1. Les écrits. — Ce n’est pas par les Gaulois que nous connaissons le passé de notre pays : il n’est rien resté ni de leurs poésies populaires, ni de leurs annales politiques. C’est par leurs vainqueurs les Romains ou par les Grecs, que nous savons leur plus ancienne histoire. L’ouvrage fondamental sur les origines gauloises est précisément le livre des Commentaires écrits par l’homme qui a conquis notre pays, Jules César : il y raconte ses guerres, il y décrit les mœurs politiques, sociales et religieuses de la Gaule en termes sobres, nets, précis. On peut lui reprocher cependant d’avoir souvent parlé plus en politique et en orateur qu’en érudit et en historien. Il a interprété à la manière romaine les institutions gauloises plutôt qu’il n’a fourni sur elles des renseignements sûrs et authentiques ; il a volontiers arrangé les choses pour leur donner un tour littéraire ou pour les plier à ses idées philosophiques. Le géographe Strabon, qui écrivait en grec dans les premières années du règne de Tibère, est moins complet que César, mais plus sûr et peut-être aussi précieux. C’est nu homme fort consciencieux ; sans doute, il n’a point visité la Gaule, mais il a recouru pour la décrire à des documents officiels ou à des historiens de tout repos. Il est probable que, comme tant d’écrivains de son temps, il a beaucoup emprunté à Posidonius, le philosophe grec du Ier siècle avant l’ère chrétienne. Posidonius était intelligent, instruit, d’une véritable valeur scientifique : on doit se fier aux renseignements qui viennent de lui. Grâce à Strabon, nous pouvons ainsi jeter parfois un coup d’œil assez net sur la Gaule d’avant la conquête romaine. Les autres écrivains du Ier et du IIe siècle ne donneront plus sur la Gaule romaine que des notions assez vagues ou des détails trop arides. Tacite a raconté les insurrections du Ier siècle, mais d’une façon trop oratoire : on chercherait en vain à se faire, d’après lui, une idée nette du caractère de ces événements. Pline l’Ancien nous donne des documents statistiques de premier ordre. Plutarque, Lucain, Méla, Josèphe, Suétone, d’autres encore, ajoutent de précieux détails ou d’instructives anecdotes à la connaissance de la Gaule depuis César jusqu’à Domitien. L’histoire de la Gaule au IIe siècle va nous échapper complètement. Il faudra se contenter, pour cette époque, des récits épars chez Dion Cassius et citez Hérodien, et des sèches nomenclatures géographiques du Grec Ptolémée. C’est, en effet, la littérature géographique qui offre le moins de lacunes pour la connaissance de la Gaule romaine. Elle nous fournit, au commencement du trie siècle, deux documents d’une importance capitale : l’Itinéraire Antonin et la Table de Peutinger nous donnent le tableau des principales routes de la Gaule, le nom de tous les relais et le chiffre des distances qui les séparent ; le premier sous la forme de guide, la seconde sous la forme de carte. Grâce à tous ces travaux géographiques, nous saurons toujours mieux la topographie que l’histoire de la Gaule. — Les évènements du IIIe siècle ne nous sont connus que par quelques pages insignifiantes des compilateurs de l’histoire Auguste. Au IVe siècle, l’histoire de la Gaule nous est enfin racontée d’une façon large et vivante : de tous les âges de la Gaule romaine, c’est évidemment celui que nous ignorons le moins. Nous avons, en particulier, l’œuvre si sincère et si solide d’Ammien Marcellin, les écrits de l’empereur Julien, sans parler des Notices officielles des Dignités et des Villes, des historiens grecs et des chroniqueurs chrétiens du v, siècle. En ce temps-là aussi, ce sont enfin des Gaulois qui nous parlent de la Gaule et qui la font revivre à nos yeux : les panégyriques d’Autun, les poésies et les lettres d’Ausone, nous font pénétrer fort avant dans la vie politique, littéraire et privée de la Gaule sous les derniers empereurs ; Rutilius Namatianus, Paulin de Pella, d’autres encore, nous feront admirablement connaître l’état d’esprit des Gaulois a la veille de l’invasion. Or c’est précisément cette vie intérieure que les historiens romains ou grecs des premiers siècles nous avaient laissé le plus ignorer[1]. 