1. La vie conjugale. — Ce qu’il est le plus malaisé de connaître chez les anciens Gaulois, c’est le détail de leur vie intime, leur existence familiale, leurs mœurs privées. Nous n’avons jour sur leur intérieur que par quelques poésies du bas-empire et les inscriptions funéraires. Or les unes et les autres sont suspectes d’exagération : il n’y a rien de menteur comme une poésie de famille, si ce n’est une épitaphe. Toutefois, si mensongères que soient les épitaphes, elles nous apprennent au moins quelles sont les qualités que l’on estimait le plus. Dans la vie conjugale, le plus bel éloge que méritaient les époux était la fidélité dans l’affection. Même sur les inscriptions, on a su trouver des expressions simples et touchantes. Celle-ci a été une épouse très aimante, pudique, un bien précieux entre tous, amantissima, pudica, omnium rerum pretiosissima. Les inscriptions de Lyon ont a cet égard nu charme tout particulier : l’amour conjugal s’y montre sous la forme d’une douce et aimable poésie. Elle a vécu sans tache, est-il dit d’une jeune lemme de vingt-quatre ans, pure de cœur, heureuse encore de mourir la première. Une femme loue son mari d’avoir été son nourricier par son travail, son père par son amour pieux, son patron par ses bienfaits. Pour n’être pas mélancolique, cet éloge a bien son prix : Toi, lecteur de ces lignes, va aux bains d’Apollon, ainsi que souvent je l’ai fait avec ma femme, et voudrais bien le faire encore. Voici une agréable épitaphe : Aux dieux mânes et à la mémoire de Septicia Gemina, femme très vertueuse et qui n’a connu que son mari, sanctissimæ, uniusque maritæ : Lucius Modius Aunianus à son épouse très chère et bien aimante qui a vécu en mariage avec lui pendant trente ans. Et l’épitaphe est accompagnée de ces paroles, que la morte est censée adresser à son mari du fond de la tombe : Ami, amuse-toi, réjouis-toi, puis viens : amice, lude, jocare, veni. On peut rapprocher de ces épitaphes la poésie qu’Ausone adresse à sa femme, poésie qui respire la mérule gaîté conjugale : Ma femme lisait dans mes vers les noms des Laïs et des Glycères, noms fort entachés de légèreté ; elle m’a dit que je m’amusais et que je me divertissais à des amours imaginaires, tant elle a de confiance dans ma vertu. 2. La femme. — C’est un lieu commun de plaindre le triste sort que l’antiquité faisait à la femme. Le Droit la traitait sans doute comme une personne toujours en tutelle ; mais, en fait, elle apparaît, surtout en Gaule, comme l’égale de son mari et la maîtresse respectée de la maison : matrona honestissima, disent les épitaphes ; proba, fidelis, et surtout pudica, voilà les éloges qu’elles accordent aux femmes. Qui donc a dit que la femme antique ignorait la pudeur ? Jamais vertu féminine n’a été au contraire en ce temps-là plus gardée et plus estimée. D’ailleurs il n’est peut-être pas de nation, dans l’antiquité, où la femme ait reçu plus d’égards que chez les Gaulois. Jules César rapporte que la communauté des biens était admise entre époux. Autant le mari recevait de sa femme, à titre de dot, autant il déposait de son propre avoir : le tout appartenait au survivant. La femme faisait elle-même l’éducation de ses enfants jusqu’au moment on ils étaient en âge de porter les armes. Dans certains États, les femmes prenaient part aux délibérations publiques, ce qui devait paraître une chose inouïe aux Grecs et aux Romains ; on dit même qu’Annibal, traversant le sud de la Gaule, dut soumettre ses contestations avec les indigènes à un tribunal de femmes. La domination romaine renferma davantage dans sa famille la femme gauloise ; mais elle tint toujours la première place dans sa maison par sa fidélité, sa grâce et sa beauté. Les Grecs et les Latins ont également vanté la grâce et la beauté des femmes gauloises, célèbres par l’élégance de leur taille et la blancheur de leur teint. Quant à la fidélité conjugale, n’est-ce pas une femme de la Gaule romaine qui en a donné le modèle au monde antique ? On tonnait la touchante histoire d’Éponine, virant neuf années dans un souterrain avec son mari proscrit. Seule, dit Plutarque, comme la lionne au fond de sa tanière, elle supporta les douleurs de l’enfantement et nourrit ses deux lionceaux. Découverte par les agents du prince, conduite devant l’empereur Vespasien, elle lui montra ses enfants : Je les ai conçus et allaités dans les tombeaux afin que plus de suppliants vinssent embrasser tes genoux. Elle demanda là grâce de mourir avec son mari, pour que leurs deux destinées, si longtemps communes, ne fussent point séparées au moment suprême. Tout près de l’héroïne, il faut placer la simple femme de ménage, paisible, active, accomplissant gaiement sa tâche de chaque jour. C’est Ausone qui nous en fait souvent le portrait : Toutes les vertus de l’épouse digne et pudique, tu les a eues, dit-il à sa mère : la foi conjugale, le soin d’élever tes enfants, les mains actives à travailler la laine, le culte de la chasteté, une gravité mêlée d’enjouement, un sérieux adouci par le sourire. Celle-là, dit-il d’une de ses parentes, n’eut qu’un défaut : Elle ne sut point pardonner les fautes : elle faisait plier tout le monde à la réglé, elle-même comme les siens. Mais d’ordinaire on aimait chez les femmes gauloises une vertu plus souriante ; enjouée, pudique et sérieuse, lœta, pudica, gravis, voilà le plus bel éloge qu’on lui décernait et qu’elle a su mériter. 