113] Entre beaucoup d’autres : Beaudouin, Étude sur le Jus Italicum, 1883, et La Limitation, 1894, p. 111 et s. ; Mommsen, Staatsrecht, III, p. 631 et s., p. 807 et s.
[114] Italica... caput imperii, Velleius, II, 16, 4 ; Strabon, V, 4, 2.
[115] Recipiendo in civitatem, Velleius, II, 16, 4.
[116] Cf. Dion Cassius, LII, 22, 6.
[117] Il n’est cependant pas impossible qu’à l’origine l’immunité italique ait été accordée à des Latins, ce qui peut avoir été le cas d’Antibes (n. suivante ; cf. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 631, n. 4).
[118] C’est en ce sens qu’on interprète d’ordinaire Strabon, IV, 1, 9. Toutefois, Pline la nomme (III, 35) oppidum Latinum. Cf. n. précédente.
[119] La qualité de peregrinus pouvait être appliquée au Latin, sans doute seulement à celui de rang inférieur (Gaius, I, 79).
[120] Stipendiariæ civitates, vectigales, et peut-être tributariæ. Suétone, Auguste, 40 : Pro quodam tributario Gallo ; tributarium solum, Pline, XII, 6 ; Gaius, II, 21 (stipendiaria prædia s’applique aux provinces du peuple, tributaria à celles de César) ; I, 14 : Peregrini dediticii.
[121] Gaius, I, 14.
[122] Gaius, II, 21 ; Pline, XII, 6 ; Dion, LXII, 3, 2.
[123] Dion, LXII, 3, 3.
[124] Mommsen, Staatsrecht, III, p. 686 et s., comparé à p. 716 et s. ; Strafrecht, p. 239-241.
[125] Cités libres de la Gaule sous l’Empire. — I. En Narbonnaise. — 1° Marseille. Il n’est question que de sa liberté chez Strabon (IV, 1, 5) et chez les narrateurs du siège (Florus, II, 13, 25 ; Dion, XLI, 25, 3 ; Orose, VI, 15, 7). La condition de fédérée a dû lui être rendue par le sénat ou Auguste. — 2° Les Voconces (Strabon, IV, 6, 4). Même remarque que pour Marseille. — Je néglige ici les Volques Arécomiques de Nîmes, libres avant la colonisation (Strabon, IV, 6, 4 ; 1, 12). — II. Dans l’Aquitaine (celtique). — 3° Santons (Pline, IV, 108). — 4° Bituriges Vivisques ? (tradition douteuse ; id.). — 5° Bituriges Cubes (id.). — 6° Arvernes (id.). — 7° Vellaves (Pline, IV, 109 ?, Strabon, IV, 2, 2 ? ; C. I. L., XIII, 1591, 1592, 1614). — 8° Pétrocores ? (C. I. L., XIII ; 8895). — III. En Lyonnaise. — 9° Ségusiaves (Pline, IV, 107 ; C. I. L., XIII, 8865). — 10° Meldes (Pline, id.). — 11° Turons (C. I. L., XIII, 3076-7). — 12° Viducasses (document de 238, C. I. L., XIII, 3162). — IV. En Belgique. — 13° Nerviens (Pline, IV, 106). — 14° Suessions (id.). — 15° Silvanectes (id.). — 16° Leuques (id.). — 17° Trévires (id.). — 180 Atrébates ? liberté laissée peut-être par César (en admettant qu’il s’agisse de la liberté à l’endroit de Rome ; VII, 76, 1), supprimée ensuite.
[126] Mommsen, Staatsrecht, III, p. 686 et s., comparé à p. 716 et s. ; Strafrecht, p. 239-241.
[127] Liberæ et immunes (cf. Cicéron, Verr., III, 6, 13). — L’immunitas peut être accordée séparément à des cités qui ne paraissent pas avoir le titre de fédérées ou de libres (par exemple, si je ne me trompe sur l’interprétation des textes, aux Mattiaques et aux Bataves de la Germanie ; Tacite, Germ., 29 ; Hist., V, 25), et même à des individus de cités tributaires, comme à des vétérans, et même à des Gaulois (Suétone, Auguste, 40, 3 ; cf. Tacite, Hist., III, 55). Les statuts, en matière d’immunité, devaient être fort variés et différer non pas seulement de ville à ville, mais d’homme à homme.
