GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE V. — LES ASSEMBLÉES NATIONALES.

 

 

1. Les bienfaits du régime impérial en Gaule. — De ce que le pouvoir des empereurs était absolu et l’empire romain un État centralisé, il ne faut point conclure que la Gaule fût traitée en pays conquis et les Gaulois en esclaves. L’omnipotence du prince et l’unité de l’empire n’empêchèrent pas l’existence de libertés pour la Gaule et de garanties pour ses habitants.

En théorie, le sol appartenait à Rome ; en fait, les Gaulois le possédaient, le cultivaient, le transmettaient comme s’ils en étaient les vrais propriétaires. Les impôts que les Romains établirent furent souvent lourds ; mais le chiffre n’en rappela jamais les droits exorbitants que la coutume antique conférait au vainqueur sur le vaincu.

Une fois citoyens romains, et nous avons vu qu’ils le devinrent rapidement, les Gaulois étaient les égaux de leurs maîtres. C’est ce que disait le général romain Cérialis aux Trévires et aux Lingons révoltés. Après avoir fait l’apologie de la conquête romaine, il fit en ces termes celle de l’administration impériale : Il y eut en Gaule des rois et des guerres, jusqu’au moment où vous reçûtes nos lois. Tant de fois provoqués par vous, nous n’avons imposé sur vous, à titre de vainqueurs, que les charges nécessaires au maintien de la paix. Sans armées, en effet, pas de repos pour les nations, et sans solde pas d’armées, sans tributs pas de solde. Le reste est en communauté : c’est vous qui souvent commandez nos légions ; c’est vous qui gouvernez ces provinces ou les autres ; entre nous rien de séparé, rien d’exclusif. Je dis plus : la vertu des bons princes vous profite comme à nous, tout éloignés que vous êtes ; les bras des mauvais ne frappent qu’autour d’eux. On supporte la sécheresse, les pluies excessives, les autres fléaux naturels : supportez de même le luxe et l’avarice des puissances. Il y aura des vices tant qu’il y aura des hommes ; mais ces vices, le règne n’en est pas continuel ; de meilleurs temps arrivent et consolent. Tibère, Caligula, Néron, Domitien ont été, par leur folie ou leur cruauté, des hommes détestables. La Gaule fut aussi prospère sous leur règne que sous celui des vertueux Antonins. Avides ou cruels à l’égard de ceux qui les approchaient, ces princes ne permirent jamais que leur exemple fût imité de ceux qu’ils envoyaient pour gouverner les Gaules.

Sous la république, Fontéius avait mis au pillage la Gaule du Sud, exploitant le pays à la manière dont Warren Hastings exploita les Indes. Sous l’empire, les faits de ce genre devinrent extrêmement rares. Les empereurs avaient intérêt à ce que leur pouvoir fût aimé, au moins de loin et des provinces.

D’ailleurs, celles-ci avaient le droit de faire entendre des plaintes. L’institution des assemblées provinciales leur offrait de sûres garanties, sinon de liberté, du moins d’équité.

2. Le culte provincial de Rome et de l’empereur. — Les anciens n’ont jamais pu concevoir une réunion d’hommes, État famille, société, confédération, qui ne fût pas en même temps une association religieuse. Au même titre que les familles ou que les cités, les ligues formées par des peuples devaient avoir des dieux communs, et un autel autour duquel se faisait comme l’union morale : De même, dit Fustel de Coulanges dans la Cité Antique, que la cité avait son foyer du prytanée, les cités associées ont eu leur foyer commun. La cité avait ses héros, ses divinités poliades, ses fêtes : la confédération a eu aussi son temple, son dieu, ses cérémonies, ses anniversaires marqués par des repas pieux et par des jeux sacrés. Toute ligue était aussi une fédération religieuse.

