GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XVIII. — LES COMMENCEMENTS DU CHRISTIANISME EN GAULE.

 

 

1. Caractère primitif du christianisme. — Une autre religion orientale, celle du Christ, devait donner à la Gaule l’unité de croyances, et achever l’œuvre commencée par le Mercure gaulois, le Jupiter du Capitole et la Mère asiatique. Mais de profondes différences séparaient le christianisme des cultes rivaux, différences qui firent longtemps sa faiblesse et qui devaient cependant amener, tôt ou tard, son triomphe.

Les autres divinités orientales étaient, comme les grands dieux romains, des divinités aristocratiques : le culte qu’on leur rendait était surtout officiel ; les prêtres étaient opulents, les cérémonies imposantes ; il y avait une hiérarchie savante entre les initiés. Les pratiques étaient compliquées, elles offraient trop de symboles abstraits, et demandaient plus de réflexion encore que de dévotion. C’étaient des cultes d’hommes riches, d’intelligences raffinées ou de cœurs subtils. Au contraire, la religion du Dieu unique, Père des hommes et régnant dans les cieux, avait été fondée par le fils d’un charpentier : il l’avait enseignée d’abord à de pauvres gens ; il avait prêché le mépris des richesses et prédit le triomphe des humbles et des ignorants ; il était mort, sur la croix, de la mort ignominieuse des esclaves. Plus tard, la religion qu’il avait annoncée s’était développée presque uniquement dans la plèbe des villes : les premières églises chrétiennes avaient ressemblé à ces collèges de petites gens, collegia tenuiorum, si odieux à l’État romain. Dans ces réunions, il n’y avait ni prêtre ni maître ; c’étaient des fraternités toutes démocratiques. Des groupes peu nombreux d’humbles et pieuses gens, menant entre eux une vie pure et attendant ensemble le grand jour qui sera leur triomphe et inaugurera sur la terre le règne des saints, voilà, dit M. Renan, le christianisme naissant.

Seule de toutes les religions de l’empire, celle du Dieu le Père, révélée par le Christ, avait été dès son origine même une religion d’opposition. Le Christ avait été exécuté avec l’assentiment de l’intendant du prince ; les Juifs, ses compatriotes, étaient en lutte ouverte avec l’autorité impériale ; les petites gens dont il provoquait l’enthousiasme étaient terriblement suspects à l’empire. Le chrétien avait beau rendre à César ce qui appartenait à César, il vivait à l’écart de l’État : sa patrie n’était ni la cité romaine, ni la cité humaine, c’était la cité de Dieu, l’Église ; le devoir de citoyen était à ses yeux secondaire.

Enfin le christianisme, à la différence des autres cultes, exigeait pour le Père une foi exclusive ; il n’admettait pas de partage avec les autres divinités, de conciliation avec les autres croyances. Un Gaulois pouvait prier le même jour, sans scrupule, le Jupiter du Capitole, son Bélénus national, le Numen d’Auguste et la Mère des dieux : aucune de ces divinités n’était jalouse ; leurs figures prenaient place, l’une à côté de l’autre, sur les mêmes bas-reliefs ; les prêtres de Mercure sacrifiaient de bonne grâce sur les autels d’un dieu voisin. Le Dieu des chrétiens, comme celui des Juifs, était essentiellement jaloux. Le chrétien ne devait tenir pour vrai que son Dieu. Les autres étaient des démons ou les noms de vaines idoles : leur brûler de l’encens était un crime. Même, ce qui était plus grave, le chrétien ne pouvait adorer la divinité impériale. Auguste n’était pour lui qu’un homme ; il devait lui obéir ; il pouvait le respecter : il ne devait pas le prier. Or le culte de l’empereur était alors un devoir de citoyen, au même titre que le payement de l’impôt et que le service militaire. Le chrétien se trompait encore étrangement, en prétendant donner à César ce qui était à César : il lui refusait la qualité divine à laquelle le prince avait droit aussi bien qu’à l’imperium et qu’à la puissance tribunitienne.