3. La piété familiale. — Les liens qui unissaient entre eux les différents membres de la famille étaient beaucoup plus forts que de nos jours. On avait une expression pour caractériser l’affection des parents entre eux, c’était la piété, pietas : pius, pius in suos, pieux envers les siens, ces deux expressions reviennent constamment sur les épitaphes gallo-romaines. Pietas, c’est un amour fait plus encore de religion que de tendresse : nous sommes, du moins en Gaule, dans un temps où la religion familiale a encore toute sa vigueur et tout son charme primitifs, qu’elle a déjà perdus chez les peuples plus vieillis de Grèce et d’Italie. Les touchantes paroles de Cicéron en songeant au foyer paternel sont demeurées longtemps vraies chez les Gaulois : Ici est ma religion, ici est ma race, ici les traces de mes pères ; je ne sais quel charme je trouve ici qui pénètre mon cœur et mes sens. Cette piété s’étendait aux morts comme aux vivants. On cornait les traditions du culte familial dans le monde d’autrefois. Fustel de Coulanges les a rappelées dans la Cité antique : Hors de la maison, tout prés, dans le champ voisin, il y a un tombeau. C’est la seconde demeure de la famille. Là reposent en commun plusieurs générations d’ancêtres ; la mort ne les a pas séparés. Ils restent groupés dans cette seconde existence, et continuent à former une famille indissoluble. Entre la partie vivante et la partie morte de la famille, il n’y a que cette distance de quelques pas qui sépare la maison du tombeau. Le culte des morts a été aussi intense et plus durable dans la Gaule romaine que dans les cités du monde classique : les inscriptions funéraires suffisent à le montrer ; elles sont comme les perpétuels échos des croyances et les meilleurs exemples des règles si admirablement exposées dans la Cité antique. C’est ce livre à la main qu’il faudrait commenter les recueils des inscriptions gallo-romaines. Le premier devoir à rendre au parent défunt est de lui élever un tombeau. Le désir de la sépulture est la grande préoccupation morale du Gaulois. Beaucoup se sont fait construire leur tombe de leur vivant, vivus sibi, et cette tombe est destinée souvent à réunir les époux et leur descendance, vivus sibi et conjugi liberisque et posteris eorum. Un habitant de la Narbonnaise, sans doute un peu misanthrope, déclare qu’il s’est de son vivant bâti une demeure éternelle, pour n’avoir pas à prier son héritier de le faire, domum æternam vivus sibi curavit, ne heredem rogaret. Il était défendu de vendre le sol sur lequel reposait le corps de l’ancêtre. Aussi bien des épitaphes rappellent-elles cette vieille prescription du droit familial : Je t’en prie, lit-on sur un tombeau, par les dieux du ciel et par les dieux d’en bas, par la fidélité que tu me dois, veille à ce que ce lieu soit toujours sûr et toujours bien protégé. Le tombeau était un lieu sacré : diis manibus sacrum ; il appartenait au défaut, comme le temple appartenait au dieu. 4. L’humanité. — Le culte de la famille, qui avait été le lien des sociétés antiques, apparaît ainsi nettement à chaque ligne de nos épitaphes gallo-romaines. Ce que l’on y voit moins, c’est l’amour du prochain, c’est cette humanité ou celle charité dont la philosophie et le christianisme devaient faire la grande vertu de l’homme. Nous la trouverons inscrite sur les tombes chrétiennes ; amatus ab omnibus, amans pauperum, voilà des épitaphes de fidèles de l’Évangile : l’amour pour les pauvres, la piété envers tout le monde, voilà l’éloge qui va remplacer sur les marbres chrétiens cette piété envers les siens qui est le mérite consacré de la vertu païenne. Il ne serait pas impossible de trouver, sur quelques inscriptions de Lyon, les premiers vestiges de ce culte de la charité. Celle-là a vécu sans nuire à personne, sine ullius animi læsione ; celui-ci a été un homme très probe, probissimus. Toutefois, il n’est pas bien sûr que ces éloges ne correspondent pas à certaines conceptions de la vertu familiale ou du devoir politique. Mais au Ive siècle la charité se montre enfin à nous, avec toute sa pureté, même dans la société païenne de la Gaule ; Ausone fait de son père, qui était médecin, cet éloge qu’admettraient les épitaphes chrétiennes : A ceux qui lui demandaient le secours de son art, il l’accorda sans le vendre ; et aux services rendus, il ajouta toujours l’amour pour le prochain, officium cum pietate fuit. Cette fois, la piété s’étend au delà du cercle restreint de la famille. 