GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XXI. — À TRAVERS LA CELTIQUE.

 

 

1. Lyon : les habitants et la vie. — Lyon était au ne siècle le but principal de tout voyage au delà des Alpes. C’était la capitale de la Gaule, non pas seulement le chef-lieu administratif des trois provinces, mais l’image réduite de la Gaule tout entière. Elle en était la ville la plus grande, la plus peuplée, la plus riche, la plus bruyante, la plus variée. Comme Paris à notre époque, Lyon était le cœur de la Gaule. D’ailleurs, à quinze siècles de distance, ces deux villes se ressemblent par bien des côtés. Villes de fonctionnaires, d’étrangers, lieux de plaisir et de labeur, de luxe effréné et de bruits populaires : voilà le Lyon d’autrefois et le Paris d’aujourd’hui. C’étaient, comme dit le poète, des cités mères, sans cesse en travail.

Toutefois le Paris français a un avantage sur le Lyon gaulois. Lyon avait pour lui la richesse : il lui manquait ce prestige intellectuel, cet éclat littéraire, cette auréole artistique, qui sont aujourd’hui la meilleure gloire de Paris. Ses écoles n’étaient point célèbres ; les Romains de passage pouvaient s’étonner d’y trouver des libraires ; les Lyonnais passaient pour opulents et actifs ; mais on devait, hors de Gaule, les juger un peu barbares.

Avant tout, Lyon était le grand marché des Gaules. Toutes les routes de la Gaule y aboutissaient : c’était la tête de ligne des chaussées romaines, comme Paris est celle de nos voies ferrées. Tout ce qui se produisait, se fabriquait, s’importait dans les Gaules, tout ce que l’étranger offrait ou demandait, venait se concentrer à Lyon : c’était un immense entrepôt.

Puis, Lyon est la seule des villes gauloises où il y a une garnison : l’empereur y entretient une cohorte, détachée des troupes de la garde de Rome. Elle possède aussi un hôtel des monnaies. C’est la résidence d’un nombre considérable de hauts et puissants fonctionnaires : gouverneurs, intendants du fisc ou des domaines, directeurs des douanes, tous amènent avec eux d’innombrables cohortes d’employés, d’affranchis et d’esclaves. A ces personnages officiels, à ces soldats ou à ces agents qui viennent de Rome et d’Italie, à ces négociants qui accourent de tout l’empire, ajoutons les délégués des soixante cités gauloises, avec leurs cortèges de clients et d’esclaves,et nous aurons une idée du Lyon d’autrefois.

Ville cosmopolite, il n’y en a aucune en Gaule qui soit aussi bizarre d’aspect et d’allures. C’est le rendez-vous des étrangers, des parvenus, des aventuriers, des fondateurs de religions. Espagnols, Italiens, Grecs, Syriens, Germains, toutes les populations de l’empire viennent s’y coudoyer, toutes les divinités y fraternisent. C’est un vaste chaos de langues et de cultes. Il faut songer à Rome, à Alexandrie ou à l’antique Carthage pour retrouver dans le monde ancien un tel va-et-vient de marchandises, d’hommes et de dieux.

Tout cela nous explique pourquoi, dès le temps d’Antonin, il y eut à Lyon une église chrétienne d’une certaine importance. C’est au milieu du tumulte de ces grandes villes cosmopolites que le christianisme se développait de préférence. Dans cette colonie asiatique et syrienne, qui était nombreuse à Lyon, il croissait peu à peu, obscurément.