Le christianisme ne fit jamais une guerre directe à l’empire : il croyait vivre en dehors de lui. Il n’en représentait pas moins les tendances les plus hostiles au régime impérial : il glorifiait les petites gens, il pratiquait l’indifférence politique, et il prêchait le Dieu unique et exclusif.

2. Premières conversions en Gaule. — Le christianisme parut assez tard dans les Gaules. Il y eut peut-être, dès le temps de Domitien, une petite église chrétienne dans la ville grecque de Marseille : c’est là qu’on a trouvé la plus ancienne épitaphe chrétienne de, la Gaule et peut-être de tout l’empire ; c’est sur le territoire d’une cité voisine, d’Arles, que se rencontre le plus ancien tombeau laissé par le christianisme. Il semble bien que c’est dans cette région que la foi prit naissance en Gaule : Marseille n’était-elle pas le port naturel où le christianisme devait débarquer en venant d’Asie ?

Toutefois, la première grande église de notre pays fut celle de Lyon. A Lyon, d’ailleurs, comme à Marseille, le christianisme est d’origine grecque et asiatique. C’est en Orient qu’il était né : ce sont des colonies d’Orientaux qui l’ont apporté et recueilli.

Il y avait, en effet, dans la métropole des Gaules, une fort nombreuse colonie d’Asiatiques et de Syriens, industriels et négociants : c’est parmi eux que le christianisme se développa, propagé par deux prêtres de Smyrne, Pothin et Irénée. De Lyon, il gagna les deux grandes villes voisines, Vienne et Autun. Il y eut surtout, dans ces églises primitives, des plébéiens, des esclaves et des Orientaux : le seul personnage important y était. Attale, de Pergame, riche citoyen romain. Pothin en fut le premier évêque. Il est douteux que ces confréries de chrétiens fussent bien nombreuses ; mais elles étaient assez remuantes et d’une piété fort grande. D’origine grecque, l’église gauloise était devenue bien lyonnaise par l’exubérance de ses rêves, le mysticisme de ses croyances et le zèle de sa foi. Elle se laissa même séduire par l’hérésie des gnostiques, dont elle aima les bizarres prédications et le piétisme passionné.

C’est aussi l’église de Lyon qui allait fournir au christianisme gaulois ses premiers et plus célèbres martyrs.

3. Premières persécutions. — De toutes les religions de l’empire, le christianisme fut la seule que l’État persécuta ; car nulle ne s’appuyait au même degré sur tous les principes contraires à la société romaine. Il fut aisé au gouvernement de trouver des lois pour la combattre : contre les églises ou confréries chrétiennes, il eut la loi sur les collèges de petites gens ; contre leur dieu, il eut la loi qui interdisait l’importation de divinités étrangères ; contre leur attitude politique, il eut la loi de majesté, qui obligeait tout citoyen à vénérer le prince, représentant la majesté du peuple romain. Le christianisme tombait sous le coup de toutes ces lois. Être chrétien suffisait donc pour constituer un crime contre le droit romain ; cela signifiait être le contempteur de la divinité impériale, le membre d’une société illicite, un étranger à la cité romaine, un ennemi de tous les dieux, même un ennemi du genre humain ; car les Romains identifiaient volontiers leur empire avec le monde et leur société avec le genre humain, et, d’ailleurs, le Christ n’avait-il pas dit de ses disciples : Ils ne sont pas du monde, comme moi je ne suis pas du monde ? Le titre seul de chrétien suffisait donc pour entraîner la condamnation la plus sévère : il n’y eut pas, il n’était pas nécessaire qu’il y eût contre eux de loi spéciale.

