PREMIÈRE PARTIE — LA VIE D’UN
GALLO-ROMAIN À LA FIN DU
IVe SIÈCLE.
Pendant longtemps, les Gallo-romains passèrent avant tout
pour des hommes d’action. On les regardait comme des maîtres dans les deux
arts où se manifeste le plus l’activité humaine, l’art de parler et l’art de
se battre. C’étaient les premiers avocats de l’empire et les premiers
guerriers du monde. De leurs talents poétiques, il est resté peu d’éloges et
peu de traces. La littérature romaine des trois premiers siècles n’a pas reçu
le moindre renfort important des penseurs ou des écrivains qui habitaient au
delà du Rhône. Nos ancêtres fournissaient des rhéteurs à toutes les grandes
écoles de l’Italie, aux tribunaux des empereurs et aux conseils d’État ; c’était
sur les bords de la Loire
et de la Seine
que se recrutait de préférence la superbe cavalerie des corps auxiliaires :
les Celtes furent, jusqu’à la dernière heure de l’empire, le plus solide
rempart de cette Rome qui les avait domptés. Mais il ne vint pas de la Gaule des émules de
Martial ou de Lucain ; elle n’ajouta pas un fleuron à la gloire littéraire de
la civilisation latine ; pendant trois siècles, les lettres romaines n’auront
que deux provinces dignes d’elles, l’Afrique et l’Espagne. En Transalpine, on
est encore trop jeune, trop ardent. A ces peuples, qui ne pouvaient renoncer
du premier coup aux habitudes d’une indépendance bruyante et dissipée, il
fallait tous les combats, ceux des camps et ceux de la parole.
Ce fut au IVe siècle
que le sens poétique s’éveilla enfin chez les Gaulois, devenus plus calmes et
de tempérament plus rassis. Mais alors, comme ils ne faisaient pas les choses
à demi, comme leur race était, après celle des Grecs, la plus richement
pourvue de dons naturels, il naîtra chez nous désormais, chaque année, urne
quantité prodigieuse de vers et de chants, et la veine ne s’appauvrira
jamais. La terre française deviendra une terre fertile en poètes ; elle en
aura dans les temps les plus sombres de la domination barbare. La plus tard
venue dans la littérature romaine, la Gaule la représentera le plus longtemps dans l’histoire
du monde latin. C’est chez elle que seront les derniers poètes du nom romain,
comme c’est aussi chez elle qu’apparaîtront au XIe siècle les premiers chanteurs du monde
nouveau. Ne dirait-on pas que la
Fortune romaine confia en dernier lieu à la Gaule, à la veille des
invasions barbares, le flambeau des lettres latines ?
Un des premiers et des plus grands noms de la littérature
gallo-romaine est celui du Bordelais Ausone. Nous possédons à peu prés toutes
les œuvres qu’il a voulu que la postérité conservât. Quoique vivant à l’extrémité
de l’empire, ce ne fut pas un poète de clocher. La Gaule entière l’admira ;
sa réputation franchit aisément les limites de notre pays. Il fut lu, goûté,
estimé des grands hommes et des esprits les plus sains de l’époque. Il plut
aux empereurs. Quand il publia ses écrits, ce fut sur la demande expresse d’un
des bons Césars du temps, de Théodose. Le prince lui adressa un charmant
billet : il avait lu autrefois des vers de lui ; il les avait oubliés et
désirait les relire ; d’autres lui étaient inconnus, mais il en entendait
parler si souvent, et de telle façon, qu’il voulait à tout prix en savourer
la lecture. Théodose écrivant à Ausone imite Auguste écrivant à Horace ; c’est
dire qu’à la cour on jugeait le Bordelais digne d’un tel hommage souverain.
La prière de l’empereur détermina Ausone à lancer ces vers dans le monde.
Elle fut l’origine du recueil que nous possédons aujourd’hui. Le livre a reçu
comme l’empreinte du sceau impérial ; il a presque un caractère officiel.
De notre temps, Ausone a été fort méprisé ; les érudits le
négligent. Dans les histoires littéraires les plus répandues, il est la
victime désignée aux plus mauvais traitements ; on ne s’en occupe guère dans
les histoires politiques. C’est manquer souverainement de justice à l’égard
des anciens, et faire preuve de bien peu de sens historique. Les savants de la Renaissance,
infiniment mieux doués que nous de l’une et de l’autre qualité, avaient, au
contraire, une vive affection pour Ausone. Il a mérité d’être édité, commenté
par deux des plus illustres savants du XVIe siècle, Vinet et Scaliger.
Ce n’est que tout à fait de nos jours qu’on est revenu, à l’égard
d’Ausone, à de meilleurs sentiments, c’est-à-dire aux traditions de la Renaissance. Coup sur coup, il a paru de ses œuvres
deux éditions, l’une excellente, dans la grande collection des Monumenta Germaniae, l’autre, plus
discutable, dans le recueil des auteurs classiques publiés par la maison
Teubner. Les Bordelais n’ont point voulu demeurer en arrière des érudits
allemands. On a vu ces temps-ci, à Bordeaux, un spectacle qui rappelle ceux
que nous trouvons dans l’histoire littéraire du XVIe siècle. Un imprimeur et un savant se
sont associés pour élever à leur compatriote un monument digne de lui. M. de
Laville de Mirmont a préparé, et M. Gounouilhou a imprimé une édition de l’œuvre
principale du poète, la Moselle,
et ce livre est un bijou typographique en même temps qu’un trésor de richesses
scientifiques et un modèle de patiente critique.
Assurément, la poésie d’Ausone ne vaut ni plus ni moins
que celle de ses contemporains ; elle ne mérite ni l’approbation d’un César
connaisseur ni l’assentiment de vrais lettrés, mais il y a dans ses vers
quelque chose que nous trouvons rarement dans l’ancienne poésie latine : un
accent personnel, une expansion intime, un je ne sais quoi de confiant et de
familial que nous rechercherions en vain chez Virgile ou Juvénal. Ne
demandons pas aux poètes classiques de nous dire qui ils sont et comment ils
ont vécu. Leur physionomie nous glisse entre les mains ; on ne les voit qu’à
travers une poétique buée ou un nuage trompeur. En lisant Ausone, nous sommes
tout de suite transportés prés de lui, nous vivons et nous sentons les
événements et les sentiments de sa vie. C’est une autobiographie que son œuvre
; elle nous fait entrer dans sa famille, dans le cercle de ses amis, dans l’assemblée
de ses collègues. Avec elle, nous connaissons le caractère d’un homme et celui
d’une époque. Cette poésie, d’apparence banale et insipide, nous place dans
un milieu actif, intelligent, énergique, de l’existence duquel on ne se doute
guère au premier abord.
On dirait que, même en se livrant à la poésie, la race
gauloise n’a pas voulu mentir à sa nature et au renom qu’on lui avait fait ;
elle était trop pleine d’elle-même, trop débordante. Quand elle se mit à écrire,
elle ne changea pas ; elle ne put jamais faire abstraction d’elle-même ;
toutes ses œuvres portent l’empreinte de son individualité envahissante, de
son moi, si je puis dire, attachant et
turbulent. Hommes d’action, les Gaulois le furent même en vers. Ce qui domine
chez le plus grand de leurs poètes du ive siècle, c’est la note, je ne dirai
pas égoïste, mais vivante, mais personnelle, l’amour de ce qu’il est, de ce
qu’il a fait, de ce qui l’entoure. Il ne rêve pas, il ne pleure pas, il ne se
laisse pas aller au courant de capricieuses images ; il voit, il vit ; il est
de son temps, il l’aime, il en parle. On sent, même chez ce poète, le besoin
d’activité, qui est l’essence du vrai Gaulois.
Essayons, à l’aide de ses écrits, de retracer la figure d’Ausone,
qui est bien la plus vivante physionomie de poète gallo-romain qu’on puisse
imaginer. Cherchons aussi à la replacer dans la famille où elle s’est formée
et dans le monde où elle s’est encadrée.
— I —
La famille dans laquelle il naquit était toute gauloise.
Le sang en était pur d’alliage étranger. Elle renfermait des représentants
des deux races qui, depuis dix siècles, vivaient côte à côte sur les bords de
la Garonne,
et dont l’union formait alors -la grande nation des Gaules : les Celtes et
les Aquitains. Mais les traditions celtiques étaient de beaucoup les plus
fortes dans la maison du poète. Il se montre u nous comme un Gaulois de
vieille souche ayant encore, au beau milieu du IVe siècle, le pieux souvenir de la langue,
des dieux et des traditions celtiques. Son nom d’Ausonius,
qu’il tenait de son père, est regardé par les grammairiens comme gaulois.
Son père était né à Bazas, mais il vivait a Bordeaux, et
il est vraisemblable que sa famille était originaire de cette cité. Il parlait
assez mal le latin ; le gaulois était sans doute sa langue familière. Du côté
maternel, l’origine d’Ausone était aussi nette, le sang aussi pur. Son
grand-père Agricius, qu’on regardait comme une sorte de génie domestique,
appartenait à une antique et noble lignée du peuple des Éduens ; c’était une
descendance dont on avait le droit d’être fier. Les Éduens furent longtemps célèbres
entre tous les Gaulois ; au temps de Jules César, ils passaient pour la plus
grande et la plus civilisée des nations celtiques ; leur pays était un centre
religieux de premier ordre, un ardent foyer de druidisme. Sous les lois de
Rome, ils n’avaient rien perdu de leur importance, rien changé à leur
caractère. Le grand-père d’Ausone, un des premiers citoyens de sa nation, ne
mentait point à son origine ; il demeura fidèle aux coutumes de ses ancêtres.
Je me le figure volontiers comme un des derniers représentants de cette
noblesse sacerdotale et de cette discipline hiératique qui dominait en Gaule
au moment de la conquête. Sous le règne des empereurs gallo-romains, de
Victorinus et de Tetricus, Agricius se mêla beaucoup trop à la politique
militante. Il fut dépouillé de ses biens, proscrit. Il dut s’exiler à l’autre
extrémité de la Gaule,
à Dax, où il vécut assez misérable. Sa situation devint si pénible que, pour
gagner quelque argent, il dut, parait-il, mettre à profit sa science, — cette
haute science religieuse qui avait jadis rendu sa nation si célèbre et que
les derniers des druides prostituaient alors sournoisement dans les campagnes
et les faubourgs. — Il fit comme eux ; il devint astrologue et sorcier.
Beaucoup de ces nobles et de ces prêtres, qui, du vivant d’Ambiorix ou de
Vercingétorix, eussent été les arbitres des nations et les ministres
autorisés des dieux de la patrie, vivaient à l’ombre, et, loin des regards
jaloux du gouvernement romain, travaillaient à dire la bonne aventure, à
vendre d’étranges recettes et à consulter les étoiles. A la souveraineté
politique avait succédé pour eux une mystérieuse popularité de carrefours.
Ausone nous apprend qu’Agricius voulut par avance écrire
sur des tablettes toute la vie de son petit-fils. Puis, il avait cacheté le
livre avec soin et se refusa toujours à le montrer. Craignait-il de
compromettre, par un échec domestique, sa réputation de prophète ? Pas le
moins du monde. S’il agit ainsi, nous dit Ausone, ce fut par pure discrétion
; mais, un beau jour, la mère du poète, — deux fois curieuse, et comme femme,
et comme fille de sorcier, — déroba et lut les tablettes où étaient tracées
les destinées de son enfant. Le renom d’Agricius n’eut point à souffrir, ses
prophéties étaient en train de s’accomplir. Il avait prédit qu’Ausone serait
consul : il le devint.
En tous cas, si les prédictions de son aïeul n’ont point
décidé de l’avenir d’Ausone, je crois que l’influence d’Agricius et des
traditions celtiques ont fortement contribué à façonner son âme et à former
son talent. Ausone est avant tout un Gaulois, par son esprit, par sa bonne
humeur, par sa franchise, par son infatigable activité, par sa curiosité sans
cesse en éveil. Il tiendra aussi de ses parents une très grande vigueur
corporelle. Ses ancêtres et lui-même sont morts nonagénaires, mais il tiendra
d’eux, surtout, le culte des choses gauloises, le respect des souvenirs
nationaux, -l’amour de la patrie municipale. Il parle, il s’habille, il pense
en romain, mais ce sera toujours un Celte, le vigoureux représentant d’une race
demeurée vivante, forte, laborieuse et originale, même après quatre siècles
de domination latine.
Mais, hâtons-nous de le dire, cette famille avait accepté
l’empire des Augustes et la civilisation du Latium avec sincérité, plaisir,
enthousiasme. Accepter est même inexact. Ce monde des Ausones ne comprend
pas, ne peut supposer un état de choses dont seraient exclus Rome, le règne
de ses lois, le culte de son histoire et l’amour de ses poètes. Ce sont aussi
bien de vrais Romains que de vrais Gaulois. Ils unissent admirablement en eux
ces deux principes qui semblent hostiles et dont la conciliation fut le
chef-d’œuvre du régime impérial : le patriotisme romain, l’amour-propre
national. II y a des siècles qu’on n’entend plus de cris de révolte et que
les derniers mécontents sont morts. Il peut se faire qu’Agricius et les siens
aient été, au une siècle, les partisans actifs d’un empire gallo-romain, mais
la pensée d’un démembrement leur a toujours été étrangère ou leur a paru
ridicule et sacrilège. En tous cas, un siècle plus tard, la monarchie
reconstituée n’aura pas de serviteurs plus dévoués et plus intelligents que
les descendants du noble Éduen. Les empereurs de ce temps, hommes de bon sens
et d’esprit, mettront sans cesse a profit leurs brillantes qualités de tête
et de cœur.
Le père d’Ausone, qui exerçait avec succès la médecine,
fut, grâce sans doute à l’appui de son fils, élevé par l’empereur Gratien à la
dignité de préfet d’Illyrie. Ce n’était pas une sinécure ; il avait à gouverner
la Grèce,
la Macédoine,
tout le pays qui s’étend des bords du Danube à ceux de la Méditerranée, et
cette région se trouvait en ce moment dans une situation fort difficile,
menacée de tous côtés par les barbares, inquiète, presque désorganisée. Pour
mériter un poste de ce genre, le père d’Ausone avait certainement d’autres
titres que la gloire et l’influence de son fils, et d’autres qualités que
celles de citoyen zélé et de Gaulois dévoué à l’empire. Il avait laissé
deviner qu’il saurait être, à l’occasion, un juge intègre et un vaillant
gouverneur.
Ce fut du reste un caractère d’élite que ce médecin
bordelais ; il était quelque chose de plus qu’un homme intelligent et actif :
il était, dans toute l’acception du mot, un grand honnête homme, un vrai
sage, qui rappelait à ses contemporains les stoïciens de l’ancienne Grèce et
les philosophes amis de Marc-Aurèle. Son fils en parle avec une touchante
admiration :
Dieu a voulu qu’il vécût deux
fois onze olympiades (c’est-à-dire quatre-vingt-huit ans), après avoir eu une vieillesse honorable et paisible. Tout ce qu’il a
voulu, il le vit réussir, tout ce qu’il a pu souhaiter lui est arrivé à son
gré : non pas que le destin ait été trop indulgent pour lui, mais parce qu’il
sut toujours être modéré dans ses désirs. Ses contemporains le comparaient
aux Sept Sages, dont il mit la doctrine en pratique, car il aima mieux vivre
que de discourir à la manière des philosophes. Il eut le don de prolonger les
vies des hommes par les ressources de son art, et de multiplier les retards
imposés au sort fatal. De la viennent le respect qui s’est attaché à son
souvenir, et cette louange qu’il a méritée de son siècle. Ausone ne se modelait
sur personne : personne maintenant ne peut l’imiter.
Nous avons dit qu’il était médecin. La Gaule le regardait comme le
premier dans son art. A lire les œuvres des médecins de ce temps, on voit que
l’héritage de Galien était tombé en des mains bien indignes. On peut affirmer
qu’il n’est rien de plus misérable que la thérapeutique du IVe siècle, et on a
le droit de la traiter de ridicule et d’absurde, mais le ridicule qu’elle
mérite doit épargner ceux qui l’exercent. En dépit des insanités de tout
genre qu’ils enseignaient, c’étaient de très honnêtes gens que les médecins
bordelais, et des praticiens très sérieux, quoique fort inhabiles. Le père d’Ausone
est un modèle à proposer même aux hommes de nos jours : c’était par amour du
prochain qu’il travaillait. Il tenait peu à s’enrichir ; dans la médecine, il
cherchait surtout l’occasion de diminuer la somme de douleurs et de misères
qu’il voyait autour de lui. Voici en quels termes son fils le fait parler :
Ni riche ni pauvre, je fus
économe sans être sordide ; ma manière de vivre, mes habitudes, mes mœurs, je
n’ai jamais rien changé. J’ai offert gratuitement le secours de mon art à tous
ceux qui me l’ont demandé, et mes soins n’allaient point sans la charité. J’ai
tâché de répondre au jugement des gens de bien ; jamais je ne fus content de
moi en me prenant moi-même pour juge. Les services de diverse nature que je
dus rendre, je les dispensai suivant les personnes, les mérites ou les
circonstances. Je me tins à l’écart des procès ; je n’accrus ni ne diminuai
mon bien. Nul n’a dû sa perte ni à ma dénonciation ni à mon témoignage. Je n’eus
point d’envie, de désir ni d’ambition. Jurer ou mentir, ce fut pour moi la
même chose. J’ai cultivé l’amitié avec, une foi sincère. J’ai reconnu que l’homme
heureux n’était pas celui qui avait ce qu’il voulait, mais celui qui ne
désirait pas ce que le destin lui refusait. Je ne fus ni obséquieux ni
bavard. Je regardais au-devant de moi sans pénétrer ce qui était caché par
une porte ou par un voile. Je n’ai point forgé de bruit qui puisse déchirer
la réputation d’un honnête homme ; même les rumeurs véridiques, je les ai
cachées. J’ai banni colère, vain espoir, soucis inquiets, fausses joies des
biens du monde. J’ai fui le tumulte, les amitiés menteuses des puissants. Je
n’ai point pensé que ce fût un mérite de ne point faillir, et, aux lois, j’ai
préféré les bonnes mœurs.
N’est-ce pas là, en quelques mots, un admirable code de
morale, un précieux règlement de caractère ? L’homme qui mena une telle vie
mérita bien d’être comparé par les siens, dans un jour de respectueux
enthousiasme, aux sages les plus illustres du monde antique. Même, il avait
quelque chose qui leur manqua souvent
il avait cette charité modeste et sereine qui vint, un peu
tardivement, orner et adoucir les vertus païennes. Le père d’Ausone était
païen, en effet, et, peut-être, assez attaché aux vieilles croyances. Il ne
parait point que le christianisme ait été pour rien dans l’éveil de sa
charité ou la formation de sa vertu ; il a tenu toutes ses qualités de la
douceur native de son âme et de la pratique de la philosophie.
La vie et la conduite du vieil Ausone eurent sur son fils
une grande influence. Notre poète trouvait, en la personne de l’homme qu’il
aimait si tendrement, le plus sain des exemples et le plus beau des modèles.
Toute sa vie, il cherchera à ne se montrer inférieur ni en bonté ni en
sagesse au digne médecin de Bordeaux. Comme son père, il servit bien son
pays, même au détriment de son repos ; comme lui, il évitera tout ce qui est
bassesse, avarice, intérêt. S’il a été un homme de bien, un citoyen actif et
loyal, un magistrat intègre, c’est à son père qu’il le doit.
