1. Le service militaire accepté par les Gaulois. — L’impôt du sang parut aux Gaulois incomparablement moins lourd que le tribut. A proprement parler, le service militaire ne fut jamais regardé par eux comme une charte sérieuse. En principe, ils le devaient tous à l’État romain, soit comme alliés on sujets, soit comme citoyens. En fait, on n’était soldat que de son plein gré : l’empire était vaste, les guerres relativement rares, on enrôlait beaucoup de mercenaires germains. Les recrues volontaires suffirent toujours aux besoins de l’armée. D’ailleurs la Gaule avait de tout temps aimé les combats et la vie de camp : c’était ce qui faisait sa gloire avant la conquête, et, pendant les cinq siècles de la domination romaine, les Gaulois ne faillirent jamais à leur vieux renom d’incorrigibles batailleurs. C’était la Gaule qui fournissait aux armées romaines leurs plus hardis fantassins et leurs plus solides cavaliers. Dans les moments de crise publique, les Gaulois ont plus volontiers offert à l’empire leur jeunesse que leur argent. A la fin de l’empire, il n’y avait, en dehors des troupes d’auxiliaires barbares, que les Gaulois qui sussent vraiment se battre. Les derniers beaux combats que Rome a soutenus eu Orient contre les Perses ou en Occident contre les Germains ont été livrés par des Gaulois. Ammien Marcellin, qui les a vus de prés, fait d’eux ce bel éloge : Ils sont bons soldats à tout âge : jeunes et vieux portent au service la même vigueur ; leurs corps sont endurcis par un constant exercice et ils bravent tous les périls. Le poète Claudien énumère avec complaisance les troupes gauloises comme les meilleures de Stilicon, et rappelle que le hasard et non la force doit triompher des Gaulois : Sitque palam Gallos casu non robore vinci. 2. Les soldats gaulois à la frontière de la Gaule. — L’empire aurait pu expédier les recrues gauloises en Afrique et en Orient : c’eût été d’une saine politique, s’il avait voulu effacer à tout pris les distinctions de races et supprimer les habitudes nationales. Il le fit quelquefois, mais toujours dans des cas exceptionnels. En règle générale, il préféra envoyer les conscrits gaulois sur les bords du Rhin : c’était moins onéreux pour l’État., et l’obéissance des troupes était plus sûre. Les levées faites en Gaule servaient à combler les vides des légions ou des troupes auxiliaires qui campaient dans les deux provinces de Germanie. C’est là une des faces curieuses de la politique des empereurs : l’État employait surtout des Gaulois pour défendre la frontière de la Gaule ; en servant l’empire, ils protégeaient leur pays contre leurs ennemis traditionnels. Aussi les armées du Rhin étaient-elles véritablement des armées gauloises. Les séditions gauloises du il, siècle eurent leur point de départ dans les camps du Rhin. Plus tard, il fut permis à ces soldats d’avoir près d’eux leurs femmes et leurs enfants : le camp devint pour eux une patrie, comme l’image en armes de la patrie gauloise. Leur demandait-on de porter secours aux provinces d’Orient, ils ne craignaient pas de refuser. Plutôt que de partir, on les vit un jour se mettre en insurrection et, pour ne point obéir aux ordres qui les éloignaient de la Gaule, faire de leur général un empereur. 3. Durée, conditions et avantages du service militaire. — Les Gaulois servaient ou bien comme légionnaires ou bien comme auxiliaires. Il ne devait y avoir dans les légions que des citoyens romains. Toutefois bon nombre de pérégrins y entraient, après avoir reçu au préalable le droit de cité romaine : c’étaient d’ordinaire les habitants des villes, les citadins, qui servaient dans les légions ; les ruraux, rustici, faisaient le plus souvent partie des troupes auxiliaires : ceux-ci ne recevaient la cité romaine qu’en sortant du service. Le service était, en règle générale, de vingt ans dans les légions, de vingt-cinq ans dans les autres corps. Mais il était permis de rester à l’armée bien au delà de ce temps ; une inscription des pays du Rhin nous fait connaître un soldat qui a servi pendant quarante ans. Le service militaire était d’ailleurs un droit d’homme libre les esclaves et les affranchis en étaient exclus en principe. Il va sans dire que les bommes riches s’en dispensaient aisément. La très granite majorité des soldats étaient fournis par la plèbe des villes et par la plèbe rustique. C’était pour les plébéiens un moyen de vivre et de bien vivre, et des historiens ont remarqué qu’un licenciement de troupes entraînait un reflux de petites gens dans les villes et les campagnes et un accroissement de vols et de brigandages. Le soldat recevait en moyenne une somme équivalant à 300 francs de notre monnaie ; il était nourri, logé ; l’État plaçait ses économies dans des caisses d’épargne militaires- il avait sa part dans les butins ; il pouvait mériter des récompenses et des gratifications ; il recevait des terres à sa sortie du service. C’était, pour le plébéien, un métier singulièrement plus lucratif que celui qu’il pouvait exercer aux champs ou dans la ville. 