[128] Civitates libera et fœderata (cf. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 657). — I. Narbonnaise : 1° Marseille (Pline, III, 34) ; 2° Voconces (id. ; III, 37 ; cf. Strabon, IV, 6, 4). — II. Lyonnaise : 3° Éduens (Pline, IV, 107) ; 4° Carnutes (id.). — Aucune en Aquitaine. — III. Belgique et Germanie : 5° Lingons (Pline, IV, 106) ; ont-ils perdu ce litre sous Vespasien ? ; 6° Rèmes (id. ; C. I. L., X, 1705 ; XII, 1855, 1869, 1870) ; 7° Helvètes (C. I. L., XIII, 5089, 5093), ceux-ci depuis Vespasien ? — Vitellius a dû créer d’autres cités fédérées en Gaule (Tacite, Hist., III, 55), mais Vespasien a sans aucun doute abrogé ses édits.
[129] Majestatem nostram comiter conservare debent ; Digeste, XLIX, 15, 7, 1.
[130] Voyez, entre nombreux textes, Dion (LIV, 25, 1), à propos du voyage d’Auguste en Occident, 14 av. J.-C., et peut-être à la suite de troubles qui auraient provoqué ce voyage.
[131] Sur ces villes privilégiées, Henze, De civitatibus liberis, Berlin, 1892.
[132] C’est peut-être ce que veut dire Gaius dans un passage très abîmé (II, 27) : [In provincia... ne qui]dem ulla libera civitas [est.
[133] L’étendue actuelle du territoire de Marseille, 22.801 hectares (23.914 en 1820), doit correspondre à peu près à celui de Marseille romaine, puisqu’on trouve la tribu d’Arles jusque dans le pays d’Aubagne (C. I. L., XIII, 598, 609).
[134] C. I. L., X, 1705 ; XII, 1855, 1869-70 ; Pline, IV, 106.
[135] Strabon, IV, 3, 5.
[136] Pline, IV, 106.
[137] Tacite, Hist., I, 59, 64. Au moins après Auguste ou à titre provisoire : car il est possible que les cités alliées ou même libres fussent dispensées en principe de garnisons permanentes. Cologne, devenue colonie, n’a plus de camp légionnaire.
[138] Voyez le mot d’Épictète, Arrien, IV, 1, 14.
[139] Avec cette réserve, que les auxiliaires des cités libres ou fédérées (Lingons, Helvètes, Bituriges, Voconces, Nerviens, Trévires) ont, plus souvent que les autres, servi ensemble et dans des corps portant leur nom national ; mais il n’y a pas de règle à cet égard : car, d’une part, il n’apparaît pas de troupes de Rèmes ou d’Éduens, peuples alliés, et, d’autre part, il en apparaît de Tongres, de Morins, de Ménapes, peuples tributaires.
[140] N’apparaît jusqu’ici qu’en Orient (cf. Real-Enc., IV, c. 1646 et s.).
[141] Habitari tantum tanquam urbem Capuam... corpus nullum civitatis ; Tite-Live, XXVI, 16, 9. Je ne parle que de la Capoue d’après la seconde guerre punique.
[142] Cf. ch. VIII, surtout § 15.
[143] Tacite appelle couramment socii les cités sujettes (Hist., III, 55 ; IV, 70).
[144] Auxilia. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 678.
[145] Tacite, Ann., I, 58 ; XIII, 54.
[146] Cela a été bien montré par Cicéron, Pro Balbo, 9, 22-24.
[147] Ælius Aristide, I, p. 353, Dindorf = p. 113, Keil.
[148] C. I. L., III, p. 907-8.
[149] Cicéron, Brutus, 20, 79 ; Pro Balbo, 21, 48 ; loi agraire de l’an 111 (C. I. L., I, 1re éd., 200, p. 97) ; peut-être à Cologne, Tacite, Hist., IV, 65. Cette règle a dû avoir, sous l’Empire, plus d’importance qu’on ne le croit.
[150] Du reste, on peut dire la même chose de tous les citoyens romains de la Gaule : affranchir un esclave, pour eux, c’est lui donner aussi la cité : libertate id est civitate donari ; Cicéron, Pro Balbo, 9, 24.
[151] C’est peut-être un de ses affranchis que le Julius Licini l. Inachus de Narbonne (C. I. L., XII, 4892) ; un autre possible, VI, 20311.
[152] Staatsrecht, II, 2e éd., p. 855-7. Cicéron, Brutus, 20, 79 ; Pro Balbo, 21, 48 ; C. I. L., I, 1re éd., 200, p. 97 ; Tacite, Hist., IV, 65.
