1. Le travail. — Toutes ces classes se ressemblèrent par un point durant les cinq siècles de la domination romaine : leur amour du travail. Ce besoin d’action, cette insatiable curiosité qui, au temps de l’indépendance, poussèrent les Gaulois dans de folles entreprises ou d’éternelles querelles, ils les dépensèrent alors à transformer le sol de leur pays. Auparavant, écrit Strabon au Ier siècle de l’ère chrétienne, les Gaulois songeaient à se battre plus qu’à travailler. Maintenant que les Romains les ont contraints à déposer les armes, ils se sont mis avec la même ardeur à cultiver les champs ; ils se sont adonnés avec le même goût à des mœurs plus civiles. Plébéiens, affranchis, décurions, grands seigneurs, chacun selon ses forces accomplit une tâche et s’applique à faire valoir les dons merveilleux que la nature avait faits à la Gaule. De ce pays hérissé de bois et couvert de marécages, on créa, en moins d’un siècle, la province par excellence de la richesse et du bien-être. 2. Les principales routes de terre. — L’État romain donna l’impulsion à ce grand travail de transformation, en faisant construire, presque toujours à ses frais, un vaste réseau de routes. Commencé en Narbonnaise, dans les derniers temps de la république, il s’étendit sur les Trois Gaules dès les premières années de l’empire. Tous les chefs-lieux des cités furent réunis par des voies directes, dont le tracé fut toujours fort habilement choisi par les ingénieurs romains. Ce réseau eut quatre tètes de lignes principales : 1° Dans la vallée du Rhône, le centre des routes était la ville d’Arles. C’est là qu’aboutissaient les deux grandes voies qui venaient d’Italie : la voie Aurélienne, via Aurelia, qui côtoyait le rivage au pied des Alpes et passait à Fréjus et à Aix ; — la voie Domitienne, via Domitia, qui franchissait les Alpes Cottiennes au col du Mont-Genèvre et traversait la Durance près de Cavaillon. — Au delà d’Arles, la voie Domitienne se prolongeait vers l’Espagne par Nîmes, Béziers, Narbonne et le col de Perthus. — D’Arles, enfin, une quatrième route remontait la rive gauche du Rhône jusqu’à Lyon, où elle se soudait au réseau des routes centrales. 2° À quelques lieues de Lyon débouchait la troisième des voies alpestres, celle qui franchissait les Alpes Grées au col du Petit-Saint-Bernard. — De Lyon partaient toutes les routes du Nord et du Centre : celle de Bordeaux, qui gravissait les massifs des puys, passait à Clermont, Limoges, Périgueux ; — celle de la Loire, par Bourges et Tours ; — celle de la Seine, par Autun, Auxerre et Paris ; — celle de la Manche et de Bretagne, qui se détachait de la précédente à Auxerre et gagnait le port de Boulogne par Reims et Amiens ; — et enfin les trois routes qui conduisaient aux armées de Germanie, l’une, par Langres, Toul, Metz et Trèves, à Cologne et clans la Germanie inférieure ; — l’autre, par Besançon, rejoignait à Bâle le coude du Rhin et la Germanie supérieure ; — une troisième, par Genève et Avenches, desservait le pays des Helvètes et la frontière de Rhétie. 3° Trèves était, comme nous l’avons vu, le centre des routes de l’Est ; elle communiquait directement avec Reims, Lyon, Strasbourg, Mayence et Cologne. Mais, à côté de Trèves, il faut faire une place importante à Metz dans le réseau des voies militaires : Metz était dès lors un point stratégique de premier ordre, comme lieu de jonction de deux grandes routes fort suivies par les convois de troupes, la route de Lyon à Trèves, qui longeait les Vosges, et la route de Reims à Strasbourg, qui les traversait au col de Saverne. 4° Enfin Bordeaux était la tète de ligne de toutes les grandes voies du Sud et de l’Ouest. Une route menait directement de Bordeaux à la Loire et en Belgique par Saintes, Poitiers, Tours, Chartres et Paris ; — une autre route conduisait à Lyon ; — une troisième se dirigeait, par Dax, vers l’Espagne et franchissait les Pyrénées à Roncevaux ; — une quatrième, enfin, remontait la Garonne, passait à Toulouse, traversait les Cévennes au col de Naurouze et rejoignait à Narbonne le réseau de la Gaule Narbonnaise. Il est difficile de rien imaginer de plus simple et de mieux compris que ce réseau de routes, et l’on est tenté de croire que les ingénieurs romains l’ont dressé et entrepris à la même date et sur un plan tracé tout d’une pièce. 