1. La propriété, origine principale de la noblesse. — Les classes supérieures étaient composées de ceux qui possédaient le sol. La propriété de la terre a été, dans l’antiquité la plus lointaine comme au moyen âge, l’origine de toute considération et presque toujours la condition de tout pouvoir. Le propriétaire foncier pouvait aspirer à tous les honneurs. Les moins riches formaient les aristocraties municipales : l’ordre des décurions était presque uniquement composé de propriétaires, possessores, et encore fallait-il, à ce qu’il semble, posséder au moins 25 arpents pour avoir le droit d’en faire partie. Les plus riches composaient l’aristocratie romaine, appartenaient à la grande classe des sénateurs de l’empire. 2. La noblesse équestre. — Toutefois, entre ces deux noblesses, existait ce qu’on appelait l’ordre équestre ou l’ordre des chevaliers, equestris nobilitas, equites Romani : les Gaulois purent prétendre à cette noblesse dès l’instant on ils étaient admis au droit de cité. La noblesse équestre, à la différence des deux autres classes supérieures, fut une aristocratie d’argent en même temps qu’une aristocratie de mérite : la possession de la terre n’était pas attachée au titre de chevalier. Il suffisait de posséder une fortune en espèces ou de recevoir de l’État un traitement important. On pouvait d’ailleurs appartenir à la fois à la noblesse municipale des décurions et à l’ordre équestre. Les principaux magistrats et les prêtres des villes gauloises en faisaient partie presque de droit et s’y rencontraient avec les fermiers de l’impôt, les intendants du prince, les préfets et les tribuns de l’armée du Rhin, aussi bien qu’avec les notables négociants et les affranchis parvenus. Jamais corps de noblesse ne fut plus mêlé que la chevalerie romaine. Elle ne représentait aucune communauté d’origine, d’intérêts ou de tendance. Si riches que furent la plupart de ses membres, il lui manqua surtout ce qui, dans le monde ancien, était à la base de l’autorité et de la dignité : la propriété foncière. Malgré ses efforts, l’empire romain fut impuissant à maintenir le prestige d’une aristocratie qui ne reposait pas sur le sol. Aussi, dés le commencement du IVe siècle, le corps des chevaliers a à peu prés disparu de l’empire. Il n’y a plus, au-dessus des possessores locaux, que les grands propriétaires, sénateurs romains. 3. La noblesse sénatoriale en Gaule. — Les principaux personnages de la Gaule ambitionnèrent de bonne heure le titre de sénateurs romains, et la politique impériale, surtout au Ier et an IIIe siècle, ne fit qu’encourager leurs ambitions. La Gaule Narbonnaise avait fourni au sénat, dès le milieu du Il, siècle, quelques-uns de ses membres les plus illustres. L’empereur. Claude obtint pour les plus riches ou les plus nobles des villes de la Gaule Chevelue le droit d’entrer au sénat ; on le combattit : mais il prononça à ce propos un discours fort énergique qui nous a été conservé : Voici, par exemple, disait l’empereur, la colonie de Vienne ; vous savez depuis combien de temps elle nous donne des sénateurs. Est-ce que Lyon ne nous a pas donné des collègues ? Le regrettez-vous ?... Je n’estime pas juste que les provinciaux eux-mêmes, lorsqu’ils peuvent être l’honneur du sénat, en soient écartés. Ce discours de Claude et le discours que Cérialis adressa aux Gaulois révoltés sont les deux programmes de la politique impériale en Gaule. En même temps que les Gaulois arrivaient au sénat romain, l’appellation de sénateur, répandue à profusion, cessait d’être le nom d’une fonction effective pour devenir un titre de noblesse. Étaient sénateurs du peuple romain presque tous les grands propriétaires de la Gaule, qu’ils fussent ou non d’anciens magistrats municipaux. Le titre était transmis héréditairement. Il passait même aux femmes ; il y avait des sénateurs romains des deux sexes. Le sénateur ajoutait à son titre le qualificatif d’homme très illustre, vir clarissimus ; sa femme s’intitulait femina clarissima. A la fin du IIIe siècle, il y eut ainsi, dans tous les municipes gaulois, une dizaine de sénateurs romains, riches en domaines et en influence, et qui dominaient du prestige de leur titre et de l’étendue de leurs biens la noblesse municipale des décurions. 