Ce fut à Lyon, en l’an 177, sous le règne de Marc-Aurèle, qu’eut lieu la plus sérieuse des persécutions contre les chrétiens de la Gaule. On arrêta les membres les plus connus de l’église et on les exécuta. L’affaire ne fit pas grand bruit à Lyon : ce n’était aux yeux du peuple, a dit avec raison M. Allmer, que la punition de quelques coupables de bas étage, un acte de police locale. Mais les fidèles survivants écrivirent à leurs frères d’Asie une longue et émouvante lettre, où ils racontèrent le détail de leurs misères. C’est dans cette lettre que se trouve le récit de la glorieuse mort de l’esclave Blandine. Ses compagnons de captivité avaient craint, à cause de la faiblesse de son corps, qu’elle n’eût pas même la force de confesser. Mais elle mit à bout tous ceux qui, l’un après l’autre, lui firent subir toutes sortes de tourments, depuis le matin jusqu’au soir ; ils s’avouaient vaincus, ne sachant plus que lui faire et admirant qu’elle respirât encore avant tout le corps ouvert et disloqué. Pour elle, la confession du nom chrétien renouvelait ses forces : son rafraîchissement et son repos étaient de dire : Je suis chrétienne ! Après le fouet, les bêtes, la chaise ardente, elle est enfermée dans un filet et livrée aux attaques d’un taureau furieux, qui la secoue longtemps ; enfin elle est égorgée, et les païens eux-mêmes déclarent qu’ils n’ont jamais vu une femme tant souffrir.

Toutefois, sous la direction d’Irénée, l’église grecque de Lyon se reconstitua très rapidement. Grâce à l’éloquence et au zèle de son chef, à l’auréole de ses martyrs, elle brilla au IIe siècle par la chrétienté tout entière d’un éclat particulier. Blandine, dit M. Renan, en croix à l’extrémité de l’amphithéâtre, fut comme un Christ nouveau. La douce et pâle esclave, attachée à son poteau sur ce nouveau calvaire, montra que la servante, quand il s’agit de servir une cause sainte, vaut l’homme libre et le surpasse quelquefois.

4. Seconde période d’évangélisation. — Ce ne fut cependant pas de Lyon que le christianisme se répandit sur les Gaules. L’église de Lyon était d’origine grecque : l’évangélisation des provinces gallo-romaines fut latine. Durant deus- siècles, le groupe lyonnais demeura isolé, sans appui dans le reste du pays, encore entièrement païen. Peut-être son origine orientale a-t-elle nui à la propagation de la foi.

Au milieu du IIIe siècle, rapporte la tradition chrétienne, une mission partit de Rome pour convertir les Gaules. C’était, semble-t-il, une mission d’un caractère populaire et, en tout cas, franchement romain. L’Église a conservé les noms de ces premiers apôtres : Paul alla à Narbonne, Trophime à Arles, Martial à Limoges, Galien à Tours, Strémonius en Auvergne, Saturnin à Toulouse, Denis à Paris. Nous ne savons rien, d’ailleurs, ni de leurs efforts ni de leurs succès. C’est à Arles et à Narbonne que se fondèrent sans doute les principales églises : villes de commerce, cosmopolites et populeuses, elles se prêtèrent mieux que les autres à la diffusion de la foi nouvelle. Mais, là encore, il ne peut être question que d’églises fort peu nombreuses et recrutées assez bas.

5. Nouvelles persécutions. Les persécutions de la fin du IIIe siècle, sous les empereurs Decius, Valérien et Maximien, vinrent peut-être compromettre l’œuvre de la mission latine. Presque tous ses chefs, dit la tradition, périrent du dernier supplice ; Denis fut, à ce qu’on rapporte, décapité à Paris sur la colline de Montmartre. Mais il est malheureusement permis de douter de plus d’un de ces beaux martyres. La piété et l’imagination des fidèles multiplièrent à leur sujet les récits merveilleux. On avait consigné les détails exacts de leur mort dans des actes écrits ; mais l’amour de la vérité ne tarda pas à souffrir, dans la rédaction des Actes des Saints, de l’exaltation des dévots : Des mains infidèles, disait le pape Gélase, les ont surchargés de détails inutiles ou suspects.

C’est ainsi que se créa, à propos des martyrs du IIIe siècle, toute une épopée du christianisme gaulois : c’est cette époque qui a fourni à notre Église ses légendes les plus étranges et les plus populaires. Denis de Paris, Quentin, le porte-drapeau de la cohorte de Dieu, Crépin et Crépinien, les deux cordonniers de Soissons, Ferréol de Vienne, Julien de Brioude, Rogatien de Tours, Victor de Marseille, bien d’autres encore, furent les héros favoris de la piété gauloise. Chaque église se donna un fondateur et un patron qui fût saint et martyr, comme les villes anciennes cherchaient pour héros et pour père un guerrier revenu du siège de Troie.