2. Les inscriptions. — On peut suppléer en partie à cette lacune à l’aide des inscriptions. Extrêmement nombreuses dans les trois premiers siècles, elles deviennent fort clairsemées au IVe, précisément à l’époque où abondent en Gaule les écrits de toute sorte. Plus de douze mille peut-être nous sont parvenues de tous les points de la Gaule, mais surtout des villes et du Midi ; les villes de Narbonne, de Nîmes, de Lyon, de Bordeaux, d’Arles et de Vienne sont les plus riches en inscriptions. On dira plus loin quels services elles nous ont rendus[2] : c’est grâce à elles que nous connaissons les croyances de la Gaule romaine, les noms de ses dieux et les titres de ses magistrats, son organisation provinciale et militaire, ses coutumes privées et le culte qu’elle rendait à ses morts. Les inscriptions de la Gaule ont même sur les historiens un incomparable avantage. L’historien le plus sincère, comme Ammien, nous donne le fait tel qu’il le comprend ou tel qu’il le sait, non pas tel qu’il est ; l’inscription ne raconte pas : elle est un document, ou plutôt elle est le fait lui-même. Elle nous apprend parfois fort peu de chose, sans cloute, mais ce peu de chose a une valeur irréductible. — On trouve dans une vallée reculée de la Provence une inscription du temps d’Auguste consacrée au Jupiter du Capitole, Jovi Optimo Maximo ; l’autel qui la porte a été sculpté et gravé à l’endroit même : il est en pierre du pays. Ne doit-on pas conclure de là que, dès le temps d’Auguste, le culte du grand dieu de Rome avait pénétré jusque dans ce coin perdu de terre gauloise ? Voilà un fait, contre lequel rien ne prévaudra. Assurément, ce fait est d’importance minime et n’intéresse que la Provence. Mais, si l’on trouve des inscriptions semblables un peu partout dans la Gaule, à Bordeaux, à Paris, ailleurs encore, le fait s’étend, s’élargit, et tout de suite nous sommes en présence d’un chapitre capital de l’histoire de la Gaule, la diffusion, dès le début de l’empire, des cultes romains par tout le pays. L’épigraphie, ou la science des inscriptions, permet ainsi de faire l’histoire comme on établit les lois physiques et naturelles, par une série d’observations et d’hypothèses, et parfois même d’expériences. Deus exemples pourront le montrer. — En publiant les inscriptions de la colonie de Narbonne, M. Hirschfeld a remarqué un très grand nombre de noms propres terminés en enus ou enius, comme Usulenus, Lafrenus, Servenius ; or ces noms, rares dans le reste de l’empire, sont très fréquents dans l’Italie centrale, eu Ombrie, en Étrurie, dans le Picenum. On peut expliquer cette coïncidence, dit M. Hirschfeld, en supposant que les premiers colons de Narbonne, envoyés par César ou Auguste, étaient originaires de ces pays. — Voici une autre hypothèse qui a pu se vérifier plus complètement. Le même M. Hirschfeld a relevé, dans les inscriptions nîmoises, des traces de souvenirs égyptiens : culte d’Isis, noms propres d’aspect singulier, institutions municipales analogues à celles d’Alexandrie. Ces observations l’ont amené à supposer qu’Auguste établit à Nîmes des colons venus d’Égypte. A ces faits et à cette supposition, il a pu joindre une sorte d’expérience : en examinant les monnaies de la colonie nîmoise, il a constaté la présence, comme symbole ou armoirie de la ville, d’un crocodile enchaîné, souvenir de l’Égypte vaincue. Voilà l’hypothèse vérifiée et fortifiée[3]. 