De sa mère, il nous parle peu, bien qu’il ait longtemps
vécu prés d’elle. C’était une bonne femme de ménage, veillant de près à l’éducation
de ses enfants, douce, toujours occupée, peut-être un peu trop sérieuse.
Ausone a du reste vécu dans une atmosphère de grave probité et de travail
honnête. Dans ce milieu actif et sage, les femmes ont été à la hauteur des
hommes. Parfois même je les voudrais plus enjouées, plus vives, plus
souriantes. La vie de sa mère s’est passée à élever la famille et à filer la
laine ; sa femme, sa sœur ont fait de même. Son aïeule (la femme du devin)
était d’une rare austérité ; on dirait même qu’elle a quelquefois tyrannisé
les siens de sa morale et de ses reproches. La belle-sœur d’Ausone
administrait ses biens, dont un mari paresseux lui abandonnait la gestion.
Quelles existences laborieuses dans toute cette bourgeoisie ! Deux de ses
tantes refusèrent de se marier : l’une, pour vivre durement dans l’épargne et
l’économie ; l’autre, pour étudier à la manière d’un
homme. Celle-ci fit de la médecine, et avec trop d’ardeur, car
elle gagna à ses connaissances la haine des plus légitimes plaisirs. Voilà
des femmes qui n’avaient certes pas besoin d’être émancipées ! Il nous faut
sourire de pitié quand nous entendons déblatérer sur la triste condition des
femmes dans l’antiquité, et répéter, à propos de leurs misères, tant d’insipides
mensonges. Qu’on lise l’œuvre d’Ausone, et on verra qu’elles ne vivaient ni
en recluses ni en servantes. Quand elles cherchaient l’indépendance, ce n’était
pas pour y trouver le repos et l’oisiveté.
On comprend que, dans cet air de probité qu’il a respiré
dés l’enfance, Ausone ait pu devenir un homme de caractère et d’une
imperturbable vertu, mais on peut se demander aussi ce qui l’a fait poète et
professeur. Ce milieu sage et froid n’invitait guère à la lecture de Martial
et à l’adoration de Virgile. Heureusement qu’il eut prés de lui, à côté des
maîtres de sagesse, un charmant initiateur des lettres ; qu’il subit de très
bonne heure, en même temps que l’influence paternelle, celle d’une nature
plus ardente et plus séduisante, de son oncle, le poète et rhéteur Arborius.
Arborius fut pour Ausone, ainsi qu’il aime à le redire, un
second père, ce que lui-même devait être plus tard pour saint Paulin de Nole.
Il ouvrit son âme comme à une seconde existence :
J’ai rempli un devoir de piété
en invoquant d’abord mon père et ma mère, mais je m’accuse de ne nommer
Arborius que le troisième. Le mentionner en premier lieu, avant mon père, certes,
c’eût été un crime pour moi, et, cependant, c’est aussi presque un crime que
de ne point le placer le premier. Frère de ma mère, intime ami de mon père,
tu as été pour moi, à la fois, un père et une mère. Mon berceau, mon enfance,
ma jeunesse, mon âge mûr, tu leur as donné l’ornement de ces arts qu’il est
si doux d’apprendre.
C’était sans contredit un homme de haute valeur, une
intelligence richement douée que cet Arborius. A l’âge de vingt ans, on le
regardait comme un des avocats les plus brillants de l’époque. Ses plaidoyers
étaient autant de triomphes. De toutes parts, on recourait à son éloquence.
Les villes de la Gaule
du sud-ouest se l’arrachaient. On l’appelait même, pour les grandes affaires,
auprès des tribunaux espagnols. Établi à Toulouse, il enseignait la
rhétorique dans une chaire officielle. Ses cours ne souffraient pas de l’incroyable
activité de sa vie. La savante cité de Toulouse, parfois difficile dans le
choix de ses maîtres, était fière de celui-là. A ses heures perdues, il s’amusait
à faire des vers. Mais Arborius n’était pas seulement un professeur de
premier ordre, un avocat éloquent et passionné, c’était encore un homme fort
habile et grandement ambitieux. Le talent est un don précieux : il n’est
cependant pas défendu de le rehausser par un titre, de le dorer par quelque
ornement extérieur. Arborius le savait à merveille il se maria richement et
dans une famille de la noblesse. A Toulouse, il cultiva l’amitié des grands,
et, comme il s’y trouvait alors des frères de l’empereur Constantin, il s’arrangea
pour se lier avec eux. Un si beau génie, aidé par une ambition si prévoyante,
devait mener Arborius très haut et très vite. Constantin appela le jeune
homme à la cour et le chargea de l’éducation de son fils, un des futurs
maîtres du monde. C’est exactement la carrière que suivra Ausone, mais plus
lentement, avec moins d’éclat. Ce faite de gloire que son neveu n’atteignit
qu’au seuil de l’extrême vieillesse, Arborius y était arrivé même avant la
pleine maturité de l’âge et de l’esprit. A trente ans, il pouvait passer pour
un des heureux de ce monde. Il avait les richesses, le renom, le talent, de
solides amitiés, un intérieur sûr et la jeunesse, qui ajoutait un charme a
toutes ces choses. Il lui était permis d’aspirer aux plus hautes charges de l’empire.
Peu d’hommes de ce temps unissaient à un tel passé de telles espérances. Tout
cela, gloire et bonheur, ambition et travail, fut soudainement brisé par la
mort.
Or, cet Arborius fut le maître d’Ausone et son éducateur
le plus dévoué. Les heureuses dispositions de son neveu le séduisirent de
bonne heure ; il l’avait pris en affection dès sa plus tendre enfance. Ausone
le médecin abandonna volontiers à son beau-frère l’instruction de l’enfant,
qui vint rejoindre son oncle à Toulouse
Remis entre tes mains,
dira plus tard le poète, dès mon premier âge, j’eus
le don de te plaire ; tu disais, en m’appelant ton fils, que je te suffisais
; tu affirmais que je serai ta gloire et celle de mes parents ; tu as dicté
les paroles qui devaient être inscrites dans le livre de mes destins.
De tous les souvenirs de son enfance, celui d’Arborius fut pour Ausone le
plus fidèle et le plus vivant. Cette carrière si brillante, à laquelle une
fin prématurée était venue donner comme un nouvel éclat, avait fortement
frappé sa jeune imagination. Il parle de lui avec la même émotion que de son
père. Que de fois, dans les rêves d’une adolescence enthousiaste, il a dû
penser en lui-même : Je serai comme Arborius
! On peut dire que l’avocat de Toulouse a mis au cœur d’Ausone l’ambition
et l’amour de la gloire, de la gloire littéraire d’abord, de la gloire
politique ensuite. Il a pour ainsi dire fait jaillir l’étincelle qui guidera
sa vie.
Voilà, semble-t-il, de quelles influences Ausone a été
entouré. Il est né dans une vieille et noble famille gauloise. Son père fut
un sage à la manière antique. De toutes parts, il ne reçut que des leçons de
travail. Il a été élevé par un oncle jeune, ardent, plein de talent, de renom
et d’ambition. Il est d’une race forte et active, et il trouve dans son
milieu, à côté de l’amour de toutes les vertus, le culte de toutes les
gloires.
Voyons comment il profita de ces exemples et de ces
leçons.
— II —
Ausone naquit vers l’an 310. Constantin régnait alors sur la Gaule. C’était le
moment où la domination romaine inaugurait dans notre pays une ère nouvelle.
Après les malheurs sans nombre qui l’avaient accablée à la fin du IIIe siècle,
invasions, révoltes, incendies et carnages, la Gaule se reposait enfin.
De nouveau, elle se livrait avec bonheur aux travaux de la paix, elle s’essayait
à retrouver la prospérité du second siècle. Les villes secouaient leur
torpeur. Une vie d’activité tranquille recommençait pour elles. Les écoles se
repeuplaient. De grandes universités se fondaient, notamment celle de
Bordeaux. Les persécutions ne sont plus à craindre. Le monde gaulois goûte
les bienfaits de la paix religieuse en même temps que ceux de la paix
politique. Pendant un siècle environ, depuis Constantin jusqu’à Théodose, l’Occident
romain jouira d’une assez grande tranquillité. L’empire est réorganisé à l’aide
de principes nouveaux, et son organisation est admirable de régularité et de
précision. On reprend l’offensive aux frontières. Les légions retrouvent des
généraux qui ne sont pas inférieurs à Trajan et à Corbulon. L’ennemi ne s’aventure
guère au delà de la
Marne. Les révoltes sont rares à l’intérieur. Le
brigandage, sans disparaître, se ralentit. Ce n’est pas assurément l’âge d’or
des Antonins, mais, enfin, c’est un siècle où il n’est point triste de vivre.
Les grandes alarmes en sont bannies. Les consciences ont peu à souffrir. Les
corps et les âmes respirent et ne sont plus sur ce qui-vive éternel qui
exaspéra les contemporains de Dèce et de Valérien. C’est un siècle qui a vu
de grandes choses, comme l’étonnante popularité de l’enseignement et des
écoles, où il s’est élevé d’assez beaux monuments, comme ceux de Trèves, de
Reims et de Paris, et qui a produit, même au sein du paganisme, des esprits d’élite
et de vrais écrivains, comme Symmaque, Julien, Ammien Marcellin. Durant
quatre générations, la civilisation romaine, si affaiblie au IIIe siècle, se
réveille et montre dans son arrière-saison une étonnante vitalité.
Ausone n’est donc pas une exception dans son temps. Par sa
vie, son caractère et ses œuvres, il sera bien dans le ton du siècle. C’est
une âme confiante et sereine, un esprit calme, de sens rassis, amoureux de
liberté et de tolérance, un homme d’ordre, de sagesse et de bon sens.
Son enfance et son adolescence furent calmes et
studieuses, comme devait l’être sa vie entière. Vers l’âge de huit ans, il
fut mis à l’université de Bordeaux. On sait que, dans les grandes écoles de
ce temps, on enseignait tout, depuis la lecture jusqu’au droit ; on y
parcourait le cycle complet des études ; on y trouvait à la fois l’école
primaire, le lycée et la faculté. C’était un grand avantage pour les jeunes
gens. Ils s’attachaient à cette école, où ils demeuraient près de vingt ans.
Elle devenait pour eux comme une seconde famille. Certains d’entre eux ne l’ont
même jamais quittée : après y avoir travaillé comme élèves, ils y ont
enseigné comme maîtres. L’université leur était un nouveau foyer, une petite
patrie, pleine de livres et d’amis, agréable et bien close, où leur
amour-propre, doucement caressé, trouvait de paisibles habitudes et de
familiales admirations. Il n’est point rare de voir ce spectacle dans
quelques modestes universités d’Allemagne, qui paraissent si ennuyeuses à l’étranger,
et que les maîtres ni les élèves ne savent cependant jamais quitter, tant ils
en aiment la patriarcale monotonie. Si l’empereur n’était venu arracher Ausone
à son école, il s’y fût acoquiné toute sa vie. Encore y passa-t-il près de
quarante ans, sur les bancs des élèves ou dans la chaire du professeur.
Ce fut à l’université de Bordeaux qu’il apprit à lire et à
écrire. Il se montra tout de suite excellent écolier, sauf en un point ; il
fut très rebelle, dans son enfance, à l’enseignement du grec, qui tenait
cependant, chez les Gaulois, une fort large place dans le cours des études.
En revanche, il fit des vers de très bonne heure, il apprit la grammaire et
la rhétorique des professeurs les plus célèbres de son temps, cela, sans
dédaigner les sciences les plus austères. Il sait un peu de tout, il parlera
un peu de tout dans ses œuvres. Pour bien commenter sa Moselle, il est
bon d’être universel. Un de ses maîtres les plus chers et les plus écoutés,
Staphylius, l’initia à l’histoire et aux trésors
recélés dans les six cents livres de Varron.
Vers l’âge de douze ou treize ans, il fut appelé à Toulouse,
auprès de cet Arborius, qui, si jeune encore, était la gloire et l’honneur de
sa famille. Arborius va décider de sa vocation. Il en fait un poète, un
avocat, un professeur. Il lui donne plus, le démon de l’ambition. De
brillants présages commencent à faire comme une auréole autour du jeune
Ausone. Son oncle déclare qu’il sera un des héros de sa race ; son grand-père
l’astrologue prédit qu’il arrivera au consulat, c’est-à-dire au premier
honneur du monde romain.
Voilà Ausone, à vingt-cinq ans, de retour à Bordeaux. Il
est ardent, enthousiaste, ambitieux. Il a une petite célébrité de clocher ;
il a déjà connu les enivrements d’un renom d’écolier. Tout lui sourit dans la
vie qui commence. Son premier pas dans le monde est facile : on lui confie
une chaire de grammaire dans cette université où il a été un si brillant
élève et où il va devenir, dans les espérances de ses anciens maîtres, un
professeur accompli. Il a la passion de la gloire et ne rêve que de continuer
à marcher dans la vie comme dans une promenade triomphante.
La désillusion arriva bien vite. L’existence tarda
longtemps à tenir envers Ausone les promesses qu’elle semblait lui avoir
faites. Les années se succédèrent rapidement et se ressemblèrent toujours.
Trente ans se passèrent sans que nulle gloire nouvelle ne vint s’ajouter aux
précoces gloires de son adolescence. J’imagine que son âme ardente et active
connut trop souvent la tristesse des intimes déboires et les rancunes d’une
ambition comprimée. Il dut traverser de sombres heures quand il sentit
arriver la fin de la jeunesse, quand, au seuil de la quarantième année, il s’aperçut
que, dé tous les beaux rêves souriants d’autrefois, il lui restait à peine un
lointain souvenir.
Il a sans doute accusé maintes fois son siècle et la
destinée. C’était un siècle calme, régulier, presque froid et monotone que
celui dans lequel il vécut. Il était bien fait pour briser les élans trop
rapides ou décourager les ambitions précipitées. La société civile était
aussi bien classée que la société militaire. Elle avait ses cadres, ses
ordres, ses échelons. Chacun y était étiqueté. Bien peu de place y était
laissée a la surprise et à l’engouement. Dans toutes les administrations,
dans tous les collèges, et Dieu sait s’il y en avait alors dans ce monde de
fonctionnaires, chacun montait à son tour, sans hâte et sans trouble. Les
Arborius étaient des exceptions. A vingt-cinq ans, Ausone était professeur de
grammaire à l’école de Bordeaux ; a cinquante-cinq ans, il y était professeur
d’éloquence. Voilà le seul changement que lui avaient apporté trente années d’existence.
Je n’insiste pas sur les fonctions municipales qui lui furent confiées ; il
fut nommé décurion, c’est-à-dire membre du conseil de ville ; il administra
même Bordeaux un instant en qualité de duumvir. C’était peu de chose pour un
homme a qui les destins avaient promis le consulat. L’ambitieux rhéteur dut
accepter ces honneurs comme de simples pis allers. Il était dans la position
de ces professeurs de facultés qui rêvent le portefeuille de ministre et
doivent, en l’attendant, se contenter d’un siège au conseil municipal. Ce qui
change le moins dans l’histoire des hommes, ce sont leurs ambitions et leurs
déboires.
On peut, croire que, si Ausone avait été un intrigant, un
habile à la façon de son oncle Arborius, il eût percé plus vite, il eût
cherché à débarrasser son ambition des entraves de l’avancement officiel.
Mais rappelons-nous que, s’il avait été l’élève d’Arborius, il avait reçu et
recevait encore de son père le médecin des exemples de sagesse et de
modération. Il avait soif d’honneurs, mais son père, qui vivait près de lui,
devait lui rappeler sans cesse le goût de la vertu.
Il se résigna donc, et, pendant trente ans, se contenta à Bordeaux
d’une demi-gloire, d’un horizon limité et d’une célébrité locale. Nous ne le
voyons mêlé a aucun événement politique. Il renonça même, pour se consacrer
tout entier à ses élèves, aux succès bruyants du barreau. Aussi, malgré les
lassitudes de sa volonté, malgré les heures d’énervement, ne cessa-t-il pas
une minute de faire son devoir. Il fut un admirable professeur, plus solide
que brillant, plus sensé qu’éloquent, plein d’esprit et d’enjouement, mais
sûr, sans charlatanisme. A l’université de Bordeaux, il semble avoir été un
instant éclipsé par son compatriote Minervius, que l’on comparait dans le
monde entier à Quintilien et à Démosthène, et dont la gloire n’était pas
moins grande à Rome et à Constantinople que sur les rives de la Garonne. Cependant
Ausone ne témoigna pas à l’égard de ce collègue la moindre jalousie. Ce qui
le montre bien, c’est que nous le connaissons surtout par ce qu’il nous dit
de lui. Voilà un rare exemple de franche camaraderie. Il parle de Minervius
avec une admirable sincérité et une expansion touchante. On devine qu’il s’est
résigné sans peine, presque sans le savoir, à vivre à côté de lui comme un
collègue inférieur, collega minor.
J’aime à le répéter : quoi qu’il ait pu penser dans ces
moments de rêveries mélancoliques auxquels sont exposés tous les ambitieux,
même les Gascons et les Bordelais, Ausone fit parfaitement son métier de
pédagogue, pénétré de ce sentiment du devoir qui était dans les traditions de
sa famille. Il l’avoue ingénument : les débuts furent difficiles et le succès
ne vint pas toujours récompenser l’effort, mais il finit par se faire à cette
vie et par aimer sa besogne. Dans une épître à son petit-fils, qui est une œuvre
charmante, il rappelle avec une douce émotion les plaisirs de l’enseignement
et le temps où il formait la jeunesse :
J’ai nourri moi-même, de mes
leçons, beaucoup de tendres enfants ; je les réchauffai dans mon sein, je
déliai leurs murmures : c’est moi qui arrachai leurs tendres années aux
caresses des nourrices.... Puis, quand
la sève de la puberté les couvrait de son duvet, je les amenais à la morale,
aux arts libéraux, à l’éloquence. Cependant leur tête refusait de porter le
joug, et leur bouche se détournait du mors qu’on leur présentait. Une modération
bien difficile à acquérir, un rude apprentissage, un succès rare qui ne peut
résulter que d’un bon usage, une douce critique pour venir à bout d’une jeunesse
indocile, voilà tout ce que j’eus à supporter ; mais un jour vint où l’ennui
même eut son charme, où la force d’une bonne habitude adoucit le travail.
Pendant ces trente années d’enseignement, Ausone, tout
entier à sa chaire, a dû peu travailler pour lui-même. Aucune de ses œuvres importantes
n’est de ce temps. Son instinct de poète s’assoupit dans cette vie régulière
et monotone qui endormait toutes les ambitions.
— III —
Mais enfin tant de patience et de tels efforts de labeur
trouvèrent leur récompense. Sans y penser, en travaillant, par amour du
devoir, Ausone travaillait pour sa gloire. On finit par connaître dans la Gaule, à la cour même de
Trèves, ce professeur accompli, si consciencieux, si savant, si délicat. Un beau
jour, Ausone reçut de l’empereur Valentinien l’ordre de se rendre près de lui
: il était chargé de faire l’éducation de Gratien, l’héritier de l’empire. C’était
en 369. Il avait bien près de soixante ans. Il pouvait songer à la retraite.
