Texte numérisé par Marc Szwajcer
Les réactions, quand elles échouent, précipitent les révolutions. Après la mort de Julien, le christianisme effrayé d’avoir vu son existence même remise en question par l’autorité impériale cinquante années après l’édit de Milan, montra ouvertement la volonté d’en finir avec l’ancien culte, et de briser tout ce qui se rattachait à la tradition hellénique. Tout le monde, au reste, sentit bien que la réaction païenne expirait avec son auteur. L’armée que Julien avait emmenée en Perse était composée en majeure partie de païens ; néanmoins elle élut elle-même pour empereur un chrétien, un orthodoxe. Jovien mourut au bout de quelques mois. Durant les premières années du règne de Valens, qui lui succède en Orient, et jusque vers 370, le polythéisme en Grèce ne fut pas encore très vivement attaqué. Il est vrai que dès 365, la célébration des mystères d’Eleusis faillit être interdite. Ils attiraient encore un immense concours de peuple. Aucune fête religieuse n’était plus solennelle à Athènes. Prœtextatus, proconsul d’Achaïe et païen lui-même, demanda grâce pour ces cérémonies qu’il voyait, disait-il, « bienfaisantes et salutaires ; les abolir serait rendre aux Grecs la vie insupportable, en leur enlevant ce qui l’embellissait le plus à leurs yeux[1]. » Ses représentations furent écoutées ; car la onzième année du règne de Valens, les mystères étaient encore célébrés[2]. A la même époque, un effroyable tremblement de terre ébranla toute la Grèce, et y causa de grands ravages ; l’Attique seule fut épargnée. L’historien Zosime, dévot païen, raconte qu’un vieux prêtre, appelé Nestorius, avait offert, sur la foi d’un songe, des honneurs particuliers au héros Achille pour prévenir le fléau qui menaçait la ville[3]. Les magistrats d’Athènes, chrétiens sans doute, ou du moins fort ébranlés dans leur foi au paganisme, avaient refusé de sacrifier au nom de la ville, malgré les instances de Nestorius. Le paganisme fut attaqué plus violemment vers la fin du règne de Valens. On laissait encore au culte obscur et populaire une certaine sécurité. Mais les savants, les rhéteurs, les philosophes n’échappaient que difficilement à l’accusation de magie ; et ce mot vague et mystérieux, comme celui de sorcellerie à une autre époque, servit de prétextes à de terribles persécutions : « C’était assez, » dit Zosime[4], « d’une réputation de science un peu répandue pour éveiller les soupçons des agents de Valens. » Les livres suspects étaient en hâte jetés dans les rivières, sur les routes. Saint Jean Chrysostome, encore adolescent, avait ramassé dans la campagne un de ces livres proscrits ; il faillit payer de sa vie cette légèreté. Théodose, fort de ses victoires, de l’unité rendue à l’Église par la fin de l’arianisme, résolut le premier d’étouffer entièrement l’ancien culte. Religion tout extérieure, sans dogme et sans morale précise, le paganisme, pour la multitude, survivait seulement dans les formes de son culte ; et pour un petit nombre d’esprits délicats, dans les souvenirs d’un passé glorieux auquel il avait été associé. Théodose ne pouvait réussir à supprimer ces regrets poétiques ; ils durèrent encore un siècle, en s’adoucissant chaque jour. Mais l’empereur frappa de mort le culte de la foule, d’abord en contrariant par diverses mesures, et enfin en défendant absolument l’offrande d’un sacrifice et la fréquentation d’un temple. Le 27 février 391, un édit formel proscrivit enfin tout acte d’adoration quelconque envers les anciens dieux. Le 27 février 391 est la date précise de la cessation officielle du paganisme. La réaction païenne tentée alors en Occident par le Franc Arbogast et le rhéteur Eugène n’eut qu’un succès momentané. Un léger indice fait supposer que ce mouvement pouvait avoir des complices, ou du moins des approbateurs en Grèce. L’ambassadeur chargé de porter à Théodose des propositions d’accommodement de la part d’Eugène, était un Athénien. Théodose rejeta ces propositions. Eugène et Arbogast furent vaincus et périrent. Le -paganisme avec eux perdait sa dernière bataille. Il n’y eut plus dès lors dans l’empire, à bien dire, de polythéisme organisé, mais seulement des superstitions païennes, locales, divisées, que l’Église et l’empereur travaillèrent lentement