3. Les monuments. — Enfin, pour connaître la civilisation matérielle de la Gaule, ses progrès dans les arts, la richesse de son industrie, la beauté de ses villes et de ses villas, nous avons les monuments restés debout sur notre pays, ou les fragments et les bijoux retrouvés dans les ruines. Des monuments s’élèvent encore dans les anciennes villes romaines, surtout dans les colonies du Midi, à Nîmes, Arles, Orange, Vienne, Fréjus ; dans le Nord, Trèves, dans l’Ouest, Saintes, sont presque aussi riches à cet égard. Les monuments sont moins nombreux et moins bien conservés dans les autres villes ; mais il est rare qu’une grande cité française n’ait pas une ruine importante de l’époque romaine. Dans les campagnes mêmes, et quelquefois dans des pays perdus, on est émerveillé de rencontrer des édifices encore superbes, mausolées, aqueducs, théâtres, villas. Ce qui s’est construit sur notre sol du Ier au IIIe siècle est incroyable. Seul, peut-être, le moyen âge gothique, du XIIIe au XVe siècle, a pu rivaliser d’activité et de richesse avec l’ère romaine. Encore s’est-il relativement peu perdu de cette partie du moyen lige : et depuis quinze siècles les édifices romains ont été pillés et détruits sans relâche. Les barbares du nie siècle ont commencé leur ruine ; mais les générations modernes l’ont achevée. On accuse volontiers les Germains du Ve siècle et les chrétiens du moyen âge de cette œuvre de dévastation. On pourrait aisément disculper les uns et les autres. Les vrais coupables, après les Francs et les Alamans de la première invasion, ont été les gouvernements modernes. Un des plus beaux édifices de la Gaule, le temple de Tutelle de Bordeaux, a été détruit par ordre de Louis XIV ; la Révolution a laissé éventrer l’amphithéâtre de cette ville. Le phare romain de Boulogne, appelé la Tour d’Ordre, fut complètement démoli vers 1645. Le mausolée et les tours d’Aix en Provence ont disparu sous Louis XVI. Le moyen âge a pu dégrader : les derniers siècles ont rasé. Les fragments ou les objets de moindre importance peuvent être groupés en deux catégories, suivant la manière dont ils nous sont parvenus. — Les uns ont été trouvés dans le sol, au milieu des débris du monument auquel ils appartenaient : les bijoux et les poteries, par exemple, dans les décombres des villas et des maisons ; les statues et les ex-voto, sur l’emplacement des temples ; les tombeaux, le long des anciennes routes ou dans les vieilles nécropoles. — Les autres nous ont été conservés par un singulier hasard. Au IIIe siècle, la première invasion germanique détruisit la presque totalité des villes des Trois Gaules : la Gaule Narbonnaise fut seule à l’abri de cette gigantesque dévastation. Vers l’an 300, les villes détruites furent reconstruites et entourées de murailles ; or le gros œuvre de ces murailles fut précisément bâti avec les débris des édifices renversés par les barbares, fûts et tambours de colonnes, chapiteaux, sculptures, tombeaux, autels, statues même. Et de nos jours, quand on démolit ces murailles romaines, tous ces débris réapparaissent, véritables témoins de la vie des cités gallo-romaines aux deux premiers siècles[4]. Beaucoup de pans de ces murailles sont encore intacts le jour où on le voudra, de nouvelles richesses en inscriptions et en sculptures viendront orner nos musées. A Saintes, à Dax, à Bordeaux, à Nantes, à Bourges, dans cinquante autres villes de ce qui fut la Gaule propre, il y aura longtemps encore, dans ces fragments de murs romains, une abondante carrière de matériaux pour l’histoire de notre passé. Ajoutons à cela qu’il reste à fouiller les ruines de nombreuses villas, d’oppida gaulois abandonnés au Ier siècle, et même de villes qui furent grandes et florissantes. Que de choses à trouver encore sur les plateaux de Gergovie et de Bibracte, dans ce merveilleux Fréjus, qui est presque notre Pompéi, dans ces villes créées par la Gaule romaine et réduites depuis quinze siècles au rang de bourgades, Jublains, Bavai, Vieux, Corseul, Javols, Lillebonne et, par-dessus tout, Vaison ! Avec un peu d’énergie et de patience, et sans trop de dépenses, de belles découvertes seraient réservées à nos archéologues, de grandes conquêtes à notre histoire nationale. |
[1] Presque tous les textes anciens concernant la Gaule romaine ont été réunis et imprimés dans le tome II, du Recueil des historiens des Gaules et de la France, soit de l’édition originale par dom Bouquet, soit de la réimpression faite par M. Léopold Delisle.
[2] Chapitre XIV du présent livre.
