GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XX. — À TRAVERS LA NARBONNAISE.

 

 

1. Aspect général de la Gaule Narbonnaise. — C’est vers l’an 150 de notre ère que la Gaule arriva à l’apogée de la richesse et du bien-être. En ce temps-là régnait l’empereur Antonin, qui appartenait à une famille de la Gaule Narbonnaise. Jamais peut-être notre pays ne fut plus heureux et plus calme que du vivant de ce prince ; le seul sous lequel le beau mot de paix romaine n’ait pas cessé un jour d’être une stricte vérité.

Les Romains d’alors aimaient à voyager dans leur empire. A l’exemple de l’empereur Hadrien, ils avaient la curiosité des pays si divers dont leurs ancêtres avaient fait un seul État. Parcourons à ce moment, comme tant d’eux le firent, les provinces et les villes de la Gaule, et cherchons ce qui attirait surtout les regards des touristes italiens.

C’est par la Gaule Narbonnaise que le voyage commençait. On pouvait y arriver par terre et par mer. Par terre, on suivait la voie Aurélienne : comme aujourd’hui la route de la Corniche, la voie dominait le rivage de la mer Méditerranée ; elle passait au pied du célèbre trophée élevé par Auguste en souvenir de ses victoires sur les peuplades alpestres ; elle desservait Monaco, Nice, Antibes. Ces villes étaient déjà les rendez-vous d’une villégiature élégante, mais à coup sûr moins fastueuse et moins bruyante que de nos jours. Les voyageurs qui ne craignaient pas le mal de mer pouvaient se faire débarquer dans un des trois grands ports de la Méditerranée gauloise : Fréjus, Marseille et Narbonne.

Mais de quelque manière qu’un Italien entrât en Narbonnaise, il était surpris et séduit par le pays. L’éclat bleu du ciel et de la mer, ces clairs paysages on le gris de l’olivier se mêle aux tons ardoisés des montagnes et à la verdure des vignes, la limpidité des horizons, lui rappelaient les beautés campaniennes du golfe de Cumes ou les grâces attiques de la baie de Salamine. En même temps, la culture soignée du sol, l’élégance des mœurs, la haute dignité des habitants, l’abondance des richesses, lui faisaient songer aux colonies historiques du vieux Latium : de toutes les régions de l’empire, il n’y en avait aucune qui ressemblât davantage à l’Italie. C’était maintenant comme un prolongement de Rome ; on disait volontiers, en parlant de la Narbonnaise, la Province par excellence : de là viendra le nom de Provence. Aujourd’hui encore il n’y a dans le monde aucun pays qui par ses ruines et ses mœurs soit un plus vivant souvenir de la domination romaine.

2. Fréjus. — De ces trois grands ports, Fréjus, Marseille et Narbonne, Fréjus était le port militaire. Il en faut toujours un sur ces rivages : nous avons Toulon ; les Romains avaient Fréjus. Le port avait été creusé artificiellement, bien à l’abri, à quelque distance du rivage : il était l’œuvre de César et d’Auguste. C’était une station stratégique de premier ordre la voie Aurélienne y quittait le rivage pour pénétrer par la vallée de l’Argens dans l’intérieur de la Provence. C’était aussi la clef de la Gaule sur la Méditerranée. Les premiers empereurs l’avaient entouré d’un système de remparts fort intelligemment combiné : on peut maintenant encore les suivre et les étudier dans les moindres détails de leur construction. Fréjus était abondamment pourvu de greniers et d'arsenaux : c'était une ville forte par excellence. Ajoutez à cela des arènes, un théâtre, et surtout un long aqueduc dont les ruines colossales et déchiquetées ressemblent étrangement aux interminables arceaux de la campagne romaine.

Au IIe siècle, dans ce temps de paix profonde, Fréjus n'avait déjà plus l'importance que lui avaient assignée ses fondateurs. La flotte qui y stationnait depuis Auguste est sur le point de quitter le port ; les remparts ne sont plus entretenus. La décadence commence pour la cité. Elle ne s'arrêtera plus. L'histoire de Fréjus est presque tout entière dans sa naissance et sa formation. Aujourd'hui, la paisible bourgade, cinq ou six fois plus petite que la colonie romaine, semble dormir dans un coin des vieux remparts déserts, au milieu des débris qui l'encombrent. Il n'y a pas en France une ruine de cité aussi complète, et qui rappelle de plus près les villes mortes d'Herculanum et de Pompéi.

