GALLIA - TABLEAU SOMMAIRE DE LA GAULE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE III. — LA GAULE SOUMISE ET FIDÈLE À ROME.

 

 

1. Les premiers jours de la soumission. — L’empereur Claude sollicitait un jour du sénat romain, pour les premiers d’entre les Gaulois, le privilège de devenir sénateurs. Le principal mérite qu’il reconnaissait aux Gaulois était celui de la fidélité : Il faut considérer, Pères Conscrits, que ce pays, qui a fatigué le dieu Jules par dix années de guerre, a cour pensé ces dix années par un siècle d’immuable fidélité, d’une soumission éprouvée au delà de tout ce qu’on peut dire ; et cette soumission ne s’est point démentie dans les temps les plus troublés de notre histoire.

Dès le lendemain de la conquête, les Gaulois avaient, en effet, montré qu’ils l’acceptaient de bonne grâce. Jules César trouva chez eux quelques-uns de ses meilleurs soldats : la Gaule aida son vainqueur à fonder l’empire. Il avait près de lui une légion composée exclusivement de soldats levés en Gaule : il l’appelait la légion des Alouettes, Alaudœ, du nom de l’oiseau cher à la nation celtique. On lui reprocha d’avoir fait entrer des Gaulois dans le sénat. Quand il triompha, les soldats le plaisantaient en l’appelant l’ami des Gaulois. Ses ennemis disaient hautement qu’à force de vivre au milieu des Gaulois, César était devenu Gaulois lui-même : Du haut des Alpes, il a déchaîné la furie celtique. Cette race, c’est lui qui l’a soulevée et qui la conduit ; des bords de l’Océan et du Rhin, elle accourt sous ses drapeaux : il lui a promis le pillage de Rome. Adieu l’urbanité romaine ! s’écriait tristement Cicéron ; adieu la fine et élégante plaisanterie ! la braie gauloise a envahi nos tribunes.

Par un bizarre revirement, le vainqueur de la Gaule était devenu le chef des Gaulois. Il semble que les malheurs de la guerre n’aient point empêché la sympathie de naître entre les Celtes et leur conquérant : ils ont dû aimer son intelligence ouverte, son esprit aux vastes espérances, son humeur facile, son tempérament éveillé et nerveux, et César de son côté a pu, en les étudiant, retrouver dans leur nature ses propres qualités.

Les Gaulois purent, dès les premiers jours de la domination romaine, en apprécier les bienfaits : dans leur pays désormais tranquille l’ère de la conquête apparut comme l’ère de la prospérité. Voyez cette Gaule, disait Marc-Antoine dans son panégyrique de César, cette Gaule qui nous envoya de si redoutables ennemis : elle est aujourd’hui cultivée comme l’Italie. Des communications nombreuses et sûres sont ouvertes d’une frontière à l’autre : la navigation est libre et animée jusque sur l’Océan.

2. La Gaule sous Auguste et Tibère ; la famille de Drusus (30 av.-37 ap. J.-C.). — Le gouvernement des deux premiers successeurs de César, Auguste et Tibère, fut assurément moins agréable aux Gaulois : Leur politique froide, étroite, strictement attachée aux intérêts romains, n’était pas de nature à leur gagner les cœurs. Il y eut quelques séditions sous le règne d’Auguste, mais toutes locales, soit en Aquitaine, soit dans le Nord-Est. Une révolte plus importante éclata sous Tibère, en l'an 21 : elle eut pour chefs le Trévire Florus et l'Éduen Sacrovir ; mais elle fut aisément réprimée : ce ne frit en aucune manière un soulèvement national. Même en ce temps-là les Romains n’avaient pas besoin, pour contenir les Gaules, d’un grand nombre de soldats. Un millier d’hommes suffisaient pour habituer à l’obéissance leurs douze cents bourgades.

Les villes gauloises s’étaient dès lors mises à travailler sous la loi romaine. Les premières années du règne d’Auguste avaient vit commencer leur transformation. Toutes les villes de la Gaule du Midi, la Narbonnaise, étaient déjà décorées de somptueux édifices. Partout ailleurs, la langue, les arts et les usages de Rome avaient également pénétré. Dès les temps d’Auguste et de Tibère, des inscriptions latines furent gravées dans presque toutes les cités d’entre Rhin et Pyrénées : la langue en est aussi correcte, la gravure aussi pure, l’apparence presque aussi régulière que celles des inscriptions contemporaines de Rome et de l’Italie. C’est sous le règne de Tibère que la corporation des bateliers de la Seine, nautœ Parisiaci, élève à Paris un monument au grand dieu romain du Capitole, Jupiter Très Bon et Très Grand.

