I. — INDÉPENDANCE DE LA FAMILLE PATRONYMIQUE. De ce Gaulois, c’est surtout la vie extérieure que nous avons étudiée ; et la société à laquelle il appartenait ne nous est encore connue que par ses guerres et par ses travaux. Pour achever de comprendre et pour pouvoir juger ces hommes et cette nation, il faudrait savoir ce qu’était la vie du dedans, les sentiments et les relations personnelles. Cela, nous l’ignorons presque complètement : nous sommes réduits, là-dessus, à quelques allusions assez peu claires au droit privé. Car l’œuvre de Posidonius n’existe plus : et de tous les voyageurs qui ont visité l’Occident (vers 100 av. J.-C.), c’est lui qui s’est le plus intéressé aux institutions des peuples. César n’a souci dans ses Commentaires que des coups d’épées, et rien n’est plus rapide et plus superficiel que les quelques pages qu’il y consacre aux mœurs de ses adversaires[1]. Une des faiblesses inhérentes à l’histoire est de ne voir souvent dans le passé que l’apparence de la société et les façades des édifices. Dans les plus anciens temps de Rome et de la Grèce, la famille, c’est-à-dire le groupe formé par le mariage, ne vivait pas dans une indépendance absolue. Ses intérêts étaient subordonnés aux droits d’un vaste clan générique, gens ou γένος, qui comprenait tous les descendants d’un lointain ancêtre[2], apparentés de même nom et desservants d’un même culte. Le citoyen portait, après un prénom qu’il partageait d’ailleurs avec bien d’autres, le nom éternel de sort clan. Il était, avant tout, un homme de ce nom et de ce clan, un Tarquinius ou un Claudius, et il l’était, si l’on peut dire, dès l’instant où il devenait le fils de son père[3]. Il est possible que la société de la Gaule celtique, dans le siècle d’Ambigat, de Bellovèse et de Ségovèse, ait été encore organisée en familles agrégées sous un chef et un nom communs[4]. — Mais au temps des guerres contre les Romains, cette institution n’est plus représentée que par de très rares vestiges. Par exemple, les conseils ou les tribunaux de familles, qui réunissaient parfois tous les proches[5], la prépondérance que le nombre de leurs parents donne à certains membres de la noblesse[6], sont peut-être l’héritage de l’époque où tous les consanguins formaient une société de maisons solidaires. Les tribus ou pagi, dont nous avons longuement parlé, étaient sans doute aussi une survivance de ces groupements familiaux, transformés en fédérations politiques[7]. Mais au premier siècle, ces groupements avaient disparu. Chaque unité familiale vit à part, dans ses éléments irréductibles et naturels, père, mère et enfants ensemble[8]. Son indépendance est devenue chez les Gaulois aussi grande que dans l’Athènes de Périclès ou la Rome des Scipions. César ne rapporte d’aucun d’eux qu’il fût membre d’un clan ou d’une gens. Ce mot, dont il connaissait bien le sens, n’apparaît pas une seule fois dans ses Commentaires[9]. Tout Celte est dit simplement fils de son père : Vercingetorix, Celtilli filius[10]. Il ne se présente que sous le nom qui lui est propre, il n’a pas de vocable familial et héréditaire : et à ce point de vue, la dislocation du clan a été plus complète encore dans la Gaule que dans Rome, qui a toujours conservé ses -noms gentilices. Les marques de l’antique solidarité des congénères s’y sont complètement effacées du langage des hommes. Nul n’est lié par son nom qu’à son père, au père de celui-ci, aux aïeux qui lui ont laissé de leur sang[11]. Les généalogies sont de personne à personne, et ne vont pas se perdre dans l’histoire d’un clan. II. — TOUTE-PUISSANCE DU CITOYEN. Or, comme la famille est, tout compte fait, l’œuvre d’un seul, il s’ensuit que le citoyen, que l’individu conservait son autonomie et sa physionomie propres. Aucune nation de l’Antiquité n’a laissé une telle toute-puissance aux personnes humaines et aux groupes qu’elles fondent autour d’elles. La Gaule était la terre de l’individualisme à outrance. Je ne dis pas qu’il en ait toujours été ainsi : mais c’était le spectacle qu’elle présentait dans les temps où nous la connaissons le mieux[12]. Lisez César : vous verrez toujours des hommes agir