4. L’extension de la grande propriété. — Un sénateur du peuple romain était avant tout un grand propriétaire. Ses domaines les plus vastes étaient situés dans le territoire de sa ville natale. Il faut songer, pour avoir une idée de sa richesse foncière, qu’un domaine de 1000 arpents était considéré comme des plus modestes. Le Bordelais Ausone, qui appartint dans les premières années de sa vie à la simple noblesse municipale, décrit eu ces termes le petit champ héréditaire qu’il possédait en ce temps : Je cultive 200 arpents de terre labourable ; la vigne s’étend sur 900 arpents ; le pré sur la moitié moins. En fait de bois, j’en ai deux fois plus que de pré, de vigne et de terre tout ensemble. Cela fait 1050 arpents, soit plus de 250 hectares, et notons qu’Ausone appelle ce beau domaine une toute petite villa, herediotum, villula. Plus tard, quand Ausone devint magistrat de l’empire et sénateur du peuple romain, il avait des domaines un peu partout dans le Bordelais et le Bazadais ; d’autres, fort considérables, en Saintonge et dans le Poitou. Son petit-fils en possédait dans tout le sud-ouest de la Gaule, puis à Marseille et jusqu’en Macédoine. Paulin de Bordeaux, qui fut plus tard évêque de Nole, était propriétaire, sur les bords de la Garonne, de véritables royaumes : on disait dans le pays regna Paulini. Ces grandes fortunes, dit Fustel de Coulanges dans son livre sur l’Alleu, ne se sont pas formées par l’extension à l’infini d’un même domaine. C’est par l’acquisition de nombreux domaines fort éloignés les uns des autres qu’elles se sont constituées. Les plus opulentes familles ne possèdent pas un canton entier ou une province ; mais elles possèdent vingt, trente, quarante domaines épars dans plusieurs provinces, quelquefois même dans toutes les provinces de l’empire. L’historien Ammien Marcellin appelle ces domaines de l’aristocratie foncière des patrimoines épars dans le monde. 5. Description de la villa. — Chacun de ces domaines, villa, avait sa vie propre : il formait presque un petit État. La demeure du maître, le château, prætorium, s’élevait au centre, le plus souvent sur une colline, dominant la terre comme le sénateur dominait ses hommes. Ce prétoire était une habitation somptueuse, vaste et compliquée : elle répondait à la fois à cet amour du confort et du luxe et à ces soucis pratiques que surent toujours concilier les Gallo-romains de l’empire. Elle renferme des greniers on il y a des provisions pour plusieurs mois ; elle est entourée de remparts et de tours qui la mettent à l’abri d’un coup de main de brigands ou de barbares. Mais à côté de cela on y rencontre accumulé tout ce qui faisait la richesse et l’élégance de la vie. Une lettre de Sidoine Apollinaire nous décrit dans ses moindres détails la villa d’un sénateur de Narbonnaise au Ve siècle : On y arrive, dit Fustel de Coulanges en résumant cette lettre, on y arrive par une large et longue avenue qui en est le vestibule. On rencontre d’abord le balneum, c’est-à-dire un ensemble de constructions qui comprend des thermes, une piscine, un frigidarium, une salle de parfums ; c’est tout un grand bâtiment. En sortant de là, on entre dans la maison. L’appartement des femmes se présente d’abord ; il comprend une salle de travail on se tisse la toile. Sidoine nous conduit ensuite à travers de longs portiques soutenus par des colonnes et d’où la vue s’étend sur un beau lac. Puis vient une galerie fermée où beaucoup d’amis peuvent se promener. Elle mène à trois salles à manger. De celles-ci on passe dans une grande salle de repos, diversorium, où l’on peut à son chois dormir, causer, jouer. L’écrivain ne prend pas la peine de décrire les chambres à coucher, ni d’en indiquer même le nombre. Au pied de la colline se trouve la ferme, qu’on appelle villa rustica. Elle se compose d’une série de constructions séparées par une cour centrale, curtis : il y a là les étables, les colombiers, les granges, les celliers ; puis la cuisine, grande et haute de plafond, qui servait de lieu de réunion à toute la domesticité ; ou y trouvait aussi un four, un moulin et, suivant les pays, un pressoir pour le vin et pour l’huile. Entre les communs s’étendaient les chambres des esclaves. Plus loin enfin, s’élevaient, sur le domaine, de petites fermes où habitaient les tenanciers du sénateur, colonicæ. 