[3] Les inscriptions de la Gaule Narbonnaise forment le tome XII du Corpus inscriptionum latinarum, publié par l’Académie royale de pusse ; les textes lapidaires de l’Aquitaine et de la Lyonnaise forment la première partie du tome XIII : ces deux volumes, qui sont l’œuvre de M. Hirschfeld, ont paru en 1888 et 1899. M. Bohn a publié en 1901 la première partie des marques de fabrique trouvées dans les Trois Gaules et les deux Germanies. — On peut consulter aussi les recueils locaux : en première ligne, ceux de MM. Allmer et Dissard, pour le musée de Lyon ; en seconde ligne, ceux de MM. Audiat, pour Saintes ; Bladé, pour Agen et la Novempopulanie ; de Boissieu, pour Lyon ; Brambach, pour Trèves et les pays du Rhin ; Espérandieu, pour Saintes, Poitiers, Limoges, Périgueux, Lectoure ; Jullian, pour Bordeaux ; Lejay, pour Dijon ; Mowat, pour Paris, Langres et Dijon ; Robert et Cagnat, pour Metz ; Sacaze, pour les Pyrénées, etc. ; les articles d’Allmer dans la Revue épigraphique du midi de la France ; de MM. Héron de Villefosse et Thédenat dans la Revue archéologique, et les Mémoires de la Société des antiquaires de France ; de M. Mowat dans le Bulletin épigraphique de la Gaule, etc. — Les inscriptions chrétiennes de la Gaule ont été données par Le Blant ; les marques de fabrique, par M. Schuermans.
[4] Le principal ouvrage sur la Gaule romaine, celui auquel nous avons fait le plus d’emprunts, est la Gaule romaine de Fustel de Coulanges, qui forme le tome Ier de son Histoire des institutions politiques de l’ancienne France. Il faut le compléter par le tome II et le tome V du même ouvrage, l’Invasion et l’Alleu. Nous devons placer sur le même rang l’admirable premier livre de Michelet dans son Histoire de France. — L’histoire détaillée de la Gaule indépendante et romaine a été donnée dans les ouvrages si consciencieux d’Amédée Thierry, Histoire des Gaulois et Histoire de la Gaule sous la domination romaine, auxquels il faut joindre les recherches de Lenain de Tillemont sur l’Histoire des empereurs et de belles pages de Duruy dans son Histoire des Romains. — De très bons tableaux de la civilisation gallo-romaine ont été donnés par M. Mommsen dans le tome V de son Histoire romaine et par M. Hirschfeld dans des revues allemandes : Allmer les a traduits ou résumés, et accompagnés de recherches personnelles de premier ordre dans son excellente Revue épigraphique du midi de la France. — Pour l’époque primitive, on doit consulter Bertrand, la Gaule avant les Gaulois. — Les travaux de MM. Gaidoz et d’Arbois de Jubainville et la collection de la Revue celtique sont très précieux pour la connaissance de la langue et des institutions celtiques ; nous ne saurions dire eu particulier quel plaisir peut apporter la lecture du petit opuscule de M. Gaidoz sur la religion gauloise et quel profit les recherches de M. d’Arbois de Jubainville sur les institutions celtiques au temps de César. — Pour les institutions politiques, les livres abondent : outre ceux de Fustel de Coulanges, nous recommandons surtout Guiraud, les Assemblées provinciales dans l’empire romain, le livre et les articles de M. Lécrivain sur le sénat du bas-empire, les travaux de M. Beurlier et de Beaudouin sur le Culte impérial, de M. Cagnat sur les Impôts indirects, sans parler des Manuels de M. Bouché-Leclercq et de Mommsen et Marquardt. — Pour le culte et la vie privée, on a cité souvent les deux beaux livres de M. Boissier sur la Religion romaine et la Fin du paganisme, et la Cité antique de Fustel de Coulanges. — Les origines du christianisme ont été traitées en partie à l’aide des Apôtres et de Marc-Aurèle, qui sont peut-être les deux chefs-d’œuvre de Renan, des livres de Le Blant sur les sarcophages chrétiens d’Arles et de la Gaule, et du récent travail de M. Duchesne sur les origines de l’épiscopat en Gaule. — On a consulté, pour la géographie, les livres de Desjardins sur la Géographie de la Gaule romaine et l’Atlas historique de la France de M. Longnon. — En archéologie, nous possédons un ouvrage vieilli, mais encore utile, l’Abécédaire de De Caumont ; on doit étudier avec soin les remarquables recherches de M. Reinach, ses catalogues précieux du musée de Saint-Germain, le charmant livre de M. Pottier sur les Statuettes en terre cuite, les recueils de M. Blanchet sur les terres cuites gallo-romaines et sur les découvertes de monnaies romaines, de bons travaux de MM. de Villefosse et Thédenat dans la Gazette archéologique, et un certain nombre d’articles du Dictionnaire des antiquités. Il y a de bonnes choses sur l’art au IIe siècle dans l’Antonin de M. Lacour-Gayet. — Enfin la Revue d’Allmer, continuée par M. Espérandieu, et la Revue archéologique renferment d’utiles études sur les villes de la Gaule.