Chaque année, écrit à ce propos M. Renan dans une page touchante, amenait des colonies de ces Syriens poussés par le goût naturel qu'ils avaient pour les petites affaires. On les reconnaissait sur les navires à leur famille nombreuse, à ces troupes de jolis enfants, presque du même âge, qui les suivaient ; la mère, avec l’air enfantin d’une petite fille de quatorze ans, se tenant à côté de son mari, soumise, doucement rieuse, à peine supérieure à ses fils aînés. Ce marchand syrien sera un homme bon et miséricordieux, charitable pour ses compatriotes, aimant les pauvres. Il causera avec les esclaves, leur révélera un asile on ces malheureux, réduits par la dureté romaine à la plus triste solitude, trouveront un peu de consolation. L’aristocratie romaine s’irritera. Mais la victoire est écrite d’avance. Le Syrien, le pauvre homme qui aime ses semblables, qui partage avec eux, qui s’associe avec eux, l’emportera.

2. Lyon : la colonie romaine et la cité des Gaules. — Le coup d’œil que présentait la ville était aussi pittoresque, aussi bigarré que l’aspect de la population. En réalité ce qu’on appelait Lyon se composait, de deux villes distinctes, et très différentes l’une de l’autre.

Sur le coteau de Fourvières s’élevait le vrai Lyon, la colonie fondée en l’an 43 par Plancus, peut-être d’après les projets laissés par Jules César. Elle s’étageait sur les pentes de la colline : au centre, sur la plate-forme, était le vieux forum de Lyon, forum vetus, qui a donné son nom à Fourvières. Tout autour, surtout vers le sud, les grands édifices abondaient : le palais impérial, l’hôtel des monnaies, sans doute aussi la caserne et les palais des gouverneurs et des intendants. Sur le flanc s’adossaient le théâtre et l’amphithéâtre. Sur le sommet et sur les versants de la colline, jusqu’au bord de la Saône, les constructions publiques et privées s’amoncelaient. C’était là le Lyon officiel, impérial et romain, et en même temps le Lyon ouvrier et populeux, encombré de maisons et d’habitants.

Au pied de la montagne, de l’autre côté de la Saône, dans la longue bande de terre comprise entre les deux rivières, s’étalait à demi dans la plaine une autre ville, celle qu’on appelait la ville « du confluent ». Celle-là était la cité gauloise. Le terrain en appartenait sans doute au Conseil des Gaules. Là peu de maisons : surtout de vastes et somptueux édifices qui se développaient dans une majestueuse aisance. Au confluent était la vraie capitale des Gaules, capitale indigène en face du chef-lieu administratif de la province romaine qui se dressait sur le coteau de Fourvières. Au centre de la presqu’île, à peu de distance de l’endroit on est aujourd’hui la place des Terreaux, s’élevait l’autel colossal de Rome et d’Auguste. On peut dire de cet autel qu’il était pour toute la Gaule ce qu’était l’autel de Vesta pour l’ancienne Rome, le foyer national et le cœur de la patrie. Autour du monument sacré étaient disposés les édifices destinés aux jeux ou aux fêtes des Gaules : le temple d’Auguste, le cirque, l’amphithéâtre ; au pied se développaient les jardins et les promenades, ornés de statues de marbre et de bronze, et sans cesse rafraîchis par les eaux abondantes qu’amenait l’aqueduc de Miribel. Ce coin de terre offrait alors toutes les séductions. C’était dans la Gaule ce que sont dans notre France les Champs-Élysées et la place de la Concorde. Mais le confluent de Lyon avait un caractère de vie morale qui manque au centre de Paris : aux séductions du luxe et à l’éclat de la foule s’ajoutait l’émotion religieuse qu’inspirait l’autel de la nation.

