1. Aspect général de l’Aquitaine. — A la différence de la Belgique, l’Aquitaine offrait une parfaite unité. A l’Orient et au Midi, un demi-cercle de montagnes la séparait des provinces voisines ; au Nord, elle s’arrêtait à la Loire ; au Nord et à l’Ouest, s’adossant aux pentes du Plateau central, s’étageaient ses coteaux couverts de vignes, ses plaines riches en blé, ses gras pâturages. Nulle province gauloise n’avait des limites si nettes et si naturelles, une telle ampleur d’aspect, une structure si harmonieuse. Au centre du pays coulait la Garonne, qui était la voie naturelle de son commerce et l’artère de sa richesse. C’était presque un monde à part, qui pouvait se suffire à lui-même. Aussi, par son agriculture, par son trafic, par son industrie, l’Aquitaine était déjà, au ne siècle, la rivale de la Narbonnaise. Plus tard, sous le bas-empire, sa prospérité ne fera que grandir. Sa situation la tenait à l’écart des guerres civiles et des incursions ennemies. Dans les derniers temps du monde romain, elle a été le refuge du bien-être antique, du beau langage, de la rhétorique latine et de la paix romaine. C’était alors le pays aux grandes villes, aux brillantes cultures, la joyeuse Aquitaine, comme disait son poète Ausone. C’était, à ce que montre Ammien Marcellin, un pays comme reluisant de santé et de fraîcheur. Un prêtre chrétien, Salvien, décrivait ainsi l’Aquitaine dans un langage imagé : Elle possède la mamelle de toute fécondité, du plaisir, de la beauté. Elle est si merveilleusement entrelacée de vignes, fleurie de prés, émaillée de cultures, garnie de fruits, charmée par ses bois, rafraîchie par ses fontaines, sillonnée de fleuves, hérissée de moissons, que les maîtres du pays semblent détenir moins une portion de la terre qu’une image du paradis. Sans être aussi célébrée au IIe siècle, l’Aquitaine était alors un pays de fécond travail. Ses grandes villes étaient toutes des centres industriels ou des métropoles commerciales de premier ordre. Sur les bords de l’Océan, les marais de la Saintonge et du Poitou, sur les pentes des montagnes, les bois du Rouergue et du Limousin reculaient peu à peu devant le labeur continu des sénateurs gallo-romains et de leurs armées de colons. 2. Augustonemetum et les Arvernes. — La ville que nous appelons aujourd’hui Clermont se nommait alors Auqustonemetum, c’est-à-dire, en langue celtique, le temple ou le bois sacré. Le chef-lieu des Arvernes était en effet pour la Gaule une sorte de cité sainte, ruais où le culte des dieux tenait infiniment plus de place que le souvenir des héros. L’Auvergne avait été le centre de la résistance aux Romains au IIe et au Ier siècle, c’étaient deux chefs arvernes, Bituit et Vercingétorix, qui avaient dirigé la guerre de l’indépendance, et il n’est pas douteux qu’en ce temps-là les Arvernes n’aient possédé le principat de toute la Gaule, échappé des ; mains de leurs voisins les Bituriges. Non loin de Clermont s’élevait Gergovie, où avait failli se briser la force de Jules César. Sur les hauteurs de la montagne sainte, le Puy de Dôme, les Arvernes avaient élevé à Mercure, le plus grand dieu gaulois, le temple le plus riche de la Gaule. C'était, dit un écrivain gallo-romain, un édifice admirable et solide, dans les murs étaient doubles ; ils étaient bâtis en dedans avec de petites pierres, en dehors avec de grandes pierres carrées, et avaient trente pieds d'épaisseur. Dans l'intérieur, le marbre se mêlait aux mosaïques ; le pavé était de marbre et la couverture de plomb. Si grandes étaient les richesses amoncelées dans le trésor du dieu, statues, bijoux et pierreries, que le temple fut, au IIIe siècle, le point de mire des convoitises barbares, comme, au IXe, la basilique de Saint-Martin de Tours était le grand désir des pirates normands. Les mêmes Arvernes avaient fait venir le plus illustre des sculpteurs et