3. Marseille. — Marseille était aussi, vers l’an 150, en pleine décadence. Comme au temps de Pythéas, elle occupait toujours la colline escarpée et la vaste plate-forme qui dominaient son fameux port de Lacydon et qui l’abritaient si bien contre les vents du nord. 1llais, depuis qu’elle avait été prise par César, son développement s’était arrêté. Elle n’avait plus de commerce, plus de vaisseaux, plus de domaines. Son territoire finissait à moins de 8 milles du rivage. De ses colonies, on ne lui avait laissé que Nice et les îles Stéchades, les îles d’Hyères aujourd’hui. Il ne lui restait plus que le vain nom de ville libre.

Mais les Marseillais, gens pratiques, ne s’étaient point laissé abattre. Ils avaient travaillé d’une autre manière. Ils avaient remplacé l’amour du lucre par celui des arts : l’ancienne métropole commerciale de la Gaule était devenue une ville intellectuelle et laborieuse. Ce fut pour elle une nouvelle façon de s’enrichir. Les étudiants et les professeurs y accouraient : c’était une cité d’études. On y enseignait la médecine, la rhétorique, la philosophie. On y rendait un culte à Homère ; des hommes savants en donnaient à Marseille une édition célèbre. Comme les mœurs y passaient pour fort pures, les grandes familles de Rome y envoyaient leurs enfants, plus volontiers même qu’à Athènes. C’était la véritable Université grecque de l’Occident. Je ne parle pas de ses figues et de ses olives, que les Romains estimaient fort.

4. Narbonne. — Tout le commerce de Marseille était passé à la vieille colonie romaine de Narbonne : après avoir été le rempart de la domination romaine en face du monde gaulois, elle était devenue le centre du trafic de la Méditerranée occidentale ; ses nombreux ports offraient de vastes abris aux vaisseaux marchands. Narbonne fut, au Ier siècle du moins, la plus grande ville de la province à laquelle elle donnait son nom. Elle était, avec Lyon, la ville la plus populeuse de la Gaule entière, et elle mérita de Martial l’épithète de belle entre toutes, pulcherrima. Elle n’a laissé sans doute aucune grande ruine de son temps de splendeur ; mais ses innombrables inscriptions sont encore le témoignage de l’étonnante activité de ses habitants sous le règne des premiers empereurs. Les gens de métiers y abondaient. C’était peut-être, de toutes les cités de la Gaule, celle où la plèbe était la plus forte, où il y avait le plus d’affranchis, d’ouvriers, de petites gens.

Au milieu du IIe siècle, Narbonne était moins prospère. Un incendie venait de la détruire, et le commerce d’Arles lui faisait une terrible concurrence. Il est à remarquer en effet qu’à partir du ite siècle, la richesse et la faveur vont plus volontiers, dans la Gaule Narbonnaise, aux villes éloignées du littoral. Narbonne, Marseille et Fréjus, les villes maritimes, ont fait leur temps.

Narbonne du moins se relèvera dans les derniers temps de l’empire et retrouvera son ancienne animation. Elle redeviendra Narbonne la puissante. Ausone lui fera une place parmi les villes célèbres de la Gaule ; c’était toujours alors une ville de négoce : les étrangers et les marchandises affluaient dans ses ports. Les mers de l’Espagne et de l’Orient t’enrichissent, disait le poète bordelais ; les flottes d’Afrique et de Sicile te visitent ; tes rues sont pleines d’une multitude à l’aspect bariolé. C’était sans doute le spectacle qu’elle avait déjà offert sous le haut empire.

5. De Toulouse à Nîmes. — De Narbonne on pouvait gagner Carcassonne ; Toulouse et l’Aquitaine par la vallée de l’Aude aux terres fécondes. Carcassonne possédait le titre de colonie. Toulouse avait été de bonne heure connue et fréquentée des Romains ; elle avait son Capitole et ses rhéteurs ; c’était déjà une ville fort lettrée, la cité de Pallas, avait dit Martial, et elle méritera ce surnom jusqu’aux derniers moments de l’empire : Toulouse est une des villes de la Gaule qui ont le moins changé dans leurs penchants et dans leurs traditions.