Il est digne de remarque qu’une des premières choses que les Romains ont créées en Gaule, c’est précisément cette fédération religieuse. Quand ils entrèrent dans le pays, le druidisme commençait à fonder cette unité morale, de culte et de prières, d’oie pouvait sortir peu à peu l’idée de patrie : ce furent les Romains qui achevèrent cette unité.

Le culte commun qu’ils donnèrent à la Gaule fut celui de Rome et d’Auguste, c’est-à-dire de Rome divinisée et de la sainteté impériale. C’était d’une habile politique que d’instituer précisément pour religion commune l’adoration du maître et de la cité conquérante. Mais il y eut peut-être dans le choix de ces divinités autre chose que l’œuvre d’une sage administration : il y eut une nécessité religieuse. Il était impossible de donner à la Gaule romaine d’autres dieux à prier. Les cités antiques avaient deux cultes essentiels. Elles adoraient leur fondateur : c’était pour elles un être sacré, ce que le premier ancêtre était pour chaque famille. L’autre culte était celui de la cité elle-même, considérée comme déesse. Or représentons-nous ce qu’étaient pour la Gaule ces deux divinités, Rome et l’empereur, qu’elle allait vénérer : l’empereur est comme le héros fondateur de l’État ; il se nomme le père de la patrie ; Rome, c’est l’État même, c’est la patrie à laquelle la Gaule appartient. Les provinces devaient prier Rome et Auguste en vertu des mêmes principes qui avaient fondé dans les villes le culte du fondateur et le culte de la cité elle-même.

3. Les assemblées religieuses de Lyon : l’autel et le culte. — Il y eut en Gaule deux centres de ce culte de Rome et d’Auguste, l’un à Narbonne pour l’ancienne province, l’autre à Lyon pour la Gaule conquise par César. Nous connaissons surtout le culte qui se célébrait à Lyon.

On éleva, sur la presqu’île formée par la Saône et le Rhône, à l’endroit nommé au Confluent, ad Confluentes, un autel colossal portant l’inscription à Rome et à l’auguste, Romœ et augusto. Les monnaies ont conservé l’image de cet autel.

Chaque année, au 1er août, commençaient les solennités religieuses : sacrifices, processions, jeux de toute sorte même des concours d’éloquence et de poésie. En même temps une foire se tenait dans le voisinage. C’étaient les jours des grandes fêtes nationales, fêtes à la fois gauloises et romaines.

Lyon offrait alors un merveilleux spectacle, qu’Allmer nous a décrit : Au-dessus du champ de foire, à mi-pente du coteau qui le domine, s’élève, orienté vers l’Italie, l’autel national de Rogne et d’Auguste. Là tout est merveille, splendeur, magnificence. L’autel est de marbre et resplendit d’ornements éclatants ; son soubassement, atteignant peut-être à près de 50 mètres de long, est également de marbre. Deux Victoires colossales ailées, dressées à ses côtés, sont en bronze doré et paraissent être en or ; elles tiennent de grandes palmes et des couronnes d’or ; leurs piédestaux, colonnes de 30 pieds de haut, sont de granit gris d’Égypte avec des chapiteaux ioniques vraisemblablement de porphyre. D’un côté est un temple, de l’autre est un amphithéâtre ; par derrière s’étend au loin un bois ; autour et devant sont des jardins, des pièces d’eau, des statues : les statues colossales de Rome et d’Auguste, les statues colossales des soixante cités, les statues de tous les empereurs, de tous les princes, de nombreux grands personnages, de nombreux hauts fonctionnaires ; les statues des prêtres et de leurs proches, groupés sur de longs stylobates, tantôt rectilignes, tantôt en forme d’hémicycle. Il y a des statues en bronze doré, en bronze non doré et en marbre ; il y en a d’équestres, il y en a de pédestres : une légion de statues.