contre d’autres hommes, jamais des dynasties ou des maisons contre d’autres dynasties. Vercingétorix l’Arverne suivit les destinées et l’ambition de son père Celtill : il fut combattu par son oncle Gobannitio, frère de son père, aidé par son cousin Vercassivellaun, fils de sa tante maternelle[13]. Les pires adversaires, chez les Trévires, ont été Cingétorix et son beau-père Indutiomar[14]. La nation éduenne a été longtemps tiraillée par la rivalité des deux frères Diviciac et Dumnorix[15]. Pas une seule fois César ne parle d’une solidarité de sang. La loi, au surplus, sembla la redouter et la combattre : c’est sans doute pour empêcher la reconstitution des clans que la législation éduenne interdisait à deux frères d’exercer simultanément la magistrature, et même de faire partie à la fois du corps sénatorial[16]. Et peut-être est-ce pour cela que Diviciac et Dumnorix n’ont pas suivi la même voie, que celui-là a été druide et celui-ci chef et magistrat, et qu’ils n’ont jamais été d’accord[17]. Aussi les familles n’étaient-elles pas rendues responsables des crimes de leurs membres. La trahison et l’exécution capitale même de son chef, n’entraînent pas la proscription des descendants, ne marquent pas la maison d’une tache indélébile. Celtill l’Arverne fut tué par jugement de sa nation, comme coupable d’aspirer à la tyrannie ; et son fils Vercingétorix fut laissé en possession de ses biens, et en mesure d’aspirer un jour aux mêmes ambitions que son père[18]. Dans les cités où la monarchie fut abolie, les héritiers du dernier roi conservèrent droits et honneurs[19]. Les fautes ou les tares d’un homme n’appartenaient qu’à lui. III. — LES NOMS. Nous connaissons par César soixante noms de Gaulois contemporains[20]. Le plus grand nombre[21] de ces noms sont des mots dérivés, Celtillus ou Cavarinuc, ou des mots composés, Camulogenus, Vercassivellaunus, Conconnetodumnus, Vercingetorix[22]. De tels mots sont autre chose que de vieux noms consacrés et stérilisés par l’usage, et dont le sens primitif s’est oblitéré, ce qui est le cas de nos prénoms et de nos noms de famille, Charles et Durand ; ils signifiaient évidemment quelque chose, ils formaient épithète, ou même, pour les plus longs, ils tenaient lieu d’une phrase entière. Les uns et les autres n’ont pu être choisis au hasard. Beaucoup paraissent renfermer l’expression d’une espérance ou d’un vœu, souhait de quelque bien à venir. Valetiacus[23], dit-on, signifie le Fort, et Bituitus, le Perpétuel[24] : c’était la force ou la durée qu’on avait désirée pour eux, comme l’habileté pour Luern, le Renard[25]. Un assez grand nombre de ces noms, huit, tous portés par des chefs, se terminent en -rix, et l’on croit que ce terme équivaut au latin rex, roi[26] : tous les nobles appelés ainsi, Ambiorix, Dumnorix, Vercingétorix et les autres[27], semblaient donc prédestinés à commander par le nom même qu’ils avaient reçu après leur naissance[28] : c’étaient des noms, comme a dit un Romain, a composés pour inspirer la terreur[29]. Ceux qui étaient formés à l’aide du radical ep-, cheval, ne sont point rares : Epathnactus, Epoderix[30], et le cheval fut chez ce peuple un des attributs de la noblesse, Diviciac, le Divin ou le Voué au Dieu, se trouva être et le nom d’un roi et le nom d’un druide[31]. Chez les Romains, prénoms et surnoms, Quintus ou Primus, Albus ou Niger, étaient surtout des allusions au pressé ou au présent : je veux dire qu’ils rappelaient un incident ou le rang de la naissance, ou la conformation physique qu’on avait le plus remarquée. Et sans doute, les Gaulois en avaient aussi de ce genre : Cavarus, grand, et ses dérivés, Cavarinus, Cavarillus[32]. Mais ils préféraient entre les noms ceux qui servaient d’augure à l’avenir, qui étaient comme des talismans appelant une certaine destinée, provoquant la gloire et la force. Ces noms donnaient un élément de plus à la personnalité de ceux qui les recevaient. IV. — LES FUNÉRAILLES. La force de cette personnalité se marquait même après la mort. L’homme (il ne s’agit toujours que des nobles) conservait au delà du tombeau ses habitudes d’indépendance. À l’époque du nom gaulois, les