3. Importance et aspect de ces routes. — Ces routes furent toujours admirablement entretenues, et jusque dans les derniers temps de l’empire. On réparait encore, à la date de 438, en pleine invasion, la voie Aurélienne. Les distances étaient indiquées sur ces routes à l’aide de bornes en pierre, très hautes et solidement enfoncées dans le sol. Elles étaient marquées soit en milles romains, millia, de 1478m 50, soit en lieues gauloises, leugæ, de 2222 mètres. Les lieues n’apparaissent d’ailleurs sur les bornes qu’à partir du règne de Septime Sévère, et ne sont usitées qu’en dehors de la Gaule Narbonnaise. Les voies romaines étaient fort souvent pavées de larges dalles soigneusement aplanies : on peut encore voir de ces dalles à leur place, surtout sur le parcours de la voie Aurélienne en Provence. En outre, ces routes étaient aussi droites que le permettait la nature du sol, franchissant les collines par des pentes raides, traversant les marécages sur des talus ou sur des pilotis, allant droit au but comme ce peuple romain dont elles portent le nom et dont elles conservent le souvenir. Lorsque Henri IV, Colbert et les intendants dotèrent la France de ces belles et larges routes royales que peuvent lui envier tous les pays du monde, c’est presque toujours le tracé des voies romaines que suivirent les ingénieurs de la royauté. On devine le changement qu’allait produire en Gaule la création de ces voies droites, solides, sans ornières, incessamment parcourues par la poste impériale, protégées par des détachements militaires, et qui enserraient le pays d’un réseau si intelligemment combiné. Elles amenèrent une transformation matérielle aussi rapide et aussi complète que celle que les chemins de fer opèrent de nos jours dans nos campagnes les plus reculées. Elles furent pour la Gaule un inestimable bienfait, et pour Rome la plus sûre garantie de sa domination et de son influence. 4. Les voies fluviales. — Il est curieux de remarquer que l’État romain, qui fit tant de choses pour les routes, songea moins à améliorer le système des voies fluviales. Strabon admirait beaucoup la disposition de nos fleuves. Leurs cours, disait-il, sont si ingénieusement disposés en regard l’un de l’autre, qu’il est aisé de transporter les marchandises de l’une à l’autre mer, en remontant ou en descendant les fleuves, sans avoir à recourir longtemps à la voie de terre. C’est presque exclusivement par ces fleuves que se faisait le commerce avant l’arrivée des Romains, et il n’est pas douteux qu’ils demeurèrent sous l’empire une voie importante de transit : le nombre et la puissance des corporations de nautæ le prouvent surabondamment. Comme de nos jours, ces routes fluviales étaient moins coûteuses, quoique moins rapides, que les chaussées de terre. Mais il ne semble pas que les Romains aient eu, comme nos rois de France, l’idée d’un vaste système de canaux destinés à compléter le système des voies fluviales. On ne peut guère citer que le canal construit par Marius à l’embouchure du Rhône, et le canal creusé sous les gouvernements de Drusus et de Corbulon aux bouches du Rhin et de la lieuse ; mais c’étaient là des canaux d’embouchure et non des canaux de jonction. Une tentative plus sérieuse fut faite sous le règne de Néron : un légat de Germanie, L. Antistius Vetus, conçut le projet de réunir par un canal la Saône et la Moselle, la Méditerranée et la mer du Nord ; l’empire romain n’eût peut-être rien fait en Gaule de plus hardi et de plus grandiose que ce travail, que d’assez misérables rivalités de personnes firent échouer. 5. L’agriculture. — Le premier bienfait de la conquête romaine, remarque Strabon, fut d’apprendre aux Gaulois à cultiver leurs champs. Déjà sous le règne de Tibère, tout ce qui n’était pas forêts ou marécages était couvert de riches cultures. On commençait même à éclaircir les forêts et à dessécher les marais qui occupaient une si grande partie de la Gaule ; la construction des grandes routes contribua singulièrement à cette œuvre de défrichement, qui allait se poursuivre sans relâche pendant trois siècles et que les moines reprendront au moyen âge. La voie Domitienne, entre Arles et Nîmes, avait été tracée en plein marécage. La vaste forêt des Ardennes était enserrée et rétrécie par quatre chaussées. De grandes villes, comme Bordeaux, furent à moitié conquises sur les marécages par les Gallo-Romains. Le déboisement des régions voisines des fleuves explique la formation dans les villes de commerce, à Arles et à Nantes par exemple, d’importants chantiers de construction pour navires. Le sol cultivé produisait en abondance du blé, du millet, de l’orge et du lin. De nombreux pâturages servaient à l’élève des bestiaux : la race des chevaux de la Gaule Belgique était célèbre par tout l’empire. Les jambons préparés chez les Séquanes étaient fort recherchés des gourmets de Rome. L’olivier et le