3. La fin de Lyon. — Toute cette splendeur disparaîtra presque en un jour. En 197, Lyon fut brûlé à la suite de la bataille livrée près clé ses murs entre Clodius Albinus et. Septime Sévère. Ce fut la catastrophe la plus complète de toute l’histoire des Gaules. On a peine à croire cependant que le désastre ait été assez grand pour que Lyon n’ait jamais pu songer à s’en relever : d’autres villes, Narbonne, Rome, Smyrne, sont sorties d’épreuves aussi grandes : Lyon traîna au rire siècle une vie misérable. A peine pouvons-nous affirmer que le Conseil des Gaules y a ténu ses séances pendant une centaine d’années encore. Mais ni les empereurs gaulois, ni les princes réorganisateurs dit temps de la tétrarchie, ni Constance ni Julien ni Gratien n’ont songé à rendre à Lyon son ancienne place dans la Gaule. La suprématie de la nation, depuis l’an 300, est partagée entre Trèves et Arles. Lyon compte alors beaucoup moins clans le inonde que les cités voisines d’Autun et de Vienne. Cette chute irrémédiable, après un passé si éclatant, peut-elle n’avoir pour cause que l’incendie de 197 ? Qui sait si quelque fatalité religieuse n’a pas pesé un jour sur les destinées de Lyon, semblable à la malédiction que la Convention porta contre elle seize siècles plus tard ?

4. Aspect général de la Lyonnaise. — Mais, en l’an 150, la métropole était dans tout l’éclat d’une splendeur inaltérée, et c’est avec regret que le voyageur se séparait de Lyon, pour continuer sa route vers le nord.

Au coteau de Fourvières commençait la province à laquelle Lyon donnait son nom, la Lyonnaise, qu’on appelait aussi la Celtique. C’était une province à forme singulière : longue, étroite, elle s’étendait entre la Loire et la Seine, depuis les bords de la Saône jusqu’à l’océan d’Armorique. C’était, des quatre grandes provinces de la Gaule, la moins célèbre et la moins visitée. Ses deux voisines, l’Aquitaine au Sud, et la Belgique au bord, lui faisaient tort : celle-ci avec ses vignobles, sou commerce, son luxe et son élégance, celle-là avec ses grandes villes, ses prairies, son activité industrielle et le glorieux voisinage de l’armée du Rhin. En Lyonnaise, les belles cultures étaient plus rares, les villes moins grandes et moins nombreuses, moins opulentes surtout. De vastes forêts y entravaient la marche de la civilisation et les progrès de la vie municipale. Sans contredit, c’était la plus arriérée des quatre provinces gauloises.

Le climat y passait pour très rude. C’était le pays de l’hiver gaulois, de cet hiver qui, comme dit Pétrone, vous gèle la parole sur les lèvres. C’était aussi le pays de la bière insipide, celui des grandes criasses et des grands propriétaires ruraux. Ce que les riches Gaulois de ce pays possédaient comme attirail de chasse est incroyable : lacets, filets, rets, épouvantails, lances, épées, couteaux ; l’un d’eux nous a laissé dans son testament l’énumération complaisante de tous les engins de son arsenal, et il ordonnait qu’on les brûlât avec son corps sur le bûcher. En dépit de la civilisation romaine, on sent bien que les hommes de la Gaule celtique ont conservé des habitudes et une vie toutes gauloises. Ceux-là ont fourni à l’empire peu de rhéteurs, mais des soldats surtout, et leur aristocratie préférait à la vie des palais et des tribunaux les courses dans les bois, les émouvantes chevauchées, le bruit des meutes, la grande existence campagnarde qui rappelait un peu les folles aventures du temps de l’indépendance.

5. Autun. — Le pays ne changeait pas subitement d’aspect au nord de Lyon. Pendant les cinq premières étapes, on parcourait encore un pays fertile, riche en vignobles ; on suivait la rive droite de la Saône, on rencontrait de grandes bourgades destinées à devenir bientôt des villes, Mâcon, Chalon. Puis, la route était plutôt triste : on traversait la ligne des monts boisés du pays des Éduens. Après la septième étape, on arrivait à Autun.