sépultures familiales ou collectives deviennent de plus en plus rares. Le défunt, dans ces tombes de la Champagne où les choses de la mort donnent une fidèle image des pensées de la vie, le défunt apparaît inhumé dans un superbe isolement, avec ses armes et ses parures, en l’appareil d’un guerrier prêt pour un combat solennel[33] : l’ensevelissement n’a point été pour lui la réintégration de son corps dans le milieu gentilice de ses ancêtres, mais une manière de se disposer à montrer à nouveau sa valeur propre. Bien peu de choses, dans ces tombes et dans les cérémonies funèbres, rappelle les liens du sang et de l’affection familiale. Quand le Gaulois ne gît point seul, c’est d’un écuyer ou d’un serviteur qu’il semble accompagné[34]. Au second siècle[35], lors des funérailles d’un grand, tout ce qui était le cortège de sa grandeur, bijoux, vases et êtres vivants, doit l’accompagner dans l’autre vie : et on brûlait sur sa tombe, après le service funèbre, les meilleurs de ses esclaves, les plus chers de ses clients, ses animaux favoris[36]. Si, peu de temps avant César, l’adoucissement des mœurs avait amené la suppression des sacrifices funéraires, on n’en jetait pas moins dans le bûcher les bêtes et les objets précieux. Les funérailles étaient des cérémonies coûteuses où de véritables trésors s’engloutissaient dans les flammes[37]. Parfois, peut-être, la maison du mort était incendiée, disparaissait avec lui, lui servait de bûcher. Tout cela formait sa glorification flamboyante. Mais par là même on faisait bon marché des intérêts de sa famille et de la durée de sa demeure. On brûlait son habitation comme on eût brûlé sa tente[38]. La sainteté et l’éternité du foyer domestique, fixé sur le sol, n’étaient pas un dogme accepté de tous. V. — JURIDICTIONFAMILIALE. Dans sa maison, sur tous les siens, le Gaulois est investi de l’autorité souveraine que les sociétés anciennes ont attribuée au père de famille. Il a droit de vie et de mort sur sa femme et sur ses enfants[39]. Sa tutelle s’étendait sans doute, en outre de ses fils et de ses filles, sur toutes les femmes de sa parenté qui n’étaient en puissance ni de mari ni de père : on vit Dumnorix l’Éduen, vers 59, décider du mariage à sa mère, de sa sœur, et d’autre, de ses parentes[40]. La souveraineté, la majesté du père et de l’époux pesaient sur toute vie de la femme. Celle-ci était solidaire et responsable du sort de celui qui partageait son existence, Quand mourait un chef de famille de la plus haute aristocratie[41], tous les proches se réunissaient en conseil : s’il y avait soupçon que la mort ne fût point naturelle, on soumettait la veuve à la question, comme une esclave ; si elle était reconnue coupable, elle subissait le châtiment des parjures et des sacrilèges, le supplice du feu accompagné de diverses tortures[42]. VI. — LE MARIAGE. Cependant, le mariage impliquait un contrat, et ce contrat traitait l’épouse tout autrement qu’une esclave : il faisait d’elle, au moins sous le rapport de la fortune, l’égale et l’associée de son mari ; il lui assurait un rôle de copropriétaire ; les deux conjoints devaient avoir des droits pareils et des espérances équivalentes. Si la femme, en effet, apportait une dot en espèces[43], la coutume ou l’usage frappait d’hypothèque, pour une somme égale, les biens de son mari. Ce double capital, dot et douaire, dûment évalué, devenait inaliénable, à la fois productif et indisponible ; et les revenus des derniers exercices[44] en restaient intangibles au même titre. En cas de décès, ces revenus et le capital lui-même appartenaient au survivant, quel qu’il fût[45]. La monogamie était donc la loi et la coutume[46] et le mariage, une institution aussi régulière et rituelle que dans l’ancienne Rome. On ne le regardait pas comme une simple union, brutale et intermittente, ce qu’il était chez les Bretons, où se pratiquaient à la fois la polygamie et la communauté des femmes[47]. Les Celtes, tout au contraire, en avaient fait un lien solide, constant et respectable. Son toit, son père et sa mère, ses enfants et sa femme, tout ce que le Gaulois doit aimer le plus sur cette terre, et, en