D’ailleurs, en ce moment, la domination romaine rendait à la Gaule un service signalé. Les campagnes de Drusus et de son fils Germanicus au delà du Rhin lui assuraient enfin la sécurité ; le péril de l’invasion germanique était pour longtemps écarté. Aussi ces deux vaillants princes, plus aimés des Gaulois que ne le furent Auguste et Tibère, contribuèrent infiniment plus que leurs deux empereurs à consolider au delà des Alpes le régime impérial et l’œuvre romaine. A cet égard, ils furent en Gaule les vrais héritiers de Jules César ; c’était sa politique qu’ils continuaient : ils fortifiaient contre la Germanie la frontière du Rhin, ils prenaient la revanche (le la Gaule sur Arioviste.

En même temps, Drusus lui donnait une capitale, Lyon c’est là que, l’an 13 avant notre ivre, se réunirent les délégués de toutes les villes de la Gaule conquise par César ; elle arrivait ainsi, sous les lois de Rome, à cette unité politique qu’elle avait jusque-là connue si rarement.

Dans leurs rapports avec les Gaulois, Drusus et Germanicus maintenaient la tradition de César. Actifs, intelligents et affables ; ils vivaient au milieu des provinciaux, cherchaient à gagner leur sympathie, ne cachaient point celle qu’ils éprouvaient pour eux. La famille de Drusus trouvait ainsi le plus sûr moyen de concilier la souveraineté de Rome et l’amour-propre gaulois. Aussi est-elle demeurée longtemps populaire dans nos pays, et de différents côtés des monuments s’élevèrent en son honneur.

3. Caligula et Claude (37-51 ap. J.-C.). — Ce fut sous les deux empereurs de la Famille de Drusus, Caïus Caligula et Claude, que la Gaule fut le plus prospère pendant le il, siècle. C’est alors que l’essor pris par les grandes villes de la Narbonnaise se propagea dans les cités du Nord et de l’Ouest. De grandes constructions s’élèvent à Trèves, à Saintes ; des jeux sont fondés à Lyon. Caïus, malgré son extravagance, Claude, malgré sa sottise, firent aux Gaulois beaucoup de bien et peu de mal. Le premier aimait à se montrer aux populations de la Gaule et ne se fâchait point trop de leurs railleries. Claude, né à Lyon, s’occupa de très près des affaires de la Gaule. L’aristocratie romaine, qui chargea volontiers d’outrages ces empereurs amis des provinciaux, l’appela un vrai Gaulois, ainsi qu’elle avait autrefois nominé César.

Il plaida même un jour la cause de ses chères provinces dans un discours prononcé en plein sénat, discours qui nous a été conservé. Claude, dit M. Duruy, avait deviné ce secret de la grandeur romaine ; en plein sénat, en face de ces nobles qui oubliaient que leur laticlave cachait tant d’Italiens et d’étrangers, il rappela, avec une rare intelligence de l’histoire, comment Rome s’était formée ; il montra que la même loi d’extension continue et d’assimilation progressive qui avait fait la fortune de la république devait être le salut de l’empire.

La conquête de la Bretagne, sous ce règne, assura la frontière de la Gaule contre toute incursion de pirates et ouvrit nu important débouché au commerce du pays. Protégée par les camps de Bretagne et de Germanie, la Gaule cessait d’être un pays frontière et pouvait s’adonner sans retour à de pacifiques travaux.

4. Les révoltes de 69-70. — Mais, pendant l’anarchie qui accompagna la mort de Néron, la Gaule se remua et quelques indices montrèrent que sa fidélité à l’empire n’était pas inébranlable. Deux nations orientales, les Lingons et les Trévires, se détachèrent de l’empire ; un instant même on prononça le nom d’empire des Gaules, imperium Galliarum, comme au temps des Bituriges et des Arvernes. Mais ce fut peut-être une formule imaginée par les chefs plus encore qu’une espérance conçue par les peuples. Car il n’y eut pas, à beaucoup près, une insurrection générale ni même essentiellement gauloise. Trévires et Lingons reconnurent l’autorité suprême d’un Germain, Civilis : c’étaient des Germains qui faisaient la principale force des révoltés. Çà et là, quelques druides prédisaient la chute de Rome ; mais c’était une prophétesse germaine, Velléda, qui inspirait les chefs.

Au surplus, quand la révolte parut un instant triomphante, des députés de toutes les villes gauloises se réunirent d’eux-mêmes à Reims, et là on délibéra librement sur la question de l’indépendance : les discussions eurent lieu à l’écart de toute menace armée, à l’abri même de toute influence. Or la presque unanimité des délégués se déclarèrent pour la fidélité à l’empire, et ce ne fut pas la crainte seule qui les décida. Julius Auspex, un des chefs rémois, raconte Tacite, exposa la force de Rome et les bienfaits de la paix ; il retint les plus ardents par la crainte, les plus sages en leur rappelant le respect dû aux serments. D’ailleurs, toutes ces villes se jalousaient. On le savait, on craignait les conséquences de leurs rivalités. Si l’on faisait la guerre, qui commanderait ? Qui donnerait le mot d’ordre, ferait prêter serment, prendrait les auspices ? Si l’on était vainqueur, où serait la capitale ? Par dégoût de l’avenir, on préféra le présent. L’assemblée écrivit une lettre aux Trévires, les invitant, au nom de toutes les Gaules, à déposer les armes.