fondeurs en bronze, le Grec Zénodore, et ils lui avaient commandé une statue monumentale du dieu Mercure. Pline nous rapporte qu’elle coûta 40 millions de sesterces, dix ans de travail, et qu’elle était le plus gigantesque colosse qu’on ait vu de son temps. Il est certain que la cité des Arvernes a été extraordinairement riche dans les premiers temps de l’empire, et riche précisément en espèces monnayées, ce qui faisait le plus souvent défaut aux villes romaines. ; qui sait si cette richesse ne venait pas des immenses butins faits par les Arvernes dans leurs courses vagabondes et accumulés dans leurs trésors pendant des générations ? Après avoir dominé la Gaule par la force de leurs armes et les liens de leur clientèle, ils la dominaient encore par leurs richesses et leur prestige religieux. Dans leur temple de Mercure, les ex-voto et les respects arrivaient de tous les points de la Gaule, môme peut-être du monde romain. Car les Romains venaient chez les Arvernes rendre hommage au Mercure gaulois, comme ils avaient adoré Apollon à Délos, consulté la Pythie à Delphes et écouté Sérapis en Égypte. Ils montraient par là qu’ils ne craignaient pas les souvenirs de l’indépendance que ce culte pouvait entretenir. Et de fait, une fois soumis, les Arvernes, auxquels on donnait le titre de cité libre, paraissent ne plus s’inquiéter que de leur rôle religieux. Par ses souvenirs, par son nom, par son temple, Augustonemetum était ainsi le sanctuaire moral et divin de la Gaule celtique, comme Tours fut celui de la Gaule chrétienne, avec ses reliques et sa basilique de Saint-Martin. 3. Le territoire arverne : la Limagne. — Ce qui avait fait encore la grandeur des Arvernes, c’est qu’ils dominaient directement sur le plus vaste territoire qu’ait eu une nation gauloise ; d’eux dépendaient les pays du Velay, du Gévaudan, du Quercy, peut-être aussi du Rouergue. Ils commandaient des bords de la Loire à ceux de la Garonne et aux Cévennes. Les Romains avaient réduit leurs domaines à ce qui formera l’Auvergne propre ; mais le pays qui leur restait avait, par sa fertilité, une inestimable valeur. Quand on quittait Augustonemetum pour descendre la vallée de l’Allier, on traversait cette admirable Limagne, aussi célèbre autrefois qu’elle l’est de nos jours. Peut-être même son renom fut-il jadis plus étendu et sa fertilité plus grande. On sait avec quel acharnement les Germains se la sont disputée. C’est un territoire, dira Sidoine Apollinaire, d’un agrément tout particulier : c’est une vraie mer de moissons, dont les vagues s’inclinent et se redressent sans danger ; pour les voyageurs, tout est charmant ; pour les laboureurs, tout est fertile ; pour les chasseurs, tout est divertissant. Des pâturages entourent la croupe des monts, les vignobles en abritent les flancs, les villas s’élèvent dans les terres, les châteaux dominent les rochers : des repaires dans les bois sombres, des cultures à ciel ouvert, des sources dans les replis du sol, des fleuves dans les escarpements. Les étrangers voient tout cela, admirent, et se persuadent souvent d’oublier leur patrie. On comprend l’exclamation de Childebert : Quand verrai-je cette belle Limagne ? Et l’on s’explique le discours de Thierry à ses soldats en les menant eu Auvergne : Suivez-moi, et je vous conduirai dans un pays où vous trouverez de l’argent autant que vous pouvez en désirer, où vous prendrez en abondance des troupeaux, des esclaves et des vêtements. Il est un fait qu’on ne peut s’empêcher de rappeler à ce propos. De toutes les régions de la Gaule romaine, l’Auvergne est celle qui opposa aux Goths et aux Francs la plus sérieuse et la plus belle résistance. Elle a seule défendu l’empire qui l’avait abandonné ; son histoire, au Ve et au VIe siècle, est, comme l’a si bien dit Michelet, celle de la dernière province romaine. Ainsi, la dernière lutte pour l'indépendance romaine s'est livrée dans le même pays que la dernière lutte pour l'indépendance gauloise : les Arvernes ont eu, dans l'histoire de l'ancienne Gaule, le génie de la résistance à l'étranger. 