6. La conversion des Gaules au quatrième siècle ; saint Martin. — Aucune de ces églises ne nous est connue comme celle de Lyon au ne siècle ; aucune n’eut à beaucoup près son importance. Elles ne se développèrent qu’au IVe siècle, lorsque la persécution prit fin sous le règne de Constance Chlore, et qu’un accord intervint sous Constantin entre le christianisme et l’État. Leurs progrès, d’ailleurs, furent extrêmement lents, même à l’abri de la paix de l’Église. Ce ne fut guère, sans doute, que dans la première moitié de ce siècle que le christianisme put s’élever en Gaule jusqu’aux classes moyennes et qu’il gagna les décurions municipaux. Mais l’aristocratie des sénateurs demeura nettement à l’écart de la religion du Christ.

Il faut descendre jusqu’à la fin du IVe siècle, entre les années 375 et 400, pour constater enfin le triomphe du christianisme dans les Gaules : c’est alors que les vrais maîtres du pays, les sénateurs, les grands propriétaires fonciers, se laissent gagner par lui.

L’homme qui amena véritablement la Gaule au Christ fut saint Martin, évêque de Tours de 372 à 397. Pendant vingt-cinq ans, sans relâche, il pria, prêcha, lutta, renversant les idoles, haranguant la foule, imposant aux grands sa parole et son Dieu. Il fonda à Ligugé, en Poitou, le premier monastère de la Gaule. On l’appela, même de son temps, l’apôtre des Gaules. Un contemporain s’écriait : Heureuse la Grèce d’avoir entendu saint Paul ; mais Dieu n’a pas abandonné la Gaule, car il lui a donné Martin. Par sa vie, par sa parole, il exerça sur tous ceux qui l’approchèrent un ascendant qu’on a peine à croire.

Il est difficile de mieux le caractériser que ne l’a fait M. Boissier dans la Fin du Paganisme : Saint Martin est d’abord un saint un peu démocratique, ce qui n’a jamais nui chez nous. Il est de basse extraction, et ne fait rien pour le dissimuler. Avec les petits il est doux et familier, mais avec les grands il se relève. Il ne souffre pas que les empereurs eux-mêmes manquent au respect qu’on lui doit.... Martin était un homme de petite science, mais de grand sens ; il évitait les excès et savait garder en tout une juste mesure. Sa foi était ardente, mais elle cherchait à être éclairée. Il se méfiait beaucoup des saints douteux, et ne se croyait pas obligé d’accepter sans examen les récits qu’on lui faisait.... Au-dessus de toutes les vertus, Martin mettait la charité. Il était doux et compatissant pour tout le monde. A plus forte raison, ne voulait-il pas qu’on punît de mort les hérétiques. Sa conscience honnête et droite lui disait qu’il avait raison de sauver, même au prix d’une faiblesse, la vie de quelques malheureux. Cette haine des persécutions, cette horreur du sang versé, jointe à cette charité ardente, à cette pitié inépuisable et à ce ferme bon sens, n’est-ce pas là l’idéal d’un saint français ?

Il fallait insister sur saint Martin : il a fixé les destinées du christianisme gaulois, il en a été vraiment le créateur. Nais, en outre, il a été l’inspirateur, pendant des siècles, de notre littérature religieuse. Sa vie est le principal épisode de l’épopée de la Gaule chrétienne, comme elle en est par bonheur le morceau le plus historique. Déjà au début du Ve siècle l’Aquitain Sulpice Sévère écrivait : Qu’on nous parle latin ou gaulois, peu importe ! Mais qu’on nous parle de saint Martin. Il est peu de prêtres lettrés au temps des Mérovingiens, qui n’essayassent d’écrire une vie de l’apôtre ou le récit de ses miracles posthumes. Par les conversions opérées sur son tombeau ou à la lecture de sa Vie, il fut donné à saint Marini de continuer et d’achever son œuvre bien longtemps après sa mort ; et du fond de sa basilique de Tours, devenue le sanctuaire du christianisme gaulois, il demeura pendant des siècles encore l’apôtre des Gaules.