[153] Cf. Tacite, Ann., III, 40 ; Suétone, Néron, 24, 2 ; etc.
[154] Tacite, Ann., III, 40 ; Suétone, Auguste, 40, 3.
[155] Tacite, Ann., III, 40.
[156] Sous Vitellius : Latium externis dilargiri (Tacite, Hist., III, 55).
[157] L’analogie entre le jus civitatis des Gaulois et l’antique civitas sine suffragio de l’Italie romaine a été indiquée par Mommsen, Staatsrecht, I, p. 463, n. 1 ; 3e éd., p. 499, n. 3.
[158] Fruerentur sane vocabulo civitatis ; at insignia patrum, decora magistratuum ne vulgarent ; Tacite, Ann., XI, 23. — Il est probable que cette cité restreinte fut celle des cités latines de la Narbonnaise et même des colonies romaines, comme Vienne, où les colons n’étaient pas des Romains originaires d’Italie. Je crois qu’avant Claude, et sans doute sous Caligula, ces colonies reçurent la cité complète, et c’est ce que veut dire Claude, lorsqu’il rappelle que Vienne n’eut pas d’abord solidum civitatis Romanæ beneficium (C. I. L., XIII, 1668). D’ailleurs, même sous ce régime de la cité restreinte, il put se faire que certains citoyens, avantagés par un statut spécial, arrivassent au sénat et aux magistratures : c’est le cas du Viennois Valerius Asiaticus, consul avant 41 (C. I. L., XIII, 1668). Le monde romain, je le répète, a souvent pratiqué les statuts individuels.
[159] Il est possible, d’ailleurs, que la suppression ne fût point générale, et il est possible que ces restrictions aient été rétablies après Claude dans certains cas.
[160] C’est ce qu’avaient redouté les sénateurs : Oppleturos omnia divites illos (Tacite, Ann., XI, 23). — Cf. Fabia, Revue des Études anciennes, 1912, p. 285-291.
[161] Suétone, Galba, 3, 2.
[162] Divites illos, quorum avi proavique, hostilium nationum duces, exercitus nostros ferro vique ceciderint, divum Julium apud Alesiam obsederint (Tacite, Ann., XI, 23).
[163] En 14. E campo comitia ad patres translata sunt (Tacite, Ann., I, 15).
[164] Gaius, II, 21.
[165] En 6 ap. J.-C. ; Dion, LV, 25, 5.
[166] Cf. Paul, V, 26, 1.
[167] Suétone, Galba, 9, 1 ; Pline, Lettres, II, 11, 8. Il est vrai que Trajan a fait envoyer à Rome les Chrétiens qui sont citoyens (Pline, Lettres, X, 96 [97], 4) il est possible que Trajan ait maintenu ou repris, en cette circonstance, la législation traditionnelle. Le droit romain est fait, beaucoup plus qu’on ne le croit, d’espèces et de circonstances. Il a vécu moins de principes que de statuts régionaux ou municipaux, ou même personnels, de règles fixées pour un temps et liées à la politique d’un chef. L’espèce et la date, en matière d’étude du droit romain, public, pénal, civil doivent primer peut-être toute autre recherche.
[168] Eusèbe, Hist. ecclés., V, 1, 47.
[169] C’est le quasi solacio et honore aliquo pœnam levaturus de Suétone, Galba, 9, 1.
[170] La population de l’Égypte était évaluée à 7 millions ½ (Josèphe, De b. J., II, 16, 4), légèrement inférieure à celle d’aujourd’hui. De même, pour la Gaule ; t. II, ch. I. Je calcule, pour l’ensemble, sur des chiffres pareils. Et j’incline de plus en plus à aller au-dessus, non au-dessous. — Le chiffre de Beloch, 54 millions (Bevölkerung, p. 507), est sans aucun doute très inférieur à la réalité.
[171] Ch. XIII, § 7.
[172] Ch. I, § 3 et 2.
[173] Tome V.
[174] C’est la formule des jurisconsultes : Roma communis patria (Digeste, L, 1, 33 ; XXVII, 1, 6, 11 ; XLVIII, 22, 18), et elle doit dater de très loin : Una cunctarum gentium in toto orbe patria, dit Pline (III, 39).
[175] Ælius Aristide, I, Laudes Romæ, p. 346-7, Dindorf ; Dion Cassius, LII, 19, 6.
[176] Ælius Aristide, id. ; Pline, III, 39.