à détruire, sans y réussir partout complètement. Il est aisé de comprendre comment ce grand changement amenait la fin de la Grèce, et cela sans qu’elle fût même frappée spécialement. Mais la Grèce, et Athènes en particulier, ne vivaient que du vieux dogme et devaient mourir avec lui. Sans la religion polythéiste, sans les fêtes, les jeux, les processions, les mystères, sans les temples des dieux, sans les beaux-arts qui retraçaient leur image ou leur histoire ; sans le théâtre, né du culte et nourri des fables religieuses ; sans les écoles, et sans les rhéteurs et les philosophes, qui s’inspiraient uniquement de la tradition païenne, Athènes et la Grèce n’étaient plus rien. Bientôt la fondation d’une université chrétienne à Constantinople, au temps de Théodose II, allait porter le dernier coup à la dernière institution vivante qui fût en Grèce. Bientôt le polythéisme n’aura plus d’autre nom que celui de paganisme, qui signifie dédaigneusement le culte du vulgaire, la religion des paysans. Si Athènes, si la Grèce propre avaient eu au quatrième siècle l’intelligence et le courage d’embrasser le christianisme, elles auraient peut-être trouvé dans la jeunesse de la foi les germes d’une vie nouvelle. La Grèce égyptienne, Alexandrie ; la Grèce asiatique, Antioche ; et la Grèce byzantine, Constantinople, ont tantôt servi l’Église, et tantôt l’ont agitée, déchirée par le schisme et l’hérésie ; mais enfin elles ont eu leur part dans l’histoire du christianisme, dans l’histoire du moyen âge. La Grèce propre ne survit pas au paganisme ; elle descend au tombeau avec la religion des fables, dont elle-même avait créé le charme et la beauté. Mais jusqu’au dernier jour, son rôle conserva quelque importance et quelque utilité. L’Église qui combattait indirectement les rhéteurs et qui allait même les détruire, leur confia jusqu’à la fin de nombreux disciples, ses futurs évêques, tels que les Basile, ou les Grégoire, ou les Jean Chrysostome. Quand les derniers maîtres païens disparurent, leurs élèves chrétiens recueillirent, quelquefois en les maudissant, ces chefs-d’œuvre que la chaire profane leur avait appris à admirer. Ainsi, comme il est vrai que l’Église a transmis l’antiquité à l’Europe, ce sont les rhéteurs grecs, et en particulier les maîtres d’Athènes qui avaient transmis l’antiquité à l’Église. Cette œuvre faite, et je crois qu’elle était bonne, et qu’il n’eût pas mieux valu (comme l’ont pensé quelques esprits trop ardents) que le passé pérît tout entier pour que le monde fût entièrement renouvelé ; la Grèce n’avait plus qu’à mourir ; ou plutôt à végéter obscurément ; car les nations ne meurent guère ; elles disparaissent. Quand Théodose expira, laissant deux fils enfants, sur deux trônes à jamais séparés, le péril que le génie et le nom de ce grand homme avait à peine conjuré éclata. Les Barbares étaient partout dans l’empire, sous les noms d’auxiliaires, d’amis et d’alliés ; il n’y avait plus d’armes qu’entre leurs mains, et l’empire ne durait que parce qu’il avait l’art de maintenir son prestige en les opposant les uns aux autres. Les luttes du cinquième siècle sont entre les Barbares fidèles à l’empire et les Barbares révoltés. Le Romain, le provincial ont disparu des armées, et, renfermés dans la vie civile, attendent en tremblant le sort que leur feront les batailles livrées en leur nom. On se fait en général une idée fausse de l’invasion des Barbares et de la chute de l’empire romain, surtout de la grande invasion dirigée par Alaric. On se figure souvent ce chef envahissant le territoire romain à la tête d’une horde innombrable de Goths indisciplinés et féroces, et attaquant l’empire comme une troupe de brigands attaque des voyageurs désarmés. Ces idées ne sont pas exactes. Ce qui arriva dans l’empire au quatrième siècle, arriverait encore aujourd’hui, si d’autres peuples commettaient la faute que les Romains ont commise. Supposons que, dégoûtés des labeurs ingrats de la vie militaire, nous fassions aujourd’hui justement le contraire de ce que nous allons faire, et que nous éloignions systématiquement des camps tous les citoyens français, en nous disant qu’il serait plus agréable pour eux, plus profitable au pays qu’ils s’appliquassent d’une façon exclusive à l’agriculture, au