4. De Bourges à Poitiers. — En descendant le cours de l'Allier, on rencontrait Vichy, dont les eaux chaudes étaient alors les plus fréquentées de toute la Gaule ; puis on quittait l'Auvergne pour entrer dans le pays de Bituriges. Toute cette région est évidemment le vrai centre historique de l'ancienne Gaule. Avant les Arvernes, les Bituriges avaient commandé à toute la Gaule ; leur capitale, Avaricum, aujourd'hui Bourges, avait été, au temps de l'indépendance, la ville la plus riche dont il ait jamais pu être fier. Bien des dépouilles de l'étranger avaient été ramenées dans la cité d'Avaricum. Mais elle était maintenant fort déchue de son antique éclat. Bourges n'était plus qu'une assez grande ville industrielle : on y travaillait le fer, l'étain et le cuivre ; la contrée du Berry était le centre métallurgique le plus important de la Gaule, un peu ce’ qu’est aujourd’hui, tout prés de là, le pays du Creusot : Il est probable aussi que Bourges était une ville de commerce : elle était à égale distance des vallées de la Seine et de la Garonne, et en particulier des métropoles commerciales de Trèves et de Bordeaux ; la route la plus directe d’Espagne en Germanie s’y croisait avec celle de Lyon à la Loire. Comme Vierzon aujourd’hui, Bourges était le principal lieu de croisement des grandes voies du centre. Une route monotone menait de Bourges chez les Pictons. Poitiers était un séjour assez agréable ; la ville était ornée de beaux monuments, on y avait le sens des arts ; les environs étaient riches, cultivés, couverts de villas grandioses. Peut-être Poitiers était-elle une résidence ou une retraite goûtée des fonctionnaires romains. La nation des Pictons offrait une particularité intéressante c’est qu’ils formaient en ce moment la cité la plus vaste de la Gaule. Leurs vastes domaines s’étendaient des bords de la Vienne jusqu’à ceux de l’Océan. L’Aquitaine était d’ailleurs la région par excellence des grandes peuplades. Les moins importantes avaient été démembrées de l’Arvernie primitive. Les Arvernes, les Bituriges, les Pictons dominaient à eux trois tout le bassin méridional du fleuve, depuis sa source jusqu’à son embouchure. Les Lémovices tenaient la Marche et le Limousin ; les Santons avaient pour eux seuls toute la vallée de la Charente. Ces cinq cités réunies possédaient plus d’un sixième de la Gaule. On comprend quelle puissance les Santons, les Bituriges et les Arvernes ont pu exercer en Gaule au temps de l’indépendance et au premier siècle de l’Empire. Si les Pictons et les Lémovices ont joué un rôle moins glorieux, c’est que leurs domaines étaient en partie fort déserts ; il y avait tant de terres à conquérir chez eux sur la nature : chez les Limousins sur les forêts, chez les Pictons sur les marécages. Dans les trois autres grandes cités, au contraire, la population était nombreuse et les cultures tassées. 5. Saintes. — De ces grandes peuplades, la plus prospère et la plus en faveur auprès de l’État romain était sans contredit celle des Santons. Peut-être lui avait-elle rendu, dans les temps de lutte, quelques-uns de ces bons offices que les vainqueurs n’oublient pas. Ils ont dû jouer dans le Sud-Ouest la même partie que les Éduens au centre. On arrivait à Saintes en suivant une belle route, tracée à travers des cultures toutes jeunes, un pays pour ainsi dire neuf encore. Les nobles Santons, l’aristocratie peut-être la plus forte et la plus riche de l’ancienne Gaule, avaient oublié leurs traditions de turbulence. Ils s’étaient assouplis sous les lois de Rome. Ils acceptaient d’elle de grands commandements aux frontières ; puis ils se retiraient sur leurs terres, devenaient