La vie semblait finie pour lui. Il avait le droit d’oublier pour toujours les
audacieuses prédictions faites à sa jeunesse. Maintenant, d’une façon presque
subite, commence pour lui une seconde vie, qui s’annonce pleine de renommée
et d’honneurs.
Ausone consacra sept années à l’éducation du jeune
Gratien. Comment il la fit, quels furent ses principes et les règles de sa
conduite, nous ne le savons guère. Il n’a point tenu à nous le dire. Cet
homme, qui fut assurément un excellent pédagogue et le maître de tant de gens
illustres, n’a pas laissé le moindre traité d’éducation. La valeur de sa
pratique lui parut suffire à sa gloire. Nous ignorons comment il s’y prit
pour former son impérial élève, et, aussi, pour se faire bien voir à la cour.
Toujours est-il qu’il réussit à souhait dans l’une et l’autre tâche. Pendant
sept années, aucun nuage ne s’éleva entre l’empereur et le précepteur. Cela
fait leur éloge à tous deux, car je ne puis croire qu’Ausone ait mis de son
côté trop de complaisances ou de flagorneries. Ce Gascon spirituel et discret
parait incapable d’une flatterie qui ressemble à une sottise.
D’autre part, l’élève fut digne du professeur. A lire les
portraits que nous avons de Gratien, à étudier sa vie et son œuvre, on s’aperçoit
que sa jeunesse n’a pas eu seulement un bon maître de grammaire, mais aussi
un vrai conseiller et un vertueux modérateur. Ausone a été certainement tout
cela pour lui. L’excellent rhéteur a cru qu’il était dans ses attributions d’enseigner
la morale et la philosophie. En songeant à son rôle et en regardant Gratien,
il s’est rappelé Fronton et a désiré un Marc-Aurèle. A cette singulière
époque, si curieuse par son mélange de grandeur et de petitesse, de décadence
et de naïveté, les comparaisons et les copies tenaient une très grande place.
L’originalité manquait partout (chez les païens du moins), même dans la pratique de la vertu
et dans l’idée de la sagesse. En poésie, tout le monde copiait Virgile, et
les plus sincères des sages de ce temps cherchaient parfois moins à vivre
vertueux qu’à prendre l’air de Marc-Aurèle. A la fin du XVIIIe siècle, nos
ancêtres fabriquaient en quelque sorte leur vie à l’aide de souvenirs d’Athènes
et de réminiscences de la Rome
républicaine. Au IVe
siècle, on tenait à ressembler u quelque figure du glorieux passé romain. On
voulait donner une jeunesse factice au monde latin ; avant tout, on avait
peur d’être indigne de l’ancienne histoire, d’être inférieur aux ancêtres.
Les chrétiens criaient à la décadence. Les bons patriotes se modelaient sur
les choses et les hommes d’autrefois, et croyaient à l’éternelle fécondité de
l’être romain. Quand ils avaient trouvé autour d’eux un fait glorieux
comparable à quelque événement de jadis, ils ne se possédaient pas de joie.
Ausone sera nommé préfet, consul, par son élève : vite il se rappellera que
Marc-Aurèle a donné le consulat à Fronton. Quel bonheur pour lui, et de l’honneur
qu’il a reçu et du rapprochement qu’il peut faire ! Quel candide enthousiasme
dans ses paroles ! Le seul modèle que j’accepte,
c’est Fronton ; et encore, ce maître d’un Auguste eut le consulat sans la
préfecture ; et encore, quel consulat ! un simple consulat subrogé, qui ne
dura que deux mois, qui tint dans une sixième partie de l’année...
Mais on me dira : Vas-tu donc t’élever au
niveau d’un tel orateur ? A cela, je répondrai d’un mot : Je ne me compare
pas à Fronton, mais je place Gratien au-dessus de Marc-Aurèle.
Non ! c’est péché que de comparer l’élève d’Ausone à l’homme
qui fut la perfection même. Gratien fut une figure douce et sympathique ;
Julien mis à part, la lignée des Césars du Bas-Empire n’a pas de physionomie
plus attachante. Mais ce ne fut pas, comme le sage des Pensées, un
grand empereur, un héros de vertu, un incomparable honnête homme. L’éloge qu’en
fait Ammien Marcellin suffit amplement à sa gloire et à celle du maître qui l’éleva
: Il était plein de douceur, d’humanité et de
modestie. Il mettait son mérite à faire du bien et à pardonner. Il visitait
dans leurs maladies, non seulement les personnes de considération, mais même
les simples soldats, leur rendait toutes sortes de bons offices, et prenait
bien soin que rien ne leur manquât. Il passa d’ailleurs très vite
sur le trône. Il mourut avant l’âge de trente ans, laissant derrière lui un
charmant parfum de jeunesse et de charité. Il était chrétien, moins par
raison que par conviction chaude et intime. A vrai dire, c’est le premier
chrétien qui ait régné sur le monde romain, et c’est de son gouvernement que
date le triomphe définitif du christianisme dans les Gaules. Mais, à la
différence de ses successeurs, il se montra tolérant et pacifique, et, s’il
porta fièrement l’étendard du christianisme, s’il ne témoigna pas toujours
une respectueuse déférence envers les derniers représentants de la religion
romaine, il n’alla jamais, semble-t-il, jusqu’à la persécution des personnes,
jusqu’au renversement des statues et à la destruction des temples ; œuvre
néfaste et sacrilège, qui sera réservée à la famille de Théodose. Faisons un
mérite de cette tolérance à son professeur. Ausone a concilié si bien le
christianisme officiel avec le culte ardent des choses du paganisme, qu’on se
demande souvent encore (à
tort selon moi) quelle a été la véritable religion de son cœur. E
était bien de ce sud-ouest où Ies croyances religieuses sont toujours tempérées
par un scepticisme de bon aloi et une modération de bon goût. Ce qu’il y
avait de meilleur dans les habitudes de sa race, il le communiqua peut-être à
son auguste élève.
Ausone était encore à la cour quand la mort de
Valentinien, en 375, laissa subitement le trône à son élève. Ce fut un
nouveau bonheur pour lui. Gratien lui était attaché. Il l’estimait infiniment
et l’entourait d’une affection qui, quoique impériale, parait avoir été
sincère et nullement banale. Le nouvel empereur eut à cœur de réaliser les
rêves les plus brillants qu’avait pu former son cher maître. S’il voulait
imiter Marc-Aurèle, il lui fallait d’abord combler le nouveau Fronton d’honneurs
et de caresses. A soixante-cinq ans, le vieux rhéteur fut transformé, par l’amitié
d’un prince, en fonctionnaire et en homme public. Il commençait bien tard
cette carrière elle n’en fut que plus rapide, et la protection, dont le
couvrait le souverain empêcha qu’elle ne fût dangereuse.
Ausone portait déjà le titre de comte : on le lui avait
donné quand Gratien passa de l’étude de la grammaire à celle de la
rhétorique. Tu m’as fait comte par tes progrès
dans l’étude, dit gracieusement Ausone à l’empereur. Ce n’était du
reste qu’une distinction honorifique qu’on accordait un peu à tout le monde,
à des officiers, à des magistrats, à des professeurs émérites, aux médecins
de la cour. Les comtes formaient une sorte de noblesse impériale, qui ne peut
se comparer qu’aux ordres contemporains : on n’y avait accès que par le
mérite personnel ou l’importance des fonctions remplies. Vers le temps où
Gratien finit son éducation, Ausone demeura près de lui. Il fut nommé
questeur. La charge ne pouvait lui déplaire : les questeurs étaient censés
les secrétaires du prince, maïs ils n’avaient rien à faire ; les chefs des bureaux
expédiaient toute la besogne. En somme, il n’y avait rien dans ces titres qui
ne convint au professeur. Mais, en 376, Gratien étant empereur, Ausone est
promu préfet du prétoire en Italie et en Afrique. En 378, il gouverna les
Gaules en cette même qualité.
Cette fois, ce n’était plus un honneur de cour ou une
charge de palais. C’était une fonction de premier ordre, le plus important
des gouvernements civils. Elle exigeait une grande activité, une notoriété
sérieuse. Sait-on ce que le préfet avait à faire ? Il était le chef des
gouverneurs de provinces ; il jugeait les appels ; il avait la haute
surveillance financière ; de lui dépendait l’approvisionnement des troupes,
la police des routes ; c’était le surintendant des postes et des travaux
publics. Il était pourvu de tous les droits et de tous les pouvoirs dans
toutes les parties de l’administration civile. Pour un ancien professeur, ce
n’était pas une mince besogne. L’autorité d’Ausone s’étendait, pour le moins,
de la Moselle
aux Pyrénées. C’était un vice empereur des Gaules.
Quel changement dans sa vie ! On a peine à comprendre
comment un prince qui se respectait a pu accabler du poids d’une telle
responsabilité un homme dont tout le mérite consistait à être, depuis
quarante ans, un excellent professeur. On a expliqué la chose en disant qu’Ausone
n’a été que préfet honoraire. Mais l’hypothèse ne tient pas. Si Ausone n’avait
pas exercé sa charge, il n’eût pas écrit à ses amis qu’il ne pouvait leur
consacrer ses instants, qu’ils appartenaient tout
entiers au devoir du prétoire.
Il n’y a pas trop à s’étonner d’ailleurs de cette
métamorphose subite. Oublions nos idées et les habitudes contemporaines ;
plaçons-nous au point de vue des Romains. Qu’y avait-il d’étonnant pour eux à
voir un rhéteur arriver aux plus hautes fonctions ? Rappelons-nous Sénèque,
Fronton, et, plus près de lui, Eumène d’Autun. Ausone n’était pas seulement
un professeur ; il avait plaidé, il était avocat. Il appartenait donc a cette
classe de gens qui a de tout temps fourni au monde latin, à la république
comme à l’empire, les meilleurs de ses chefs. On arrivait a tout par la
rhétorique. C’était terriblement vrai au temps de Cicéron, alors qu’il y
avait un rhéteur dans chaque général et dans chaque consul. Or, l’État romain
n’a jamais, dans sa longue vie, renoncé à une seule de ses habitudes. Nous l’avons
déjà dit, nous le dirons encore. Il n’y a rien de plus tenace qu’une
tradition à Rome. Juvénal se plaignait que de son temps on devint, de
rhéteur, consul. L’empire avait accepté l’héritage des mœurs républicaines.
Seulement, il mit de plus en plus a l’abri des avocats les fonctions
militaires. Le reste, il l’abandonna à l’ancienne mode. Au IVe siècle, le
personnel des écoles supérieures de la Gaule sera pour l’État une pépinière de magistrats,
de chefs de bureaux, de secrétaires et de préfets. Comme au temps de Juvénal
et de Cicéron, le rhéteur est un grand personnage, un ami des grands ; il se
marie presque toujours en haut lieu, il est riche, il devient comte, il fait
souche d’aristocrates et de clarissimes. Le professorat mène aux honneurs et à
la fortune. La famille d’Ausone sera, au début du Ve siècle, la plus considérée du
sud-ouest. Les membres des grandes races ne dédaignent pas, tant s’en faut, d’être
professeurs ou rhéteurs : c’est parfois par l’intermédiaire d’une chaire d’éloquence
qu’ils arrivent à une préfecture ou a une présidence. Sous la république, les
succès du forum et des rostres conduisaient a tout. Sous le Bas-Empire, l’école
a remplacé le forum, la chaire a succédé aux rostres. Le cadre a changé, mais
les tendances sont immuables.
Et puis, Ausone n’était pas le premier venu. Je ne parle
pas seulement de la noblesse de sa famille maternelle et de celle de son
beau-père (il avait
épousé la fille d’un sénateur bordelais), mais il valait surtout par
lui-même. On peut dire qu’il avait travaillé dés sa naissance. Toute sa vie
avait été exempte de faiblesses et de loisirs. C’était un homme qui s’était
sacrifié au devoir. Son ambition était infinie, mais il la fit toujours passer
après l’amour du bien et le zèle du métier. On le regardait comme un homme de
bon sens, de sagesse et de fermeté. Il connaissait bien le droit, qu’il avait
enseigné comme rhéteur. Or, ce qu’on demandait surtout aux préfets du
prétoire, qui étaient des juges supérieurs, c’était la science des textes
juridiques. Nous ne savons comme il s’acquitta de sa tâche, mais, si les
Gaulois attendaient de leur préfet de la sûreté dans les jugements, de l’intégrité
dans l’administration, de la modération dans le gouvernement, ils n’eurent
pas à se plaindre du choix impérial. Ce qui a dû manquer à Ausone, c’est l’expérience
des affaires, mais il avait au-dessous de lui, pour suppléer à son ignorance,
ces admirables bureaux, créés par le Bas-Empire, aussi puissants mais mieux
outillés et plus expéditifs que ceux de nos ministères. Symmaque, qui se
connaissait en hommes de valeur, lui écrivit un jour : Pour les ressources si grandes de ton génie, une si haute
fortune n’est pas un fardeau ; la souveraineté judiciaire n’est pas déplacée entre
tes mains.
Enfin, le premier janvier 379, Ausone reçut le titre qui
couronnait sa vie, arriva à ce point culminant où l’avaient jadis entrevu les
orgueilleuses espérances de sa famille. Il fut nommé consul. On devine le
débordement de sa folle joie. Enfin il pouvait mourir. Qu’on lise son Action
de grâces à l’empereur : il est difficile de rêver une pareille exaltation.
Le bonheur éclate à chaque ligne. La flatterie la plus outrée, la
reconnaissance la plus exubérante y sont franches et sincères. C’est un
enivrement insensé, l’enthousiasme d’un enfant dont on vient de satisfaire le
plus grand caprice
Ainsi donc, et c’est tout ce
que je puis faire, je te rends grâces, mais, comme il arrive toujours en
présence de Dieu, avec plus d’effusion de cœur que de paroles. Et ce n’est
pas seulement dans le sanctuaire de l’oracle impérial, dans ce lieu où, saisi
d’un frisson muet et d’une religieuse terreur, l’esprit et le visage demeurent
rarement les mêmes ; c’est partout et toujours que je te rends grâces par mon
silence ou par mon langage, dans les assemblées publiques ou seul avec
moi-même, quand ma voix éclate ou quand ma pensée se recueille, en tout lieu,
en toute chose, à tout propos, en tout temps.
Qu’était-ce donc que ce consulat dont le désir et la joie
font pour ainsi dire l’unité de la vie d’Ausone, dont il ne cessa de parler,
avant de l’avoir, surtout quand il l’eut reçu ? Qu’était-ce que cet honneur, sommet lumineux autour duquel gravitaient alors
toutes les grandes ambitions ? En fait, un consul n’était rien, ne gouvernait
rien, ne jugeait personne. C’était un magistrat de parade, un dignitaire de
procession : mais les apparences de cette charge étaient si brillantes ! C’était
un fantôme, mais aussi superbe, aussi doré que les réalités d’autrefois. Le
prestige du consulat était certainement le même qu’au temps de Cicéron.
Ausone et Cicéron n’en parlent pas autrement. Quand il s’agit de lui, ils
expriment de la même manière l’ardeur de leurs espérances ou la béatitude de
leur ambition satisfaite. Des consuls se datent toujours les années. Quand
ils entrent en charge, ils président une cérémonie solennelle qui rappelle
les grands triomphes de la république : c’est la fête nationale de Rome. Ce
jour-là, l’empereur et l’empire s’effaçaient. Aux yeux du vulgaire, le
consulat était quelque chose de très grand, de très vieux, qu’on ne pouvait
mettre ni au-dessous ni à côté de la monarchie. Les deux institutions
semblaient indépendantes. La preuve en est que l’empereur, quand le désir lui
en venait, se nommait consul. Il ne l’était pas de droit. L’histoire du monde
n’offre peut-être pas une plus grande persistance d’illusions officielles et
de mensonges publics. On connaît les monnaies de la république française au
nom de Napoléon, empereur : qu’on se
figure cette antinomie politique durant tout son règne, durant des siècles
après lui. Il y avait quatre cents ans que le consulat se continuait ainsi, à
côté de l’empire, avec tous les dehors d’autrefois. Il se maintiendra
longtemps encore. On le donnera, dit-on, à Clovis. Quel étrange phénomène
historique que la vitalité de cette institution, dix fois centenaire, qui
touche, d’une part, à la royauté sacerdotale de la cité antique, et, de l’autre,
à la royauté barbare de la
France moderne !
L’âme romaine était faite avant tout du passé et du culte
de la tradition, Les grands mots de mores majorum,
avi nostri, les mœurs
des ancêtres, nos aïeux,
planent sur toutes les générations, depuis celle des Appius Claudius jusqu’à
celle de Majorien. Ausone parle du consulat comme s’il était un Fabius ou un
Marius, un Pline ou un Cicéron, — un Cicéron surtout, car, chez cette
aristocratie romaine du IVe
siècle, si finement intelligente, si bien douée, le culte des gloires
littéraires était la forme préférée du patriotisme. Ausone et ses amis font
songer aux âmes des bienheureux dont Virgile décrit la vie dans les
Champs-Élysées : elles mènent, au delà du bûcher, la même existence qu’autrefois,
elles goûtent les mêmes joies, elles se livrent aux mêmes plaisirs, elles
chassent, elles lisent, elles discutent ; mais toute cette vie n’est qu’un
mirage, et les corps ne sont que des ombres. De même, les bons sénateurs du IVe siècle n’aperçoivent
souvent le monde romain qu’a travers le voile du passé ; ils vivent avec les
fantômes des ambitions de leurs ancêtres ; ils parlent, ils écrivent, ils
pensent, ils désirent de la même manière et avec la même conviction que les
contemporains de Cicéron, et leurs paroles ne sont que des plagiats, leurs
croyances que des mensonges, leurs désirs ne touchent aucune réalité. Il est
vrai que, si vermoulue qu’elle fût devenue, l’antique constitution romaine
pouvait encore supporter le léger fardeau de ces puérils orgueils et de ces
fragiles fantaisies.
— IV —
Ausone se trompait quand il se croyait au bout de sa
carrière. Sans doute, il n’avait plus rien a demander aux honneurs : le
consulat était le dernier souhait que pouvait faire une ambition légitime,
mais la vie n’était point finie pour lui. Ni la gloire ni le bonheur ne lui
avaient dit leur dernier mot. La divinité lui réservait une suprême joie :
celle de vivre vingt ans encore, d’une vie douce et joyeuse, au milieu de ses
livres et de sa famille. Elle lui fit assez de loisirs, elle lui laissa assez
de jeunesse d’esprit, de tranquillité d’âme et de santé corporelle pour qu’il
sût jouir des souvenirs gracieux ou glorieux de son passé. Comme dit quelque
part Sainte-Beuve, il lui fut donné d’habiter la
villa du sage, qu’il avait construite tout exprès et ornée à plaisir pour ses
derniers ans.