6. Importance historique de la villa. — Tous ces grands domaines out leur histoire, et cette histoire dure encore. La plupart de nos villages se sont formés autour de ces châteaux ; d’ailleurs, avec leur nombreuse population d’esclaves occupés aux métiers les plus divers, la villa était déjà un véritable village. Au IVe siècle, l’ensemble se complète par la construction d’une chapelle, comprise dans l’enceinte du château. Dès lors nous avons, réuni sur un même point, tout ce qui fera le village moderne. C’est de ces villæ que viendront presque toutes nos paroisses et nos communes rurales. Elles conservent aujourd’hui encore le nom du premier propriétaire et peut-être les limites du domaine primitif. Pauillac, en latin Pauliacus, Juilly, en latin Juliacus, Fleury, Floirac, tous deux également Floriacus en latin, sont les anciennes villas d’un Florus, d’un Julius, d’un Paulus. Si nos grandes villes ont pour origine les antiques oppida celtiques, la plupart de nos villages ne sont que les domaines des grands seigneurs gallo-romains. 7. Les serviteurs de la villa. — Sur ces domaines vit tout un monde de serviteurs qu’on appelle les hommes du maître. Ce sont d’abord les esclaves : les uns attachés à la personne du maître comme domestiques d’intérieur, les autres travaillant à la ferme, à la lingerie, au moulin, d’autres occupés à la culture du sol. Comme ces esclaves sont fort nombreux, on les a répartis en escouades, dirigées chacune par un chef ou magister et surveillées par un régisseur, villicus : maîtres et régisseur sont également des esclaves. Au-dessus des esclaves les affranchis sont employés, auprès du maître, à des services plus honorables : ils sont intendants, secrétaires, précepteurs. Enfin, nous trouvons les fermiers attachés au sol, les colons : ce sont des cultivateurs libres qui payent, chaque aimée, une redevance fixe au maître, et qui, cela fait, peuvent cultiver la terre à leur guise. Le propriétaire ne peut augmenter cette redevance ; mais en revanche il n’est pas permis au colon d’abandonner la terre dont il est le tenancier. 8. La vie d’un grand seigneur. — Sur son domaine, le sénateur gallo-romain est véritablement roi. Il y vit plus volontiers qu’à la ville, où il ne va guère que pour les fêtes religieuses ou les devoirs de la vie publique. La vie qu’on menait dans ces villas nous est fort bien comme, grâce aux écrivains gaulois de la fin de l’empire, Ausone, Paulin de Pella, Sidoine Apollinaire. Elle y était à la fois fort occupée et fort agréable. Les sénateurs surveillaient de très près la gestion de leurs biens-fonds : c’était la tradition romaine, qui ne s’était jamais perdue depuis Romulus. Nous savons d’un noble aquitain du IVe siècle qu’il trouva le moyen de rendre aux vignobles épuisés leur ancienne vigueur : c’est ainsi que de nos jours les grands propriétaires girondins luttent avec succès contre le phylloxera. Les sénateurs aimaient à vivre au milieu de leurs serviteurs, et tous n’abandonnaient pas à des intendants le soin de veiller à la rentrée des foins, à la cueillette des olives ou à l’écoulage du vin. Niais cela ne les empêchait nullement de se distraire. Leur vie était, comme leur château, à la fois agréable et pratique. Ils chassaient beaucoup, dans les vastes forêts des Ardennes, du Morvan ou du Limousin. Leurs écuries étaient remarquablement montées ; ils avaient des meutes superbes, et notaient avec soin la généalogie de leurs chevaux et de leurs chiens : les braques gaulois, qu’on dressait à la chasse au sanglier ; étaient célèbres dans l’empire. Quelques-uns de ces nobles pratiquaient la chasse au faucon ou à l’arbalète. C’est déjà la vie que mènera le seigneur du moyen âge. Ajoutez à cela le luxe intérieur. Ma table, dit l’un d’eux, était toujours élégamment servie, le mobilier brillant, l’argenterie précieuse. Nais ne croyons