volontiers agriculteurs, faisaient la conquête de leur sol ; pour eux s’élevèrent ces vastes villas de la Saintonge, qui s’étageaient sur les pentes des collines de l’Angoumois. Épris des manières romaines, ils y voulurent des thermes, des châteaux d’eau, parfois même des théâtres. Quelques-unes de ces villas, semblables au Tivoli de l’empereur Hadrien, étaient grandes comme des villes, et leurs ruines donnent aujourd’hui l’illusion de cités disparues. Si l’on voulait faire l’histoire de l’aristocratie gauloise, c’est en Saintonge qu’on pourrait le mieux saisir la manière dont elle s’est transformée, échangeant son indépendance politique contre le service aux armées romaines et les devoirs de la vie municipale. Saintes, au Ier siècle, avait été la plus grande et la plus vivante des cités de l’Aquitaine. Il paraît certain que la famille de Drusus et de Germanicus eut pour elle une affection toute particulière et qu’elle y fut aussi fort populaire : il est probable que les nobles santons ont rendu à ces princes de très grands services dans leurs guerres de Germanie. Une bourgade du pays porte le nom de Germanicus. A l'entrée de Saintes, se dresse encore l'arc de triomphe qui lui fut élevé (il est vrai qu'on l'a changé de place à l'époque moderne, en le transportant pierre par pierre). Saintes est, de toutes les villes de l'Ouest, celle où il y a le plus de ruines romaines. Elle avait de fort beaux thermes et des arènes de dimensions colossales. Son amphithéâtre date du règne de Tibère ou de celui de Claude, tandis que les villes voisines n'aurons le leur qu'au IIe ou au IIIe siècle. Il y a dans toutes ces constructions de Saintes des analogies visibles avec celles que les princes de la même famille ont élevées à Trèves. Il semble évident qu'ils ont voulu faire de saintes le centre de l'Aquitaine et comme le Lyon de la Gaule occidentale, un foyer de rayonnement des idées romaines. N’eut-elle pas son Capitole ? C’était, en outre, une ville fort commerçante et plus encore industrielle : les draps de laine de ses manufactures étaient presque aussi célèbres que ceux d’Arras. Encore ne peut-on tout dire sur le rôle et l’importance de Saintes au ter siècle : son sol, si riche en débris, nous réserve de grandes surprises et plus d’un nouvel enseignement. Mais au ne siècle, Saintes, comme tant de villes créées par les premiers empereurs, voyait la décadence commencer pour elle. C’était alors le jour de Bordeaux. 6. Bordeaux. — La route de Saintes à Bordeaux atteignait la Gironde à Blaye. C’était la voie la plus fréquentée de tout l’Occident gaulois. Il y avait entre ces deux grandes villes un passage continu d’hommes et de marchandises. C’est par cette route qu’arrivaient, du Nord et du Centre, les denrées et les produits qu’attiraient les avantages des entrepôts bordelais. Presque tous les monuments de Bordeaux, édifices publics et privés, ont été construits en pierres de taille des environs de Saintes. Tout cela, transporté en chariot jusqu’à Blaye, y était souvent embarqué pour Bordeaux. Aussi la Gironde présentait-elle, entre Blaye et Bordeaux, un aspect mouvant et pittoresque. Il fallait voir surtout le coup d’œil qu’elle offrait à marée basse, lorsque tous ces vaisseaux, les voiles déployées, immobiles, groupés comme une flotte, attendaient le retour du flot qui devait les porter vers la grande ville. Enfin on arrivait à Bordeaux, qui surgissait tout à coup, avec ses temples et ses thermes, comme un îlot perdu au beau milieu des marécages et à la lisière des grands bois de pins. Bordeaux, au IIe siècle, était en pleine activité. Il ne brillait encore ni par la grandeur de ses édifices ni par l’éclat littéraire ; il n’avait ni amphithéâtre ni beau temple, ni poètes ni école. Mais c’était une ville de grand trafic, nu entrepôt de premier ordre, une foire permanente. On y venait de tous les