Vers sa soixante-douzième année, il quitta la cour, et,
après quinze ans d’absence, revint dans cette chère Aquitaine, qui, après
avoir été le berceau de son enfance, allait devenir le nid de sa vieillesse, nidus
senectae. Il y vécut au sein de l’opulence, sans le moindre chagrin,
sans le plus petit tracas, fuyant le tumulte de la ville, heureux surtout à
la campagne. Il partageait son temps entre ses villas, et elles étaient
nombreuses. Il en avait en Saintonge, en Poitou, aux environs de Bordeaux. A
toutes, il préférait celle de Lucaniacus,
dans l’Entre-Dordogne ; il y avait accumulé le plus de richesses, dépensé le
plus d’argent. Il y vivait presque royalement. Simple et bon cependant, il n’avait
pas de plus grand plaisir que d’y recevoir ses amis. On faisait bonne chère
chez lui, mais il s’y répandait encore plus de gaieté que de largesses. Que
de causeries longues et affectueuses s’échangeaient à la table de l’ancien
professeur ! On y devisait du passé, un peu de la cour, beaucoup de l’école,
des lettres et de la poésie surtout. Ausone voyait autour de lui un cercle
riant de femmes et d’enfants, une famille nombreuse et unie qui l’adorait. On
l’entourait d’un respect amical ; ses petits-enfants admiraient le grand
aïeul qui avait été consul. Lui-même n’était pas oublieux de la Providence et
savourait son bonheur sans ingratitude à l’égard des destins. En lisant les
dernières poésies, véritables actions de grâces, de cet ambitieux satisfait
et resté homme de cœur et de sagesse, on se rappelle malgré soi le beau
souhait de Joachim du Bellay :
Heureux
qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage,
Ou
comme cestuy-là qui conquit la toison,
Et
puis est retourné, plein d’usage et raison,
Vivre
entre ses parents le reste de son âge !
Mais ne croyons pas que ces dernières années aient été
oisives et infécondes. Ausone n’était point de ceux qui connaissent le repos
absolu. La retraite où il vivait lui permit de se consacrer enfin tout entier
a la poésie. Le métier de professeur et celui de préfet lui avaient fait
jadis fort peu de loisirs pour ses chères études. Maintenant il put, au gré de
sa fantaisie, aligner les dactyles et les spondées, les trochées et les
ïambes. Il écrivit, travailla jusqu’à la dernière heure. La plupart de ses
poésies sont de ce temps de repos. Le recueil même de ses œuvres, dans sa
forma actuelle, parait de l’extrême fin de sa vie. Il versifiait aux premières
approches de la mort. Souris à ma vieillesse,
écrit-il à son petit-fils dans des vers qui sont parmi ses moins mauvais, elle recule devant le terme fatal, elle se prolonge sans
infirmités, elle assiste à tes fêtes, elle peut contempler encore ces astres presque
effacés pour elle, au moment de quitter la vie et d’entrer dans la tombe.
Quelle séduisante activité chez cet homme ! Il est bien le
contemporain et l’émule des Symmaque et des Ammien Marcellin. On peut parler,
à propos des écrivains de cette génération, de décadence littéraire. On ne
doit pas croire à une décadence intellectuelle ou morale, encore moins à une
décadence physique. Si les littérateurs païens de ce temps ont été
impuissants a inspirer un soue nouveau dans la vieille langue latine, on ne
peut nier qu’ils ne soient de brillantes et énergiques figures, de vrais et
vigoureux caractères. A certains égards, ils sont moins décadents que les
poètes ou les rhéteurs de la domination de Domitien ou de Trajan, Pline,
Martial, Quintilien, physionomies un peu pâles et tempéraments un peu frêles.
La forme est bien misérable au IVe siècle, mais on vit alors, chez les païens comme chez les
chrétiens, une forte poussée intellectuelle, une infatigable ardeur au
travail.
Et ajoutons à cela que, chez ces hommes, la vieillesse
était singulièrement belle et saine, et ressemblait au reste de la vie. Nous
possédons les derniers vers d’Ausone ; si je ne me trompe, ce sont les plus
touchants qu’il ait écrits. Il s’adresse à son ami Paulin, le futur évêque de
Nole, pour lui reprocher sa négligence :
Ainsi, Paulin, nous secouons
le joug qu’un juste tempérament nous faisait aimer, ce joug si léger à subir,
si facile à porter ensemble, quand nous marchions sous les rênes aimables d’une
douce concorde ; ce joug que, dans la si longue suite des années écoulées,
jamais un faux bruit, jamais une plainte n’ébranla, que rien n’a pu écarter
de nous, ni les reproches, ni la colère, ni les méprises, ni le soupçon....
; ce joug si paisible et si doux, que ton père et
le mien ont traîné depuis leur naissance jusqu’à leur vieillesse, et qu’ils
ont imposé à leurs pieux héritiers, désirant qu’il durât jusqu’au jour
éloigné qui terminerait leur vie. Et il a duré tant que l’amitié nous a
souri, tant que nous en avons sans peine et sans efforts observé les communs
devoirs.... Nous le secouons pourtant,
Paulin ! et la faute n’en est pas à nous deux, mais à toi seul, car, pour
moi, ce sera toujours un bonheur d’y courber ma tête. Le compagnon de mes travaux
m’abandonne, et ce qu’on porte si bien à deux pèse à un seul quand son ami
lui fait faute. Ce n’est ni le cœur ni les forces qui me manquent, mais la
condition n’est plus égale quand le fardeau n’est plus partagé, quand tout le
labeur retombe sur celui qui reste, et qu’il subit le surcroît de la charge
de l’autre.... Cependant, dût-il m’écraser,
j’accepte le fardeau : je ne trahirai jamais, tant que je vivrai, la foi d’une
vieille amitié, afin que cette pieuse consolation, gravée dans son souvenir,
me ramène un jour le compagnon qui m’a fui.
Voilà presque de belles paroles, ce sont en tout cas de
belles pensées. Il y a là une fraîcheur, une verdeur de sentiments à laquelle
la vieillesse donne un nouveau charme. Peut-on mieux parler de l’amitié ?
Peut-elle inspirer de plus exquises plaintes ? Par le cœur, Ausone est resté
éternellement jeune. Sa vie, si heureuse et si pleine, s’est terminée par un
crépuscule tiède et lumineux.
Nous ignorons quand et comment il est mort. On voudrait
que ce fût comme il a vécu, sans crise du corps, sans défaillance de l’esprit,
au milieu de ses amis, de ses fils, de ses élèves, de ses petits-enfants.
Telle a été la vie d’Ausone, vie d’une parfaite unité, presque
admirable dans son harmonieux développement, tour à tour consacrée au
travail, à l’ambition, au bonheur. Elle est si bien faite, j’ose dire, qu’il
faut voir en elle moins l’effet du hasard que le produit de la sagesse de l’homme
qui l’a vécue. Ausone a créé sa vie plus qu’il ne l’a reçue du destin. On
peut mépriser le poète : nous demandons pour l’homme respect et
sympathie. Il a fait de mauvais vers, mais son existence, vue de loin, est
pleine d’une poésie infinie. Il a laissé un chef-d’œuvre, sa vie.
DEUXIÈME PARTIE — LA
VIE DANS UNE CITÉ GALLO-ROMAINE À LA VEILLE DES INVASIONS.
Ausone est le dernier grand nom qui appartienne tout
entier à Rome et à l’empire. Sa vie se confond avec la dernière période de
prospérité et de repos que l’Aquitaine ait connue dans l’histoire du monde
ancien. On peut même dire que l’existence du poète a reflété celle de sa
patrie : tant elles se ressemblent l’une à l’autre ! tant elles paraissent
également sereines et confiantes t Quand Ausone naquit, vers 310[2], Bordeaux avait
fini de réparer les ruines faites par l’invasion barbare du me siècle, de
recouvrir ses cendres, d’ensevelir ses décombres. Il venait de se
reconstruire ; on l’avait doté d’une école qui lui donnera bientôt une gloire
inattendue et un prestige nouveau. La ville, pour parler ainsi, faisait peau
neuve, comme la Gaule,
comme l’empire entier, qui, brusquement refait et régénéré, se sentait à l’aube
d’une vie nouvelle. Quatre-vingt-cinq ans plus tard, en 395, à l’heure où le
poète s’éteignait[3],
l’empire romain se démembrait pour toujours. A la place de cette puissante et
solennelle unité qu’avaient célébrée les contemporains d’Ausone, et que l’on
comparait volontiers à l’unité de la personne divine, l’empire forme
désormais deux moitiés disparates, l’Orient grec et l’Occident latin. Il y a
deux empires, et, de fait, il y a deux mondes. Vers le même temps on entend
de nouveau parler des barbares. Les Visigoths ont déjà franchi la frontière ;
ces hordes qui, vingt ans plus tard, s’établiront sur les bords de la Garonne, parcourent les
provinces romaines. Les gens bien informés savent qu’au delà du Rhin, sous
une pression mystérieuse, les Germains se tassent, se groupent, s’amoncellent
pour recommencer les grandes invasions du IIIe siècle. Tandis que les extrémités de l’empire
sont menacées, tremblantes, peu sûres, la tête faiblit, le cœur se ralentit.
Aux empereurs dignes ou intelligents, actifs ou énergiques, comme Julien,
Gratien ou Théodose, succèdent les misérables épigones d’une race dégénérée,
Honorius et Arcadius. Au gouvernement des sénateurs, descendants des grandes
familles de Rome, se substitue le règne des officiers supérieurs, à demi
barbares. Et enfin, les anciens dieux en qui s’était incarnée la patrie
romaine et la civilisation antique ont à jamais cédé le pavé des temples et
la direction des âmes à la religion du Christ, à ses évêques et à ses moines.
Cette fois, c’est bien la fin du vieil empire qui commence. Ausone expire
vers le même temps que Théodose : sa mort est contemporaine de l’événement
dont on fait dater l’agonie de Rome.
L’couvre du poète nous reporte donc exactement aux
derniers jours que l’empire romain a vécus dans les Gaules. Au delà sont les
invasions, la lutte avec les barbares, la royauté germaine, le plein moyen
âge. Ses écrits, au contraire, nous font assister aux suprêmes triomphes de l’empire,
à ses derniers instants de vitalité et de force. Ils brillent des lueurs de
cette douce confiance qui éclaira les plus beaux jours des règnes de Gratien
et de Théodose. Il y eut, dans la vie romaine au IVe siècle, comme un arrière printemps
tiède et clair, dans lequel refleurirent quelques-unes des espérances d’un
lointain passé. La poésie d’Ausone s’est réchauffée à cette lumière, elle en
a vécu, elle nous en conserve les rayons. Elle nous fera connaître la
vieillesse de ce corps vigoureux et tenace qui fut le monde romain. Elle nous
montrera comment on vivait à Bordeaux et dans l’Aquitaine sous les derniers
empereurs, au temps où on ne songeait encore ni à la fragilité de l’empire ni
à l’arrivée des barbares, alors que nul ne se doutait que l’avenir était
fermé et l’espérance sans issue.
Par un rare bonheur, il se trouve que l’œuvre d’Ausone n’est
pas froide, impersonnelle, toute objective, comme un si grand nombre d’écrits
contemporains. De la poésie factice, certes, il y en a chez lui, et beaucoup
trop. Il s’amusa toute sa vie à versifier des jeux de mots ; il se plut dans
les tours de force métriques ; il répandit à foison les allégories
mythologiques et les imitations virgiliennes. S’il s’était borné à ces
ridicules efforts, son œuvre ne nous servirait pas à grand’chose pour
connaître le ive siècle. Elle ne ferait que nous donner une idée déplorable d’un
de ses hommes les plus illustres. Mais son âme ne s’est point desséchée, son
esprit ne s’est point éteint dans ce métier fatigant. Il a su, même dans ces
vers si pénibles et si apprêtés, sous cette forme si peu primesautière, avec
cet habit d’arlequin qui est sa poésie, il a su être un parleur exquis, un
poète familier et familial, un causeur naturel et expansif. C’est, à de
certaines heures, l’homme le moins pédant du monde, l’écrivain le moins
exclusif, le littérateur le moins acoquiné dans ses livres, le moins enfermé
dans ses lettres qu’on puisse imaginer. Il vit au dehors, il savoure l’amour
de ceux qui l’entourent ; il jouit de la société de ses parents, de ses amis,
de ses maîtres et de ses élèves. Il aime son siècle, il aime Bordeaux[4], il adore les
rivières et les coteaux de son pays. Avant tout, il est de son temps et de sa
patrie. C’est ce dont il parle avec le plus d’abandon. Rien ne l’inspire
mieux que la vie de sa famille et celle de ses compatriotes. Il n’est jamais
plus a l’aise dans ses vers qu’en racontant ce qui se fait autour de lui. C’est
un des rares poètes de l’antiquité latine dont l’œuvre soit la fidèle image
de la société de son temps. Adressons-nous donc à lui en toute confiance pour
lui demander quelle fut dans son pays la somme de bonheur et de misère, d’espérances
et de craintes, d’illusions et de sagesse, de patriotisme et de religion,
quelle était la situation matérielle et morale du monde aquitain et bordelais
à la veille de l’invasion barbare.
Sans doute, ce n’est qu’un petit coin de la Gaule où nous pénétrons à la
suite de notre poète : la ville de Bordeaux et la campagne qui l’avoisine,
arrosée par la Gironde,
la Garonne
et la Dordogne. Mais
dans ce coin vivaient en ce moment des hommes qui étaient parmi les plus
illustres de la Gaule
et de l’empire. Ausone, ancien précepteur de l’empereur Gratien, ancien consul,
et, autour de lui, toute une famille de préfets du prétoire, de proconsuls,
de présidents ; Paulin, plus tard évêque de Nole, ancien consul lui aussi, un
des hommes les plus riches et les plus célèbres de l’Occident[5] ; c’est la que se
trouve l’école la plus fameuse de la
Gaule, cet auditorium de Bordeaux où enseignèrent tant de
rhéteurs illustres, et qui fut pour le monde romain une inépuisable pépinière
d’avocats, de sénateurs et de magistrats. Puis, cette campagne passe en ce
moment pour la plus riche et la plus fertile de la Gaule. Il y a, sur la
rivière, de Langon à Pauillac, une suite ininterrompue de somptueuses villas.
Comme la Touraine
aux beaux jours de la
Renaissance, l’Aquitaine éveillait alors l’idée de richesse
paisible et de molle douceur. Quand Ausone arriva sur les bords de la Moselle et qu’il crut
voir l’image de son pays natal, c’est en ces termes qu’il le décrivit :
Tout, dans ce spectacle qui me
charmait, émut mon cœur et me rappela l’aspect et la beauté de la brillante Burdigala, ma patrie ; tout : ces villas dont le faîte
s’élève sur les rives qui dominent le fleuve, ces collines vertes de vignes,
ces belles eaux de la
Moselle qui coule à leurs pieds avec un murmure presque insensible[6].
On disait volontiers, en songeant à l’éclat du paysage et
à la beauté des cultures, nitens Burdigala, le brillant Bordeaux[7]. Là, chante encore Ausone, là, le ciel est clément et doux ; le sol,
que l’eau féconde, est large dans ses dons ; là, le printemps est long, l’hiver
attiédi par le soleil nouveau[8].
On vantait l’élégance aquitanique, qui se montrait même
chez les plus pauvres[9] ; on célébrait la
grandeur et le luxe des cités[10]. Le farouche
Salvien fait du pays un éloge dont la grâce poétique détonne un peu dans la
bouche de ce sombre déclamateur :
On le sait, l’Aquitaine et la Novempopulanie
sont comme la moelle de toutes les Gaules. Elles possèdent la mamelle de
toute fécondité ; et, ce qu’on aime parfois mieux encore, celle du plaisir,
de la beauté, de la volupté. Toute cette région est si merveilleusement
entrelacée de vignes, fleurie de prés, émaillée de cultures, garnie de
fruits, charmée par ses bois, rafraîchie par ses fontaines, sillonnée de
fleuves ou hérissée de moissons, que les maîtres ou les détenteurs de ce sol
semblent posséder moins une portion de la terre qu’une image du paradis[11].
C’est la partie la plus riche de la Gaule ; c’est aussi la
plus instruite, nous dirons volontiers la plus romaine. Ses écoles en font le
foyer des lettres et la patrie du beau langage. Un Gaulois du nord ou de l’ouest
avait honte de parler devant des Aquitains aux oreilles habituées à toutes les
finesses de la langue latine[12]. On dirait,
parfois, que le génie de Rome est venu se réfugier dans cette fin de terre de
l’empire pour y vivre ses derniers jours.
De ce coin vanté de tous, Ausone va nous permettre de
faire la description. Mais ne l’isolons pas trop du monde avoisinant. Certes,
s’il y a quelque différence entre l’Aquitaine et le reste de la Gaule, c’est qu’ici les
traits sont plus forts, les contours plus nets, les couleurs plus vives. Au
fond, ce que nous dirons de Bordeaux et de l’Aquitaine pourra, à peu de
choses prés, s’appliquer à toute cité et à toute région de la Gaule romaine.
— I —
C’était une chose peu réjouissante que l’aspect extérieur
d’une grande ville gauloise au temps de Théodose. Il y a, entre le Bordeaux
de ce temps et celui des trois premiers siècles, une différence infinie. Sous
les Antonins et les Sévères[13], c’était une
cité vaste, épanouie, étendant librement le long de la rivière et des grandes
routes la file interminable de ses maisons, de ses temples, de ses tombeaux
et de ses villas. Au milieu s’élevaient, dans leur majestueuse splendeur, l’aqueduc,
les arcs de triomphe, l’amphithéâtre, le temple colossal de la Déesse Tutelle,
les thermes et les portiques. La ville n’avait point de limite arrêtée. Ses
contours étaient irréguliers, capricieux. Elle se développait où elle
voulait, à son aise, comme les grandes villes ouvertes de la France contemporaine. A
son gré, elle contournait ou gravissait les collines tout autour de ce Mont
Judaïque que couronnaient les marbres de ses thermes. C’était, en un mot, la
cité libre et dégagée d’un temps pacifique. Rien n’y rappelait le régime
militaire, ni soldats, ni forts, ni muraille. Nul n’y songeait à la nécessité
d’une défense. A cet égard, la sécurité y paraissait plus grande que dans n’importe
quelle ville de nos jours. Bordeaux avait l’aspect civil, l’allure
indépendante, l’extérieur désarmé d’une cité bourgeoise à laquelle l’État ne
permet d’autres soins que ceux de bâtir, de travailler et de s’enrichir.
Cette ville, depuis l’an 300[14], n’existe plus.
A sa place, nous trouvons, s’élevant brusquement, solitairement, entre les
vignes et les marécages, une forteresse colossale qui domine au loin la plaine
de ses murs et de ses tours[15]. C’est ce triste
rempart qu’Ausone nous invite tout d’abord à admirer : L’enceinte carrée de ses murs élève si haut ses tours
altières que leurs sommets aériens percent les nues. Qui de nos
jours a vu la ville d’Aigues-Mortes se dressant de toutes pièces, isolée au
milieu de la campagne, encadrée et fermée par ses hauts remparts, peut
aisément se faire une idée du Bordeaux du IVe siècle.
La base de cette muraille est bâtie en pierres de grand
appareil, énormes, inégales, qui tiennent par leur propre masse, que leur
poids suffit à assujettir, sans mortier ni ciment qui les consolide. Ces
blocs sont empruntés aux édifices de l’ancienne ville, temples, basiliques ou
théâtres : avec ses ruines, on a fait le soubassement du nouveau rempart. C’est
un fouillis de frises, de tombeaux, de statues, de colonnes et de chapiteaux.