4. Les légions du Rhin. — L’armée chargée de défendre la Gaule se composait, dans les premiers temps, (le huit légions, réparties en nombre égal entre les deux légats de Germanie. A partir du règne de Trajan, le nombre des légions germaniques fut diminué de moitié. Chacune de ces légions était commandée par un légat légionnaire, legatus legionis, qui avait sous ses ordres six tribuns et un grand nombre de centurions. Son effectif normal était de six mille hommes. Voici les noms des légions qui ont fait un service de quelque durée dans les camps de Germanie[1] : GERMANIE SUPÉRIEURE :
GERMANIE INFÉRIEURE :
5. Les troupes auxiliaires. — Les troupes auxiliaires, auxilia, étaient également réparties entre les deux légats provinciaux. Ces troupes formaient des corps appelés ailes, alæ, ou cohortes, cohortes, dont l’effectif, de beaucoup inférieur à celui des légions, variait entre cinq cents et mille hommes. Elles étaient commandées par un préfet, præfectus ; le préfet de l’aile, præfectus equitum ou præfectus alæ, est supérieur, comme dignité, au préfet de la cohorte, præfectus cohortis. Ces troupes sont surtout des troupes de cavaliers. Elles sont composées d’ordinaire d’hommes du même pays ; elles conservent souvent leurs armes et leurs enseignes nationales, et leur chef était maintes fois choisi parmi les hommes les plus considérables de la cité ou de la région oit la cohorte avait été levée. C’est ainsi que Classicus, præfectus alæ Treverorum, était Trévire lui-même, et un des premiers de sa nation par ses richesses et la noblesse de son origine : on le disait de race royale. On voit que les Romains ont su donner comme préfets aux troupes gauloises ceux-là mêmes qui, les premiers d’entre leurs compatriotes, étaient presque leurs chefs naturels. Aussi s’explique-t-on qu’un bon nombre de corps auxiliaires portent des noms de peuplades gauloises ou germaines. Voici ceux de ces corps qui apparaissent le plus souvent sous le haut empire. Beaucoup servent sur les bords du Rhin. AILES :
COHORTES :
Il est bon de rappeler que, peu à peu, un assez grand nombre de recrues non gauloises se glissèrent dans ces différents corps, et que leur nom cessa plus tard d’indiquer exactement l’origine des soldats qui les formaient. — Sauf quelques exceptions, il y avait toujours plusieurs cohortes ou plusieurs ailes portant le même nom ; elles étaient numérotées comme les légions. 6. L’armée du Rhin et la défense de la frontière. — Tout cela faisait une armée d’au moins cent mille hommes, eu majorité des Gaulois, chargée de défendre la frontière de la Gaule et échelonnée depuis Leyde, Lugdunum Batavorum, jusqu’à Windisch sur l’Aar, Vindonissa. Au IIe siècle, l’armée du Rhin fut sensiblement réduite, peut-être de la moitié, sans que son organisation ait été modifiée. Les deux quartiers généraux étaient Mayence, clans la Germanie supérieure, et Cologne, dans la Germanie inférieure. Tout le long du Rhin, on avait multiplié les forteresses et les colonies ; toutes les vingt lieues gauloises, au moins, on retrouvait une place d’armes de premier ordre : Noviomagus, Nimègue, Vetera Castra, Xanten, Novesium, Neuss, Colonia Agrippina, Cologne, Bonna, Bonn, Antunnacum, Andernach, Confluentes, Coblentz, Mogontiacum, Mayence, Borbitomagus, Worms, Nemetes, Spire, Argentoratum, Strasbourg, Augusta Rauricorum, Augst. Tous ces postes étaient reliés par une grande route longeant la rive gauche du Rhin ; sur cette route venaient déboucher les voies qui conduisaient de l’intérieur du pays : à Windisch, la route d’Italie ; à Balle, la route de Lyon et du sud de la Gaule ; à Strasbourg, la route de Metz et du Centre ; à Cologne, la route du Nord, de Bologne et de la Bretagne. Le long du Rhin, une flottille, classis Germanica, achevait de maintenir les communications entre les forteresses. En arrière, une route de Cologne à Strasbourg, par Trèves, couvrait la retraite et permettait aux armées de se rejoindre hors de la portée de l’ennemi. Trèves, à égale distance de Cologne et de Mayence, était le centre de l’approvisionnement des troupes. Au delà du Rhin, on avait construit une solide muraille, un chemin fortifié, limes, qui faisait à la Gaule une frontière d’avant-postes : il partait, de Coblentz pour aboutir à Ratisbonne et fermait la dangereuse trouée formée par le coude du Rhin. Il était difficile de mieux comprendre et de combiner avec plus d’intelligence la défense de la frontière gauloise. Pendant trois siècles, les barbares ne purent jamais franchir cette muraille de colonies et de soldats. 