GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE X. — LA SOCIÉTÉ : PETITES GENS ET CORPORATIONS.

 

 

1. Les distinctions sociales en Gaule. — De ce que tous les habitants de la Gaule obéissaient à un seul maître, l’empereur, de ce que l’État pouvait réclamer de tous l’impôt et le service militaire, il ne faut pas conclure que l’empire romain formait mie vaste société démocratique, semblable à la France moderne. L’égalité fut la chose du monde qui lui manqua le plus. Il y avait des distinctions à l’infini entre les hommes, suivant leur naissance, suivant leur profession, surtout suivant leur richesse. La société gauloise fut aussi divisée à l’époque romaine que la société française au temps de la féodalité. Il y eut un aussi grand nombre de classes et une hiérarchie aussi régulière entre ces classes.

Ces distinctions remontaient d’ailleurs aux périodes les plus lointaines de la vie antique : Rome les avait eues, comme Sparte et comme Athènes ; mais elle les avait conservées avec plus de soin, maintenues strictement et transportées un peu partout dans le monde conquis par elle. Il y avait maintenant en Gaule autant de groupes de citoyens qu’il y en avait eu autrefois dans la Rome primitive. Chacun de ces groupes vivait à part, avait sa place marquée au tribunal, à l’armée et au théâtre. Nous avons vu qu’ils ne payaient pas tous les mêmes impôts.

Il y a plus, l’habitude se répandit de les distinguer par des costumes de forme et de couleur différentes. Les règlements impériaux veillaient à ce que la bande de pourpre que les chevaliers portaient sur leur tunique (angustus clavus) fût plus étroite que celle des sénateurs (latus clavus). La toge était destinée au citoyen romain. Le Gaulois portait surtout le manteau à capuchon qu’on appelait le cuculle. Le vêtement de pourpre était réservé à l’empereur seul : c’était un crime de lèse-majesté, punissable de mort, que de se vêtir d’un manteau de pourpre. L’empereur Sévère Alexandre eut même l’intention d’assigner un costume spécial à toutes les fonctions, à toutes les dignités, à toutes les classes : on l’en dissuada ; mais ce que cet empereur renonça à établir, l’usage le fit mieux que la loi.

2. La plèbe urbaine et la plèbe rustique. — Indépendamment de la grande distinction entre esclaves, servi, et citoyens ou hommes libres, liberi, la société présentait deux groupes bien distincts : ceux qui étaient propriétaires du sol et ceux qui ne l’étaient pas.

Parmi ces derniers, on peut séparer les plébéiens proprement dits des marchands ou commerçants, negotiatores, et des artisans ou industriels, artifices.

Il y avait en Gaule, comme dans tout l’empire, une plèbe des villes, plebs urbana, et une plèbe des campagnes, plebs rustica. Nous connaissons fort peu la situation matérielle et l’état moral de l’une et de l’autre. A Rome, la plèbe demandait du pain et des jeux de cirque, panem et circenses. Il est probable que, dans les grandes villes de la Gaule, les exigences de la plèbe étaient de même nature, mais d’une moins grande intensité. Des jeux, il y en eut dans toutes les villes gauloises : si toutes ne possédaient point de cirque, chacune eut du moins son théâtre et son amphithéâtre. Du pain, la plèbe en trouva dans les camps, où les plébéiens des villes gauloises servirent surtout comme légionnaires : ceux de Rome se dispensaient du service militaire. Aussi la plèbe des provinces ne fut-elle jamais à beaucoup près aussi dangereuse à l’État que la populace romaine, le vrai fléau de l’Italie. Pendant les premiers temps de l’empire, dans quelques villes privilégiées, comme à Narbonne, il fut même permis à la plèbe de voter dans les assemblées.

La plèbe rustique de la Gaule fournissait aussi aux armées romaines un très fort contingent. D’elle venaient les soldats auxiliaires.