Autun était une grande et belle ville, comparable à tous les égards, et par ses monuments et par la culture de ses habitants, aux cités de la Narbonnaise. Elle était comme un dernier prolongement vers le nord de la civilisation de cette province. Les Éduens maintenaient en effet dans la Gaule cette suprématie intellectuelle que les Romains de la république avaient déjà reconnue. Les écoles étaient célèbres ; la jeunesse gauloise s’y pressait, et les rhéteurs latins et attiques ne dédaignaient pas d’y venir enseigner l’éloquence aux fils de ces chefs de bandes gauloises si longtemps redoutées. Auguste, qui, comme tous les Romains intelligents de sa génération, affectionnait le peuple éduen, avait donné son nom à sa nouvelle capitale, l’héritière de Bibracte ; elle fut la ville d’Auguste, Augustodunum. On lui permit des remparts ; les Éduens demeurèrent cité libre. Gracieusement assise sur le penchant d’un coteau, Autun avait toute l’élégance de certaines villes du Midi : les portes monumentales qui y sont restées debout, des restes d’un théâtre, bien d’autres ruines encore, témoignent de sa splendeur dans les premiers siècles : c’est une ville qui a conservé jusqu’à nos jours l’allure romaine.

Sa gloire durera longtemps. Au IIIe siècle, elle possédera de célèbres avocats. La faveur de quelques grands princes, Maximien, Constance, Constantin, vaudra un dernier jour de prospérité matérielle et d’éclat littéraire à l’antique capitale du peuple frère des Romains : il avait appelé en Gaule les légions de César et accueilli le premier les légendes et les arts de la Grèce ; peu de nations ont été dans notre pays aussi constantes dans leurs goûts, aussi fidèles à leur physionomie primitive.

6. La vallée de l’Yonne ; Sens. — Mais, passé Autun, on entrait immédiatement en plein pays sauvage. On pénétrait dans la vallée de l’Yonne : à gauche, on longeait les pentes mystérieuses des monts du Morvan ; ou traversait alors la vaste ceinture des forêts gauloises, qui formaient un colossal demi-cercle autour des bassins de la Loire et de la Seine, partant d’Arras pour finir à Périgueux. Ce n’étaient, entre la source de l’Yonne et son confluent avec la Seine, que des bois à perte de vue, sombres, impénétrables, dangereux, où se cacheront, dans les mauvais temps de l’empire, les brigands, les Bagaudes ou les barbares germains. Au IIe siècle, ces forêts servent surtout d’asile aux vieilles divinités gauloises, que le christianisme ira pendant longtemps combattre au fond de leurs bois séculaires. C’est, de toute la Gaule, le coin qui est demeuré le plus longtemps celtique.

Quelques villes s’élevaient çà et là au milieu de vastes clairières : Auxerre, Sens surtout, centre assez important de travail industriel et agricole. Sens était sans doute alors la ville la plus considérable de la vallée de la Seine, comme on peut s’en rendre compte en étudiant les beaux débris conservés dans son musée ; il ne serait pas impossible que Paris n’ait été tout d’abord que l’héritier de son importance. Mais Sens était encore, au IIe siècle, une ville à demi gauloise, où le cuculle se montrait plus souvent que la toge, où les habitants, actifs et rudes au travail, étaient peu faits aux finesses de la vie romaine.

Le pays s’éclaircissait tout à fait au confluent de l’Yonne et de la Seine : on entrait dans la vallée du grand fleuve, plus ouverte, plus riante, mieux cultivée, et l’on arrivait à Lutèce ou Paris.

7. Paris. — Paris était peu de chose alors, et nul n’aurait pu en ce moment prédire ses glorieuses destinées. Si l’on avait pu croire à la naissance d’une grande capitale dans ce pays maussade et déshérité, Romains et Gaulois n’auraient songé qu’à la ville de Sens. Toutefois, Paris devait offrir un agréable lieu de repos et de réconfort au touriste fatigué par un monotone voyage à travers les forêts. On se sentait enfin dans un paysage plus élégant, où l’air était plus libre, le coup d’œil plus varie. Paris n’était en ce temps-là qu’un petit port de commerce, le centre du cabotage dans la vallée de la Seine, et l’intermédiaire obligé du transit entre Sens et l’Océan : c’est ce qui donnait une importance particulière à cette corporation des nautes parisiens, qui apparaît dés le temps de Tibère. La ville occupait surtout l'île de la Cité, son berceau primitif. Mais, sur la rive gauche de la Seine, elle s'était peu à peu étendue et gravissait les pentes du mont Sainte-Geneviève : là se construiront bientôt ses édifices de plaisir. La rive droite était laissée aux marécages.