C’est du vivant de saint Martin que se place la conversion de l’aristocratie gallo-romaine. Toutes les grandes familles du pays acceptèrent, sous les règnes de Gratien et de Théodose, la foi du Christ. Il y eut quelques conversions éclatantes, notamment celle de Paulin, le plus riche propriétaire de l’Aquitaine, ancien magistrat, un des hommes les plus lettrés de la Gaule : il abandonna ses biens et ses espérances de gloire pour se faire prêtre. A la fin du IVe siècle, grands et petits devenaient également, comme on disait alors, frères en Christ. Il n’y a plus d’attardés au culte des anciens dieux que les plébéiens des campagnes, des pagi, les pagani, dont on fera plus tard les païens.

Il est à remarquer que les dieux qui résistèrent le plus furent les dieux d’origine gauloise. Il y a beau temps, vers l’an 400, que la Mère des dieux n’a plus en Gaule qu’un culte de sympathie. Le Jupiter du Capitole est bien démodé : mais Mercure, cher au Gaulois, tient bon encore. Saint Martin avouait qu’il lui donnait quelque peine ; pour Jupiter, il s’en moquait, c’était une franche bête. Mercure disparu, il restera encore les Mères et les Fées : celles-là auront la vie dure ; chassées de leurs domaines terrestres, elles se réfugieront dans les légendes et les traditions humaines, et elles y resteront.

7. L’organisation de l’Église. — Mais au fur et à mesure que l’Église chrétienne se développait, elle se transformait aussi, et peu à peu son organisation prenait modèle sur celle de la société politique dans laquelle les chrétiens trouvaient enfin place. Au IVe siècle, nous ne reconnaîtrions plus dans les églises ces fraternités démocratiques des premiers temps. Il y a une aristocratie de prêtres, un clergé, κληρος, distinct du commun des fidèles, λάος, ou des laïques. Au-dessus de ce clergé il y avait un chef ou surveillant, έπίσκοπος, l’évêque. Dès le premier quart du IVe siècle, il y a un évêque dans un grand nombre de cités gauloises. La structure de l’Église moderne commence alors à se dessiner. Quand l’empire, dit Fustel de Coulanges, en se faisant chrétien, eut pris la charge de protéger et de surveiller l’Église, son esprit la pénétra si fort, que toute son ancienne constitution en fut altérée. Les principes autoritaires s’introduisirent en elle. Les habitudes administratives l’envahirent. Elle fortifia en elle le gouvernement. Le corps des prêtres ne fut plus un conseil indépendant vis-à-vis de l’évêque. Comme le fonctionnaire impérial, l’évêque n’eut que des sujets. Chaque église fut gouvernée monarchiquement par un prélat. Les métropolitains eurent un droit de surveillance sur les simples évêques, absolument comme dans l’ordre administratif les fonctionnaires de rang supérieur avaient un droit de surveillance sur ceux d’ordre inférieur.... Il arriva donc que, lorsque l’autorité impériale disparut, l’Église chrétienne portait en elle une image des institutions de l’empire et une partie de son esprit.

Ainsi l’Église chrétienne représentera, pendant tout le moyen âge, les traditions et les règles de cet empire romain qui l’avait si longtemps combattue. Un seul fait servira à le montrer. La Gaule était divisée en cités : chacune d’entre elles forma, au IVe siècle, un diocèse épiscopal ; l’étendue de ce diocèse fut exactement celle de la cité. Or, depuis ce temps jusqu’en 1789, les diocèses de la Gaule, à très peu d’exceptions près, ont conservé les mêmes limites. C’est pour cela que les divisions ecclésiastiques de la France en 1789 sont la copie fort ressemblante de la carte politique de la Gaule au moment de la chute de l’empire.