Mais l’attention du voyageur était plus facilement attirée vers l’Est. Il trouvait là une admirable plaine, qui allait s’étendant des bords de l’Aude à ceux du Rhône, plaine trop fouettée peut-être par les vents du nord, mais merveilleusement cultivée, riche en vignes et en oliviers, couverte de villages et de villes, et dominée par les colonies populeuses et gaies d’Arles et de Nîmes.

De Narbonne à Nîmes et à Arles, on suivait la voie Domitienne. On s’arrêtait peu dans la colonie de Béziers. Solidement bâtie par César et Auguste sur un vaste rocher qui dominait la vallée de l’Orb, elle occupait une excellente situation militaire. Comme Fréjus, dont elle était contemporaine, elle avait été une forteresse de premier ordre ; mais, comme Fréjus encore, elle se trouvait un peu oubliée et démodée dans cette époque pacifique des Antonins.

Ce temps était en revanche celui de la splendeur de la colonie nîmoise.

6. Nîmes. — Nîmes avait la gloire d’avoir donné le jour à la famille de l’empereur régnant, Antonin. Comme Rome, elle était la ville aux sept collines. Aujourd’hui encore il n’y a pas au monde, Rome exceptée, une ville aussi romaine. Nulle cité de la Narbonnaise n’avait des monuments d’une perfection aussi surprenante, d’une grâce aussi captivante. C’était, partout, l’art de la Grèce joint à la solidité latine. La Maison Carrée, temple dédié aux Princes de la Jeunesse, fils adoptifs d’Auguste, était, par sa délicatesse, la merveille de l’architecture gréco-romaine. Hadrien y éleva, en l’honneur de Plotine, une basilique qui passait, à Rome même, pour le chef-d’œuvre de l’art. Au n’ siècle, on achevait les arènes plus heureuses que la basilique de Plotine, elles sont maintenant fièrement debout et, comme autrefois, toujours vivantes et bruyantes aux jours de fête : ces jours-là quelque chose de la vie romaine renaît dans le vieil amphithéâtre. Nîmes a gardé ses anciens thermes, son château d'eau, sa fontaine aussi populaire et aussi bienfaisante qu'au temps où elle était protégée par le dieu Nemausus : près de la source s'élève le temple de Diane, qui est peut-être le sanctuaire même du dieu de la Fontaine ; sur la colline d'où elle s'échappe, se dresse la mystérieuse Tourmagne, sans doute le gigantesque mausolée de quelque riche Nîmois. Et que de ruines de moins grande allure nous rencontrons à chaque pas ! Il n'est point de fouille qui ne ramène au sol d'admirables débris, tombeaux, sculptures et mosaïques.

Comme toutes les villes du monde ancien, Nîmes était admirablement pourvue d’eau. Elle qui se mourait de soif il y a quelques années à peine, devait être, à l’époque romaine, la ville la mieux arrosée, la plus fraîche, de la Gaule du Midi. Elle avait d’abord sa Fontaine, plus abondante et plus pure qu’elle n’est de nos jours. Puis, un large aqueduc lui amenait les eaux des sources de l’Eure et de l’Airan près d’Uzès. Cet aqueduc, nous pouvons le suivre aujourd’hui sur presque tout son parcours ; il nous intéressera plus que celui de Fréjus. Ce dernier est un peu monotone avec ses arcades toujours les mêmes. L’aqueduc nîmois nous offre des surprises incessantes, et surtout une œuvre d’art incomparable, le Pont du Gard. On nomme ainsi la partie de l’aqueduc qui traverse la vallée du Gardon ; ce sont trois étages d’arcades lancés au-dessus de la rivière, et venant s’appuyer des deux côtés à de hautes collines ; le troisième étage porte la cuvette de l’aqueduc, assez haute, assez intacte pour permettre aux promeneurs d’y circuler librement. Il n’y a pas dans le monde romain un monument dont la vue surprenne et trouble au même degré : on l’aperçoit brusquement, au détour de la route, élégant et majestueux, encadré par le ciel, encadrant de ses arceaux le gracieux paysage du torrent et des collines.