points de la Gaule, des bords du Rhin, du Doubs et de la Loire ; les aciers et les huiles de l’Espagne s’y échangeaient avec les laines de la Belgique ou le lin du Quercy. Les marchands de Trèves avaient à Bordeaux des représentants nombreux. Comme Lyon, Bordeaux possédait toute une colonie d’Orientaux, et le grec y était une langue assez répandue. Ville de bruit, de travail et aussi de prétentions et de dépenses, on y affichait un luxe de parvenus, et de parvenus hâbleurs et sans goût : Martial applique quelque part aux Bordelais l’épithète de lourdaud, crassus. Tout cela se modifiera avec le temps. Le goût des Bordelais s’affinera, et les descendants des marchands grossiers deviendront des gens de tact et d’esprit, amoureux d’art et de beau langage. Il y aura changement complet dans la physionomie bordelaise. Où Martial dit : lourdaud, crassus, on dira plus tard : brillant, nitens. A la fin du IIe siècle, on commence à faire de cette ville de négoce une vraie capitale, dans le genre de Lyon ou d’Arles. On y élève des monuments aux proportions gigantesques, et qui rappelleront en Occident les temples contemporains des provinces orientales de Baalbek, de Bostra, de Palmyre : c’est, avec moins de proportion et de fini, le même style grandiose et imposant. Le temple de Tutelle, à Bordeaux, fut le type achevé de l’art des Sévères, avec ses dimensions démesurées, son air superbe et lourd. Au IIIe siècle, Bordeaux grandira encore, grâce peut-être à la faveur des empereurs gallo-romains : on le dotera d’un amphithéâtre. Au IVe siècle, ruiné dans son commerce, il échangera, comme avait fait Marseille après sa chute, le culte de Mercure pour celui des Muses : il aura son école, ses poètes, ses rhéteurs ; il remplacera la richesse que donne le négoce par le prestige de l'enseignement et des lettres. Il fournira à la Gaule son plus grand poète, Ausone, à l'empire romain ses derniers rhéteurs. Comme la ville d'Arles sur les bords du Rhône, Bordeaux sera en Occident le dernier champion des traditions romaines. 7. La vallée de la Garonne. — C'était en effet, pour les lettrés et les professeurs de Rome, un aimable asile que la vallée de la Garonne, si riche, si bien soignée, si variée d'aspects, si élégante de tons, où la vie était ample et facile. De Bordeaux jusqu'à Toulouse, ce n'étaient que beaux et coquets domaines. Sur les coteaux qui bordaient la rivière, les prairies, le blé et les vignes ; à l'arrière-plan, les bois épais de cyprès, de chênes, de lauriers et d'ormeaux, formant comme un mur d'ombre et de verdure ; sur les hauteurs, la villa avec ses statues, ses fontaines, les fresques de ses murailles. Que l'on observe de nos jours chacun de ces villages que l'on rencontre en remontant le fleuve, groupés autour de leur clocher dans un repli du terrain ou sur une colline encadrée de bois ; nous devinons à les voir ce qu'était une villa gallo-romaine, et comment on y pouvait goûter la paix et célébrer le bonheur. Cette région de l’Aquitaine avait un autre attrait pour les Gallo-romains, plus épris encore de bonne chère que de beaux paysages. Sur les rivages du Médoc, on nourrissait les huîtres les plus estimées de la Gaule, grasses, douces, avec une légère saveur marine, et sur les bords du fleuve on récoltait le vin de Bordeaux, qui allait commencer une brillante carrière. De villes, on ne rencontrait guère qu’Agen avant Toulouse. Encore Agen était-il une des plus petites et plus insignifiantes cités de l’Aquitaine. Assurément, les villas absorbaient, sur les bords du fleuve, la richesse et la vie : telle d’entre elles, comme celle du Mas-d’Agenais, présentait, par l’élégance et l’étendue de ses constructions, par la beauté de ses œuvres d’art, plus d’importance et d’agrément qu’Agen ou Bazas. II est, en effet, à remarquer comme les grandes villes se sont bâties en arrière de la Garonne : elle n’a pas, comme la Moselle, la Loire et le Rhône, son cortège de grandes cités. Au Sud, Bazas, Eauze, Auch, Lectoure s’alignent, loin du fleuve, sur les routes qui mènent de Bordeaux à Toulouse. Au Nord, c’est sur les plateaux qui fermaient le fond de la vallée que s’élevaient d’assez grandes villes industrielles : Périgueux, avec ses métallurgies ; Cahors, avec ses fabriques de toiles ; Rodez, avec les mines d’argent de ses montagnes ; toutes trois étaient réunies par une route qui s’en allait rejoindre, à travers les Cévennes, Béziers et la voie Domitienne. De ces trois villes, Périgueux est la seule qui nous ait laissé de belles ruines, comme cette étrange tour de Vésone, qui rappelle le nom gaulois de la cité (Vesunna), et qui est sans doute le reste du temple de la Tutelle municipale. 8. Des Landes aux Pyrénées. — En quittant Bordeaux pour s’enfoncer vers le Sud, le paysage changeait dès le troisième mille après la cité. On était tout de suite au beau milieu des bois de pins, tristes, sombres, redoutés ; de loin en loin, de vastes éclaircies, où l’on marchait dans le sable et la poussière qui aveuglaient le voyageur et lui faisaient craindre de faire naufrage en pleine terre. Les peuples changeaient de caractère comme le sol. On ne trouvait plus, au sud de Bordeaux, de ces grandes nations aux territoires immenses et aux villes opulentes. Entre la Garonne et les Pyrénées, il y avait au moins neuf peuplades ou cités, et, sauf celle des Tarbelli, toutes n’avaient qu’un domaine fort restreint, le coude d’une rivière, une vallée des Pyrénées. Les habitants, énergiques, durs à la peine, un peu sombres et renfermés, différaient sensiblement des Gaulois : on comprenait qu’ils appartenaient à une autre race, voisine de celle qui peuplait l’Espagne. Ils aimaient à vivre chez eux, et ils avaient demandé, un jour, à l’État romain le droit de former un district séparé du reste de l’Aquitaine. Les empereurs y consentirent, et, sous le nom de Novempopulanie, le pays au sud de la Garonne forma une région distincte de la Gaule, ayant sa loi et ses chefs. Dans la vallée de la Garonne et de l’Adour, on rencontrait encore d’assez belles villes. Lectoure surtout, la ville dévote, centre du culte de la Mère des dieux, Eauze, Auch, et, plus au sud, Dax, avec ses eaux thermales qu’essaya peut-être l’empereur Auguste. Puis, quand on se rapprochait des Pyrénées, les villes devenaient plus rares, plus petites ; mais alors le paysage prenait un aspect pittoresque et émouvant, le voyage se transformait en vraie partie de plaisir. Il y avait plus de vie dans la région pyrénéenne que dans les Landes infertiles et monotones : on retrouvait à chaque pas de gracieuses villas et d’agréables villages. La civilisation romaine avait pénétré dans les plus profonds recoins du pays. Les stations balnéaires, Bagnères, Luchon, Cauterets, étaient connues et fréquentées des Gaulois, des Romains mêmes. Au IIe siècle, Luchon surtout était à la mode. Mais le contact des étrangers n’avait point fait perdre à ces populations de montagne l’amour de leur isolement et du chez-soi, le culte de leurs traditions et de leurs souvenirs. Chacune de ces vallées appartenait à une nation différente. Elle y vivait à l’écart, parlant sans doute son patois, adorant en tout cas ses dieux. Chaque ruisseau, chaque vallon, chaque sommet, chaque groupe d’arbres séculaires continuait à avoir sa divinité ou son Génie, au nom bizarre et au caractère plus bizarre encore ; n’oublions pas les dieux des vents et des tempêtes, qu’on priait un peu partout dans ces montagnes. Nulle part en Gaule les divinités indigènes n’ont été plus vivaces, le patriotisme local plus tenace que dans les Pyrénées. A voir ces peuplades et ces dieux, si nombreux et si isolés, on devinait le voisinage de l’Espagne, le pays du morcellement de la religion et de la patrie. |