figuier étaient cultivés dans le Midi. La culture de la vigne commençait à être une des richesses de la Gaule. On connaissait, en Italie surtout, les vins du Midi, et notamment le vin blanc des coteaux de Béziers. Toutefois les Gaulois de ce pays avaient la déplorable habitude de gâter leur vin par toutes sortes de préparations : ils y faisaient infuser de la poix pour en corriger l’acidité ; ils le concentraient en le fumant ; ou encore, pour lui donner de la couleur et du piquant, ils y mêlaient de l’aloès et des herbes amères. Les Italiens raillaient beaucoup les boissons, souvent peu authentiques, qu’on leur servait sous le nom de vins de Béziers. A l’Ouest, les vins de Bordeaux ou plutôt des Bituriges, connus d’assez bonne heure, ne furent célèbres que dans les dernières années de l’empire. Au Nord, on parlait beaucoup déjà des vins de la Moselle, et l’on cultivait la vigne même aux environs de Paris. Mais la bière ou cervoise, cervisia, était la boisson presque exclusive des Gaulois de la Celtique et de la Belgique. Il y avait naturellement une fort grande variété de bières. Il paraît qu’on devait en faire un constant usage à Paris, car on y a trouvé une bouteille ou plutôt une gourde qui porte l’inscription suivante : Hospita, reple lagonam cervesia : Cabaretière, remplis la bouteille de bière. L’empereur Julien, qui habita longtemps Paris, a dû maugréer souvent contre la boisson des hommes du Nord, car il nous a laissé sur elle une assez piquante épigramme : D’où viens-tu, et qui donc es-tu, nouveau Bacchus ? Je ne te reconnais point : j’en jure, par le véritable Bacchus ! Je ne connais sous ce nom que le fils de Jupiter : il a l’odeur du nectar et tu n’exhales que celle du bouc. Certes, les Gaulois, à défaut de raisins, t’ont formé d’épis. Il faudrait donc t’appeler fruit de Cérès et non Dionysos, nourrissant [βρόμος], et non pas pétillant [βρόμιος]. 6. Mines et carrières. — L’exploitation des mines et des carrières fut poussée aussi activement que la culture du sol. La quantité de grands édifices construits en Gaule pendant les trois premiers siècles de l’ère chrétienne est incroyable tous furent bâtis avec les matériaux que fournissait le pays. A peu près toutes les carrières de pierres, de moellons et de sables connues aujourd’hui furent utilisées par nos ancêtres, et l’on peut voir encore dans certaines roches du Midi les brèches gigantesques qu’y ont faites les entrepreneurs gallo-romains. Sans doute on importait beaucoup de marbres, d’Italie, d’Afrique, même de Grèce ; mais les carrières des Pyrénées et de l’Ariège étaient exploitées dès le temps d’Auguste. La Gaule était autrefois bien plus riche en métaux que de nos jours, quoique peut-être les Italiens exagérassent sa richesse. On trouvait de l’argent dans les Cévennes, et de l’or dans les Pyrénées de l’ouest. Il y avait d’importantes mines de fer chez les Bituriges et dans le pays des Petrucorii, et il parait qu’on peut voir encore dans les forêts du Périgord les scories laissées par les forges gallo-romaines. — Il faut ajouter les eaux minérales et thermales, exploitées de très bonne heure à Vichy, à Néris, à Luchon, à Dax, et partout on nous trouvons aujourd’hui des stations de baigneurs. Les Gaulois ont connu tous les pèlerinages de santé qui ont la vogue de maintenant. 7. Industrie. — Les deux principales industries de la Gaule romaine semblent avoir été l’industrie textile et la métallurgie. La Gaule était renommée pour ses étoffes de toutes sortes. Chez les Cadurques, on préparait des étoffes de lin, ceintures, rideaux, draps de lit, qui s’exportaient jusqu’à Rome. Pline nous donne à ce propos un détail curieux : Le lin des Cadurques est le plus réputé pour les matelas ; aussi dit-on que les Gaulois ont fait connaître les matelas et les lits bourrés aux Italiens, qui jusque-là couchaient sur la paille. On fabriquait également à Cahors des toiles à voiles ; on en fabriquait aussi dans les pays du Nord. A Tournay, à Arras, à Langres, à Saintes, il y avait d’importantes manufactures de draps de laine, et notamment de ces chauds vêtements qu’on appelait des sayons, sagum gallicum, et qui étaient demandés par le monde entier. Enfin Lyon était déjà le centre de fabrication en Gaule des étoffes de luxe : on y filait l’or comme aujourd’hui on y tisse la soie. La métallurgie était dès lors très perfectionnée dans notre pays. La Gaule était renommée pour la trempe du cuivre. Les Bituriges avaient, croyait-on, inventé l’étamage, et les Éduens, le placage. Les Bituriges, rapporte Pline, appliquaient à chaud l’étain sur le cuivre avec une telle