Civilis et ses adhérents, isolés en Gaule, furent battus, et le général romain, Cérialis, en s’adressant aux Gaulois domptés, leur rappela dans un discours solennel que leur intérêt national et leur véritable patriotisme devaient les unir autour de Rome et des héritiers de César contre les Germains et l’émule d’Arioviste. Rome éloignait de la Gaule les deux grands périls de l’indépendance, la barbarie germaine et l’anarchie politique.

5. Le temps de la paix romaine (70-180). — Depuis lors, pendant un siècle, la Gaule jouit d’eue paix continue ; c’est le temps on règnent à Rome les Flaviens et les Antonins, l’époque la plus prospère pour l’empire, le moment où notre pays fut le plus heureux ; le plus calme, le plus laborieux. C’est alors que le sol se transforma, que les villes achevèrent de se construire, que la langue, les mœurs, le bien-être romains pénétrèrent dans nos campagnes les plus reculées. Cent ans durant, la Gaule travailla avec passion, sous la protection des troupes qui stationnaient sur la frontière du Rhin : la Germanie était alors si peu menaçante qu’on réduisit l’effectif du corps chargé de la contenir. Ce siècle fut le vrai temps, le seul temps peut-être, de ce que les auteurs, les monnaies et les lois appellent la paix romaine, la sécurité romaine, la félicité romaine, pax romana, securitas, felicitas, pax populi romani.

Assurément, la glorieuse lignée des Antonins fut moins populaire en Gaule que ne l’avait été celle des Césars du i- siècle ; ils étaient plus fidèles que les hommes de la famille de Drusus aux habitudes et aussi aux préjugés du monde gréco-latin, et c’était dans l’aristocratie romaine qu’ils cherchaient surtout leurs amis. Mais, s’ils se montrèrent assez froids pour la nation gauloise, s’ils ne lui accordèrent aucun nouveau privilège politique, ils ne furent point avares de leurs bienfaits, et surtout de leurs trésors ; ils eurent tous également le souci de la prospérité financière et de l’éclat matériel des cités gauloises. En ce temps s’élevèrent quelques-uns des plus beaux monuments du Midi. Hadrien visita la contrée, s’informant de ses besoins, aidant les villes endettées méritant le titre que lui donnent ses monnaies, de restaurateur, de conservateur des Gaules. On a trouvé une trace précieuse du voyage que fit Hadrien dans les Gaules : c’est l’épitaphe de son cheval Borysthène, qui fut enterré à Apt, en Vaucluse, et cette épitaphe, dit-on, a été composée par l’empereur lui-même, qui se piquait d’être poète à ses heures de loisir.

La famille d’Antonin était originaire de Nîmes ; le pieux empereur et son père adoptif Hadrien ornèrent la ville de beaux édifices : ce fut une ère glorieuse pour la cité nîmoise, qui put se croire un instant la Rome des Gaules.

Marc-Aurèle se tint assez à l’écart du monde gaulois : son devoir d’empereur le retint sur les bords du Danube, menacés par les barbares ; son âme de philosophe l’attachait aux traditions des peuples helléniques.

6. Le temps de l’anarchie et les empereurs gallo-romains (180-273). — A partir de la mort de Marc-Aurèle, la Gaule commença à être troublée par le brigandage d’abord, puis par les incursions des Germains et les luttes politiques.

En 107, deux prétendants à l’empire, Clodius Albinus et Septime Sévère, se livrèrent une grande bataille près de Lyon ; à la suite de violents tombals, la riche métropole des Gaules fut pillée et brûlée, et dès ce jour commença pour elle une irrémédiable décadence.

Toutefois, la Gaule ne profita point du désordre pour ressaisir tue indépendance à jamais oubliée. Elle ne concevait pas un état de choses autre que le régime romain : comme l’a bien dit M. Lavisse, l’empire romain était pour elle, ainsi que pour le monde entier, beaucoup moins une domination qu’une façon d’être.

Vers le milieu du IIIe siècle, au temps que l’on est convenu d’appeler l’anarchie militaire, elle se trouva abandonnée des empereurs de Rome, livrée à elle-même, menacée par de nouvelles invasions germaniques. Alors, sans se détacher de l’empire, elle se donna des empereurs : Postume, Lélianus, Victorinus, Marius, Tetricus, qui régnèrent l’un après l’autre, de 258 à 273.