Ce qui faisait la gloire et la splendeur de la cité d’autrefois sert à la
défense de celle d’aujourd’hui. La partie moyenne et le haut de la muraille
sont bâtis en pierres de petit appareil, bien régulièrement disposées, solidement
fixées à l’aide de cet admirable mortier romain qui défie les injures du
temps et les violences des hommes. De nos jours, quand on voulut démolir la
forteresse, on dut recourir à la mine ; blocage et ciment ne formaient qu’un
bloc gigantesque. Çà et là, ces rangées de petites pierres sont interrompues
par des assises de grandes briques rouges, posées à plat ; elles sont là
comme ornement, et c’est la seule trace de préoccupation artistique qu’offre
la muraille, lourde et vilaine d’aspect[16]. Ces lignes de
briques, on les remarque souvent dans les ruines romaines du Bas-Empire,
remparts, châteaux, basiliques. C’était alors le genre de décoration à la
mode. Il est simple, il est peu coûteux, il convient à ces époques troublées
où l’on a toujours hâte, où l’architecte est pressé d’achever l’édifice
commencé, comme s’il craint qu’une invasion subite n’arrête l’œuvre à ses
fondements.
La muraille de Bordeaux forme un carré allongé, percé de
quatorze portes, surmonté de quarante-six tours, y compris les quatre tours d’angle.
Ces dernières forment les trois quarts d’un cercle ; les autres sont à demi
rondes : les tours romaines qu’on voit encore à Dax et à Bayonne ont été
construites sur le même type et à la même époque que celles de Bordeaux. Il n’y
a, dans tout ce système de défense, que des lignes droites et circulaires,
des perpendiculaires et des cercles, des carrés et des angles droits. L’art
militaire du Bas-Empire ne connaît point en Gaule d’autres types de
forteresses que ces rectangles et ces tours, choses également massives,
faites sans art, sans goût et sans science, qui n’exigent des assiégeants
aucune habileté de tactique, qui n’imposent aux ennemis aucune précaution et
ne cachent aucune surprise. Nous sommes loin des combinaisons savantes et des
artistiques contours que présentent certaines colonies romaines du Haut-Empire.
Ces villes du Ive siècle ne se défendent que par la masse gigantesque de
leurs murs ; il est vrai qu’elles n’auront plus affaire qu’à des barbares.
Fermez les portes, garnissez les tours et les chemins de ronde ; on y est
admirablement en sûreté, sauf le cas de trahison. Ces murs de Bordeaux
serviront jusqu’au XIIe
siècle ; ils livreront trois fois passage à l’ennemi[17], et chaque fois
c’est par hasard qu’il y entrera. Comme les constructions pélasgiques des oppida gaulois, les remparts du Bas-Empire sont
l’enfance de l’art, mais ils ont la même grossière puissance.
La muraille de Bordeaux avait six à huit mètres d’épaisseur.
Les portes en étaient petites, basses, voûtées, obscures sans doute, portant
au-dessus de leur cintre cinq mètres de murailles. C’étaient, comme l’a dit
un témoin oculaire, moins des portes que des poternes, des espèces de trous[18]. Le rempart s’élevait
au moins à dix mètres ; les tours bien au delà, et semblaient, dit Ausone, se perdre dans les nuages. Même le long de la Garonne, le rempart se
continuait, et les Bordelais se voyaient interdire la vue de leur fleuve, de
cette rivière qui avait fait leur gloire et leur richesse. L’horizon était
fermé de toutes parts : quelle différence d’avec la ville de jadis ! Les murs
sont si élevés qu’ils cachent les coteaux voisins de Floirac, de Cenon ou de
Lormont, et, ce qui accentue encore le caractère de la cité, c’est dans l’intérieur
du rempart que se trouve le port[19]. Il n’y a pas de
quais sur la Garonne. Le
port est uniquement formé par l’estuaire d’un petit ruisseau, la Devèze, qui, régularisé,
endigué et creusé profondément, peut recevoir les eaux de la marée. C’est
moins un havre, en somme, qu’un canal intérieur. Il suffit à Bordeaux,
puisque, nous dit Ausone, il peut recevoir des
flottes[20]. Quand ces
flottes voulaient pénétrer dans le port, elles passaient sous la muraille
même, à travers la porte qui ménageait une issue à la Devèze ; on l’appelait la Porte aux Bateaux, Porta
Navigera[21].
Le cas échéant, on fermait cette porte, et la ville tout entière se trouvait
murée, isolée du monde avec ses habitants et ses vaisseaux.
Tout autour du port se pressaient les maisons, serrées et
touffues comme les arbres d’une forêt. C’était bien une cité du moyen âge. Les rues, très étroites,
très encombrées[22],
se coupaient à angles droits et correspondaient aux portes de la muraille[23]. De n’importe
quel point, de tous les carrefours et de toutes les ruelles, on aperçoit la
massive et triste construction qui semble répandre son ombre sur la ville
enfermée. Nous, qui vivons surtout dans des rues ouvertes et lumineuses, nous
trouverions cela pittoresque et presque gai. Mais les Bordelais du IVe siècle pouvaient
se rappeler l’ancienne ville, pleine de jour et d’espace, et devaient sans
doute la regretter souvent.
C’était maintenant une petite ville ; elle avait, tout au
plus, 2.350 mètres
de circuit. L’ancien Bordeaux était trois fois plus grand. Cependant, elle
faisait encore bonne figure à côté des cités voisines. Périgueux n’avait pas
mille mètres. Bayonne, Dax, Saintes lui étaient de beaucoup inférieures.
Aussi bien c’est dans ces limites que se bâtirent toutes les nouvelles villes
fortifiées de l’an 300 ; les plus grandes avaient de 2,000 à 2,500 mètres de
pourtour. Si elles pouvaient renfermer quinze à vingt mille âmes, c’est tout
au plus. Elles se ressemblaient toutes, également petites, fermées et
sombres. Si toutes les cités du moyen
âge français ont entre elles tant de points communs, si elles paraissent
bâties sur le même plan par un seul architecte, cela s’explique aisément.
Elles datent des mêmes années du monde romain, et elles ont été bâties par
une seule génération pour répondre aux mêmes besoins et pour écarter les
mêmes dangers.
Cette cité, c’est le centre du Bordeaux moderne. Il se
formera, à partir du XIIe
siècle, autour de la muraille romaine. C’est, en quelque sorte, le noyau de
la ville. Toutes les cités de la
Gaule ont un noyau semblable, qui date des grandes
constructions de l’an 300.
A Dax, à Bayonne, à Périgueux, des Pyrénées jusqu’au
Rhin, nous trouverons partout une vieille ville : c’est celle qu’ont bâtie
les Romains du Bas-Empire ; c’est celle du IVe siècle, qui est demeurée immobile jusqu’au
XIIe. A cet
égard, les villes fortifiées de Maximien et de Constance sont la véritable
origine de nos cités contemporaines. En les bâtissant, les princes d’alors
ont fait table rase de l’œuvre des trois premiers siècles. Ils ont construit
à nouveau, sur des ruines, sans tenir compte du travail des générations
précédentes. Ce furent des cités neuves, faites tout d’une pièce. Au XIIe, au XIIIe siècle
surtout, elles s’agrandiront par extension d’enceinte, par juxtaposition de
quartiers. Mais le noyau primitif, la cité du Bas-Empire, demeurera longtemps
encore, avec ses petites rues étroites et sombres, et pourtant assez
régulières ; elle sera le témoin permanent du travail accompli à la dernière
heure du monde romain. Avant de disparaître, l’empire a bâti aux Gaulois de
nouvelles demeures, tristes et mesquines, mais solides et sûres, qui leur
permettront de vivre à travers les six siècles d’invasion jusqu’au réveil de
l’ère romane.
A l’intérieur de ces villes, peu ou point de grands
monuments. La place manquait pour des théâtres, des arènes, des basiliques.
On ne put rien sacrifier à la décoration. Le seul luxe que Bordeaux s’accorda
fut une fontaine en marbre de Paros qui se trouvait au centre même de la cité
; on y captait les eaux de la Devèze, l’antique Divona,
le génie protecteur des Bituriges. C’était comme un dernier hommage rendu à cette
petite rivière, qui avait arrosé le berceau de Bordeaux, autour de laquelle
il avait grandi, et dont l’estuaire était à cette heure le centre de son
commerce et le dernier espoir de sa flotte. Bordeaux est obligé maintenant de
se contenter des eaux d’un ruisselet ; nous sommes loin du temps où un large
aqueduc lui amenait le tribut des sources voisines, et où de superbes
châteaux d’eau, ornés de bas-reliefs et de statues, décoraient ses places
publiques. Tout cela est en ruines, et l’aqueduc a disparu avec l’ancienne
ville et la vie paisible d’autrefois. Il faudra s’en tenir, et cela pendant
des siècles, aux eaux de la
Devèze et des puits. Bordeaux ne retrouvera son aqueduc que
sous les siècles pacifiés des temps modernes.
Les contemporains avaient un mot qui rendait bien l’aspect
de ces petites villes. C’étaient des castra, des châteaux forts, des
forteresses. Elles étaient emprisonnées par une muraille, qui les protégeait
sans doute, mais aussi qui les étouffait. A la ville bourgeoise succédait la
cité guerrière. Depuis Constantin, elle a une garnison. L’empire ne se défend
plus seulement aux frontières ; il doit pourvoir à la défense de chaque cité
de l’intérieur. La Paix Romaine n’existe plus ; la Sécurité
Auguste n’est qu’une formule. Autrefois, on
pouvait vivre tranquille dans la
Gaule du sud-ouest. Il y avait, le long du Rhin, une longue
chaîne de colonies et de légions chargées d’arrêter l’ennemi. La Gaule avait sa ceinture de
soldats et de remparts ; derrière eux, les citoyens vaquaient sans crainte
aux arts de la paix. Depuis l’an 300, le soin de la lutte incombe à toutes
les villes. Chacune est en état de guerre. On renonce au système de défense
générale du pays par de grandes armées échelonnées à la frontière ; la
défense est brisée, morcelée, localisée. De provinciale, elle est devenue
municipale. Le temps des luttes locales est venu. Nous sommes encore sous l’empire
romain. Mais, depuis l’an 300, du jour où le pays s’est hérissé de
forteresses, où les villes, repliées sur elles-mêmes, se sont murées, on peut
dire que le moyen âge a commencé.
Si nous sortons de Bordeaux pour parcourir la campagne, il
nous semble que les sujets de tristesse sont moins nombreux. Les coteaux des
bords de la Garonne
sont gais comme au temps d’Hadrien et d’Antonin. La vigne monte de la plaine
aux sommets ; ses vins rendaient Bordeaux célèbre[24], et Ausone ne
parle jamais sans s’attendrir de cette riante
Aquitaine, lœta Aquitanica, où s’adoucissent
les mœurs[25].
Le blé[26], la vigne, on a
tout cela à foison. Les grands seigneurs vivent dans leurs villas, fiers de
leur titre de sénateurs romains, hommes très illustres, viri
clarissimi, heureux surtout de leurs immenses richesses foncières. Ils
ont déserté les mornes remparts et les rues encombrées des villes : Tout ce bruit de Bordeaux, dit Ausone[27], tout ce qui peut blesser nos goûts paisibles nous force de
quitter les murs des villes pour aller retrouver les doux loisirs d’une
retraite champêtre, mêlés aux délassements sérieux. Ils n’aiment
rien tant que leurs grands domaines, où ils se sentent libres comme des
Romains et puissants comme des rois. Sans doute, ils y avaient leurs jours d’ennui,
l’hiver surtout. Malgré toutes les précautions, il y faisait parfois un froid
terrible. Ausone nous dit qu’il grelottait jusqu’au mois de mars dans sa
campagne de Saintonge ; cela n’empêchait pas qu’il n’y demeurât jusqu’à
Pâques et qu’il ne fût, comme tous les riches de son temps, l’ennemi juré de
la ville et l’amoureux des champs.
C’est que maintenant les cités n’ont plus le même attrait
pour l’aristocratie. Elles n’offrent plus ces lieux de plaisirs et ces
luxueux édifices qui les faisaient aimer des Gallo-romains du Haut-Empire.
Plus de théâtre ; les amphithéâtres tombent en ruine, les temples sont
mesquins et les portiques ont disparu. Pendant les trois premiers siècles, la
cité avait exercé sur les Gaulois un irrésistible attrait. C’était une chose
si nouvelle en Gaule que cet assemblage distrayant de demeures et de
monuments. On fut citadin passionné jusqu’au temps de l’invasion ; c’était
une manière de faire sa cour à Rome et de se donner un vernis d’élégance. Au IVe siècle, les
grands seigneurs commencent à reprendre les anciennes habitudes de la Gaule indépendante. Ils n’ont
dans les villes qu’un pied-à-terre. Ils les abandonnent volontiers à la plèbe
et aux soldats. Ils n’y viennent que pour s’instruire ou pour prier. Ils sont
si heureux dans leurs domaines ! A Lucaniacus, prés de Saint-Émilion, Ausone
vit dans un palais, rival de ceux de Rome[28] ; il se plaisait
à l’ombre des forêts, trouvant des sites ravissants, se créant a grands frais
une résidence d’une somptueuse beauté.
Étaient-ils cependant complètement heureux, ces riches
possesseurs de domaines ? Leur plus grand souci était-il de se préserver du
froid ? Malgré ces dehors séduisants et ces poésies d’allégresse où ils
chantaient leur bonheur, même à travers l’œuvre, toujours gaie, d’Ausone, on
voit çà et là se fixer quelques points noirs, s’arrêter quelques nuages. On
lit des mots qui étonnent. Et on se demande peu à peu si la campagne était
aussi fertile et aussi sûre que sous les règnes des premiers Antonins. Il y a
une ombre sur la joyeuse Aquitaine,
comme il y a sur la ville brillante de Bordeaux
l’ombre de la muraille.
Aux portes mêmes de la cité nous rencontrons des monuments
ruinés, vestiges d’un Bordeaux récent encore et pourtant disparu. Le temple
colossal des Piliers de Tutelle, les thermes du Mont Judaïque, l’amphithéâtre
sont là, isolés dans la campagne, en partie démolis, portant l’empreinte
ineffaçable des invasions du IIIe siècle et le souvenir d’une splendeur perdue. Dans les
campagnes, les ruines sont plus nombreuses encore. Que de villas effondrées
et éventrées, qu’on ne songe pas à réparer ! Que de monuments funéraires
dégradés, dépourvus de leur faîte, privés de leurs marbres, fendus et
crevassés ! A chaque pas on se heurte aux témoins de la paix du rie siècle,
qui sont en même temps les témoins des désastres du IIIe, et les esprits rêveurs ou
sensés peuvent douter que celle-là revienne, que ceux-ci soient à jamais
écartés.
Tout le monde d’ailleurs prend ses précautions à la
campagne, comme on le fait dans les villes. La villa porte le nom de prœtorium, qui éveille un écho de guerre et de
commandement. De fait, le maître est un gouverneur aussi bien qu’un
propriétaire. La villa s’est transformée comme la cité, et ce n’est plus un
simple lieu de villégiature, séjour de l’oisiveté et de la confiance. Elle a
des remparts et des tours. C’est aussi un castrum, ou, tout au moins, un castellum. La plus riche des villas girondines
était celle de Bourg, bâtie sur le sommet d’une plate-forme qui domine l’Entre-Deux-Mers
et le confluent des deux grands fleuves. Elle fut édifiée, selon toute
vraisemblance, au temps de Constantin, par Pontius Paulinus, préfet du
prétoire. Elle était grande comme une petite ville ; elle avait des viviers,
des thermes, des bibliothèques, des palais, tout ce que le luxe romain imagina
de plus précieux et de plus délicat. Mais ici se montre une nouveauté : elle
avait ce que ni Pline ni Gordien n’eussent songé à construire dans leurs
villas, elle avait des tours et des remparts, remparts
élevés, tours qui traversent les nues, et que ni les machines ni les béliers ne pourront jamais ébranler[29]. Elle avait
aussi de vastes greniers, abondamment garnis de blé[30]. Si bien
défendue et approvisionnée, la villa de Pontius pouvait attendre un ennemi et
braver un siège. C’était une forteresse de premier ordre ; aussi l’avait-on
appelée, d’un nom germanique qui depuis deux siècles s’était introduit dans
la langue militaire de Rome, burgus, de burg, forteresse.
Le lieu a conservé son nom jusqu’à nos jours ; il a conservé aussi son
caractère, et la ville forte de Bourg, isolée sur sa colline, vieux débris du
moyen âge, a, pour origine la villa du IVe siècle, comme le Bordeaux médiéval n’est
autre que celui de l’an 300. Les demeures féodales, avec leurs murailles et
leurs greniers, ne diffèrent pas sensiblement des prœtoria
du Bas-Empire. En cela encore, nous sommes singulièrement loin du temps des
Antonins, et les villas du Haut-Empire, libres et découvertes, ressemblaient
aussi peu à celles d’Ausone ou de Paulin qu’un château de la Renaissance ou une
villa de la Pompadour
rappelle les manoirs du Rhin ou les donjons du Dauphiné.
A côté des villas, nous trouvons encore quelques-uns de
ces villages ouverts, vici, qui se
multiplièrent en Gaule au temps des Césars et des Antonins. Mais ils
deviennent de plus en plus rares, et la tendance générale est à les
fortifier. Nous revenons aux temps gaulois, quand le pays était hérissé de
milliers d’oppida. Les plus grosses de ces bourgades ont reçu des remparts ;
celles qui paraissaient avoir une importance stratégique ont été transformées
en châteaux forts. Voilà un élément nouveau, — l’étude stratégique d’un pays,
— dont les Romains du Haut-Empire se sont peu préoccupés dans la Gaule propre. Le plus
important de ces castra fut celui de Blaye. Située à l’endroit où la grande
route de Saintes et de Poitiers débouche sur la Gironde, bâtie sur un
mamelon élevé, qui est le dernier avancement des collines du Fronsadais et du
Bourgès, dominant la grande masse d’eau qui coule devant elle, la ville forte
de Blaye fut la clé de la défense militaire du bas fleuve. On disait
couramment Blavia militaris, Blaye la guerrière ; elle mérite, aujourd’hui
encore, cette épithète, et les empereurs de l’an 300 lui ont donné le
caractère et la physionomie qu’elle a conservés jusqu’à nos jours à travers
tout le moyen âge. Elle servait à la fois contre les pirates de l’Océan (que l’on redoutait
toujours depuis le IIIe siècle) et contre les ennemis qui pouvaient
venir du Nord par la grande chaussée de Saintes. Le service de défense y était
fait par une milice appelée les soldats de la Garonne, milites Garronenses, milice locale sans aucun
doute, et capable, j’imagine, de combattre à la fois sur terre et sur mer.
Elle était sous les ordres du duc d’Armorique, officier supérieur qui
présidait à la défense des côtes, depuis Rouen jusqu’à Bayonne[31].
La vie devait se ressentir partout de la présence de ces
soldats et de la vue de ces remparts. Ausone a beau plaisanter ; il ne semble
pas toujours rassuré. Je sais bien qu’il ne parle pas des Francs ni des
Saxons, et qu’il faudra attendre les écrits de Sidoine Apollinaire pour
retrouver leur nom dans la littérature du sud-ouest. Mais il craint tout au
moins les brigands et la famine, ce qui suppose un état de chose fort
incertain et une prospérité toute de surface. Sait-on comment vivait un
propriétaire du Bas Médoc au temps de Valentinien ? Quelle était sa
principale distraction après la chasse au sanglier et la pêche du turbot ?