temps de guerre, son sacrifice le plus solennel était de renoncer à les voir[48]. Aussi le mariage fut-il une manière d’unir étroitement des familles et des intérêts. Quand Orgétorix l’Helvète et Dumnorix l’Éduen complotèrent de s’emparer de la Gaule, ils s’allièrent par des mariages aux principales maisons de la contrée[49]. Cela montrait, certes, que la femme était parfois l’instrument docile des ambitions ; mais cela prouvait aussi que le mariage nouait entre deux êtres et deux familles des attaches qu’on ne pouvait rompre impunément. VII. — LA FEMME. De ces faits on peut également conclure que la femme n’était point, sous son toit et près de l’homme, l’être passif et médiocre qu’elle est demeurée chez tant de peuples barbares. Si l’Helvète Orgétorix a donné sa fille à l’Éduen Dumnorix, si celui-ci a choisi avec soin les maris de sa sœur et de ses parentes[50], c’est qu’ils pensaient l’un et l’autre, non seulement que ces mariages engageraient les familles, mais encore que ces femmes créeraient des relations et soutiendraient une politique. On comptait donc sur leur influence personnelle. Ces détails mis à part, le caractère et le rôle propres des femmes gauloises nous sont inconnus. Elles accompagnaient leurs maris dans les migrations lointaines[51] ; quand elles restaient à la maison, c’était pour cultiver les champs[52] ou garder les enfants[53], mais cela se présente chez tous les peuples[54] ; et, dans les temps ligures, le travail de la terre faisait déjà partie du lot des femmes[55]. — Plutarque nous a raconté sur les Gauloises des choses extraordinaires : elles intervenaient dans les conseils toutes les fois qu’il s’agissait de paix et de guerre, et leur arbitrage réglait les contestations avec les étrangers ; Hannibal lui-même, quand il traversa le Midi, dut se conformer à cet usage[56]. Mais s’agit-il de tribus celtiques ? ou ces femmes n’étaient-elles pas des prêtresses ou des voyantes, dans le genre de Velléda la Germaine[57] ? ou encore Plutarque n’aura-t-il pas transformé en coutume générale un fait particulier ? — Enfin, nous connaissons les terribles prêtresses des îles armoricaines, ici vierges uniquement consacrées au soin des oracles[58], là matrones à demi souveraines, indépendantes de leurs maris qu’elles fréquentaient à leur guise[59]. Mais de telles femmes, sans doute, étaient de ces exceptions qu’amène dans tous les pays le contact intime avec les esprits divins. On peut supposer cependant que chez les nations gauloises, la dignité de l’épouse, le respect de la femme, ont été, sinon des faits constants, du moins des formules de vertus et de devoirs[60]. C’est de l’histoire des Gaulois que les Anciens ont tiré quelques-uns des plus notaires exemples de fidélité conjugale : Chiomara, la femme d’Ortagion le Galate, meurtrière du centurion romain qui l’avait outragée[61] ; Camma, galate elle aussi, qui mourut en empoisonnant l’assassin de son mari[62] ; Epponine, enfin, qui, pendant neuf ans, partagea dans les cavernes la vie misérable de Sabinus[63]. Mais il faut ajouter qu’aucun de ces exemples ne se rapporte au temps et au pays dont nous racontons maintenant l’histoire. Au physique, la femme était bien l’image et comme la réplique de l’homme. Elle paraissait vraiment sa compagne et son auxiliaire. Qu’un Gaulois eût une querelle et qu’il appelât son épouse à l’aide, l’adversaire n’avait plus qu’à fuir : même une troupe d’hommes, disait-on, ne faisait point peur à cette virago aux yeux glauques, plus puissante que le mâle quand il s’agissait des armes naturelles : et c’était un beau spectacle de force humaine que de la voir, le cou gonflé, la bouche frémissante, les bras en posture, tantôt lançant le talon en arrière, tantôt détachant en avant des poings rapides et durs, forts comme des engins de catapulte lâchés par la corde[64]. Les femmes de France ont toujours été hardies de ton et vaillantes de corps : depuis les halles de Marseille jusqu’au port de Dunkerque, on peut retrouver aujourd’hui leur humeur batailleuse et la solidité de leurs muscles, et assister encore à des scènes de pugilat dont elles sont les bruyantes héroïnes. Il y a