Chaque année, se réunit là, pour faire solennellement hommage à la souveraineté romaine et célébrer en grande pompe les fêtes du culte de l’empereur, l’assemblée des Gaules, composée des délégués de toutes les cités pris dans les rangs les plus hauts et les plus riches de la noblesse gauloise ; assemblée destinée à supplanter les anciennes réunions nationales des druides et des nobles. Les fêtes coïncident avec la foire et attirent non moins qu’elle un immense concours de Gaulois et d’étrangers ; c’est, pendant un mois, tout le mois d’août, une panégyrie, dont l’éclat, l’ampleur, le mouvement, l’étrangeté n’ont nulle part ailleurs rien de pareil.

4. Le Conseil des Gaules : organisation. — Une assemblée de notables gaulois avait la surintendance de ce culte à Lyon. On l’appelait le Conseil des Gaules, concilium Galliarum. Il était composé de soixante-quatre délégués représentant chacun une des cités de la Gaule propre. Ces délégués étaient choisis par le sénat de leur ville parmi les citoyens

les plus considérés, et d’ordinaire parmi d’anciens magistrats : ils ont parcouru toute la carrière des honneurs dans leur patrie, omnibus honoribus apud suos functi, disent souvent de ces personnages les dédicaces des statues qu’on leur élevait. Ils portent le titre de prêtres, sacerdotes ad aram ou ad templum Romæ et Augusti ad confluentes Araris et Rhodani.

Ce Conseil renfermait donc l’élite de l’aristocratie gauloise. Les membres étaient choisis par leurs concitoyens, et l’État n’intervenait ni dans l’élection des prêtres ni dans l’organisation intérieure du Conseil. Ce n’était assurément pas une assemblée populaire ; cette réunion n’avait aucun caractère démocratique : mais c’était en tout cas le Conseil représentatif de toutes les cités de la Gaule.

5. Les pouvoirs politiques du Conseil des Gaules. — Les Gaules étaient à la fois une fédération religieuse et un ressort administratif : de même, les prêtres des Gaules étaient également des personnages politiques, et le Conseil qu’ils formaient n’avait pas seulement des attributions sacrées : il exerçait, au besoin, une autorité civile et politique, tout comme les assemblées qui présidaient aux confédérations helléniques.

Le Conseil des Gaules communiquait avec le prince, presque toujours sans l’intermédiaire des agents de l’État. Il lui transmettait les vœux et surtout les plaintes des populations gauloises. Le prince lui écrivait pour lui annoncer une réforme ou la nomination d’un nouveau chef. Surtout, l’assemblée discutait les actes des gouverneurs, décernait des statues à ceux dont elle approuvait la conduite, infligeait un blâme ou intentait un procès à ceux dont elle avait à se plaindre. Au besoin, elle envoyait à Rome des délégués pour accuser le légat par-devant l’empereur, et ces accusations étaient rarement de vaines menaces : car elles pouvaient aboutir pour le gouverneur coupable à la confiscation des biens et à la déportation.

De ces deux pouvoirs rivaux, le représentant de l’État et le Conseil des Gaules, ce n’était pas toujours le premier qui était le plus fort. Au temps de Néron, des sénateurs, fiers de l’antique souveraineté de Rome, se plaignaient des abus que les Conseils provinciaux faisaient de leur droit, et Thraséas comparait ainsi l’ancien état de choses au régime impérial : Autrefois, quand il s’agissait de visiter les provinces et de se rendre compte de la manière dont elles obéissaient, ce n’était pas seulement un préteur, un consul qu’on leur envoyait : de simples particuliers étaient chargés de cette mission, et les nations attendaient en tremblant le jugement qu’on porterait d’elles. Et maintenant c’est nous qui caressons et qui adulons les provinciaux : au gré d’un seul d’entre eux on accorde des actions de grâces, ou l’on se hale de décréter une accusation. Or c’est sous le règne de Néron, un des plus mauvais que vit Rome, qu’on se plaignait ainsi de l’extrême liberté laissée aux Conseils provinciaux.