commerce, à l’industrie, aux arts libéraux. Sans doute il nous faudrait des soldats : mais en face de la France, à deux ou trois jours de mer, un peuple pauvre et nombreux, soumis et vaincu par nous, nous offrirait une ressource inépuisable pour suppléer aux vides de nos régiments. Nous enrôlerions tous les Arabes sous nos drapeaux. Ils sont, il est vrai, mal domptés et quasi barbares ; mais ils sont désunis entre eux, et la supériorité de notre race et de notre civilisation nous assurerait le privilège de pouvoir toujours les contenir, même après les avoir armés. Ainsi nos citoyens pourraient se livrer tout entiers aux arts de la paix ; une armée de mercenaires barbares leur coûterait toujours moins cher que tant d’années qu’ils auraient perdues dans les camps. Supposons que nous fassions aujourd’hui ce détestable raisonnement. Dans moins d’un siècle, nos populations amollies et efféminées seraient protégées, contre les dangers du dehors et contre ceux de l’intérieur, par une armée aux trois quarts arabe, et, pour le reste, composée de ce qu’il y aurait de plus misérable et de plus ignorant parmi les prolétaires de la nation. Seule la barbarie mercenaire compterait encore dans les camps des hommes vraiment aguerris, des âmes énergiques et vigoureuses. Qu’arriverait-il fatalement ? C’est que la conduite des armées viendrait peu à peu aux mains des plus intelligents el des plus audacieux parmi ces barbares. Après avoir cessé de donner des soldats, la nation cesserait de fournir des officiers ; et la direction de la force appartiendrait nécessairement à ceux qui seraient la force eux-mêmes. Alors qu’un homme surgît, plus distingué à la fois par sa race, par son intelligence, et par son audace, du milieu des barbares dont il serait l’idole ; il dépendrait de cet homme de renverser le gouvernement, qu’il serait censé servir, et de substituer, s’il lui plaisait, au fantôme d’une institution ruinée, la réalité de son glaive. Cette histoire ne sera pas la nôtre ; mais elle est exactement celle de l’empire romain. La corruption des sujets et la défiance des princes avait désarmé les citoyens et avait armé des Barbares, pour défendre une patrie qui n’était pas la leur contre d’autres Barbares. Le dénouement était fatal. Alaric n’a pas envahi l’empire. A la date qu’on nomme celle de sa première invasion (395), il était depuis plusieurs années chef des cohortes auxiliaires. Il avait en cette qualité accompagné Théodose en Italie, et combattu avec l’empereur contre le Franc Arbogast, et l’usurpateur Eugène. Quand Théodose fut mort, et qu’Alaric vit sur le trône le débile Arcadius, son ambition s’accrut. D’intelligence, à ce qu’on pensa, avec Rufin, ministre d’Arcadius, il demanda le commandement des troupes romaines, qui lui fut refusé. Alors il se révolta, fit révolter ses Goths, et les lâcha contre l’empire. Ce n’est pas là une invasion ; mais (qu’il nous soit permis d’emprunter ce mot au vocabulaire politique d’une nation moderne) c’est un pronunciamento. « Alaric, » dit Eunape[5], « suivi de ses Goths, passa les Thermopyles et envahit la Grèce comme un hippodrome ouvert. » Il parut monstrueux aux Grecs que ces portes du pays n’aient pu être défendues, même un seul jour ; et cédant à la manie des peuples qui s’abandonnent eux-mêmes, ils expliquèrent tout par la trahison. Les uns accusèrent de complicité Gérontios qui avait été chargé de garder le passage, et Antiochus, proconsul d’Achaïe ; les autres dirent que « les porteurs de robes noires » c’est le mot dont se sert Eunape pour désigner les moines, avaient livré les Thermopyles[6]. Alaric s’avança, en descendant la vallée du Céphise, par la Phocide et la Béotie. On massacrait les hommes, on emmenait en esclavage des troupeaux de femmes et d’enfants. Toutes les villes furent rasées, à l’exception de Thèbes, qu’il eût fallu assiéger. Alaric était pressé. Il courait vers Athènes, espérant s’en emparer facilement. « L’étendue de la ville, » dit Zosime[7], « rendait la défense impossible ; et Alaric, maître du Pirée, pensait prendre rapidement les assiégés par la famine. Mais la vénérable antiquité de ses murs devait susciter une protection divine qui la défendit contre le pillage. Je ne dois point passer sous silence l’événement merveilleux