vingt siècles, une vie plus rude, l’habitude des travaux des champs, l’existence en plein air, assuraient à leurs facultés physiques un complet épanouissement. Belles et bien faites, grande taille et courage farouche[65], mères très fécondes et nourrices excellentes[66], habiles au labour et à la gestation, semant des moissons d’enfants et de blés, elles représentaient, dans la vie de la Gaule, la force qui crée toujours : l’homme n’y étant souvent que la force qui détruit. VIII. — L’ENFANT. La vie de l’enfant était tenue secrète et intime tant qu’il n’avait point l’âge de faire la guerre. Jusque-là, il devait rester à l’écart de son père, toutes les fois que celui-ci paraissait en public, c’est-à-dire sortait en armes. C’était, pensait-on, une chose honteuse que le fils se montrât aux côtés de son père sans être armé comme lui[67]. Près d’un Gaulois en costume de guerre, il ne fallait qu’un soldat semblable à lui : toute expression des relations purement familiales devait disparaître de la vie publique. Ce n’est pas à dire que l’abord de ses enfants fût interdit au Celte dans la vie privée : il les retrouvait sous son toit, et le combattant le plus farouche avouait que c’était une douleur pour lui d’être éloigné de leur vue[68]. Aussi la politique avait-elle spéculé sur le sentiment paternel comme sur les liens conjugaux. Dans les cas de ligues, de conjurations ou de traités, lorsque les peuples ou les nobles se donnaient des otages, ceux-ci étaient choisis d’ordinaire parmi les fils des contractants[69]. La présence des enfants garantissait la fidélité des pères[70] : ces groupes d’otages étaient la représentation permanente des familles associées. Les fils s’éloignaient encore du foyer lorsqu’ils devaient s’instruire auprès des druides[71]. En cela aussi, l’enfant échappait à la famille pleur être placé sous une tutelle à demi officielle : il devenait compte un être d’intérêt public. Confié aux représentant~ des dieux, prêtres de la nation, il vivait sous leur sauvegarde, et ceux-ci le formaient pour être semblable à son père et utile à son peuple. IX. — OBSTACLES À LA VIE DE FAMILLE. La vie domestique était donc trop souvent subordonnée à la vie de l’Etat. L’enfant la quittait pour s’instruire ou servir d’otage ; la femme se courbait sur la charrue pour permettre au mari le conseil et le combat. Et si chaque famille avait sa personnalité propre, le pire plaçait au dehors d’elle le meilleur de son existence. Car le foyer souffrait des habitudes prises par les Gaulois. L’état de guerre en était par moments, la négation même. Un chef de famille ne se faisait sans doute accompagner des siens, femme et enfants, que pour les expéditions de longue durée, qui ressemblaient à des migrations. Dans les campagnes à l’intérieur, le soldat partait souvent seul : c’était un devoir pour lui que de s’éloigner de ses proches de les ignorer[72]. Quand la nation était en danger, au moment des combats solennels, il jurait de ne point entrer sous son toit, de ne point voir ses parents et ses enfants, de ne point s’approcher de sa femme, avant d’avoir traversé les rangs ennemis[73] : la qualité de combattant entraînait, lors de certains périls, un état de chasteté, une consécration absolue a la cité et à ses dieux. Même en temps de paix, la femme et les enfants étaient, du moins autour des puissants, relégués au second rang par les exigences de leur puissance même. Lés hôtes, les clients, les parasites, submergeaient les nobles sous les flots de la vie extérieure. Il y avait trop de liens sociaux pour que les autres attaches se fissent souvent sentir. Le patronage obstruait les abords du foyer, la famille politique de la clientèle faisait tort à la famille du sang. Dans ces banquets populeux où la hiérarchie est si sévèrement observée, où tout un monde de courtisans, de dévots, de serviteurs s’échelonnent autour du maître triomphant[74], je ne vois point la place de la femme. — Mais elle reparaîtra près de son mari dans les heures d’abandon et de fuite[75]. |
[1] Et je suis de moins en moins sûr qu’il ne les ait pas en partie copiées chez des auteurs grecs, Posidonius et autres.
