GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XVI. — LA LITTÉRATURE GALLO-ROMAINE.

 

 

1. Diffusion de la langue latine. — Il n’y a pas en Gaule de littérature gauloise à l’époque romaine. Il n’existe qu’une langue littéraire, le latin, qui est la langue des poètes et des rhéteurs comme celle des inscriptions, de l’école et de l’Étai. De poésies gauloises, populaires ou savantes, il n’est pas une seule fois question. Assurément, la langue celtique a persisté eu Gaule jusque dans les derniers temps de l’empire ; on la parlait dans la campagne ; on la comprenait dans le bas peuple, même des grandes villes, comme Trêves ou Lyon. Les lois romaines ne lui firent jamais la guerre : elles permettaient de se servir du gaulois, par exemple pour rédiger un testament. Mais il était exclu de la vie publique et littéraire : comme les patois de la France actuelle, il n’avait place que dans la vie intime ; et il est probable que nul ne songea a une renaissance de la langue et des lettres celtiques, analogue à celle que les Félibres ont tentée de nos jours pour le provençal.

Les progrès du latin furent continus. Nous ne constatons pas un instant de réaction sérieuse contre son influence. C’était en latin qu’avaient lieu les délibérations des sénats municipaux ; les soldats l’apprenaient au camp, les enfants a l’école, les plébéiens au forum, les dévots dans les temples. L’épigraphie le propageait presque autant que l’école. Au IVe et au Ve siècle, il pénétra plus avant encore, jusque dans les populations les plus reculées des campagnes. L’Église chrétienne l’adopta, activa ses progrès et acheva son triomphe. C’est du latin que dérive notre langue française tout entière, et, si elle renferme quelques douzaines de mots celtiques, c’est parce que la langue latine les a d’abord adoptés : alouette et lieue sont des mots d’origine gauloise, mais ils ne sont restés dans notre langue que parce que les Latins les ont mis dans la leur ; ils ne viennent pas directement du celte, mais du latin alauda, leuga. Les mots celtiques n’ont été conservés qu’if la condition de prendre une forme romaine.

2. Les rhéteurs gaulois. — Du jour oit les Gaulois surent le latin, ils tirèrent admirablement profit de leur science. Dès les premières années de la conquête romaine, il y a des noms de Gaulois dans l’histoire de la littérature latine. Nais, en écrivant en latin, les Gaulois marquèrent toujours leurs travaux à l’empreinte de leur tempérament national. En art, ils ont manqué d’originalité ; la littérature gallo-romaine, tout en se rattachant étroitement par l’invention et le style aux traditions romaines, a su prendre parfois une physionomie qui lui est propre.

C’est surtout une littérature de rhéteurs. Experts dans l’art de bien dire, les Gaulois l’étaient déjà au temps de l’indépendance ; ils le furent plus que jamais, quand, sous les lois de Rome, il leur devint plus facile de parler que de se battre.

Au te’ siècle, deux des plus célèbres avocats de Rome sont Gaulois : Votiénus Montanus de Narbonne et le Nîmois Domitius Afer. Montanus était un peu trop bavard, il se répétait volontiers ; on l’appelait l’Ovide des avocats. Quant à Domitius, on le regardait comme un homme supérieur : ce fut le plus grand orateur que Quintilien ait jamais connu. Rhéteur et Gaulois sont deux termes qui s’appellent déjà l’un l’autre. Dans le Dialogue des orateurs, attribué à Tacite, c’est un Gaulois, Aper, qui est chargé de faire l’apologie de l’art oratoire, et il s’exécute avec cette abondance et cette verve qui sont dans le génie de sa race. Il faut lire le vigoureux éloge de l’éloquence que Tacite place dans la bouche d’Aper, pour comprendre la fièvre d’enthousiasme qui poussa les Gaulois vers la rhétorique : Pour parler franchement, dit le rhéteur gaulois, aucun des jours heureux pour moi, ni celui où je fus décoré du laticlave, ni ceux où je fus nommé questeur, puis tribun, puis préteur, aucun n’est plus beau que celui où il m’est donné de sauver un accusé, ou de plaider heureusement devant les centumvirs, ou de défendre avec succès auprès du souverain les affranchis et les intendants. Alors je me crois au-dessus des tribunats, des prétures et des consulats ; je crois posséder ce qui nous vient de nous-mêmes et non d’autrui, ce que ne donnent point des titres, ce qui ne résulte pas d’une faveur. Quoi de plus doux pour un esprit libre, généreux et né pour les plaisirs honnêtes, que de voir sa maison toujours fréquentée et remplie d’un concours de personnes du rang le plus élevé, et de savoir que ce n’est ni votre argent, ni votre héritage, ni quelque place, mais votre mérite que l’on recherche ! Il sort, et déjà quel cortège de personnes en toge ! Quelle joie, dès qu’il se lève et parle an milieu du silence, tous les regards fixés sur lui !