Les débuts de Paris ont été lents et pénibles, mais sa marche sera continue. Lyon a surgi tout d'un coup dans toute sa splendeur : il est tombé aussi brusquement qu'il s'est élevé. Paris a marché tout doucement, à pas réguliers, assurés. Trois ou quatre générations après le règne d'Antonin, on lui donnera, sur la rive gauche, un amphithéâtre, dont les ruines sont à peine visibles, et des thermes, en partie bien conservés. Au IVe siècle, au moment où tant de villes célèbres des Gaules déclinent et s’effondrent, Paris continue à grandir : non pas en étendue, car, à partir de l’an 300, il se renferme de nouveau dans son île ; mais il croit au moins en renom. Il sera la résidence aimée du césar Julien, l’empereur le plus semblable aux Gaulois qui ait jamais gouverné la Gaule. Désormais, son avenir est fixé.

Julien nous a raconté avec enjouement son séjour à Lutèce et nous a donné, à son sujet, de piquants détails : J’étais en quartier d’hiver dans ma chère Lutèce : c’est ainsi que les dettes appellent la petite ville des Parisiens. Elle est située sur le fleuve, et un mur l’environne de toutes parts, en sorte qu’on n’y peut aborder que de deux côtés, par deux ponts de bois. Il est rare que la rivière se ressente beaucoup des pluies de l’hiver et de la sécheresse de l’été. Les eaux pures sont agréables à la vue et excellentes à boire. Les habitants auraient de la peine à en avoir d’autres, comme ils sont dans une île ; l’hiver n’y est pas rude, ce qu’ils attribuent au voisinage de l’Océan, qui peut envoyer jusque-là des souffles propres à tempérer le climat. Ils ont de bonnes vignes et des figuiers même, depuis qu’on prend soin de les revêtir de paille et de ce qui peut garantir des injures de l’air. Julien ajoute qu’une année un hiver extraordinaire couvrit la rivière de glaçons : c’étaient des pièces énormes de glaces, qui flottaient au gré des eaux, et qui, se suivant sans relâche, étaient près de se raccrocher et de faire un pont. On se chauffe, en ce pays-là, par le moyen de poêles, qu’on met dans la plupart des appartements. On voit que bien des choses sont restées du Paris d’autrefois : ce qui a le plus changé, c’est l’eau de la Seine, excellente à boire, disait Julien.

8. La région de la basse Seine. — En aval de Paris, la navigation était assez active sur la Seine ; des navires descendaient jusqu’à l’embouchure, pour gagner de là l’île de Bretagne. Rouen était le vrai port maritime de la région ; mais son importance était bien inférieure à celle de Nantes et de Bordeaux. Des embouchures des trois fleuves océaniens, celle de la Seine est aujourd’hui la plus vivante : c’était alors, au contraire, la moins fréquentée.

Plus loin, Lillebonne, Juliobona, paraît avoir été la vraie capitale de cette région : elle a laissé des ruines importantes ; elle a surtout livré de superbes mosaïques et des pièces d’orfèvrerie. Quelques gros bourgs de la Basse-Normandie, Vieux surtout, ont aussi donné de précieux monuments. Le trésor d’argenterie de Bernay est célèbre parmi les archéologues. On connaissait dans ce pays, aussi bien que dans la Narbonnaise, tous les raffinements du luxe et de la grande vie. Sans pouvoir l’affirmer, on devine que celte fertile région était bien exploitée, intelligemment cultivée, et qu’elle possédait déjà cette richesse agricole qui est aujourd’hui l’apanage de la Normandie.