[177] C’est l’idée que les Chrétiens ont développée dès l’origine (Origène, Contra Celsum, II, 30 ; Prudence, Contra Symmachum, II, 610 et s.).
[178] Sur ces colonies honoraires, Kornemann, Zur Stadtentstchung, 1898, p. 37-46, qui est le seul à avoir bien vu cette question ; le même ap. Wissowa, IV, c. 543-5. On a eu tort d’attaquer son système. Le texte d’Aulu-Gelle (XVI, 13), qui est contemporain de ces sortes de colonies, montre bien que beaucoup de cités désiraient alors ce titre. D’ailleurs, comme presque toute la Gaule avait dès lors l’équivalent du jus Latii et que ces colonies étaient également sans doute de droit latin, il n’y avait guère que des changements de titres. C’est, au surplus, la transformation des cités, même libres ou fédérées, en cités latines, qui explique leur passage au titre de colonie.
[179] Je dois ajouter qu’il est fort possible que, pour justifier ce titre, il y ait eu deductio de quelques immigrants, romains ou provinciaux (cf. C. I. L., XIII, 5071-3, curator colonorum) et cérémonies afférentes. — Il est fort probable que, pour toutes ces colonies, le titre était celui de colonie latine, et ne comportait un changement de condition que pour l’aristocratie du chef-lieu, et encore seulement pour le cas, sans doute fort rare, où ce chef-lieu n’avait pas déjà le jus Latii. — En ce qui concerne Trèves, il semble que l’élément unique ou essentiel, dans le gouvernement de la cité, demeure une assemblée de sénateurs à la façon gauloise (Tacite, Hist., V, 19).
[180] La question de la date de la colonie de Trèves, Augusta Treverorum, est très controversée (cf. C. I. L., XIII, I, p. 583). J’hésite fort à croire à un anachronisme chez Tacite, qui l’appelle constamment colonia en 69-70 (Hist., IV, 62, 72, 77 ; peut-être I, 57, principes coloniarum). Et cela permet de supposer que ce titre date de Caligula ou, plutôt, de Claude. On a proposé Vitellius (Kornemann, Westdeutsche Zeitschrift, XXII, 1903, p. 178 et s. : article à consulter pour ce genre de colonies).
[181] Feurs ou la cité des Ségusiaves, sous les Flaviens ? (C. I. L., XIII, 8917). — Les Vellaves ou Ruessium, sous Claude ? (XIII, 1577). — Les Sénons ?, sous les Antonins (XIII, 1684). — Eauze en Aquitaine, sous les Sévères ? (XIII, 546). — Les Viducasses portent le titre de colonia en 238 (C. I. L., XIII, 3162, 1, 10).
[182] XII, 690.
[183] Langres ou la cité des Lingons (XIII, 5685, 5693, 5694) ; Besançon ou la cité des Séquanes (C. I. L., V, 6887) : la première, sous Vitellius ? la seconde, sous Galba ? Thérouanne ou la cité des Morins (XIII, 8727). Avenches ou la cité des Helvètes, sous Vespasien (C. I. L., XIII, II, p. 5). Spire, Noviomagus, ou les Némètes, sous les Flaviens ? (XIII, 9092). — Cf. Pomot, Aventicum, colonie romaine ou colonie latine, Lausanne, 1906 (extr. des Mém.... de la Suisse romande).
[184] Par exemple, les Helvètes, colonia Helvetiorum fœderata (C. I. L., XIII, 5089).
[185] Il est cependant à remarquer que, pour les Vellaves (C. I. L., XIII, I, p. 212) ou pour les autres cités libres ou fédérées, le titre de colonie n’apparaît pas jusqu’ici dans les mêmes textes ou inscriptions que celui de civitas libera. Il est possible qu’en disant colonia, pour ces colonies honoraires, on ait songé surtout au chef-lieu, en disant civitas ou civitas libera, au territoire ou à la nation. Les textes et les inscriptions semblent marquer cette différence : pour Trèves, cf. C. I. L., XIII, I, p. 583, pour Vieux ou les Viducasses, XIII, 3162.
[186] Digeste, L, 15, f (titre De censibus).
[187] Cf. Aulu-Gelle, XVI, 13, 8-9, disant, à propos de la recherche de ce titre de colonie faite par les cités : Instituta omnia populi Romani non sui arbitrii habent (coloniæ). Quæ tamen condicio, quum sit magis obnoxia et minus libera, potior tamen et præstabilior existimatur propter amplitudinem majestatemque populi Romani.