Nîmes était déjà au IIe siècle peuplée de travailleurs, industriels, artisans, négociants. Mais ce qui paraît lui avoir donné sa physionomie propre, c’est qu’elle était une ville d’une rare dévotion. Elle avait un culte passionné pour sa Fontaine, le deus Nemausus, culte qu’elle n’a pas tout à fait perdu. De toutes les colonies de la Narbonnaise, c’est Nîmes qui conservait le plus les traditions superstitieuses des anciens Gaulois. Elle y joignait les souvenirs de l’Égypte, patrie de quelques-uns de ses ancêtres. Elle adorait avec ferveur Isis. C’était une ville religieuse et artistique, et elle l’est restée jusqu’à nos jours.

7. Arles. — A quelques milles de là, de l’autre côté du Rhône, s’élevait la glorieuse colonie d’Arles. Elle était la rivale en influence de la ville d’Antonin ; et, de nos jours, il n’y a chez nous que les ruines d’Arles qui peuvent se comparer à celles de Nîmes. Ses arènes ont la même majesté que les arènes nîmoises, mais elles sont leurs aînées d’un siècle ; elle a son théâtre, si curieux à étudier, et qui a fourni à son musée de si jolies choses ; les remparts de César n’ont pas encore tout entiers disparus, et le sol de la vieille colonie est fécond en débris précieux.

Mais elle n’offre pas de ces élégantes constructions qui font le charme de la cité nîmoise. C’est qu’Arles était peut-être avant tout une ville de commerce. Depuis le commencement du IIe siècle, elle éclipsait de sa concurrence l’antique Narbonne. C’était, au temps des Antonins, le véritable entrepôt de tout le Midi. Elle possédait d’importants chantiers de constructions. Ses bateliers formaient cinq grandes corporations et sillonnaient de leurs barques la Durance et le Rhône. Il y avait à Arles nue aristocratie de négociants, fortement syndiqués, qui concentraient entre leurs mains, par nu habile monopole, les transports et les transits dans la florissante région de la Gaule rhodanienne. C’était une ville d’armateurs. Comme toutes les villes de grand commerce, ses habitants étaient fort adonnés an luxe et au plaisir. Ce qui reste d’Arles, les arènes et le théâtre, caractérise bien sa vie d’autrefois. Elle avait des gladiateurs, des comédiens, des factions même, tout comme la capitale de l’empire romain.

Le IIe siècle n’est d’ailleurs pour Arles que le commencement d’une prospérité qui ne fera que grandir. Arles a eu, seule en Gaule, ce rare bonheur de croître et de s’enrichir sans cesse : il n’y a eu dans sa vie ni de ces temps d’arrêt ou de recul, que nous constatons à Trèves, Bordeaux et Narbonne, ni de ces subits effondrements comme à Fréjus, Nîmes ou Lyon. Elle a été, ou peut le dire, dans la Gaule romaine, la ville heureuse par excellence. Au IVe siècle, elle deviendra la cité la plus riche et la plus commerçante de l'Occident : Les richesses du monde y affluent, disait un écrivain contemporain, et les empereurs eux-mêmes en parlaient avec admiration. Ils l'affectionnaient et y séjournaient aussi volontiers qu'à Trèves. Ausone l'appellera la Rome des Gaules. Constantin en fera son séjour préféré, lui donnera son nom, y construira un palais. Dans l'an 300, Arles est la capitale du Midi ; c'est là que se réuniront les délégués de toutes les provinces d'entre Loire et Pyrénées. Viennent les derniers jours de l'empire en Gaule : sa gloire grandit encore. L'empereur Honorius lui décernera le titre de mère de toutes les Gaules, mater omnium Galliarum. Elle est le centre de la résistance aux barbares, la forteresse avancée de l’Italie, et les derniers empereurs romains mériteront le titre que la tradition provençale leur a donné de rois d’Arles.