Mais ces princes ne firent rien pour réveiller les vieux souvenirs celtiques ; tout au plus peut-on constater qu’ils avaient un certain penchant à représenter sur leurs médailles les noms des grandes divinités gallo-romaines. Mais, dans leurs actes officiels, c’est du latin qu’ils se servaient ; la langue des inscriptions qu’ils firent graver est le latin, comme celle de leurs monnaies ; leurs titres sont ceux des empereurs de Rome ; ils s’appellent césars, augustes, consuls. Enfin, leur politique est franchement romaine : c’est le nom romain qu’ils défendent aux frontières contre les barbares ; c’est l’œuvre d’Auguste et d’Hadrien qu’ils continuent dans les cités ; c’est la civilisation latine qu’ils patronnent à l’intérieur.

Ce fut d’ailleurs un bienfait pour la Gaule que cette domination. Elle put, pendant quelques années, travailler et prospérer comme aux beaux temps d’Hadrien ; les routes furent réparées, de beaux monuments s’élevèrent dans les villes, les barbares furent contenus ; le titre de restaurateur des Gaules reparut comme épithète des empereurs.

Le monde romain lui-même profita tout entier à cette création d’un empire gaulois. Un historien officiel de la fin du IIIe siècle a caractérisé en ces termes l’œuvre des cinq empereurs gaulois : Ils ont été les vrais défenseurs du nom romain. C’est, je crois, un décret de la Providence qui a voulu que la Gaule ait eu ses propres empereurs. Sans eux, les Germains franchissaient le Rhin et foulaient le sol romain. Or, eu ce temps-là, Perses et Goths étaient répandus clans l’empire : que serait-il arrivé si tous ces barbares s’étaient rejoints ? Certes, c’en était fait du nom de l’empire romain.

7. Les empereurs du quatrième siècle (274-395). — La Gaule n’opposa aucune sérieuse résistance aux empereurs Aurélien et Probus qui voulurent reconstituer l’unité de l’empire. Mais les premières années de cette restauration ne lui furent pas favorables. Les Germains reparurent et, pendant quelques mois, furent les vrais maîtres de la Gaule, qu’ils mirent à feu et à sang. Les années 275 et 276 ont été, en particulier, les plus funestes que notre pays ait vues sous la domination romaine. Soixante villes furent détruites : l’œuvre des trois premiers siècles fut presque tout entière anéantie dans la Gaule du Nord et de l’Ouest.

Au IVe siècle, la Gaule jouit d’une paix relative, à la faveur de laquelle elle acheva enfin de devenir romaine. Les écoles s’y multiplièrent ; elle eut des orateurs et des poètes : ce fut, dans l’histoire littéraire de Rome, le moment où la Gaule prit le premier rang. Il y eut chez elle un élan inusité de vie intellectuelle, en même temps qu’un dernier regain de luxe et de culture.

Elle fut le plus souvent fidèle aux empereurs de Rome, mais à une condition, c’est qu’ils vécussent au milieu d’elle. Elle créa quelques usurpateurs à l’empire, mais elle s’attacha aux princes qui séjournèrent dans ses provinces et qui surent ainsi flatter sou amour-propre national. Maximien, Constance Chlore, Valentinien, Gratien furent sans doute populaires en Gaule. Julien le fut très certainement. Son intelligence éveillée, son humeur enjouée, la simplicité de son allure, la séduisante jeunesse de son esprit et de son cœur lui attirèrent toutes les sympathies ; la Gaule vit en lui un empereur de son tempérament. Je me trouvai, écrit Julien, avec des hommes incapables de faire leur cour et de flatter, accoutumés à vivre simplement et librement avec tout le monde. J’avais trop de sympathies pour les Gaulois pour n’en être pas aimé. Leurs biens, leurs personnes, tout était à moi. Combien de fois m’ont-ils forcé d’accepter l’argent qu’ils m’offraient ? Ils me chérissent à l’égal de leurs propres enfants. Julien nous parle longuement de Paris, qu’il affectionnait comme résidence : car la situation géographique de la ville, au carrefour de grandes vallées fluviales, faisait d’elle le centre naturel de concentration des troupes pour préparer les campagnes contre les Germains, envahisseurs de la Gaule.

Les autres empereurs préférèrent le séjour de Trèves ; ils y étaient plus près de la frontière. Trèves fut la vraie capitale militaire de la Gaule à la fin du IVe siècle. Ce fut la clef de la défense de l’empire contre la Germanie. Au moment des grandes invasions, nul pays n’était donc plus romain que la Gaule, nul n’était plus étroitement associé à l’œuvre romaine : c’était le séjour aimé des empereurs, la gloire des lettres latines, le boulevard de Rome et l’ornement de l’empire.