Écoutons Ausone écrivant à son ami Théon, qui devait habiter aux abords de Soulac[32]. Ne fais-tu pas la chasse aux voleurs qui errent par toute
la contrée, pour que, dans la crainte du dernier supplice, ils t’appellent au
partage de leur butin ? Et toi (sans doute par douceur et par horreur du sang
humain) tu fais grâce du crime en faveur
des sesterces ; tu parles d’erreur, tu fixes une amende par chaque tête de bœuf
enlevée, et de juge tu te fais complice. Il y avait donc des
brigands dans le Médoc, et la justice impériale était si peu redoutée par eux
que les propriétaires préféraient les pourchasser eux-mêmes ou traiter à l’amiable
avec les voleurs de bestiaux ; on leur laissait les bœufs et ils payaient une
amende ; c’était une véritable composition.
La loi romaine ne l’interdisait pas, mais elle la blâmait quand elle avait
lieu en secret, sans l’intervention du magistrat, et c’était, semble-t-il, le
cas de Théon. Les propriétaires prenaient donc l’habitude de se faire justice
à leur manière. Ausone rappelle à Théon qu’il peut au besoin faire acte de
juge, judex, au lieu et place du
gouverneur de province.
Les poésies d’Ausone renferment un autre aveu qui donne
beaucoup à penser sur la situation matérielle du pays. Il décrit sa maison de
campagne, et voici un avantage qui lui sourit entre mille[33] : Je conserve toujours des fruits pour deux ans. Qui ne fait
pas de longues provisions sent vite la famine. Et ces précautions,
il les prend à quelques milles à peiné des cités populeuses de Bordeaux et de
Bazas, sur les bords de la
Garonne, sillonnée sans cesse de navires et de barques. On avait
donc, au milieu de ce bien-être plus apparent que réel, comme des craintes de
derrière la tête. On redoutait la terrible famine. Comprenons-nous maintenant
pourquoi, dans la grande ville de Bourg, les greniers tiennent tant de place,
et qu’on y entassait des provisions venues d’Afrique et d’Italie ?
Ce n’étaient pas de vaines précautions. Ausone chargea un
jour un de ses anciens intendants, Philon, d’approvisionner sa villa de
Lucaniacus, située non loin de Libourne. Philon recueillit un peu partout toutes
sortes de denrées, blé, sel, fruits, et arriva avec sa cargaison prés de
Langon, où il attendit un bateau pour le conduire jusqu’à Libourne. Il avait
entreposé ses marchandises dans la grande villa d’Hébromagus, qui appartenait
à Paulin, l’ami et l’élève d’Ausone. Prévenu, notre poète écrivit à Paulin
pour le prier de prêter à Philon un navire de transport : Si tu ne te hâtes de lui fournir quelque gabare pour sauver
à temps Lucaniacus de la famine, voilà toute la maison de l’homme de lettres
réduite, non pas aux blés de Cicéron, mais
au régime du Charançon de Plaute[34].
Ainsi, cette crainte de la famine était sérieuse. Dans ces
villas de marbre, au milieu de ces vignes et de ces champs de blé, on
redoutait parfois de mourir de faim. Même en tenant compte de la tendance à l’exagération
d’Ausone, poète et gascon, il devait y avoir beaucoup de misères dans ces
campagnes, vivant entre les menaces des brigands et la peur de la disette,
comme il y avait de la tristesse dans les villes, transformées en places de
guerre et en lieux de garnison. La vie romaine, dans la Gaule du sud-ouest, n’était
plus synonyme de paix et de sécurité.
— II —
En même temps que les cités et les champs, les hommes s’étaient
transformés. Des éléments nouveaux avaient apparu dans la vie des peuples, de
nouvelles pensées germaient dans les âmes et allaient les changer bientôt,
aussi foncièrement que la construction des murailles avait changé la
physionomie des villes. La ville murée du IVe siècle va devenir la ville chrétienne.
A Bordeaux, à l’angle sud-ouest du rempart, à l’endroit où
est aujourd’hui la cathédrale Saint-André, se trouvaient dés lors une église
et un cimetière chrétiens. Ils datent à peu près de la même époque que l’enceinte.
Depuis le règne de Constance Chlore, on célèbre à cette place le culte de
Jésus-Christ, et on enterre les fidèles. II n’y a pas longtemps qu’on trouva
aux abords de Saint-André un tombeau chrétien du premier âge où avaient été
dessinés des oiseaux voltigeant dans les branches d’un arbre, symbole imagé du
paradis céleste. Comme le christianisme catholique ne peut changer ses
habitudes, comme il est avant tout esclave des traditions et respectueux de
son passé, l’endroit que vers l’an 300 l’évêque Orientalis choisit pour être
le lieu des pieux rendez-vous et des saintes assemblées est aujourd’hui le
centre officiel de l’église de Bordeaux, et son chef actuel officie sur le
sol consacré il y a seize siècles par le premier de ses prédécesseurs.
Chaque année, à Pâques, Ausone se rend à Bordeaux pour
célébrer dans cette église les fêtes de la Résurrection. Sa qualité d’ancien magistrat, sa
situation d’homme officiel l’obligent, lui païen de cœur, d’esprit surtout, à
cette publique démonstration. D’ailleurs, elle ne devait rien coûter à sa
conscience d’honnête homme. Je pense que, possédant le véritable sens de la Divinité, il
savait la comprendre dans les cérémonies de tous les cultes et la reconnaître
à travers toutes les figures sous lesquelles les diverses religions la
cachaient alors.
Depuis le commencement du siècle, il y a une suite
ininterrompue d’évêques à la tête de cette église. Leur influence a grandi au
sein de la plèbe urbaine ; cette classe de petites gens y a été la première
initiée à la foi nouvelle ; elle est encore chère entre toutes aux représentants
de ce Christ, qu’on appelait parfois le dieu
adoré dans les cités. Grâce à son appui, les évêques sont
maintenant des puissances avec lesquelles les gouverneurs de l’État et les magistrats
municipaux ont souvent à compter. Ils tiennent des conciles[35] et font des
émeutes. Ausone put, en 386, être témoin d’un fait qui a dû lui paraître
inouï. Une femme, Urbica, accusée d’hérésie, fut lapidée par la populace
chrétienne de Bordeaux[36]. Une sédition
chrétienne dans une grande cité de la Gaule, voilà ce qui devait singulièrement
chagriner un sénateur romain comme Ausone, voilà ce qui annonce déjà les
erreurs du fanatisme à la fin du ive siècle, le meurtre d’Hypatia, le
saccagement des temples et la destruction des statues.
On comprend de plus en plus pourquoi les riches lettrés fuyaient
volontiers les villes, où le christianisme dominait par la plèbe, troublait
la vie et parfois ensanglantait les rues. La grande aristocratie s’était
tenue à l’écart de cette religion aimée du vulgaire. Elle préféra longtemps
ses lettres, ses philosophes, ses poètes, les dieux que chantaient les uns ou
la morale qu’enseignaient les autres. Comme son cher empereur Julien, elle vivait
de l’hellénisme. Elle gardait pieusement l’héritage qu’elle avait reçu de la Grèce. Elle
défendait ses privilèges et maintenait toutes ses noblesses, celle du sang et
de l’argent, comme celle du talent et de la culture.
Mais nous sentons bien par l’œuvre d’Ausone qu’elle aussi
est atteinte par la marée montante du christianisme, et qu’elle ne tardera pas
à être submergée. Elle est sur le point de céder à la foi du Christ et de se renouveler. Cette conversion de la noblesse
du sud-ouest, qui sera presque subite, Ausone la vit dans les dernières
années de sa vie, et elle le rendit parfois triste et plaintif. Né dans le
paganisme, et lui ayant dû ses joies les plus intimes, il n’aura autour de
lui à ses derniers moments, dans sa famille et parmi ses amis, que des
chrétiens. Il a pu dire que sa génération était la dernière que le paganisme
avait élevée dans les Gaules.
Cette transformation a été, en Aquitaine, l’œuvre presque
entière de la vie d’un seul homme, qui a eu sur ses contemporains et sur les
destinées religieuses et morales de la Gaule une prodigieuse influence, saint Martin.
Je laisse de côté bien des causes sociales et politiques, je ne parle pas de
ces mystérieux courants historiques qui, à de certains moments, entraînent
invinciblement toutes les âmes. Mais saint Martin s’est trouvé là, comme à l’heure
précise, pour diriger le courant chrétien et aider la politique des
empereurs. Toute la part qu’un homme peut avoir dans les révolutions morales
d’un pays, il faut la lui faire dans l’histoire de l’Église gauloise ; tout
ce que la volonté humaine peut ajouter à la marche irrésistible d’une
religion, saint Martin l’a montré en Gaule, plus encore que saint Paul en
Asie ou que Boniface en Germanie.
Il avait été dans sa jeunesse soldat de l’empire. Il
devint garde du corps du prince, ce qui lui donnait rang d’officier. Même, il
parvint au grade supérieur de tribun, grade fort recherché, et qui valait à son
titulaire toutes sortes de distinctions et une certaine richesse. Après le
tribunat commençait la série des hauts commandements militaires, duchés,
comtés et maîtrises. Saint Martin avait le droit d’y prétendre. Beaucoup y
étaient parvenus, qui étaient partis de plus bas que lui. Tout son passé,
tout son avenir, il y renonça brusquement, se rendit en Gaule auprès d’Hilaire,
évêque de Poitiers, et se fit dans notre pays le propagateur de la foi
chrétienne. Pendant quarante ans (c’est un contemporain d’Ausone) il prêcha, il enseigna, et
surtout il lutta sans relâche, s’adressant à la fois aux pauvres et aux
puissants, aux paysans et aux empereurs, véritable apôtre d’une guerre
pacifique. Pour se rendre compte de la puissance de cet homme, il faut songer
aux grands prédicateurs du moyen âge, et notamment à saint Bernard. Il est
leur véritable ancêtre, et, à tous les égards, plus grand qu’eux. Encore ces
hommes avaient-ils pour eux l’appui des peuples et des grands, tandis que
Martin dut être souvent à la fois chef et soldat. Mais il avait
merveilleusement l’instinct de son époque ; il comprit comment il fallait
parler et surtout qu’il fallait agir. Dans ces temps de décadence, de confiante
langueur et d’indolence sereine, il fut violent et brutal pour les uns, il se
montra doux et tendre pour les autres ; on le vit, dans ce siècle de repos,
fort, actif, enthousiaste ; ce fut, à la fin d’un monde, une âme vigoureuse, un
génie orageux et primitif. Il produisit, sur les populations nobles et calmes
des bords de la Vienne
et de la Loire,
le même effet que saint Paul sur les âmes énervées de Macédoine et de
Lycaonie.
Chose étrange ! cette comparaison avec saint Paul paraît s’être
imposée à ceux qui connurent saint Martin. Par son âpre éloquence, par son
activité, par l’austérité communicative de sa vie, il exerça le même
irrésistible ascendant. Les livres sont pleins des miracles qu’il accomplit.
A nos yeux, il en fit deux d’incomparables. De son vivant, il convertit les
Gaules presque à lui seul. Deux siècles après sa mort, son prestige était
plus grand encore qu’aux beaux jours de sa vie d’apôtre. Ni saint Paul ni
saint Bernard, trop vite oubliés, n’ont joué, comme Martin, ce rôle posthume,
dans lequel le souvenir agit avec la même force que la parole, le nom séduit
autant que la vue. Saint Martin fit reculer devant lui l’empereur ; auprès de
lui, toutes les classes se sont un instant confondues dans un même culte pour
Dieu et pour un homme. Avant lui, l’Aquitaine n’avait que quelques groupes de
fidèles disséminés dans les grandes villes. Après lui, l’Église y est
triomphante. Il avait décidé les plus riches à y entrer, en abandonnant leurs
biens ; il y avait amené les plus heureux et les plus désespérés. Il sembla
aux générations de la fin du IVe siècle que les vieux dieux du paganisme, mal rajeunis par
les rhéteurs de Julien, s’étaient à jamais enfuis sous leur défroque usée de
métaphores et de fables devant l’éblouissante popularité de saint Martin. Heureuse la
Grèce, qui a mérité d’entendre prêcher l’Apôtre ! Mais le
Christ n’a pas oublié les Gaules en leur donnant d’avoir saint Martin[37].
Son influence s’est exercée surtout au centre du pays,
entre Tours et Poitiers. Mais elle a rayonné de là par toute la Gaule, et elle s’est fait
puissamment sentir sur les bords de la Garonne dans le dernier quart du siècle, à la
fin de la vie d’Ausone. Pour avoir une idée de son renom, il faut rappeler
que près de la moitié des églises du diocèse de Bordeaux, au XIIIe siècle, lui
étaient consacrées, et on a tout lieu de croire qu’il en fut de même d’un bon
nombre d’entre les autres, et qu’elles avaient perdu, du VIIIe au XIIe siècle, leur
vocable primitif de Saint-Martin. Les basiliques construites aux abords des
cités, les églises des villages, les chapelles que les grands seigneurs
convertis édifiaient dans leurs villas furent placées de préférence sous l’invocation
de l’apôtre ; saint Pierre, saint Étienne, les saints du christianisme primitif
furent oubliés devant cette personnalité envahissante.
Bordeaux eut sa basilique de Saint-Martin. Elle s’éleva
prés des ruines des thermes qui se trouvaient sur le Mont Judaïque. Elle
semblait, de là, protéger la ville de Bordeaux que Martin dominait de son
culte, de son sanctuaire et de ses miracles. C’est dans les églises de saint
Martin que les miracles sont le plus fréquents ; il n’y eut pas de
bienheureux plus actif et qui aimât davantage à se montrer. Au VIe siècle, Grégoire
de Tours écrira trois livres sur les prodiges accomplis par le nom du saint.
C’est le thème favori de la littérature chrétienne dans nos pays depuis l’an
400. Il faut lire à ce propos Sulpice Sévère. Quel contraste entre les
poésies d’Ausone et les dialogues de Sévère ! et ce sont pourtant écrits de
compatriotes, de contemporains, d’hommes appartenant au même milieu social.
Ausone nous parle des plus vieilles fables du monde grec ; il vit encore avec
Homère et Apollonius. Sulpice Sévère nous fait déjà vivre dans les pieuses
erreurs du moyen âge et assister à la naissance des légendes chrétiennes.
Citons un seul de ces miracles pour montrer quelle était l’étendue de l’action
de saint Martin, et comme elle se trouvait mêlée à la vie la plus intime des
hommes de ce temps. C’est Grégoire de Tours qui nous le raconte :
Dans le diocèse de Bordeaux
sévissait à une époque une grave maladie de chevaux. Or, il existait près de
Blaye, à Marsas, une chapelle consacrée à la mémoire de saint Martin, et
célèbre par les miracles qui s’y produisaient. Quand arriva la maladie dont
nous parlons, tout le monde se précipita dans la chapelle, faisant des vœux
pour les chevaux, promettant une dîme à l’église s’ils échappaient. Et, pour
tirer parti de la vertu du lieu, ils marquèrent leurs chevaux d’une empreinte
à l’aide de la clé de fer qui fermait la porte de la chapelle. Telle fut alors
la vertu du saint que tous les chevaux malades et marqués de cette manière
guérirent immédiatement.
Il y eut des milliers de prodiges de ce genre. Jamais
peut-être, même au temps de la prédication chrétienne en Galilée, l’imagination
des hommes ne fut en proie à tant de pieux délires. Comprend-on maintenant
pourquoi la basilique de Saint-Martin de Tours a été pendant quatre siècles
le centre de la religion, le foyer sacré du christianisme gaulois ?
Le plus grand service que Martin rendit à la foi
chrétienne, c’est d’avoir entamé la grande aristocratie foncière. Son
prestige n’a pas seulement rayonné sur la plèbe urbaine, sur les déshérités
auxquels il promettait le royaume du ciel. Il a été aussi grand, quoique moins
explicable, sur les riches et les lettrés. Pour nous, la vraie marque de sa
puissance est d’avoir gagné à l’enthousiasme religieux et à un mysticisme
désintéressé ces nobles heureux et pratiques, légèrement sceptiques en tout
ce qui n’était pas le culte de Rome et des lettres, et la culture des champs.
Celle des conversions qui fit le plus de bruit dans la Gaule, et peut-être dans l’empire,
se trouva être celle d’un élève et ami d’Ausone, de celui qu’il appelait
volontiers son fils Paulin, le futur évêque de Nole.
Vers 389, Paulin avait trente-cinq ans, Ausone étant
octogénaire. Il passait alors pour un des hommes les plus riches, les plus
nobles, les plus heureux du monde romain. Il avait sur les bords de la Garonne d’immenses
domaines, de vrais royaumes. Il était marié à une femme qu’il aimait. Avant l’âge
de trente ans, il avait été consul, gouverneur de province. On le disait un
des esprits les plus fins, un des poètes les plus originaux de son temps. L’Hellénisme
et les lettres n’avaient pas de plus élégant amateur et de plus digne
champion. Il jouissait de tous les bonheurs terrestres et de toutes les
espérances ambitieuses. On pouvait dire que les amis de l’empire avaient lés
yeux tournés vers Paulin, et qu’on le regardait comme une « colonne de l’État
», un des rares hommes qui, dans un moment de crise, seraient un ferme
soutien ou un suprême espoir. Mais un jour, cet heureux de la terre, saisi d’on
ne sait quelle subite et mystérieuse mélancolie, abandonna tout, bonheur,
ambitions et fortune, pour se consacrer au Christ. La folie de la croix, que
saint Martin avait eue trente ans auparavant, il la communiqua à Paulin, qu’il
avait miraculeusement guéri d’une maladie d’yeux : Dès que Paulin lut dans l’Évangile les paroles où le Christ dit au
jeune homme riche : Viens et suis-moi,
aussitôt, ayant vendu tout ce qu’il possédait, il distribua tout l’argent aux
pauvres, et, délivré de toutes les cupidités du monde, il marcha librement à la
suite du maître. Lui, qui était noble comme pas un, il va se
mêler, au sein de la vie chrétienne, à la tourbe des villes et à la multitude
des petites gens.
La conversion de Paulin le Bordelais eut dans le monde
romain un retentissement considérable[38]. Si on en juge
par les écrits de ce temps, ce fut un des grands événements sociaux de la fin
du IVe siècle.
Les chrétiens la saluèrent comme un triomphe ; les derniers défenseurs des
lettres et de l’empire (ces
deux choses semblaient se confondre) se sentirent abandonnés d’un de
leurs meilleurs appuis et d’une de leurs plus pures gloires. Ausone, son maître
et son père, lui écrivit quatre lettres désolées, qui restèrent longtemps
sans réponse. Il fut éloquent, insinuant ; il fit appel à sa tendresse, à l’amour
de la gloire, à la jouissance des richesses noblement acquises, et surtout au
culte des Muses et de la poésie. A la fin, Paulin répondit à Ausone pour lui
annoncer qu’il était mort au monde et
que sa décision était irrévocable. Les lettres que Paulin répondit à son
maître sont empreintes de tant de grandeur, respirent une si touchante
émotion, révèlent enfin une telle puissance dans la volonté qu’il faut voir
dans sa conversion l’œuvre d’une âme convaincue au plus profond de son être
de la vérité de sa religion et de l’excellence de sa conduite :
Pourquoi m’ordonner, ô père, de
rendre mes soins aux Muses que j’ai répudiées ? Ils repoussent les Muses, ils
sont fermés à Apollon, les cœurs voués au Christ. Soutenu autrefois, non par une
égale force, mais par une égale ardeur, je fus d’accord avec toi pour évoquer
Phébus. Maintenant une autre puissance, un Dieu plus grand subjugue mon âme ;
il exige d’autres penchants, il réclame de l’homme ce qu’il lui a donné pour
que nous vivions de la vie du Seigneur... Je bénis ces vénérables mouvements du cœur d’un père, et
je m’applaudis d’une colère qui ne nuit pas à l’affection. Mais j’aimerais mieux,
ô père, te voir demander mon retour à qui pourrait te l’accorder...