8. Le pays arlésien. — Arles avait encore ceci de particulier parmi les villes du Midi : de toutes, elle avait le territoire le plus étendu et le plus riche. Elle possédait les deux tiers de la Provence actuelle ; ses domaines n’étaient limités que par le Rhône, la Durance, la mer, et allaient rejoindre, dans les monts des Maures, ceux de Fréjus ; ils enserraient de tous côtés les petites enclaves formées par les territoires d’Aix et de Marseille. Tout ce vaste pays, d’ailleurs, n’était autre que l’ancien domaine de Marseille : Jules César l’avait donné à Arles, sa colonie préférée. Aix, ville paisible et sage, résidence de grandes familles bourgeoises, n’était en réalité que la cliente de sa puissante voisine.

Dans tout ce pays s’étendaient les villas de l’aristocratie arlésienne : çà et là on remarquait des groupes assez importants de petites propriétés, car la propriété était des lors plus morcelée dans le Midi que dans le reste de la Gaule. De loin en loin s’élevaient de grosses bourgades, dont de riches patrons arlésiens faisaient la gloire et la splendeur, où ils aimaient à vivre et à bâtir. N’y avait-il pas une villa romaine aux Saintes-Maries ? ce qui donne un singulier démenti à ceux qui prétendent que cette rive de la Camargue a été tout récemment formée par les alluvions du Rhône.

En dehors du pays d’Arles, on ne trouverait certainement pas en Gaule une région qui fournisse en plus grand nombre et dans des endroits plus déserts d’aussi beaux vestiges du passé. Près de Saint-Chamas, le ruisseau de la Touloubre passe encore sous un pont du temps d’Auguste, orné à ses deux extrémités d’arches monumentales. A Vernègues, dans un pays perdu, on admire encore un temple, la Maison Basse, qui devait être aussi parfait de formes que les temples de Nîmes et de Vienne. Enfin à Saint-Remy s’élèvent côte à côte, sur le même plateau, un arc triomphal et le colossal mausolée des Jules. Ce dernier est le monument le mieux conservé qui reste de l’empire romain : ses bas-reliefs, ses statues, son inscription, tout est encore intact, et le mausolée se dresse sur les dernières pentes des Alpines, à l’entrée de la route qui les traverse, aussi solide que les rochers qui le dominent.

Chose à noter : tous ces monuments du territoire d’Arles remontent aux premières années de l’empire ; ce qui montre avec quelle énergie et quel succès les riches colons arlésiens se sont mis dès la première heure à travailler et à s’enrichir.

9. Les colonies de Vaucluse. — Remontons la vallée du Rhône, dont Arles est la vraie reine. Les villes y sont moins grandes et moins célèbres, mais plus nombreuses que sur les rivages de la Méditerranée ; et le pays, avec ses oliviers, ses vignes, ses prairies, ses vergers et ses admirables jardins maraîchers, est la région la mieux cultivée de tout le Midi.

Voici, au delà de la Durance, les cinq cités agricoles d’Avignon, Apt, Carpentras, Cavaillon, Orange, les unes adossées aux pentes du Ventoux et du Lubéron, les autres mollement étendues dans la plaine des bords du Rhône. Toutes ont conservé quelque chose de leur passé romain, qui fut si brillant au début du le, siècle. Il est intéressant de remarquer que ces ruines ont toutes le même caractère : ce sont surtout des ruines d’arcs de triomphe. Le moins bien conservé est celui d’Avignon, dont il ne reste que des morceaux démembrés, mais fort beaux. Celui d’Orange, qui perpétue le souvenir de la défaite de Sacrovir sous Tibère, est le plus intact et d'ailleurs le plus remarquable, et nous laisse deviner qu'au Ier siècle la ville exerçait une sorte de suprématie sur cette région d'entre Durance et Rhône. Après Arles, Orange était en effet la plus vieille et la plus célèbre des colonies rhodaniennes. Contemporaine de Béziers et de Fréjus, elle datait de Jules César, et peut-être, dans la pensée du dictateur, devait-elle être la clef de la défense et la métropole du moyen Rhône. Comme Béziers et comme Fréjus encore, elle était en pleine décadence à l'époque des Antonins. Mais elle est demeurée fière de son théâtre, le monument le plus parfait et le plus grandiose en ce genre qu'ait nulle part laissé la domination romaine ; on peut encore y donner des représentations et s’y procurer, comme dans les arènes d’Arles et de Nîmes, l’illusion d’une vraie fête latine.