Le IVe siècle marque à la fois l’apogée du culte de la rhétorique dans l’école et dans l’Etat, et le triomphe des Gaulois dans la littérature. Ils fournissent alors aux tribunaux de l’empire leurs avocats à la mode. Nous avons les discours de quelques-uns d’entre eux, d’Eumène d’Autun et d’Ausone de Bordeaux. Ce sont des panégyriques prononcés lors d’une cérémonie publique, la visite d’un empereur, la prise de possession d’un consulat : les Gaulois étaient des maîtres incomparables dans ces harangues officielles, mais il est difficile, en lisant les discours d’Eumène, de ne pas souscrire au rigoureux jugement porté par M. Mommsen : Ce sont des modèles dans l’art de dire peu de chose en beaucoup de mots, et de protester d’une loyauté absolue avec un manque non moins absolu de jugement et de réflexion.

3. La poésie : Ausone et Paulin. — A côté de ses orateurs, la Gaule avait ses poètes : la poésie et la rhétorique, voilà ses grandes passions d’autrefois et d’aujourd’hui.

Dés le temps de César, Terentius Varron, originaire du bourg d’Atax en Narbonnaise, écrivit un poème des Argonautiques qu’admirait Ovide, en y mettant sans doute un peu de complaisance.

Un orateur gaulois était souvent doublé d’un poète. Ausone, qui fut professeur de rhétorique, fut en même temps un des plus incorrigibles versificateurs de la fin de l’empire (il mourut vers 395).

Ses œuvres sont les principales que la poésie profane ait produites en Gaule. Il est vrai qu’elles ne nous donnent pas une très haute idée de la muse gallo-romaine : l’originalité y fait totalement défaut, du moins au vers et au style. Elles sont toutes faites à l’aide de réminiscences classiques, surtout de Virgile. Il y a chez Ausone des vers d’une grande simplicité et d’une rare élégance, des expressions qui touchent et séduisent ; étudiez-les de près : vous verrez qu’Ausone a tout emprunté à quelque classique. Il vaut surtout par son incroyable dextérité à ajuster l’un à l’autre les hémistiches virgiliens dont il faisait ses centons. Il avait trop de mémoire pour être bon poète : la mémoire était la qualité chère aux rhéteurs ; il nuisit à Ausone d’être un excellent professeur de rhétorique. Ajoutons à cela, pour avoir une idée de son talent ; l’amour des tours de force métriques : des poésies faites en mots d’une syllabe, des acrostiches, des bouts-rimés ; il a mis en quatrains les travaux d’Hercule, les divisions de l’année, le système des poids et mesures : c’est une poésie de salon, les gageures d’un pédantisme désœuvré.

Toutefois, il y a dans les poésies d’Ausone une certaine originalité qui décèle le Gaulois. C’est soit amour de la nature, la fraîcheur de ses descriptions ; c’est le naturel de sa phrase et sa donne émotion quand il parle des neuves et des coteaux de sa patrie. Il y a, dans son poème de la Moselle, des peintures vivantes et des paysages bien compris. Écoutons-le, décrivant les eaux de la rivière : Elles se glissent, transparentes, éclairées d’une lumière azurée, laissant apparaître, ici le sable qui se ride sous la vague légère, là le caillou qui brille et qui se cache et le gravier qui se détache de la mousse verte. Et voici sur les bords le voyageur qui suit sa route, tandis que le batelier chante des refrains moqueurs aux laboureurs attardés, et que les rochers résonnent de l’écho de ces voix.