pas que la chasse, la bonne chère et l’agriculture absorbassent tous leurs soins. Ils eurent aussi des préoccupations d’un ordre tout différent : le sénateur gallo-romain avait le goût des choses de l’esprit autant que le souci des intérêts matériels. Il se livrait avec ardeur aux plaisirs littéraires ; son éducation avait été fort soignée : il avait travaillé dans les écoles, il avait lu Homère et Virgile et il les relisait. Ce n’étaient pas les chasseurs les plus intrépides qui faisaient les plus mauvais vers. Quand ces nobles s’écrivaient, ils aimaient à soigner leurs lettres ; beaucoup avaient l’arrière-espoir qu’elles pourraient bien être publiées un jour comme celles de Pline et de Cicéron. Ils avaient l’ambition de passer pour des stylistes. Ils gardaient le culte des muses comme les chevaliers chrétiens le culte de l’honneur. Faire des vers était un devoir de leur rang. Voilà ce qui manquera longtemps à la noblesse du moyen âge. 9. L’autorité du propriétaire sur ses serviteurs. — Le sénateur exerce sur la plupart de ses hommes une autorité à peu près souveraine. Il a une prison pour ses esclaves, ergastulum, et il n’est pas absolument certain qu’il n’ait pas conservé le droit de les condamner à mort. Il peut enchaîner et réprimander même les colons : si l’esclave ou le colon s’enfuit, il est ramené au maître, qui doit le punir. Il y a plus : l’autorité publique laissa de plus en plus le sénateur exercer sur ses domaines tous les droits de l’État. Au besoin, il arme ses hommes pour faire la police chez lui ; il poursuit les brigands ; il punit les voleurs ou entre eu composition avec eux. Le sénateur est juge dans sa villa presque autant que le gouverneur dans la province. Aussi, peu à peu, tous les hommes libres qui habitaient dans son voisinage se placèrent sous son appui. Il eut des clients, qui lui jurèrent fidélité et auxquels il promettait sa protection. Il était le patron de la plèbe des campagnes et de nombreux plébéiens des villes ; il acceptait même le patronage de villages entiers, dont les habitants venaient se mettre d’eux-mêmes sous son autorité. La puissance du grand propriétaire rayonnait ainsi, au loin, autour de lui et de ses domaines. 10. Puissance politique des grands propriétaires. — Maître chez lui, le sénateur est également maître dans sa cité et dans l’État romain. Il siège dans le sénat municipal et c’est son influence qui dirige les affaires de la cité plus encore que l’autorité du défenseur. Au Ve siècle, il prendra pied dans l’église et deviendra souvent l’évêque de sa ville natale. Mais il s’intéresse encore plus aux affaires de l’empire : les plus hautes charges sont réservées presque de droit aux grands propriétaires fonciers de l’ordre sénatorial. C’est parmi eux que se recrutent les gouverneurs de provinces et les préfets des prétoires. Ils font partie du conseil du prince et de son tribunal. Les plus heureux deviennent consuls. Le poète Ausone a été d’abord magistrat dans sa ville natale, puis il s’est élevé peu à peu dans les honneurs sénatoriaux : il est devenu questeur, préfet du prétoire, consul enfin, et, après son consulat, revenu en Aquitaine, il a passé sur ses terres les dernières années de sa vie. Puissants par leurs domaines, par leur nombre et la dépendance de leurs serviteurs, ces grands seigneurs l’étaient plus encore par les pouvoirs que l’État leur conférait. Quoique le gouvernement, dit Fustel de Coulanges, fût en principe une monarchie absolue et personnelle, il est visible que cette monarchie n’administrait que par l’intermédiaire de l’aristocratie, qui se trouvait ainsi de toutes les manières la classe dirigeante de la société. Plus tard, quand l’empire tombera, il n’entraînera pas dans sa chute l’aristocratie foncière : tout au contraire, cette chute lui profitera. Elle restera debout et saura accroître son autorité sous le gouvernement des rois barbares. Plus tard encore, sous le régime féodal, elle réunira à la possession de la terre le coin mandement des hommes et la souveraineté politique. Mais dès le IVe siècle, elle est ce qu’il y a de plus fort dans l’État et de plus haut dans la société. |