5. L’amitié. — La seule affection en dehors de la famille dont les inscriptions fassent souvent mention est l’amitié. On sait la grande place que les anciens ont faite à ce sentiment, même à côté de la piété familiale, et les beaux écrits que l’éloge de l’amitié a inspirés à Platon et à Cicéron. C’était un sentiment naturel à la société antique, et qui prenait rang entre le culte des parents et celui de la cité. Il ne ressemblait pas tout à fait à ce que nous appelons aujourd’hui de ce nom ; comme le patriotisme, comme l’amour de la famille, l’amitié était un lien religieux autant qu’humain. Elle comportait l’affection, la bienveillance, mais aussi une sorte de communauté dans les choses divines, omnium divinarum humanarumque rerum consensio, dit Cicéron. Aussi le titre d’ami n’a jamais rien de banal dans les inscriptions romaines : c’est un titre qui engage et qui oblige, comme celui de parens ou comme celui de civis. Les épitaphes de la Gaule nous montrent que l’amitié a été aussi cultivée dans notre pays et qu’elle a eu le même caractère qu’à Rome et que dans l’ancienne Grèce. Beaucoup de tombes ont été élevées à des amis incomparables par d’inconsolables amis : amicus, amica, c’est ce qui revient le plus souvent après conjux, pater ou filius. Une épithète chère aux amis était celle de dulcis : Hic conviva fuit dulcis, ce fut un doux convive, dit une épitaphe rédigée par des amis. Dulcis, c’est la principale qualité que Cicéron demande à l’ami ; c’est l’éloge essentiel que nos inscriptions lui accordent : être doux, c’était être à la fois agréable et bon. On était doux pour son ami comme on était pieux envers les siens. 6. Les esclaves. — Ou voudrait savoir quel a été le sort des esclaves dans la famille gauloise. La législation était terriblement dure pour eux, puisqu’elle les mettait à la discrétion du maître. Il est possible que la loi ait été parfois appliquée en Gaule dans toute sa rigueur : il y aura fréquemment dans le pays, au temps des invasions, des révoltes d’esclaves, et l’on verra un professeur de Bordeaux mis à mort par ses serviteurs. Mais il est certain aussi que le droit a été corrigé par les mœurs, et que les rapports entre maîtres et esclaves ont été souvent courtois et humains. Les inscriptions nous montrent très fréquemment des tombes élevées par un esclave à son maître, par un maître à son esclave. Le maître était dit excellent, optimus, par ses serviteurs, et il leur décernait les mêmes épithètes de doux et de pieux qu’il accordait aux membres de sa famille : l’épigraphie gallo-romaine nous rappelle ainsi la place que l’esclave occupait encore dans la famille. C’était une esclave que Blandine, la célèbre martyre de Lyon ; elle souffrit à côté d’hommes libres, et son mérite ne fut pas moins touchant : il est vrai qu’elle était chrétienne. Mais des inscriptions païennes, en Gaule même, montrent assez souvent des esclaves associés à des hommes libres dans des confréries religieuses. Bien des esclaves, affranchis par leurs maîtres, ont été faits leurs héritiers et prennent ce titre sur la dédicace des monuments qu’ils dressent à leurs patrons et bienfaiteurs. Enfin il n’est pas très rare de voir un maître épouser son esclave après l’avoir affranchie, et lui donner le titre d’épouse sur la tombe qu’il lui élève : libertæ et conjugi pientissimæ. 7. Valeur morale de la société gallo-romaine. — Nous ne conclurons pas de tout cela à la perfection morale de nos ancêtres. Mais au moins pouvons-nous dire que, autant que nous les connaissons, ils ne furent ni meilleurs ni pires que nous ne le sommes : il y avait dans la société de la Gaule romaine le même degré de vertu et de vice que dans la nôtre. Il faut citer tout au long à ce propos les éloquentes paroles avec lesquelles Fustel de Coulanges caractérise la société gauloise à la fin de l’empire : Essayons de nous représenter ici l’homme riche tout occupé de ses vers et de ses harangues, là le professeur de philosophie attirant la foule pour lui démontrer la spiritualité de l’âme, ailleurs le prêtre chrétien enseignant les dogmes de la religion et les lois de la morale ; ayons en même temps sous les yeux ces villes couvertes de monuments, ces temples et ces basiliques que chaque génération construit, ces villas somptueuses que décrit Sidoine Apollinaire, ces moissons dont Salvien lui-même vante la richesse ; calculons ensuite ce que tout cela suppose de labeur quotidien, et demandons-nous si tout ce travail de l’esprit, de l’âme ou des bras serait compatible avec une absolue dépravation des mœurs.... On ne saurait exiger de l’histoire un jugement formel sur la valeur morale des différents peuples. Au moins y a-t-il grande apparence qu’à l’époque dont nous parlons, la société de l’empire romain, si imparfaite qu’elle fût, était encore ce qu’il y avait de plus régulier, de plus intelligent, de plus noble dans le genre humain. |