Il ne semble donc pas que, pendant les trois premiers siècles, le sort de l’une et de l’autre plèbe ait été bien misérable. Au IIIe siècle, quand les invasions commencèrent, que les légions furent décimées, que les barbares, de gré ou de force, se rendirent maîtres des armées romaines et imposèrent leurs services au détriment des volontaires gaulois, la plèbe, éloignée des camps, reflua dans les villes et les campagnes. Cela explique en partie sa misère dans les deux derniers siècles de l’empire. Il y eut alors de véritables insurrections, connues sous le nom de révoltes des Bagaudes ; les plébéiens des villes se mêlèrent même parfois aux barbares pour piller et pour tuer. Ceux des campagnes se réfugièrent le plus souvent sous le patronage des grands, et, comme fermiers à demeure ou colorai, vécurent, à peine supérieurs aux esclaves, dans une dépendance qui leur assura au moins le pain quotidien.

3. Artisans et marchands. — Au-dessus des plébéiens proprement dits se trouvaient les industriels, les artisans, les négociants, les armateurs, artifices, negotiatores, plébéiens riches ou aisés qui formaient une véritable bourgeoisie marchande. La grande aristocratie romaine méprisait assez cette classe de gens. Ils étaient suspects par leur origine : c’étaient tous des parvenus, anciens esclaves presque toujours, en tout cas plébéiens, étrangers souvent. Ils étaient plus suspects encore par leur genre de vie, métier vulgaire, dit quelque part Sénèque, où l’on ne recherche qu’un gain sordide. Mais dans la province, dans la Gaule surtout, la bourgeoisie laborieuse des grandes villes de Narbonne, d’Arles, de Lyon ou de Trèves jouissait de la considération publique. C’était elle qui faisait la richesse de ces villes ; c’est son travail qui explique la rapidité prodigieuse avec laquelle, en moins de cent ans, se construisirent les cités gauloises. La fortune de quelques-uns de ces commerçants était prodigieuse, si l’on eu juge par les gigantesques tombeaux que les négociants trévires se sont fait élever sur les bords de la Moselle.

Beaucoup d’entre eux travaillaient isolément, vivaient sans attache avec leurs confrères. Toutefois il n’est pas rare de les trouver groupés en syndicats ou corporations, qu’on appelait des collèges, collegia.

Les principaux métiers qui se groupaient ainsi sont les suivants.

4. Les grandes corporations. — Les plus importantes corporations étaient peut-être celles que formaient les bateliers, patrons ou armateurs de navires, nautæ, navicularii. Aujourd’hui, dit M. Boissier, les commerçants qui tiennent la première place dans nos ports de mer sont les armateurs ; de même alors la corporation des nautes était rangée parmi celles qu’on considérait le plus. On les trouve en grande estime dans toutes les villes de commerce ; à Arles, ils formaient cinq associations différentes. Un des plus anciens souvenirs que nous ayons conservés de l’existence du vieux Paris, c’est un monument élevé par les nautes de la Seine. A Lyon, on distinguait les nautes du Rhône et de la Saône ; ils formaient deux corporations puissantes, qui possédaient des comptoirs dans les villes voisines des deux rivières ; les personnages les plus élevés, de la cité étaient fiers de leur appartenir, et les habitants de Nîmes leur réservaient quarante places dans leur bel amphithéâtre. — A côté d’eux, il faut placer les patrons de radeaux, ratiarii, qu’on trouve sur les bords du lac de Genève.

Les corporations dites de centonarii réunissaient tous les fabricants d’étoffes grossières, en particulier de bâches, de couvertures ou de toiles, centones. — Les dendrophori étaient les marchands de bois de construction et probablement aussi les scieurs de long et ceux qui exploitaient les bois taillis et les forêts. — Les fabri tignarii étaient les charpentiers. — Ces trois corporations existaient sans nul cloute dans toutes les villes de la Gaule : le plus souvent, elles se réunissaient pour ne former qu’un collège, qui groupait ensemble tous les gens de métier. La loi, qui surveillait d’assez près ces corporations, recommandait que, pour leur donner plus de force, on en fit un seul corps.