9. En Armorique. — La région voisine, qu’on appelait encore l’Armorique et qui est notre presqu’île de Bretagne, vieille terre celtique, faisait peu parler d’elle dans le monde et même en Gaule. Elle était bien traversée par une grande chaussée qui allait de Rennes à Brest, et qui fut l’objet de soins attentifs de la part de certains empereurs. Mais il n’y avait pas de villes importantes sur ce long parcours : Rennes était la moins insignifiante et s’annonçait déjà comme la capitale du pays. En Armorique, les cités étaient rares, les habitants rudes et l’Océan inhumain. En revanche, les villas y étaient assez nombreuses. La contrée appartenait presque en entier à la grande aristocratie terrienne, qui, du reste, était peut-être moins arriérée que celle du Morvan : elle se faisait bâtir de vastes châteaux, avec des statues, des mosaïques, des bains à la romaine, et s’y reposait, au milieu d’un confort tout moderne, de ses grandes chasses à la manière antique dans les landes de son pays.

On peut croire, d’ailleurs, que les Armoricains oubliaient volontiers ces souvenirs gaulois dont ils sont si fiers aujourd’hui. Ils ne devaient guère montrer leurs dolmens et leurs cromlechs aux rares touristes perdus dans celte fin de terre du monde romain. S’ils avaient songé à le faire, les Italiens les eussent plaisamment raillés. Au nie siècle, la mode était aux fantaisies orientales, aux vieilleries égyptiennes, travaillées, mystérieuses et compliquées. Qui donc aurait été assez puéril pour faire attention à ces pierres, brutes, incolores et muettes ? Elles n’étaient bonnes qu’à entretenir les superstitions de villageois aussi grossiers qu’elles.

10. La vallée de la Loire. — De Rennes, une route importante conduisait à Angers sur les bords de la Loire. La vallée n'avait pas encore son renom de mollesse et de luxe ; elle n'était pas, comme au XVIe siècle, le pays des opulents châteaux et des vertes promenades. C'était à la Moselle et à la Garonne que cette gloire était alors dévolue. La région de la Loire n’avait même plus, comme au temps de l’indépendance, ces grandes assemblées que les druides tenaient dans le pays de Chartres. Les souvenirs de l’époque où les destinées gauloises se décidaient entre Chartres et Orléans étaient bien morts. II n’y avait plus là que des villes laborieuses, heureuses et paisibles. En arrière du fleuve s’élevaient Le Mans et Chartres : celle-ci, quoique située sur l’Eure, avait dans la vallée de la Loire tous ses intérêts et la plus grande partie de ses domaines : Orléans dépendait d’elle. Près du fleuve lui-même se succédaient d’assez grandes villes. Orléans était le centre du cabotage sur la Loire, comme Paris sur la Seine : son importance grandira assez au IIIe siècle pour qu’on le constitue en cité indépendante de Chartres ; plus loin, Tours, Angers, chefs-lieux, comme Le Mans et Chartres, de peuplades qui avaient été longtemps turbulentes et vagabondes, donnaient alors l’exemple de cités assagies, actives, et qui unissaient le culte du gouvernement à l’amour du travail.

Nantes était un port de mer des plus prospères. On s’y embarquait, comme à Rouen, pour la Bretagne. Les bateliers de la Loire y formaient une puissante corporation. On y construisait beaucoup, et l’on y adorait à bon droit le grand dieu des forgerons et des charpentiers, Vulcain. Nantes eut aussi de beaux édifices, surtout des temples. Il y avait là toute une population de riches armateurs et de marins dévots.

A Nantes, le voyageur pouvait s’embarquer, s’il ne craignait pas les fureurs de l’Océan, pour faire le tour de la Gaule du Nord et rejoindre par mer Boulogne, le port qui donnait accès à la province de Belgique.