10. Chez les Voconces. — Au nord d’Orange, la vallée du Rhône était plus déserte. Les grandes villes s’éloignaient du fleuve : elles s’étaient retirées dans les vallées plus calmes et plus abritées de l’Ouvèze et de la Drôme. Dans cette région montagneuse, fraîche et pittoresque, la nation celtique des Voconces présentait ses trois villes de Luc, de Die et de Vaison. C’étaient des villes moins romaines que les autres cités de la Gaule Narbonnaise. Les Gaulois, hommes et dieux, y régnaient à peu près en maîtres : ils occupaient les montagnes, laissant la plaine et les bords du grand fleuve aux Romains. Seule avec la cité de Marseille, la nation des Voconces était libre : c’était un îlot de traditions celtiques, comme Marseille était une enclave grecque, au milieu de colonies romaines et latines.

Mais la civilisation romaine n’en avait pas moins pénétré dans les moindres replis des Alpes du Dauphiné : les bords de l’Ouvèze, de l’Aygues et de la Drôme étaient couverts de villages et de villas on se montraient les élégances d’un luxe tout arlésien. Les Voconces aimaient, autant que les Romains des colonies voisines, les choses et les arts de l’Italie. Le sol de Vaison est d’une étonnante richesse en ruines précieuses : on y marche presque à chaque pas sur des débris romains, et c’est sur le territoire de cette ville qu’on a trouvé quelques-unes des statues les plus parfaites de la Gaule romaine. Et qui sait les surprises que des fouilles habiles pourraient nous réserver dans le pays des Voconces ?

11. Vienne et les abords de Lyon. — Revenons sur les bords du Rhône ; car, au delà de l’embouchure de la Drôme, les grosses bourgades vont réapparaître : Valence, qui a le litre de colonie, Tain, Tournon, Vienne enfin.

Nous sommes dans le pays des Allobroges. La colonie de Vienne en est le chef-lieu. Elle commande à un immense territoire, qui va des Cévennes au lac Léman ; d'elle dépendent un grand nombre de villes importantes, groupées le long du Rhône et de l'Isère. Deux d'entre elles, Grenoble et Genève, sont si importantes qu’elles mériteront, au IIIe siècle, d’être détachées de Vienne et de former des municipes indépendants.

Par l’étendue de son territoire, Vienne ressemble un peu à Arles. Mais, à presque tous les points de vue, c’est à Nîmes qu’on peut la comparer surtout. Elle a sa Maison Carrée, le temple de Livie et d’Auguste, moins bien conservé, mais aussi gracieux peut-être que le temple des Princes de la Jeunesse. Elle a des restes de son forum ; d’autres ruines, de date plus récente, nous montrent qu’à la différence de Nîmes, Vienne aura au IVe siècle un regain de faveur et de vie. Il est possible que, comme Nîmes, elle ait été une ville de dévotion : les dieux celtiques, les vieilles sources gauloises surtout, paraissent avoir été chers aux Allobroges. Mais, en tout cas, Vienne fut une cité fort intelligente, fort éveillée : les Allobroges étaient vraiment des Celtes. La vie y était facile, riche, fort élégante, plus peut-être que dans n’importe quelle cité de la Gaule. C’était, je suppose, une ville à la mode, une cité d’aristocrates et d’oisifs, adonnée au luxe et au plaisir. Pantomimes, comédiens, gladiateurs, musiciens, artistes de cirque, tout ce monde-là s’y rencontrait.

Au nord de Vienne, une promenade sur le Rhône devait offrir, au IIe siècle, un plaisant spectacle. Il roulait ses claires eaux verdâtres entre deux rangées de collines finement découpées : sur les coteaux étincelaient les marbres de riches villas, comme des éclairs au milieu de vertes cultures ou des teintes sombres des bois. Des barques sillonnaient constamment le fleuve : ici des bateaux de plaisance, dont la tente de pourpre abritait un puissant fonctionnaire des Gaules ou un riche armateur de Lyon ; plus loin, de lourdes barques chargées de blé, de vin ou de bois de construction : c’était un mouvement incessant. On approchait de Lyon, la capitale des Gaules.