Les autres collèges ne se rencontraient que dans les cités les plus importantes ou dans certaines contrées de la Gaule. Les collèges des marchands de vin, vinarii, ceux des fabricants ou marchands d’outres, utricularii, se montrent surtout dans les villes de la vallée du Rhône. C’étaient deux métiers solidaires l’un de l’autre, car les outres servaient au transport du vin. — Puis venait, par exemple à Lyon, la très brillante corporation des négociants cisalpins et transalpins, splendidissimum corpus negotiatorum Cisalpinorum et Transalpinorum : elle groupait, sans doute, tous ceux qui faisaient le commerce de commission et de transit dans les Gaules des deux côtés des Alpes. — A Lyon encore, nous trouvons la corporation des sagarii, les fabricants de sayons ou de saies, sagum, le vêtement cher aux Gaulois. — Dans d’autres villes, les bouchers, laniones, paraissent s’être réunis en collèges, qui n’eurent pas d’ailleurs, tant s’en faut, la même importance qu’au moyen âge.

5. Rôle public de ces corporations. — L’État romain n’aimait pas les corporations. Rome voulait, a dit justement M. Renan, par suite de son idée exagérée de l’État, isoler l’individu, détruire tout lien moral entre les hommes. Pendant les premiers siècles de l’empire, on prit les précautions les plus minutieuses contre les corporations des plébéiens. Il fallait l’autorisation du prince pour qu’elles pussent se former et vivre ; les peines les plus sévères menaçaient ce qu’on appelait collegia illicita, les collèges défendus, ce que nous nommerions volontiers les sociétés non autorisées.

Seuils les collèges des ouvriers, des industriels, des négociants, trouvèrent grâce devant l’État : ils furent reconnus et acceptés. Encore furent-ils soumis à une assez rigoureuse surveillance jusque vers le IIe siècle. Mais en ce temps-là, la politique des empereurs devint plus libérale, et, tout en les observant de près, on leur donna comme une existence officielle. Désormais ces grands colliges furent, non seulement reconnus, mais protégés, et on leur fit une place dans l’État ; ils ont été établis, dit un jurisconsulte, pour rendre service à l’État, et un magistrat de Rome affirmait qu’ils servaient la patrie à leur manière.

Ils furent chargés de certains services publics : en retour, l’État leur accordait des immunités financières, des privilèges devant les tribunaux, et des places d’honneur dans les cérémonies publiques. Les bateliers de la Loire, de la Seine, du Rhône et de la Saône eurent sans doute l’obligation de veiller au transport des fournitures dues à l’État : ils devinrent les entrepreneurs des travaux publics. Les collèges associés des dendrophori, centonarii et fabri furent dans les villes chargés de maintenir l’ordre, et en particulier d’éteindre les incendies ; les ouvriers qui en faisaient partie venaient se placer sous les ordres du chef de la police municipale : nous savons qu’à Nîmes ce préfet de police s’appelait præfectus vigilum et armorum. Quand un incendie se déclarait dans une grande ville, le crieur public appelait au secours tous les membres des collèges : Collegiati omnes ! Ces corporations devinrent ainsi, sous le bas-empire, comme elles étaient au moyen âge, de véritables corps publics, jouant un rôle dans les affaires politiques, puissantes, fières et fort remuantes.

6. Organisation de ces corporations. — Elles étaient en effet fortes par le nombre (le leurs associés. Les plus grandes devaient bien compter cent cinquante membres. A leur tête était un chef suprême, le maître du collège, magister ; près de lui un curator s’occupait surtout des affaires administratives : tous deux étaient élus pour un an par les membres. Les séances, le chiffre des cotisations, les droits des chefs, le mode d’élection, étaient fixés par un règlement qu’on appelait la loi du collège, lex collegii. La discipline était, dans ces corps, rigoureusement maintenue par les maîtres, ce qui explique la durée et la puissance grandissante des collèges. Ils avaient un lieu de réunion nommé la schola.

Ces associations avaient des protecteurs : elles prenaient, parmi les hommes les plus considérés de la cité, un ou plusieurs patrons, patroni, qui les représentaient en justice. En outre, elles avaient un protecteur céleste : car, de même que les corporations du moyen âge se choisissaient un patron et une chapelle, les collèges des artisans possédaient leur dieu et leur temple. Les dendrophores étaient voués au culte de Cybèle, à laquelle ils servaient de prêtres les jours de procession.