[188] Dediticii ou peregrini et assimilés, Latini et assimilés (Latini Juniani), cives Romani, correspondant aux trois conditions politiques. Ulpien, I, 5.
[189] Si separarentur libertini, manifestam fore penuriam ingenuorum ; Tacite, Ann., VIII, 27.
[190] Tacite, Ann., XIII, 27 ; XIV, 55 ; etc.
[191] C. I. L., XII, 4333 : à l’autel de la plèbe, à Narbonne, le service religieux est fait par tres equites Romani e plebe et tres libertini. Remarquez que l’on a dit ordo Augustalium (hors de Gaule, il est vrai) et que les Augustales sont en majorité des libertini. Id corpus, dit Tacite des affranchis, Ann., XIII, 27 ; et l’on disait aussi ordo libertinus (Aulu-Gelle, V, 19, 12 ; etc.).
[192] Tacite, Ann., XIII, 27.
[193] Tacite, Ann., XII, 60.
[194] Valère Maxime, VI, 2, 3 ; etc.
[195] Tacite, Ann., XIII, 27.
[196] Hirschfeld, Die kaiserlichen Verwaltungsbeamten, 2e éd., 1905, p. 410 et s. ; Real-Enc., VI, c. 299 et s.
[197] Cf. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 500-1.
[198] Strabon, III, 5, 3.
[199] Au théâtre d’Orange, trois gradins réservés pour les chevaliers (XII, 1241) ; les chevaliers plébéiens de Narbonne. C’est Nîmes, jusqu’ici, qui a livré le plus de chevaliers en Gaule. — Dans la classe supérieure des chevaliers : equo publico honoratus (XII, 410), ornatus (1897), exornatus (2754), equo publico (3184), equum publicum habens (3183, 3212, 3274) ; etc.
[200] Depuis Marc-Aurèle ? Code Justinien, IX, 41, 11. — La qualité de juge à Rome comportait également une sorte de noblesse : le titre de ex quinque decuriis [de juges] ou autre semblable est inscrit sur les inscriptions (XII, 1114, 1358, 3183, 31841.
[201] En fait dès le Ier siècle, en droit, semble-t-il, depuis Marc-Aurèle (Mommsen, Staatsr., III, p. 471, d’après C. Justinien, IX, 41,11). — Sur tous ces titres, Hirschfeld, Die Ranglitel, dans les Sitzungsb. de l’Acad. de Berlin, 1901, p. 579 et s.
[202] Vita Marci, 10 ; Dion, LII, 19, 2.
[203] La transformation du corps sénatorial en ordre de noblesse paraît s’achever sous Marc-Aurèle ; cf. Vita Marci, 10.
[204] Depuis Auguste, lex Julia de 736 = 18 av. J.-C., Digeste, XXIII, 2, 44, 1. Cf. Mommsen, III, p. 466 et s.
[205] Le point de départ de cette fiscalité spéciale apparaît sous Commode ; Dion, LXXII, 16, 3 ; cf. LXXVII, 9, 1-2.
[206] Sauf exceptions ; C. Justinien, II, 13, 1 (loi de Claude le Gothique, rappelée en 293) ; C. Théodosien, II, 1, 1 (317).
[207] Dion, LX, 29, 2 ; Paul, Digeste, L, 1, 22, 6 ; I, 9, 11.
[208] Cela dut être de plus en plus fréquent, surtout pour les sénateurs originaires de la Narbonnaise, auxquels Claude, en 49, permit de visiter leur province sans autorisation spéciale. Et peut-être, dès la fin du second siècle, l’autorisation n’était-elle partout qu’une formalité (Digeste, L, 1, 22, 6 ; I, 9, 11).
[209] Voyez le rapprochement que les textes de lois font entre les viri clarissimi et les potentiores (en 268-270, C. Justinien, II, 13, 1). Cf. Mommsen, Staatsrecht, III, p. 458 et s., p. 886 et s.
[210] Arrien, Entretiens d’Épictète ; Marc-Aurèle, I, 14 ; IV, 23 ; VI, 44. Pour les Chrétiens, voyez le De civitate Dei de saint Augustin. — Remarquez que Marc-Aurèle, qui a prononcé de si belles paroles sur l’égalité politique, contribuera, plus qu’aucun autre empereur, à faire des sénateurs un ordre privilégié, à fixer les titres de noblesse et à distinguer entre les classes.