Si tu as souci de mon retour, regarde et prie ce
Christ, qui tient et meut les esprits, qui est entier dans tout et partout,
qui, présent en toutes choses, gouverne tout.
Les lignes suivantes, qui sont parmi les plus belles que
le christianisme ait inspirées en ce temps, montrent bien quel irrésistible
sentiment a dicté la conversion de Paulin :
Ma crainte et mon tourment, c’est
que le dernier jour ne me surprenne endormi dans d’épaisses ténèbres, occupé
d’actes stériles, et perdant ma vie en de vagues soucis. Que deviendrais-je, en
effet, si, pendant que mes yeux tardent à s’ouvrir, le Christ, se dévoilant à
moi, resplendissait du haut de son palais éthéré ; et si, frappé soudain des
rayons du Seigneur apparu dans les cieux ouverts, j’allais, ébloui par tant de
lumière, chercher un triste refuge dans l’obscurité de la nuit ?...
Oui, je crois, et je tremble, et je travaille
avec zèle, avec empressement, à me détacher, si je puis, de mes fautes avant
la mort[39].
On peut voir par ces lignes la haute valeur intellectuelle
et morale de Paulin. Quel que soit le jugement que l’on porte sur ses
doctrines et sur ses croyances, ses œuvres nous obligent à le regarder comme
un des esprits les plus ouverts et une des âmes les mieux douées du ive siècle. Il vaut
Ausone par la volonté, il le dépasse par l’intelligence et le génie. Il
était, sans aucun doute, parmi les plus dignes de commander à son siècle, et
voilà qu’il l’abandonne. Comme on comprend les plaintes d’Ausone, et qu’on
est tenté de prononcer le mot auquel il a dû songer, de désertion !
S’il est permis de se représenter les dernières pensées d’un
homme d’après le reste de sa vie, on se figure volontiers qu’Ausone a eu, à la
fin de ses jours, des heures de patriotique tristesse. Même au milieu de sa
belle famille d’enfants et d’amis qui le chérissaient, il a pu se sentir seul
et incompris. Ce fut, à Bordeaux, le dernier représentant de la dernière
génération païenne. Dans son enfance, dans sa jeunesse, il n’avait guère été
question, autour de lui, du christianisme et de son culte. Son père et son
aïeul, ses collègues et ses maîtres ont vécu dans l’amour des choses païennes
et de ces lettres grecques qui étaient devenues la vraie religion des esprits
d’élite et une des formes du patriotisme. Il avait conservé leur enthousiasme
et leur foi. Si, à de certains jours de devoir officiel, il avait dû faire
acte de christianisme, son âme appartenait tout entière à ces traditions
classiques qui lui avaient valu les plus doux moments de sa vie. L’histoire d’Ausone
nous indique l’heure précise à laquelle le christianisme triompha dans les
Gaules. Maintenant ses maîtres, ses collègues, qui furent aussi ses
coreligionnaires, sont morts. Ceux qu’il a vus grandir se sont détachés de
ses croyances. Son élève impérial, Gratien, a été le premier empereur
vraiment chrétien qui ait régné dans les Gaules. Son fils Hespérius, tout
gagné à la religion victorieuse, l’enseigne à ses enfants et veut même
consacrer l’un d’eux, Paulin de Pella, au culte du Christ. Un des plus
célèbres d’entre ses collègues, Delphidius, le grand avocat des Gaules, fort
peu chrétien, laissa une veuve et une fille qui se mêlèrent de polémique
religieuse et qui furent impliquées dans l’affaire des Priscillianistes[40]. Enfin, son
disciple bien-aimé, Paulin, fit volte-face et abandonna le service de l’empire
pour celui de Dieu. C’est vers les années 380-390 que le sol manqua de toutes
parts aux derniers fidèles de l’Hellénisme. Le plus riche des sénateurs
aquitains a donné ses biens aux pauvres ; le petit-fils du consul Ausone est
voué au Christ ; la plèbe de Bordeaux lapide un hérétique. On vit rarement,
en si peu d’années, un tel changement de décor. Les grands saints du
sud-ouest commencent leurs prodiges ; les grands rhéteurs ont terminé leur
carrière. Romain de Blaye triomphe par ses miracles jusqu’au delà du tombeau.
Seurin arrive à Bordeaux et fonde, en face de la cité, la grande nécropole sainte
où le moyen âge enterra ses héros.
A côté de Paulin, son compatriote Sulpice Sévère,
également riche et noble, quittait aussi le monde pour vivre dans la pauvreté
et l’humilité, suivant l’exemple de ses maîtres en Christ[41]. Martin, Paulin,
Sévère, voilà, à des titres divers, les trois plus fâcheuses désertions que l’empire
romain ait alors subies. Tous trois ont distribué leurs biens aux misérables,
ont fait vœu de sacrifices et de renoncement, et tous trois étaient pour l’État
d’utiles serviteurs, à l’armée ou au tribunal. En abandonnant les Muses et le
monde, ils ont abandonné la patrie romaine. En se vouant au Christ, ils
privent le prince de ses meilleurs sujets au moment on il avait le plus
besoin de généraux et de magistrats. Les hommes se font rares et les dangers
sont plus grands. La parole que le Christ avait si souvent prononcée : Laisse là ton maître et suis-moi, est
maintenant un mot d’ordre dans les plus hauts rangs de la société. L’empire
est déserté par ses serviteurs. La grande contagion religieuse a gagné
partout.
Nous avions raison de le dire plus haut. Le triomphe du
christianisme dans l’Aquitaine est le signe des temps nouveaux, de la même
manière que la crainte de la famine et la construction de forteresses. Ces
symptômes divers concourent pour caractériser l’état du monde gaulois à la
fin du IVe
siècle. La misère augmente, le patriotisme diminue. La vie matérielle devient
plus pénible, la vie active se concentre dans le christianisme. La force
physique et la force morale de l’empire s’éteignent en même temps.
— III —
Toutefois, ceux des Bordelais et des Aquitains qui sont
demeurés fidèles aux cultes helléniques et au patriotisme romain ne désespèrent
pas encore. Ils peuvent avoir leurs heures de tristesse ; le moment de
suprême découragement n’est pas encore venu. Viendra-t-il même jamais ? et
pourra-t-on jamais dire que les hommes du sud-ouest aient cru un jour que l’empire
allait disparaître, même au temps des nouvelles invasions, même sous la
persécution d’Euric ? Laissons de côté les chrétiens qui ont déserté le poste
de combat et ceux dont les sinistres prophéties sont faites de colère et de
menaces plus que d’expérience et de réflexions. Ne nous occupons que de la
dernière génération de païens ou des nouveaux convertis qui croient à Rome
comme au Christ, et que leur foi n’empêche pas de siéger au sénat ou de s’asseoir
sur les tribunaux de province. Ils n’attachent pas une trop grande importance
à ces indices qui nous ont frappés ; ils ne croient pas assister à la
transformation d’une société ou à l’effondrement d’un empire. Parcourons une
dernière fois l’œuvre d’Ausone, et nous verrons que la société bordelaise vit
encore fort joyeusement, au milieu des richesses et des plaisirs de l’esprit,
et qu’elle proclame toujours l’immortalité et la divine beauté de la chose
romaine.
La gaieté, voilà ce qui manque le moins à Ausone et à son
entourage. Tout, dans ses vers, respire une vraie bonne humeur. Il y a un
sourire au commencement de chacune de ses pièces. La qualité qu’il loue le
plus volontiers chez les autres est l’enjouement. Il n’a certes pas l’allure
déprimée d’un décadent. Lœtus, joca, sont des mots qui reviennent constamment dans
ses éloges[42].
Il ne semble pas qu’il y ait eu autour de lui de ces amoureux de mélancolie
et de ces fanfarons de tristesse qu’il est convenu de rencontrer dans les
fins de siècles. C’était une aimable société, qui s’accordait comme principal
mérite de cultiver les jeux et la joie, et de fuir les vaines inquiétudes. Toi qui cultives les jeux et la joie, qui condamnes la
tristesse, qui joca lœtitiamque colis,
qui tristia damnas, dit Ausone de son beau-frère, ce qui ne l’empêcha
pas d’être un excellent gouverneur[43]. Auprès de notre
poète on s’amusa presque aussi follement qu’aux beaux jours d’Hadrien et d’Antinoüs.
Ni ses parents ni ses descendants ne donnèrent leurs biens aux pauvres pour
joindre saint Martin à Tours ou pour suivre à Nole saint Paulin. Un de ses
oncles courut le monde pour trafiquer et sut ramasser une belle fortune.
Quelques femmes de son entourage administraient admirablement leurs biens.
Lui-même, dont le père n’était qu’un médecin aisé, mourut fort riche, devenu
l’un des grands propriétaires de son temps. Tous ses parents furent dans les
honneurs. Son fils Hespérius parcourut une fort belle carrière et accrut sans
cesse les biens paternels, si bien que le petit-fils d’Ausone, Paulin de
Pella, a pu écrire que ses richesses étaient célèbres dans le monde entier.
Veut-on connaître comment ce dernier vivait dans sa
jeunesse, à Bordeaux, vers le temps où mourut son grand-père ? Nous sommes en
392 ; le jeune clarissime vient d’accomplir sa quinzième année. C’est lui-même
qui nous raconte sa vie. Il avait été malade ; on lui fit abandonner l’étude
pour les exercices physiques :
Je voulus un beau cheval avec
un plus riche harnais, un écuyer de haute taille, un chien agile, un bel
épervier, une balle bondissante et dorée envoyée exprès de Rome pour servir à
mes jeux, un vêtement plus recherché, et souvent renouvelé, et parfumé des
douces senteurs de l’Arabie... J’aimais
à courir, porté toujours sur un coursier rapide[44].
Quelques années plus tard, l’idéal du jeune Paulin, marié
et propriétaire, avait un peu changé ; mais le luxe y tenait toujours la plus
large part.
Pressant sans relâche l’accomplissement
de la tâche que j’avais entreprise, je me hâtai de rendre la culture aux
champs régénérés, d’apporter un prompt soulagement aux vignobles épuisés, de
les renouveler parles moyens qui m’étaient connus... Je voulais une maison commode avec de larges appartements disposés
en tout temps pour les diverses saisons de l’année, une table propre et bien
garnie, des esclaves jeunes et nombreux, un mobilier abondant et propre à différents
usages, une argenterie plus précieuse par le travail que par le poids, des
artistes de différents genres, habiles à remplir promptement les commandes, des
écuries pleines de chevaux bien nourris et des voitures pour la promenade,
sûres et élégantes[45].
Cette vie, le petit-fils d’Ausone la mena de 397 à 407, au
moment où le monde romain commençait son agonie.
La brillante existence que menaient ces grands seigneurs n’allait
pas sans quelques atteintes à la morale, du moins à la morale sévère. Paulin,
avant son mariage, ne fut pas un modèle de vertu. S’il avait été voué au
Christ, ce ne fut assurément que dans sa tendre enfance, car la chasteté lui
parut d’assez bonne heure un fardeau difficile à porter. La confession de ses
fautes est d’une singulière naïveté :
Je me jetai dans les voluptés
nouvelles d’une luxure juvénile, dont je pensais dans mon enfance pouvoir me
garantir sans peine. Toutefois, autant qu’il fut possible, je comprimai de l’étreinte
et du frein d’une sage modération les débordements de la licence pour ne pas
aggraver mes fautes par des crimes. Je contins mes désirs. Je m’imposai la
loi de ne pas attenter par la force à la femme ou aux droits d’un autre ; je
me gardai de céder aux personnes libres qui s’offraient d’elles-mêmes, et je me
contentai des plaisirs domestiques de ma maison. Je préférais être accusé d’une
faute plutôt que d’un crime, et je ne voulais pas nuire à ma réputation.
Les poésies d’Ausone nous rappellent de loin en loin que
le monde n’était pas alors plus parfait que jamais, et qu’on eut souvent de
grands coupables à punir, des infamies à constater chez les plus riches ou
les plus instruits. Les professeurs ou les avocats ses collègues ne se
piquaient point tous d’une austérité antique. Dynamius dut s’exiler de
Bordeaux et changer de nom sous le coup d’une accusation d’adultère, ce qui n’empêcha
pas Ausone de le traiter toujours en excellent ami. Un autre de ses
compatriotes, Concordius, quitta la ville en fugitif, on ne sait pour quelle
faute. Une mère rigide chassa Marcellus de sa maison et de sa patrie, sans
doute pour quelque peccadille de jeunesse. D’un maître primaire de l’école de
Bordeaux, Crispus, Ausone dit que les fumées du
vin, croyait-on, l’inspiraient autant que Virgile et que Horace. Enfin
de graves accusations pesèrent un jour sur l’un des avocats les plus
illustres de Bordeaux, Delphidius. On l’acquitta, et il put devenir
professeur d’éloquence. D’ailleurs, il fit assez mal sa besogne : Peu assidu aux devoirs de l’enseignement, tu trompas l’attente
des parents. La famille de ce Delphidius, très ancienne, et qui se
rattachait à une vieille noblesse sacerdotale de la Gaule, peut-être même à une
origine druidique, finit d’une façon tragique : Enlevé
au milieu de ta carrière, dit Ausone[46], tu n’as pas eu la douleur de voir les erreurs de ta fille
égarée et le châtiment de sa mère. Il s’agit d’Euchrotia et de
Procula, que l’hérésiarque Priscillianus entraîna dans sa querelle ; le bruit
courut même qu’il déshonora la seconde[47]. Enfin, nous
lisons, dans les épigrammes d’Ausone, des vers adressés à ses compatriotes,
qui font le plus grand tort à leur moralité ou à leur distinction.
On connaît la diatribe écrite vers l’an 450 par le prêtre
Salvien, et clans laquelle il malmène si fort les Aquitains, gens repus de
toutes les richesses et de tous les vices. Ce que nous venons de dire
apporte-t-il la moindre preuve à l’appui des déclamations
j virulentes et banales du prêtre chrétien ? Soyons juste.
Ce sont des fautes assez ordinaires dans le monde que celles dont parle
Ausone, et il faut être moraliste bien sévère pour traiter autrement que de
peccadilles les crimes dont s’accuse Paulin. Surtout, ne croyons pas que les
mœurs des païens furent abominables aux derniers jours du IVe siècle. Paulin
était chrétien, et, avant le temps où il s’émancipa, il avait été consacré à
Jésus-Christ. Quant à Euchrotia et Procula, c’étaient des dévotes qui se
laissèrent abuser par les allures séduisantes d’un intrigant, beau parleur et
ami des femmes[48].
En face de ce groupe d’égarés, songeons à tout ce qu’il y
avait de vertu dans la famille immédiate d’Ausone. On y aimait le travail et
on y cultivait la charité. C’étaient des riches, mais qui savaient la douceur
du bien et pour qui la bonté était un devoir. Si le monde païen a fini avec
eux, on peut dire que sa dernière génération n’eut rien à envier, en fait de
droiture et de noblesse, aux représentants de la religion nouvelle.
Le sérieux de leur conduite ne les empêchait pas,
avons-nous vu, de savoir se distraire. Franchement, la vie que menaient
Ausone et ses amis était fort agréable. On se visitait, on se recevait sans
cesse, on s’envoyait de petits cadeaux, des oranges, des huîtres, des
conserves, des vers surtout. On se promenait, devisant sous les belles allées
touffues d’ormes et de peupliers qui bordaient la Garonne ou la Dordogne. Les
agréments étaient multiples dans ces villas, qui (pour ne plus parler des œuvres de défense)
font parfois songer au Tivoli d’Hadrien. Il y avait des thermes, des
bibliothèques, des galeries de tableaux, peut-être des théâtres de famille,
des statues en grand nombre[49]. Les femmes s’y
livraient à des travaux de couture ou de broderie, et ne dédaignaient pas de
faire des vers. Le plus grand souci était de remplir les greniers ou de
reconstituer les vignobles. On y demeurait même l’hiver. L’été s’y passait
toujours. Quand on était fatigué du séjour dans une villa, on se rendait dans
une autre. Un clarissime un peu riche possédait des villas disséminées sous
tous les climats. Ausone allait de Loupiac sur la Garonne à Lucaniacus
prés de la Dordogne
; il avait à Saintes une propriété qui lui était chère. Nous connaissons de
nom quelques-uns de ses autres domaines : celui de Rauranum dans le Poitou,
un autre dans le Bazadais. Peut-être les thermes de Marojalus, dont il aimait
les loisirs et le séjour accalmant, lui appartenaient. Paulin de Nole, avant
sa conversion, vivait prés de Langon, dans cet Hébromagus où il semblait un
souverain. Pauliacos, notre Pauillac, était une villa superbe. Nous avons
souvent parlé de Bourg, qui appartenait peut-être à Paulin. La pointe extrême
du Médoc n’était point dédaignée. Ceux qui aimaient la solitude y
séjournaient. Là, dans la villa de Dumnotonus, vivait ce singulier Théon, qui
fut un grand ami d’Ausone ; c’était une sorte de propriétaire campagnard,
peut-être un peu besogneux, lettré et remuant, poète laborieux, grand chasseur
et grand pêcheur devant les dieux, exploitant les paysans de l’endroit et
guerroyant contre les voleurs. Tous ces propriétaires correspondaient entre
eux, échangeaient des politesses ; quelquefois, ils s’empruntaient de l’argent,
et il semble que les espèces sonnantes fussent alors assez rares. Les
communications étaient faciles, grâce aux routes et aux rivières qui
sillonnaient le pays en tout sens. Les gens de la domesticité servaient de
courriers. On prenait tantôt par les vieilles chaussées du premier siècle,
que les voitures parcouraient encore rapidement ; mais on préférait s’embarquer,
la voie fluviale étant sans doute plus sûre. Il y avait toujours des
embarcations amarrées à proximité des villas, et les campagnes renfermaient,
à l’usage du maître et de ses amis, des mulets, des chevaux de selle, des
cabriolets ou de véritables carrosses, gros et lourds.
L’humeur d’Ausone aura-t-elle trop déteint sur son couvre
? Je ne sais. Mais il semble que les hommes de son temps ne s’ennuyèrent pas
une minute ; malgré les ombres qui traversaient parfois son horizon, la
société de la fin de l’empire vivait dans une atmosphère tiède et sereine,
entre de tranquilles labeurs et d’intelligents plaisirs.