[2] Réel ou mythique.
[3] Fustel de Coulanges, La Cité antique, l. II, ch. 10, p. 110 et suiv. : Mommsen, Staatsrecht, III, p. 9 et suiv. Lécrivain, art. Gens dans Dict. des Antiquités, en particulier p. 1510-11.
[4] Les seuls indices que nous avons de l’existence de la gens ou, plutôt, du nomen gentilice chez les Gaulois, sont assez incertains : Silius Italicus, V, 645-6 (Ducarius, nomen gentile) ; Athénée, VI, 23, p. 234 : peut-être, du temps de César, le nom de Catamantalocdis (I, 3, 4), qui ressemble assez mal aux noms propres personnels.
[5] César, VI, 19, 9.
[6] César, VII, 32, 4.
[7] On a même supposé l’identité absolue du pagus et du clan au temps de César (Bulliot et Roidot, La Cité gauloise, p. 50 et suiv.) : c’est, je crois, se tromper complètement sur le caractère du pagus à ce moment.
[8] César, VII, 66, 7.
[9] Je veux dire, avec ce sens de groupe familial.
[10] César, VII, 4, 1. De même dans les inscriptions gauloises, p. ex. Aneuno Oclicno, Luguri Aneunicno (C. I. L., XIII, 1326), où l’on a la succession de trois générations, — Aneunos fils d’Oclos, Luguris [?] fils d’Aneunos.
[11] César, I, 3, 4 ; V, 25, 1 ; V, 54, 2 ; VII, 31, 5.
[12] Nous reviendrons là-dessus.
[13] César, VII, 4, 1 et 2 ; VII, 76, 3.
[14] V, 56, 3.
[15] I, 20. 2. Chez les Allobroges.
[16] VII, 33, 3.
[17] I, 3, 5 ; I, 18 et 20.
[18] VII, 4, 1.
[19] César, I, 3, 4 ; V, 25, 1 ; V, 54, 2.
[20] Bretons compris.
[21] 51 sur 60.
[22] VII, 57, 59, 62 ; VII, 76, 3 ; VII, 3, 1 ; 4, 1 ; etc.
[23] César, VII, 32, 4.
[24] Holder, I, c. 431 et suiv. ; d’Arbois, Noms gaulois, p. 93 et suiv.
[25] Holder, II, c. 293. Le nom est transmis Λουέρνιος, et interprété le Renard ou le Fils du Renard.
[26] D’Arbois de Jubainville, Les Noms gaulois chez César (noms en -riz), 1891.
[27] Les autres sont Cingétorix, porté par deux chefs (V, 3, 2 ; 22, 1) ; Éporédorix, porté aussi par deux chefs (VII, 67, 7 ; 38, 2) ; Orgétorix (I, 2, 1).
[28] Vercingetorix = Grand Roi des Guerriers ? ; Cingetorix = Roi des Guerriers ? ; Ambiorix = Roi des Remparts ? ; d'Arbois, p. 145 et 35.
[29] Nomine etiam quasi ad terrarem composito Vercingetorix, Florus, I, 45, 21. — Les classes de noms composés les plus fréquentes après celle en -rix sont : celle en -marus, deux fois représentée chez César : marus veut dire grand (Holder, II, c. 432 et suiv.), en -gnatus et -genus (cf. -cnos), fils de ou né.
[30] VIII, 44, 3 (Epasnactus) ; VII, 67, 7 ; VII, 38, 2. Eporedorix = Roi des Courses des Chevaux ? (d'Arbois, p. 103) ou Roi des Dompteurs de Chevaux ?
[31] César, II, 4, 7 ; Cicéron, De Divin., I, 41, 90 ; cf. Divico, César, I, 13, 2 et 14, 7.
[32] César, V, 54, 2 ; VII, 67, 2 ; Holder, I, c. 873 et suiv.
[33] Tombe de La Gorge-Meillet (Somme-Tourbe), Marne ; Reinach, Guide illustré, p. 360 ; tombe de Somme-Bionne, Marne, Read et Smith, p. 50.
[34] Reinach, Guide, p. 36.
[35] Paulo supra hanc memoriam, écrit César à la date de 53 (VI, 19, 4).