6. L’affaire de Sollemnis et le marbre de Vieux. — Nous avons un curieux monument de l’activité de ce Conseil des Gaules. C’est la dédicace d’une statue élevée à Sollemnis, représentant de la cité des Viducasses (Vieux) à l’assemblée de Lyon. Elle renferme, entre autres choses, la lettre authentique d’un gouverneur de la Gaule, dont le prédécesseur, attaqué dans le Conseil, avait été vivement défendu par Sollemnis : Mon prédécesseur, Claudius Paulinus, se vit attaqué dans le Conseil des Gaules, à l’instigation de quelques députés qui paraissaient n’avoir pas reçu, de sa part, le traitement auquel leur donnait droit leur mérite ; ils entreprirent de dresser une accusation contre le gouverneur, comme en vertu du consentement de la province. Mais alors Sollemnis, mon ami, s’opposa à cette proposition : il interjeta son avis, attendu que sa cité, en le créant député parmi les autres, n’avait formulé aucun mandat de cette nature ; bien au contraire, elle n’avait eu que des paroles d’éloges pour le gouverneur. II en résulta que tous abandonnèrent l’accusation. Cela se passait dans la première moitié du IIIe siècle.

On peut conclure de ce passage d’une lettre officielle que les actes des gouverneurs, avant d’être discutés par le Conseil des Gaules, étaient examinés au préalable dans le sénat de chaque cité, au moment de l’élection des députés, et que ceux-ci recevaient de leurs concitoyens une sorte de mandat impératif.

7. L’assemblée des Gaules sous le bas-empire. — Ces assemblées ont duré jusque dans les derniers temps de l’empire, et il ne semble pas que leur autorité ait diminué. Au milieu du IVe siècle, elles cessèrent d’être des corps religieux ; mais elles subsistèrent comme conseils politiques. En pleine invasion, l’empereur Honorius faisait réunir à Arles les représentants de toutes les villes du Midi et donnait à cette réunion les plus grands pouvoirs : C’est l’intérêt de l’État et des particuliers, écrivait-il en 418, que des délégués de toutes les villes se réunissent eu Conseil. Par la réunion des habitants les plus notables on pourra obtenir sur chaque sujet en délibération les meilleurs avis possibles. Rien de ce qui aura été traité et arrêté, après une mûre discussion, ne pourra échapper à la connaissance d’aucune des provinces, et ceux qui n’auront point assisté à l’assemblée seront tenus de suivre les mêmes règles de justice et d’équité. Nous avons choisi Arles pour être le siège de l’assemblée, qui aura lieu tous les ans : et en choisissant cette ville si bien située et où les étrangers abondent, nous croyons faire une chose non seulement avantageuse au bien public, mais encore propre à multiplier les relations sociales. Nous voulons que celle ordonnance soit éternellement observée.

Au milieu des désordres du Ve siècle, ces assemblées en arrivèrent peut-être à jouer un rôle dans la politique générale : c’est un Conseil de notables gaulois qui en 455 donna la pourpre à l’empereur Avitus.

8. Que les Romains ont contribué à l’unité de la Gaule. — La Gaule n’était donc pas simplement une subdivision administrative de l’État romain. Elle avait une vie qui lui était propre. Les Romains avaient conservé les noms de Gaule et de Gaulois ; ils avaient laissé au pays ses anciennes limites. De plus, ils lui avaient donné des capitales religieuses, un culte commun, les mêmes besoins politiques, et un conseil national. La soumission à Rome et l’incorporation à l’État romain n’ont donc pas eu pour conséquence la disparition de la nation gauloise.

Loin de là ! à la faveur de la paix romaine et de l’obéissance à un seul chef, l’unité de la Gaule a pu se fortifier. Il y avait eu, avant la conquête, plus d’indépendance et moins de cohésion. Autour des autels de Lyon et de Narbonne, les Gaulois ont pris l’habitude de pensées communes, le goût de l’entente, la conscience d’intérêts semblables et le désir de l’unanimité. Ils se sont sentis plus solidaires les uns des autres. L’idée d’une patrie gauloise n’a pu que grandir au sein même de l’État romain.