7. Le système de défense à l’intérieur sous le bas-empire. — Elle fut rompue au milieu du IIIe siècle, et pendant de longues années les barbares dévastèrent la Gaule. Toutes les précautions militaires avaient été accumulées à la frontière, l’intérieur du pays avait été laissé sans défense d’aucune sorte, sauf en Narbonnaise : les villes et les campagnes des Trois Gaules furent aisément la proie de l’envahisseur. Aussi, vers l’an 300, l’organisation militaire de la Gaule fut-elle modifiée. On laissa sans doute aux frontières le plus de troupes possible, et c’est là qu’on éleva le plus de forteresses. Mais on fortifia également toutes les villes de la Gaule, grandes ou petites : on les entoura de murailles gigantesques, hautes de trente pieds, flanquées d’énormes tours. On peut voir encore des restes de ces remparts dans presque toutes nos cités, à Bourges, à Saintes, à Bayonne, à Dax, à Senlis, à Beauvais. Il y en eut de ce genre à Paris, dans l’île de la Cité. Puis, tous les points stratégiques de la Gaule furent occupés par des châteaux forts ou castella. On mit des garnisons un peu partout. Des troupes d’auxiliaires barbares furent installées même dans l’intérieur du pays. Il y eut des corps de Francs campés à Rennes, des Teutons à Sens, des Suèves en Auvergne, au Mans, à Bayeux, à Coutances ; Paris reçut une garnison de Sarmates, commandée par un préfet. Des milices locales furent organisées. La défense, jusque-là concentrée aux frontières, fut généralisée à la Gaule entière. 8. Les flottes et la défense maritime. — La Gaule avait en mène temps une armée navale. Au commencement de l’empire, au moment où l’on faisait de la Gaule Narbonnaise une province de colonies et de défense militaire, une flotte avait été établie à Fréjus, Forum Julii : on y avait construit un port de guerre de premier ordre. Au IIe siècle, ce port fut en partie abandonné et la flotte supprimée. Une autre flotte, classis Britannica, était installée à Boulogne et protégeait les relations entre la Gaule et la Bretagne. Nous avons déjà mentionné la flotte du Rhin. Au IVe siècle, la défense des côtes fut réorganisée suivant les mêmes principes que la défense de l’intérieur. A tous les points importants du rivage, nous trouvons des corps de marine ; il y a une milice garonnaise à Blaye ; une cohorte armoricaine à Granville ; d’autres troupes à Bayonne, à Vannes, à Rouen, à Avranches, à Marseille : les embouchures de tous les fleuves sont gardées. En même temps, des flottilles fluviales à l’intérieur du pays viennent renforcer la défense des terres ; on en rencontre sur le Rhône, sur la Saône, dans les lacs du Sud-Est : il y a à Paris une flottille dite classis Anderetianorum, placée sous les ordres d’un præfectus, et qui sert d’appui à la garnison des Sarmates. 9. Aspect militaire de la Gaule sous le bas-empire. — Avec ses corps d’armée aux frontières, ses milices locales, ses flottes, ses campements de barbares, la Gaule entière ressemblait, en l’an 400, à un immense camp retranché. A côté de ses chefs civils, les gouverneurs et le préfet du prétoire, elle a maintenant aussi ses chefs militaires : le duc d’Armorique, dux tractus Armoricani, veille à la défense des rivages de l’Océan ; les ducs de Séquanie, de seconde Belgique, de Germanie première, le duc de Strasbourg, le duc de Mayence, s’occupent de la frontière du Rhin. La direction suprême est entre les mains du maître de la milice pour les Gaules, magister militiæ, qui réside à Trèves, capitale militaire de toute la Gaule. La Gaule forme en ce temps-là un véritable État militaire : elle a ses soldats à elle, qui sont surtout des Gaulois, et c’est pour elle et chez elle qu’ils combattent. |
[1] Nous marquons d’un astérisque (*) celles qui y sont restées pendant presque toute la durée de l’empire.