Nous ne parlons, il est vrai, que des riches, car eux seuls
écrivaient en ce temps-la, et ils ne nous entretiennent que d’eux-mêmes. Que
valaient alors la plèbe des pagi et
celle des villes ? Quel sort leur était fait par la noblesse ? Nous ne l’apprendrons
jamais, et l’ignorance où nous sommes de ses destinées est l’inévitable
lacune de l’histoire de la civilisation gallo-romaine au IVe siècle. Il y
avait eu, au temps des invasions, chez les paysans et dans la populace, d’assez
violentes séditions. Les empereurs se sont vantés d’y avoir mis fin.
Peut-être trouvait-on encore des foyers latents d’incendie. Le mouvement
antipriscillianiste se manifesta à Bordeaux par une émeute de la populace, ce
qui suppose pour le moins une plèbe remuante et passionnée. Il y a des
brigands dans le Médoc, et le brigandage est souvent la conséquence de la
misère des paysans ou de l’oisiveté du bas peuple. Au début du Ve siècle, quand les
barbares reviendront, la plèbe urbaine tentera parfois des révolutions. On
verra des révoltes d’esclaves ; on entendra parler de sédition et de trahison civile. Paulin de Pella nous apprend,
à propos du siège de Bazas par les Wisigoths, l’existence d’une faction servile, mille fois plus dangereuse que les
barbares, et il ajoute que quelques jeunes gens de condition libre
s’étaient mêlés aux esclaves, et armés pour
égorger la noblesse. Il n’est pas exagéré de croire que, dès la
fin du IVe
siècle, couvait chez les classes misérables du sud-ouest la haine de la
toute-puissante aristocratie.
C’est, en effet, cette toute-puissance qui est la
caractéristique la plus nette de l’état social. Ces grands propriétaires
fonciers avaient alors le monopole de toutes les richesses et de toutes les
grandeurs. Ils représentaient les souvenirs, la gloire et le prestige de
Rome. C’est en eux que se concentraient les forces vives de l’empire, la
force des armes exceptée : noblesse, puissance, autorité morale, éclat
littéraire, gaieté et confiance, ils avaient encore tout pour eux. Si le
monde romain valait quelque chose, c’était grâce à eux. Il demandait aux
barbares ses soldats et ses généraux ; mais c’était l’aristocratie qui lui
fournissait ses magistrats et ses fonctionnaires. Avant l’âge de trente ans,
Paulin aura été consul, gouverneur de province ; il est vrai que par sa
naissance il appartient à la noblesse. Ausone ne parviendra à de hautes
fonctions qu’après avoir atteint la soixantième année et mérité les titres et
les richesses qui donnent accès dans la grande aristocratie. Mais aussi ses
descendants s’élèveront beaucoup plus vite : son fils, son gendre furent
préfets de très bonne heure. Ce que cette famille a exercé de charges
supérieures est incroyable. Dans l’espace de quelques années, elle a eu une
demi-douzaine de préfets du prétoire.
De ses richesses, nous avons déjà parlé. Le noyau de cette
fortune, qui devait devenir colossale, a été, si nous en croyons Ausone, des
plus modestes ; c’est ce petit domaine que son père et son grand-père avaient
possédé sur les bords de la
Garonne, herediolum,
villula, parvum
herediolum, répète-t-il avec une véritable complaisance. On songe
vraiment aux deux arpents que possédaient les compagnons de Romulus et qui
formaient le domaine patricien de la
Rome primitive. Détrompons-nous. Il faut se placer au point
de vue de l’aristocratie de ce temps, qui n’y regardait pas à quelques arpents
près. La modestie d’Ausone nous en apprend plus que bien des textes sur les
idées de ce temps en fait de richesses foncières. Ce minuscule héritage renfermait 50 arpents de
pré, 100 arpents de vigne, 700 arpents de bois, 200 arpents de terres labourables,
au total 1.050 arpents[50]. Il était assez
grand pour contenir des provisions pour deux ans. Nous voilà bien loin de l’enclos
familial auquel nous pensions d’abord. Que devait être l’étendue des domaines
de la famille d’Ausone vers l’an 400, au moment culminant de ses destinées,
lorsqu’elle possédait des biens immenses dans le sud-ouest, d’autres à
Marseille, et jusque dans les provinces grecques de l’Épire ? Par suite des
alliances qu’elle contractait par tout l’empire, les domaines de l’aristocratie
étaient aussi disséminés que vastes. Le centre de la puissance de Paulin de
Nole était, sur les bords de la
Garonne, Hébromagus près de Langon. On disait regna Paulini. Son mariage en fit un des grands
propriétaires de l’Espagne. Ces clarissimes du IVe siècle font songer aux grandes familles
de l’Italie moderne, aux Torlonia, aux Borghesi, aux Pallavicini, nobles de
race ou de fortune, dont les richesses sont faites de villas éparses par
toute l’Italie, de palais, de banques et de galeries de tableaux.
Mais, ce qui nous fait aimer cette aristocratie, ce qui
nous la fait préférer à la noblesse italienne d’aujourd’hui, c’est le lustre
incomparable de haute culture intellectuelle et de goût artistique dont elle
s’est plu à se parer. Elle voulut briller plus par l’esprit que par l’or ; l’apanage
de l’instruction fut à ses yeux son bien le plus précieux. Imitant les nobles
des derniers temps de la république, comme les Scipion, les Sylla ou les
César, elle vit dans l’amour des lettres un signe de noblesse. On sait de
quel universel renom jouissait l’école de Bordeaux au IVe siècle. C’était la plus prospère
de la Gaule ;
ses maîtres, les Minervius, les Patéra, étaient demandés même à Rome et à
Constantinople ; elle fournissait des précepteurs à la famille impériale. Deux
mille sénateurs y suivirent les cours de Minervius. L’Aquitaine se trouva,
aux derniers jours de l’empire, le refuge suprême des lettres latines et
grecques, comme elle était la moelle de la Gaule, l’asile
du bien-être et de la gaieté. Cette étonnante prospérité de l’école de
Bordeaux est due, je crois, à la puissance de l’aristocratie et au goût de
ses membres pour les travaux de l’esprit. Les fils des consuls, des préfets
étaient mis à l’école ou livrés à des maîtres de fort bonne heure, presque
surmenés. Écoutons encore Paulin de Pella. S’il s’amusa trop dans sa
jeunesse, ce fut peut-être pour avoir trop travaillé :
La durée de mon premier lustre
est à peine écoulée qu’on me force d’apprendre la doctrine de Socrate, les
récits guerriers d’Homère, et de m’instruire, par la lecture, des voyages d’Ulysse.
Bientôt aussi on m’ordonne de passer aux livres de Virgile. Appliqué à l’étude
des lettres, j’aimais volontiers déjà à voir, à sentir, à opérer en moi, au
gré de mes vœux, quelques progrès dans le travail qui m’était imposé, sous
les efforts combinés de mon maître de latin et de mon maître de grec[51].
C’était comme une nécessité sociale pour les nobles de
savoir bien écrire en grec ou en latin. Ils font des vers, comme les nobles
de la monarchie française faisaient des armes. C’était une manière de tenir
son rang. Théon le Médoquin, ce gentilhomme campagnard dont nous avons parlé,
en faisait, de détestables sans doute, mais enfin il en faisait. Les lettres
qu’on s’écrivait étaient arrangées, travaillées, à la manière de celles de
Pline. Ces hommes étaient tous des stylistes fort adroits, un peu ridicules.
Il serait assez difficile de trouver alors, dans la Gaule du sud-ouest, des
poètes parasites, des écrivains gagés. Tout ce que le IVe siècle a laissé ici de bon en
fait de prose ou de poésie est un produit de l’aristocratie. Aucune noblesse
au monde n’a été plus civile et plus civilisée. On lui a interdit ou elle
évite le métier des armes ; elle donne aux lettres les loisirs qu’on lui a
faits. Il paraît bien, à voir le zèle que ces grands seigneurs déploient pour
maintenir leur supériorité intellectuelle et conserver le culte des lettres
grecques et latines, qu’ils considéraient cela comme un devoir de romain,
comme une obligation patriotique.
Patriotes, ils l’étaient en effet du fond de l’âme, et
jamais, je pense, le nom de Rome n’a été plus glorifié, plus aimé, plus
vénéré, et par raison et par sentiment. Il semble qu’on s’attachait d’autant
plus à la patrie romaine qu’elle s’affaiblissait davantage. L’amour qu’inspire
une mère se ravive, et devient plus exquis et plus pénétrant quand arrivent
les dernières années et qu’on pressent déjà, sans y croire, l’irrémédiable
séparation.
Ce qui frappe surtout dans le patriotisme de cette
génération, c’est qu’il est tout à la fois municipal et romain, c’est qu’il
concilie admirablement le culte de la grande capitale et l’affection de la
petite ville, l’amour pour la
Ville Éternelle qui a courbé le genre humain sous un même
joug en lui donnant un centre et un foyer, et la tendre piété pour les
murailles du sol natal. Peut-être même, au moins en Gaule, le IVe siècle a-t-il vu
un réveil du patriotisme municipal. Je ne sais s’il se manifestait encore,
comme dans les deux premiers siècles, par des dons d’argent, des fondations
pieuses, des constructions de monuments. La chose était fréquente autrefois,
et Bordeaux dut à des générosités de concitoyens son aqueduc, ses portiques
et ses thermes. Ausone a-t-il imité les ancêtres et s’est-il inspiré de Pline
le jeune, léguant à sa ville natale plus d’un million de sesterces pour
fonder des bibliothèques, élever des thermes, nourrir des enfants pauvres ? La
chose n’est pas invraisemblable, quoique nous ne puissions rien affirmer. En
tout cas, aucun poète romain n’a parlé de sa ville natale avec un abandon
plus touchant. Il n’y a pas, à vrai dire, de poète plus municipal qu’Ausone.
Il a chanté Bordeaux dans une pièce émue, qui, aujourd’hui encore, est
célèbre dans sa patrie. Je ne sais pas si, dans toute la littérature romaine,
on trouverait un autre morceau si franchement local et provincial, aussi
uniquement inspiré par l’amour du clocher. Et que de fois Ausone rappelle
encore sa tendresse pour le pays natal, pour ce coin joyeux de l’Aquitaine,
qui sera le nid de sa vieillesse !
Sans doute on parle volontiers, aujourd’hui encore, de la
décadence de l’esprit municipal dans l’empire, et on se représente les cités
désertées par tous ceux qui avaient un devoir à y remplir, un rang à y tenir,
les sénats abandonnés par leurs membres, les curiales fuyant les misères
attachées à leurs titres. Il faudra peut-être encore réviser le procès qu’on
a fait à ce régime municipal. A Bordeaux du moins, on ne trouve rien de
pareil. Si les sénateurs de son pays avaient été si malheureux, si accablés,
Ausone aurait évité sans doute de nous parler si souvent, et en termes si
pompeux, de la curie bordelaise. Tout ce qu’il nous en dit fait supposer qu’elle
était nombreuse, et formée de gens riches et considérés. Il en était lui-même
et y fut consul, c’est-à-dire, sans doute, duumvir ou défenseur. Son père en
fit également partie ; il est vrai qu’en sa qualité de médecin il était
exempt de toutes les charges qui incombaient d’ordinaire aux décurions
municipaux. Peut-être qu’Ausone, comme professeur, a-t-il joui également de
cette exemption, ainsi que tous ceux de ses collègues de l’école, qui avaient
place dans l’assemblée. La législation du IVe siècle donnait le droit aux médecins et
aux professeurs, à tous ceux qui exerçaient une profession libérale, d’entrer
dans le sénat sans partager les lourdes responsabilités des membres
ordinaires. Cela nous montre au moins que les curies étaient formées d’une
façon fort intelligente, et que l’accès n’en était pas seulement réservé,
comme autrefois, à la richesse et à la naissance. Il est certain que l’assemblée
municipale de Bordeaux, au IVe siècle, était quelque chose de fort imposant et de très
considéré. Ausone regarde comme un honneur d’en faire partie. Elle était
célèbre dans l’empire, grâce à la noblesse et au renom de ses membres : procerum senatus, dit par deux fois le poète.
Il y avait peut-être encore dans ce sénat des luttes et des rivalités. On n’en
dédaignait pas la préséance, si nous en jugeons par un passage assez
énigmatique : Tu étais, dit-il à son
beau-frère Maximus, tu étais le premier de la curie de Bordeaux ; elle avait
vigueur sous toi. Toi mort, elle tombe aux mains d’un Valentinus[52].
Ce sénat nommait lui-même les maîtres de l’école.
Assurément, l’État n’aurait pas confié ce droit à des corps déchus et
méprisés. Rien à Bordeaux ne rappelle en ce moment les curies appauvries de
certaines villes d’Orient. Il y avait encore l’intelligence du patriotisme,
du moins si nous écoutons Ausone : Toi, célèbre par
tes vins, tes fleuves, tes grands hommes, les mœurs et l’esprit de tes
citoyens, la noblesse de ton sénat, je ne t’ai pas chantée la première !
... Bordeaux est ma patrie, bien que Rome passe
au-dessus de toutes les patries. C’est de l’amour que j’ai pour Bordeaux, du
culte que m’inspire Rome. Ici je suis citoyen ; j’ai été consul dans les
deux. Ici est mon berceau, là-bas ma chaise curule[53].
Comme on le voit, le patriotisme municipal se conciliait
fort bien avec le patriotisme romain chez Ausone et les hommes de sa
génération. C’est la note dominante dans les écrits de ce temps. Le recueil
des Villes Célèbres d’Ausone commence par Rome et finit par Bordeaux,
et son vers fameux : Diligo Burdigalam, Romam colo
est comme la formule du patriotisme gallo-romain. Depuis que Rome n’est plus
la seule capitale de l’empire, la vie politique est devenue plus intense dans
les provinces et dans les villes. A vrai dire, il n’y a plus maintenant dans
le monde un centre unique de civilisation romaine. Chaque province a d’ardents
foyers de culture latine, où le travail intellectuel est au moins aussi actif
qu’a Rome même. On se figure l’État romain aboutissant à l’excès de la
centralisation politique. C’est possible. Mais il a aussi fini par la
décentralisation morale et littéraire la plus complète. On doit ajouter la
plus heureuse, car c’est grâce à cela que la civilisation romaine a pu
continuer à pénétrer les âmes bien après la chute de l’empire, et que l’influence
morale de Rome agit longtemps encore après la fin de son action politique.
Mais cela n’a en rien diminué le prestige ou affaibli l’auréole
de la Ville
Éternelle. On dirait même que sa puissance morale, sa sainteté se sont
accrues de tout ce qu’a perdu son autorité politique. On la voit de plus
loin, comme dans un mirage historique. Aux yeux des provinciaux, sa figure s’est
ennoblie et éclairée ; elle devient une sorte de divinité, une idole mystique
et vénérée. On ne sacrifie plus à la déesse Rome, comme au temps de Drusus et
de Sévère ; mais jamais la religion de Rome n’a eu plus d’adorateurs, et plus
sincères, et n’a plus profondément troublé les âmes.
C’est qu’en effet, même en l’an 400, même à la veille de l’arrivée
des barbares, la génération qu’Ausone a vue grandir a conservé une
inaltérable confiance dans la solidité de l’édifice impérial. Elle ne veut
pas voir qu’il commence à chanceler, avec la misère qui s’étend dans les
campagnes, avec l’abandon de l’État par quelques-uns de ses meilleurs
serviteurs. On a continué à croire jusqu’à la dernière heure que le monde
latin était protégé par la main de Dieu. Au moment précis de l’effondrement,
on célébrait sa majesté avec la même sincérité d’enthousiasme. La première entre les villes, dit Ausone, est Rome, la ville dorée et le séjour des dieux.
Il y a plus. Les hommes de ce temps se sont merveilleusement rendu compte des
bienfaits que Rome avait donnés au monde. Jamais, depuis cinq siècles, on n’avait
eu mieux la conscience de l’admirable unité qui avait été son œuvre, on n’avait
trouvé des expressions plus nettes et plus fortes pour louer cette grande
patrie créée au-dessus des cités primitives. Le vers célèbre :
Fecisti
patriam diversis gentibus unam,
de nations diverses tu n’as
fait qu’une patrie, et qui semble avoir été pensé par un
contemporain d’Auguste ou de Marc-Aurèle, a été écrit en 418 par un homme qui
voyait les Wisigoths s’établir dans l’empire et commencer le morcellement,
par l’aquitain Rutilius Namatianus. Il importe d’ailleurs de citer tout au
long sa poésie, le plus glorieux chant de triomphe qu’un provincial ait
jamais entonné en l’honneur de Rome, singulièrement plus vrai et plus franc
que les poésies commandées par Auguste ou les apothéoses intéressées des
Géorgiques :
Écoute, reine superbe du
monde, Rome mise au rang des déesses, écoute, mère des hommes, nous sommes
prés du ciel quand nous sommes dans tes temples. Tes bienfaits vont aussi loin
que les rayons du soleil. Tu embrasses le monde de tes triomphes, tu es la
déesse par excellence, et sous ton joug pacifique les nations vivent dans la
liberté. Jamais les astres n’ont eu un empire aussi beau. Ta domination est
une fédération des hommes, et offrant aux vaincus le partage de tes droits,
tu as fait de la terre une seule ville[54].
Il y a là, chez un Aquitain de la dernière génération
romaine, un cri d’admiration d’une poignante sincérité. Les barbares sont
prés de lui, il semble ne point les voir. Tous ces hommes aiment tellement
Rome qu’ils ne la sentent point mourir.
Ce grand corps est rongé par la misère, ruiné par les
défections. L’ample cité de Bordeaux n’est plus qu’une forteresse. La campagne
est exposée à la famine ou aux brigands. Les meilleurs et les plus riches
désertent la fortune de Rome pour suivre celle du Christ. Cependant les
fidèles de l’empire, Ausone, ses amis et ses enfants ne s’émeuvent pas. Ils
vivent joyeux et confiants ; et, au moment même où l’horizon se ferme, ils
regardent encore dans l’avenir avec une juvénile espérance.
Ainsi, les indices d’un monde nouveau se montrent de
toutes parts. Les villes, jadis ouvertes, sont autant de forteresses ; les
villas, de châteaux forts. On craint la disette. La vie religieuse devient
plus intense. L’Église absorbe peu à peu les forces vives de la nation. La
grande puissance, à côté d’elle, est l’aristocratie foncière, toute civile
encore, intelligente et lettrée, bien différente de la noblesse militaire qui
naîtra d’elle ; mais il y a déjà des remparts sur ses domaines. L’amour du
foyer a grandi en face du culte de Rome, qui se perd dans un lointain
religieux. Voilà le moyen âge qui est né. Toutefois, les riches et les poètes
se croient toujours, dans leur pieux entêtement, aux temps de la grande paix
romaine, avec leurs écoles remplies d’élèves, leur passion pour l’Hellénisme,
leur éclatante vie de grands seigneurs, leurs rêves à la Fronton, leur
enthousiasme délirant pour l’unité impériale. A l’autre bout de l’histoire de
l’empire, les vers virgiliens sur la beauté de la chose romaine ont un écho
vibrant chez les poètes aquitains. Quant aux barbares qui vont revenir, et s’établir
pour toujours, on n’y pense pas, on n’en parle pas. Dans ce coin de la Gaule latine, le
crépuscule du monde romain était plein de calme et d’espérance, comme le fut
l’aurore où les bergers de Mantoue chantaient leurs premiers loisirs.
Camille JULLIAN.
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