8. L’art chrétien. — En même temps que l’Église se mêlait à la vie du monde, elle en acceptait les tendances artistiques et littéraires. On a vu qu’elle ne méprisa ni l’histoire, ni la poésie, ni la rhétorique, et que les meilleurs écrivains chrétiens de la Gaule ont été d’excellents élèves de nos rhéteurs païens.

On a indiqué aussi plus haut quelle place les choses de l’art tenaient dans la vie des Gaulois, et quelle importance la statuaire notamment avait dans les traditions de leurs cultes ; le goût des images et des statues était inséparable d’une dévotion bien entendue : c’était comme un besoin religieux. Le christianisme voulut aussi le satisfaire. De bonne heure les catacombes se couvrirent de peintures et l’on décora de sculptures les marbres des tombeaux.

Il ne reste en Gaule aucun fragment important de peintures chrétiennes. En revanche, les tombeaux ornés de bas-reliefs religieux sont une des richesses de notre archéologie nationale. Arles en possède une incomparable galerie. Le plus ancien de ces sarcophages, celui de la Gayolle dans le Var, remonte à l’époque des Antonins.

Les scènes représentées sur ces tombés sont à peu près uniquement empruntées aux traditions et aux légendes de la religion chrétienne. M. Le Blant, l’initiateur et le maître en France de l’archéologie chrétienne, énumère ainsi les principales de ces scènes : le frappement du rocher, le passage de la mer Rouge, les tables de la Loi, la chute des cailles dans le désert, David et Goliath ; puis la Nativité, le baptême du Christ, saint Pierre recevant les clefs célestes, le Seigneur lui lavant les pieds, lui prédisant la renonciation ; la montagne aux quatre fleuves, avec le Christ qui la domine, les cerfs qui s’y abreuvent, le martyre de saint Paul, la résurrection symbolisée par la croix s’élevant triomphante au-dessus des soldats endormis.

A côté de scènes bibliques, les ornements abondent sur ces sarcophages. Toutefois il est douteux qu’il ne faille voir en eux que de simples motifs de décoration. La plupart de ces ornements, tous peut-être, avaient dans l’esprit des chrétiens un sens mystérieux : c’étaient les symboles secrets des croyances qui leur étaient chères. Les rinceaux et les feuilles de lierre, l’arbuste toujours vert, rappellent l’éternité de Dieu ou l’immortalité de l’âme. Les palmes et les couronnes sont les récompenses des martyrs. Le poisson est la figure du Christ : le mot grec qui signifie poisson, ίχθύς, est formé des initiales des noms de Jésus : Ίησοΰς Χριστός Θεοΰ Υίός Σωτήρ. La vigne fait allusion à la parole du Seigneur à ses disciples : Je suis le cep et vous en êtes les sarments. Les oiseaux voltigeant dans les branches sont une image du paradis. Toutes ces représentations sont comme la mise en scène de ces métaphores et de ces comparaisons chères à la littérature chrétienne des temps primitifs.

Toutefois, il serait abusif de parler, au moins avant le vil siècle, d’un art chrétien. Les artistes qui ont sculpté ces tombes manquent aussi complètement d’originalité, d’imagination, d’esprit créateur que les artistes qui ont figuré les Mercures et les Sylvains gaulois. Ce sont d’ailleurs les mêmes procédés d’école. Les Gaulois ont copié et adapté à leur religion les types et les symboles de la statuaire religieuse gréco-romaine. Les chrétiens ont fait de même. Ils ont pris parmi les scènes ou les images des ateliers païens celles qu’ils pouvaient le plus aisément appliquer à leurs croyances, et ils les ont servilement copiées. Les motifs qui décorent les tombeaux sont parfois très antiques : ils appartiennent en propre, dit M. Le Blant, à l’imagerie païenne : le christianisme n’y a ajouté qu’une chose, le sens mystérieux qu’il leur a donné. Orphée attirant les animaux par les sons de sa lyre est devenu le portrait du Bon Pasteur ; Prométhée modelant le corps de l’homme représente le Seigneur dans son œuvre de création ; l’image d’Icare ailé figure l’âme du chrétien volant vers le ciel ; la roue à six branches du Jupiter gaulois se transforme eu monogramme du Christ.