habileté qu’on avait peine à distinguer de l’argent les objets ainsi préparés. La céramique gauloise n’offrait rien de remarquable que son étonnante fécondité ; les tuileries, les briqueteries, les poteries abondaient dans tout le pays. Mais il n’est pas douteux que l’orfèvrerie et la verrerie n’aient été, comme de nos jours, une des industries où excellaient les Gaulois : on peut le deviner à la finesse des moindres objets qu’on a conservés de ce temps. C’est une question de savoir si les Gaulois n’étaient pas déjà passés maîtres dans la fabrication de ces jolis bibelots qu’on appelle maintenant les articles de Paris : il n’est pas difficile de voir, surtout dans les œuvres de Pline, que les Romains les regardaient, au même titre que les Grecs, comme les plus industrieux des hommes. 8. Le commerce. — Aussi la Gaule devint-elle de très bonne heure, grâce à ses routes de terre, à sa situation sur deux mers, à la richesse de son sol et à l’activité de ses industriels, le centre d’un important mouvement de transactions. Si l’on créa à ses frontières un cordon de douanes, on supprima les entraves que le morcellement en peuplades apportait au commerce intérieur. Les Romains avaient été les premiers à profiter de la facilité et de la liberté des échanges. A la tin de la république, la Gaule Narbonnaise était pleine de trafiquants latins, negotiatores : aucun Gaulois ne concluait un marché sans recourir aux offices d’un banquier ou d’un courtier romain. Dès que César entre en Gaule, les hommes d’affaires italiens arrivent à la suite de ses légions ; et beaucoup d’entre eux s’établissent à Genabum, Orléans, au cœur du pays. Dès lors la Gaule entière fut envahie par tout ce que l’Italie possédait de manieurs d’argent et de marchandises : les négociants italiens avaient des comptoirs dans les grandes villes et, s’ils étaient assez nombreux, ils s’y groupaient en collèges, collegia civium Romanorum. Mais les Gaulois surent rivaliser avec eux ; ils ne se bornèrent pas à produire : ils étaient fort experts dans la vente et le trafic. C’étaient des Gaulois qui faisaient le transit et la commission entre la Bretagne et la Gaule ; c’étaient eux encore qui approvisionnaient les armées de Germanie. Ce sont les Gaulois enfin qui ont créé à Bordeaux le plus vaste emporium du Sud-Ouest. Enfin, la Gaule donna l’hospitalité à des négociants de toutes les provinces de l’empire. Il en vint surtout des régions orientales : la Gaule fut toujours chère au monde grec. Il y eut, dans toutes les grandes villes, des colonies d’étrangers : à Bordeaux et à Lyon, des Espagnols ; à Bordeaux, à Lyon, à Arles, des Grecs, des Asiatiques et des Syriens. Ces Orientaux s’établissaient à demeure, débitant dans de vrais bazars les marchandises variées et les séduisants produits des pays lointains. Les Espagnols apportaient leur huile, leurs conserves alimentaires et leurs armes d’un acier si finement trempé. A l’Orient on demandait surtout des tentures et des étoffes de pourpre et d’or. Remarquons la place que les Syriens occupaient en ce temps dans les grandes villes de commerce : intelligents, remuants, ayant le flair du négoce, ils y jouaient le même rôle que les juifs an moyen âge. 9. La richesse des Gaules. — Il est difficile de se figurer à quel degré de richesse les Gaules arrivèrent ainsi sous les beaux temps de la paix romaine. Aucun excès de travail n’y avait encore fatigué les hommes ou épuisé le sol. Le pays était nouveau et fécond ; la race, jeune et laborieuse. Il suffit de l’impulsion donnée par Rome pour que la Gaule devint un intense foyer de richesse et de culture. Ce qui y attirait les étrangers, ce qui poussait les barbares à l’envahir, c’était, suivant le mot de Cérialis, l’amour de l’or, la soif des voluptés, le désir de posséder ses fertiles campagnes. A la fin du Ier siècle, un historien oriental, Josèphe, disait de la Gaule : Les sources de la richesse y sourdent dans les profondeurs mêmes du sol, et de là se répandent comme un torrent par toute la terre, et il souhaitait à ses compatriotes d’être aussi braves que les Germains, aussi habiles que les Grecs, aussi riches que les Gaulois. Ce fut un Gaulois, Valerius Asiaticus, qui acheta à Rome les fameux jardins de Lucullus, et qui, véritable héritier du fastueux Romain, devint sous le règne de Claude l’arbitre du luxe dans la capitale. Trois siècles plus tard, Ammien Marcellin prétendait qu’il était difficile de trouver en Aquitaine un pauvre ou un misérable, et un de ses contemporains remarquait qu’il y a en Gaule de tout en abondance et que cependant tout y est hors de prix. |