Enfin les sociétés de ce genre jouirent de la personnalité civile : elles possédaient des immeubles, recevaient des legs, avaient des esclaves qu’elles pouvaient affranchir. Véritables petites cités dans la cité municipale, les corporations se réunissaient autour de leurs bannières, vexilla, qu’elles promenaient dans les cérémonies publiques. Un écrivain du IVe siècle nous montre, à l’entrée de l’empereur dans une grande ville de Gaule, toute la population venant au-devant de lui, et, à côté des processions de prêtres portant les statues des dieux, les collèges présentant leurs bannières. Tout cela survivra à l’empire et se retrouvera au moyen âge.

7. Les collèges des petites gens. — A côté de ces corporations riches et nombreuses, presque officielles, il y avait les collèges des petites gens, collegia tenuiorum, c’étaient ceux que formaient les esclaves, ou les affranchis et les plébéiens pauvres. L’objet de ces sociétés était d’assurer à leurs membres ce que les anciens désiraient par-dessus tout, un lieu de sépulture. On prenait autant de peine, dit M. Boissier, pour se préparer un tombeau qu’un chrétien met de soin à se munir avant sa mort des derniers sacrements. C’était le souci de tout le monde : on y songeait d’avance, pour n’être pas pris au dépourvu. Ces collèges de pauvres garantissaient un tombeau aux associés : ils achetaient un terrain qui devait servir de sépulture commune à tous les membres. C’étaient en somme des sociétés de secours mutuels, mais comme on pouvait les comprendre en ce temps-là : on épargnait pour la sépulture comme de nos jours on épargne pour la maladie ou la vieillesse.

Pour l’achat et l’entretien de ce lieu de sépulture, les membres du collège payaient une petite cotisation mensuelle, stips menstrua. Ainsi que les grands collèges, ces sociétés de petites gens se plaçaient sous la protection d’une divinité, ils s’appelaient les dévots de Jupiter, ou les adorateurs de la fontaine Eure, cultores fontis Uræ, comme à Nîmes, parfois même ceux qui boivent ensemble, copotores, comme à Bordeaux.

Chacun de ces collèges renfermait, à la différence des autres, un nombre de membres fort limité : tout le monde s’y connaissait. Les humbles y trouvaient, en attendant la tombe commune, comme une gaîté de famille et la fraternité d’une église. Pour ces humbles, la vie dans l’État romain, si foncièrement aristocratique, était sérieuse et pénible. Il y faisait un froid glacial, dit M. Renan, comme en une plaine uniforme et sans abri. La vie reprenait son charme et son prix dans ces tièdes atmosphères de synagogue et d’église.

L’État romain maltraitait fort ces petits collèges, qui lui étaient doublement antipathiques, et comme sociétés d’allure mystérieuse, et comme ramassis de gens de rien. Il employa tout sen pouvoir à les surveiller. Ils ne pouvaient recevoir qu’un nombre de membres très limité ; la loi ne leur permettait de se réunir qu’une fois par mois ; ils ne devaient s’occuper dans ces séances que de sépulture et d’affaires religieuses. Toute association qui n’avait pas un motif de religion était illicite. L’empire s’acharna contre eux, combattant ainsi, remarque encore M. Renan, un désir légitime des pauvres, celui de se serrer les uns contre les autres dans un petit réduit pour avoir chaud ensemble.

Dans cette lutte, il se trouva que l’empire romain fut vaincu. C’est au milieu de ces petites gens que le christianisme prit naissance. Les églises chrétiennes ne furent à l’origine que des collèges d’humbles et de pauvres réunis pour prier ensemble et s’assurer dans les catacombes une sépulture commune. Chacun, dit Tertullien, apporte tous les mois une cotisation modique. Il paye s’il le veut, quand il le veut, ou plutôt quand il le peut. Nous regardons cet argent comme un dépôt qui nous est confié par la piété. Il sert à donner du pain aux pauvres et à les ensevelir. Voilà la formule des collegia tenuiorum. C’est comme collèges que les chrétiens furent persécutés, et surtout comme collèges de misérables. Leur triomphe sur l’empire fut en partie celui des petites gens sur l’aristocratie gouvernante et du collège sur l’État.