[36] Una cremabantur, en même temps que lui. Chevaux enterrés avec le mort, Hubert, C.-r. du Congrès intern. d’Anthropologie, Paris, XII, 1900, p. 410.
[37] César, VI, 19, 4.
[38] Il me semble bien que l’habitation gauloise de Tronoën en Finistère, étudiée par du Chatellier (Bull. arch., 1806), a été incendiée à l’occasion des funérailles du chef dont on a découvert les armes sous les débris (cf. Tacite, Ann., III, 46) : autres exemples de ce fait : Flouest, Notes, etc., IV (Soc. de Semur, 1873), p. 82 et s. ; Perron, Rev. arch., 1882, I, p. 71.
[39] César, VI, 19, 3.
[40] César, I, 18, 6 et 7. Les alliances de la mère de Dumnorix paraissent nombreuses : elle a épousé le père de celui-ci, sans doute auparavant un autre chef (dont elle a sororem ex matre dont parle César, I, 18, 7), en dernier lieu un chef biturige (I, 18, 6).
[41] Pater familiæ illustriore loco natus : remarquez cette expression restrictive.
[42] César, VI, 19, 3. La composition pour meurtre, qui se réglait devant le tribunal des druides, se rattache dans une certaine mesure à la juridiction familiale : car s'étaient les parents, à défaut de l'État, qui poursuivaient le crime.
[43] Pecunias : on traduit généralement par troupeaux, et fructus par les fruits des troupeaux. Mais pecunia n’a jamais chez César que le sens de valeur monnayée.
[44] Fructibus superiorum temporum : les derniers mois, les derniers semestres ou les dernières années (?), en tout cas, contrairement à l’opinion courante, ce ne sont pas tous les revenus, mais ceux d’une période. — Sur ce texte célèbre, si discuté par les juristes depuis le XVIe s., cf., en dernier lieu : Laferrière, Hist. du droit français, II, 1846, p. 98 et s. ; Giraud, Essai sur le droit français, I, 1846, p. 35 et s. ; Tardif, Des Origines de la communauté, 1850, p. 11-14 ; Humbert, Du Régime nuptial des Gaulois, Revue hist. de droit, IV, 1858, p. 517 et s. ; d’Arbois de Jubainville, Recherches, p. 108-111 : Collinet, Revue celtique, XVII, 1896, p. 321 et s. Je n’hésite pas à rapporter à cette institution le texte d’Ulpien, Digeste, XXIII, 3, 9, 3, et à rapprocher le pecunias de César du peculium du jurisconsulte romain (maintenir Galli) ; cf. Bremer, Zeitschrift der Savigny-Stiftung, II, R. A., 1881, p. 134-9.
[45] César, VI, 19, 1-2. C’est, ce me semble, un gain de survie aux conditions de mutualité et d’égalité absolue. — Capacité d’hériter pour des filles, chez les Iceni de Bretagne, en 61 ap. J.-C. (Tacite, Ann., XIV, 31).
[46] On a supposé (d’Arbois, Civilisation des Celtes, p. 291) que la polygamie était courante, et cela, à cause du pluriel viri in uxores de César (VI, 19, 2) : je crois que le pluriel uxores est simplement déterminé par celui du sujet viri. Dans un autre cas (VII, 66, 7, mss. a seulement), César dit ad uxorem avec un sujet au singulier. Il est fort douteux que César eût appelé matres familiæ les femmes gauloises (VII, 26, 3 ; 47, 5 ; 48, 3), si les conditions de la famille n’eussent pas été sensiblement les mêmes qu’à Rome.
[47] César, V, 14, 4 ; cf. Eusèbe, Præp. evang., VI, 10, P. Gr., XXI, c. 472. J’ai peine à croire qu’il s’agisse, dans ce texte, des Belges immigrés ; je le rapporterai plus volontiers à la population primitive ; cf. d’Arbois de Jubainville, La Famille celtique, 1905, p. 50. Communauté des femmes chez les indigènes de l’Écosse : Dion Cassius, LXXVI (LXXVII), 12, 2 ; en Irlande : Strabon, IV, 5, 4, Jérôme, Adv. Jovinianum, II, 7, Migne, P. L., XXIII, c. 296. Arioviste le Suève a deux femmes (César, I, 53, 1). L’histoire de Boudicea, qui semble une Gauloise chez les Iceni de Bretagne (à la date, il est vrai, de 61 ap. J.-C.), ne s’explique que par la monogamie (Tacite, Ann., XIV, 31).