Et puis, ce qui fait surtout d’Ausone un vrai Gaulois, c’est que ses poésies sont essentiellement gaies. Il ne songeait guère qu’il vivait à la fin d’un empire : il n’a rien de découragé et de triste ; on dirait volontiers que la vie est potin lui une charmante promenade : Vivons toujours, dit-il à sa femme, la vie que nous avons vécue ; gardons les noms que nous nous sommes donnés au premier jour de notre union. Qu’aucune journée ne vienne nous changer l’un pour l’autre ; pour toi, que je sois toujours jeune, et pour moi, sois toujours ma chère enfant. Je deviendrai peut-être plus vieux que Nestor ; tu dépasseras l’âge de Déiphobé, la sibylle de Cuntes : ignorons cependant ce qu’est la maturité d’une longue vie. Sachons le pris des années ; ne les comptons pas. Ausone est bien le poète de la bonne humeur.

Ausone était païen ; mais cette gaieté et cet amour de la nature, nous les trouvons aussi chez le grand poète chrétien de la Gaule, Paulin de Bordeaux, évêque de Nole en 409. Comme Ausone, son contemporain et son ami, il eut ces deux qualités, si françaises et si gauloises, l’esprit et la gaieté. M. Boissier l’a dit : Comme poète, Paulin est bien de notre pays ; il n’a pas assez d’élévation et de souffle pour réussir dans l’ode ou dans l’épopée. Les genres où il excelle, l’épître, l’élégie, sont ceux où l’on se tire d’affaire avec de la grâce et de l’esprit. Il a le goût des qualités tempérées, il aime l’élégance et le bien dire ; quelque sujet qu’il traite, il le ramène à lui, il s’en sert comme d’un prétexte pour une causerie qui suit les caprices d’une conversation ordinaire.

Car Pantin, comme Ausone, Eumène et tous les Gaulois, est un bavard. Les gens pieux et graves reprocheraient à ses lettres de divertir plus que d’instruire. C’est un théologien formé par des rhéteurs gaulois et qui a été leur meilleur élève. Comme eux aussi, il a le goût de la nature. Lors même qu’il décrit la fête de son saint favori et qu’il est le plus emporté par la fougue d’un religieux délire, il n’oublie pas les détails gracieux du paysage, il s’attarde aux charmants épisodes de la vie de la nature environnante, il voit la verdure et respire les fleurs qui encadrent son église : Le printemps rend la voix aux oiseaux ; moi, mon printemps, c’est la fête de saint Félix. Quand elle revient, l’hiver fleurit, la joie renaît. En vain l’âpre froidure durcit le sol, blanchit les campagnes : l’allégresse de ce beau jour nous ramène le printemps et ses douceurs. Les cœurs se dilatent ; la tristesse, hiver de l’âme, se dissipe. Elle reconnaît l’approche de la chaude saison, la douce hirondelle, ce bel oiseau aux plumes noires, au corset blanc, et aussi la tourterelle, sœur de la colombe, et le chardonneret qui gazouille dans les buissons. Tous ces doux chanteurs qui erraient en silence autour des haies dépouillées, tous, ils retrouvent au printemps leurs chansons aussi variées que leur plumage. De même, j’attends pour chanter que l’année ramène ce pieux anniversaire. C’est le printemps alors qui renaît pour moi ; alors le moment est venu de laisser échapper de mon âme mes vœux et mes prières et de me fleurir de chants nouveaux. C’est une piété joyeuse et fleurie que celle de Paulin.

4. L’histoire. — Les Gaulois réussirent moins dans les genres plus sérieux. De tous, c’est l’histoire qu’ils semblent avoir le plus goûtée, et, en cela encore, les tendances de nos ancêtres ne diffèrent pas sensiblement des nôtres.

Le plus célèbre des historiens gallo-romains est Trogue Pompée, originaire du pays de Vaison. Il écrivit, au temps d’Auguste, unie histoire universelle, dont nous possédons un résumé fait par Justin. On le regardait comme un auteur très sévère, et nous savons qu’il prenait très vivement à partie Tite-Live et Salluste, pour avoir prêté à leurs personnages des discours peu authentiques. Il était, parait-il, de l’école de Polybe et de Thucydide. Il avait une haute idée de son devoir d’historien.