[48] César, VII, 66, 7.
[49] César, I, 3, 5 ; I, 18, 6 et 7.
[50] César, I, 3, 5 ; I, 18, 6 et 7.
[51] Cf. César, I, 26, 5 ; 29, 1 ; peut-être aussi d’après César, de bello civili, I, 31, 2. Évidemment, elles restaient à la maison dans les guerres ordinaires, civiles ou défensives, et ce fut le cas des guerres de 58-51 (VII, 66, 7).
[52] C’est sans doute ce que veut dire Strabon (IV, 4, 3) : Τό διηλλάχθαι τά έργα.
[53] César, VII, 26, 3 ; VII, 48, 3.
[54] Strabon, IV, 4, 3.
[55] Id., III, 4, 17.
[56] Plutarque, Malierum virtutes, p. 246 b.
[57] Tacite, Germanie, 8 : cf. César, I, 50, 4. — Aucune femme, dans le temps de César, n’apparaît à la tête de sa nation. En revanche, solitum Britannis feminarum ductu bellare (Tacite, Ann., XIV, 35). Il est donc possible que pareilles habitudes aient été jadis connues des Gaulois : mais nul texte ne permet d’atteindre l’époque où elles furent pratiquées. — Amazones nues et années sur les monnaies des Redons (n° 6756-64).
[58] Mela, III, 48.
[59] Strabon, IV, 4, 6.
[60] Cf. chez les Germains, Tacite, Germanie, 8 et 18 ; Valère Maxime, VI, 1, Ext., 3. Pendant les guerres de 58-51, les femmes empêchèrent par leurs cris l’évacuation d’Avaricum, et, à Gergovie, supplièrent les Romains ou acclamèrent leurs maris (VII, 26, 3 ; 47, 5-6 ; 48, 3) ; mais ce sont choses banales.
[61] Plutarque, Mulierum virtutes, p. 238 e (Polybe, XXII, 21, 5) ; Tite-Live, XXXVIII, 24 ; Valère Maxime, VI, 1, Ext., 2.
[62] Mul. virt., p. 237 ; Amatorius, 22, p. 768.
[63] Tacite, Hist., IV, 67 ; Plutarque, Amatorius, 25, p. 770 e ; Dion Cassius, LXVI, 3, 2 ; 16, 2.
[64] Ammien, XV, 12, 1, mais à rapprocher de Diodore, V, 32, 2 : ce qui permet de croire à une source commune et non à des témoignages oculaires. Je crois qu'il s'agit de Gauloises en général, et non de Belges (Galates).
[65] Diodore, V, 32, 7, Athénée, XIII, 79, p. 603.
[66] Strabon, IV, 1, 2 ; 4, 3 (toute la Gaule).
[67] César, VI, 18, 3.
[68] Id., VII, 66, 7.
[69] Id., I, 31, 8 et 13 ; VII, 4, 7.
[70] Cf. Tacite, Germanie, 20.
[71] Convenuit, dit César (IV, 14, 2), qui aurait bien dû nous dire nettement si cet enseignement était obligatoire. Il semble toutefois qu’il ne le fût pas, puisqu’il était recherché volontairement par des jeunes gens déjà libres (sua sponte).
[72] Cf. César, VII, 26, 4.
[73] César, VII, 66, 7.
[74] Diodore, V, 28, 4 ; Posidonius ap. Athénée, IV, 36, p. 152, et VI, 40.
[75] On a reproché aux Gaulois τήν πρός τούς άρρενας συνουσίαν, Aristote, Polit., II, 6(9), 6, p. 1269 ; Diodore, V, 32, 7 ; Strabon, IV, 4, 6 ; Athénée, XIII, 79, p. 603. Il est fort possible qu’il n’y ait là qu’un propos de voyageur, transmis d’âge en âge : tous ces textes semblent venir d’une même source, sans doute Éphore, si sujet à caution (Josèphe, Contra Apionem, I, 12) ; d’Arbois de Jubainville, La Famille celtique, 1903, p. 187 et suiv. — J’en dirai de même du reproche que leur adresse Eusèbe (Præp. evang., VI, 10, P. Gr., XXI, c. 472).