Quatre siècles plus tard, Sulpice Sévère, Aquitain et chrétien, écrivit, vers l’ait 400, une chronique universelle, en s’attachant de préférence aux événements religieux. Comme Trogue Pompée, Sulpice Sévère a l’amour de son métier ; il est possédé du désir de trouver et de ne dire que la vérité : mais il sait l’envelopper d’élégance et de finesse. Il écrit à un ami dans une charmante préface : Tu demanderas grâce pour moi à mes lecteurs : s’ils lisent ce petit livre, qu’ils pèsent les faits et non les paroles. Qu’ils ne s’irritent pas si un mot vicieux vient à choquer leurs oreilles : le royaume de Dieu ne réside pas dans l’éloquence, mais dans la foi. Ce sont des pécheurs qui out apporté le salut au monde : ce ne sont pas des orateurs ; toutefois, rien n’empêchait le Seigneur, s’il l’avait jugé utile, de confier cette mission à des rhéteurs. Sulpice Sévère, évidemment, ne veut pas se mettre mal avec les rhéteurs : il est bien de sou temps et de notre pays. C’est lui aussi, dit M. Boissier, un des nôtres, et sa nationalité se reconnaît à la modération de son esprit, au sens pratique de ses réflexions et à sa façon d’écrire. Son style est clair et coulant, sans obscurité, sans effort. Il compose bien ses récits ; il leur donne un tour dramatique et les relève de temps en temps par des réflexions piquantes. Sa bonhomie n’est pas exemple de malice, et, malgré sa foi robuste, il se permet des plaisanteries qui causeraient aujourd’hui quelque scandale. Cette façon libre et vive de dire son opinion, cette clarté, cette élégance, ces qualités de composition donnèrent alors aux ouvrages de Sulpice Sévère un très grand succès. Cette faculté de se répandre partout, d’être compris et goûté de tout le monde, est encore un des caractères des lettres françaises.

5. Les sciences. — La littérature scientifique est assez mal représentée en Gaule. Il ne faut pas s’attarder à l’Arlésien Favorinus, contemporain d’Hadrien : rhéteur, philosophe et polygraphe, il écrivit et parla sur toute chose, soir la mythologie homérique comme sur la fièvre intermittente ; mais il ne fut sérieux ni comme archéologue ni comme médecin. Chez lui, c’est encore le rhéteur et le bavard qui dominent.

De toutes les sciences, c’est la médecine qui a été le plus honorée chez les Gaulois. L’école médicale de Marseille était célèbre, comme celle de Montpellier le fut au moyeu âge. L’un de ses membres, Charrois, se fit le patron de l’hydrothérapie : il imposait en plein hiver, nous dit Pline, l’eau froide même à de vieux consulaires. C’est à cette école grecque que les médecins gaulois paraissent s’être longtemps formés.

Mais voici qui caractérise la médecine gallo-romaine : de tous les domaines de l’activité intellectuelle, c’est le seul où se soit conservée avec une certaine ténacité la tradition celtique. Comme les prêtres asclépiades de l’ancienne Grèce, les druides avaient été à la fois prophètes et médecins. La domination romaine les supprima comme prêtres publics : ils demeurèrent comme sorciers et comme renoueurs, et leur influence, pour être occulte, ne s’en exerça pas moins sur les petites gens de la campagne et de la ville. Peut-être se faisait-elle encore sentir au moment de l’invasion. A côté de la médecine publique, tout entière importée de Grèce, il y eut une médecine populaire, faite d’amulettes, de mystérieux breuvages, d’herbes rares, de paroles magiques, exercée par les derniers héritiers des druides. A la fin même, cette médecine finit par s’imposer : dans un recueil de recettes médicales fort curieux, écrit sous le règne de Théodose par l’Aquitain Marcellus, nous lisons, au milieu de préceptes empruntés à la médecine classique de l’école grecque, des formules étranges, pleines de vertus secrètes, et visiblement composées en langue celtique. C’est le dernier vestige du druidisme, et le seul souvenir qu’il ait laissé dans la littérature gallo-romaine.