qui la sauva ; événement bien propre à réveiller la piété de ceux qui l’apprendront. Alaric, en s’approchant des murs à la tète de son armée, vit Minerve, prête à les défendre, en armes, telle que les statues nous la montrent. Elle allait fondre sur les assaillants. Devant les murs se tenait le héros Achille tel que dans Homère il se montre aux Troyens, enflammé de colère, et prêt à venger la mort de Patrocle. » Alaric, effrayé de ces apparitions, accepta des présents, respecta la ville, et s’éloigna vers le Péloponnèse[8]. Que faut-il penser de ce récit légendaire ? Alaric avait-il vu simplement la statue colossale de Minerve Acropolitaine, qui se dressait derrière les Propylées, le casque en tète, la pique à la main ; et l’imagination du barbare avait-elle été vivement frappée de cette œuvre grandiose ? Ou bien s’éloigna-t-il à prix d’or, et chargé de la rançon d’Athènes ? Ou même le récit de Zosime est-il purement fabuleux ; Athènes fut-elle prise et saccagée ? Claudien l’insinue, dans son invective contre Rufin[9]. L’Acropole seule en ce cas, comme autrefois le Capitole à Rome, ne serait pas tombée aux mains des barbares. Stilicon, avec les forces de l’Occident, avait voulu marcher au devant d’Alaric ; il s’était arrêté sur l’ordre formel du défiant Arcadius[10], qui craignait moins les barbares que son propre frère : « Ah ! si l’on eût combattu, » dit Claudien, « la Grèce livrée n’aurait pas vu de tels désastres ; les villes de l’Arcadie et Lacédémone seraient debout ; deux rivages n’auraient pas vu fumer l’incendie de Corinthe et des chaînes cruelles n’eussent pas enchaîné les femmes d’Athènes. » « En ce temps, » dit Eunape[11], « beaucoup d’hommes se tuèrent de désespoir, d’autres périssaient sous les coups des barbares. » Car ce peuple amolli, qui ne résistait pas, ne fut pourtant pas épargné. Eunape nomme deux personnages qui furent tués alors ; l’un, Protérius de Céphalonie, sophiste à ce qu’on croit ; l’autre, Hilarius de Bithynie, qui s’était fixé à Athènes où Eunape le connut. « Versé dans toutes sortes de sciences, il était surtout peintre si habile qu’on peut dire qu’Euphranor revivait en lui. Hilarius, pris hors d’Athènes, près de Corinthe[12], fut égorgé avec tous les siens. » Les barbares poursuivaient leur route, ravageant tour à tour Mégare, l’Isthme, Corinthe, Argos, Lacédémone. L’invasion d’Alaric marque vraiment la fln de l’antiquité pour la Grèce ; tout à la fois sombra. Eleusis fut ruinée, le temple détruit ; les mystères abolis. Le paganisme, épouvanté de ces désastres, cherchait à se persuader au moins qu’il les avait prédits. Le dernier hiérophante d’Eleusis, au dire d’Eunape[13], avait annoncé : « que les rites sacrés seraient renversés et persécutés de son temps ; qu’il assisterait vivant à leur ruine ; que le culte des grandes déesses finirait avant lui ; qu’il se verrait déchu de ses honneurs ; dépouillé du nom d’hiérophante ; mais qu’il ne survivrait pas longtemps à ces calamités. Tout se passa ainsi. » L’année suivante, Olympie fut saccagée après Eleusis. Les jeux cessèrent d’être célébrés. L’un des derniers vainqueurs avait été un Arménien, nommé Varastad, qui devint plus tard roi dans son pays[14]. La deux cent quatre-vingt-treizième olympiade achevée cette année-là fut la dernière. On compta dès lors les années par indictions, ou depuis la création du monde. Cependant l’occident s’était ému se sentant menacé lui-même. On profita d’un moment de trêve que les Germains accordaient à la frontière du Rhin, pour tenter d’arracher la Grèce aux Barbares qui l’écrasaient depuis plusieurs mois : « La mer Ionienne, » dit Claudien, « se couvre de navires ; les vents se fatiguent à gonfler tant de voiles. Neptune ouvre au-dessus de l’abîme une voie aisée à la flotte qui sauvera Corinthe... Les chariots barbares roulent dans le sang ; la jeunesse vêtue de peaux de bêtes est moissonnée par la maladie, par le fer ; le Lycée, l’Erymanthe n’ont plus d’ombrages ; leurs forêts sont tombées sous la hache pour fournir à tant de bûchers... Que Corinthe secoue ses cendres ; que le Spartiate et l’Arcadien rassurés foulent aux pieds les monceaux de cadavres barbares ; et que la Grèce épuisée respire après ses désastres vengés[15]. » Cette description ampoulée indique mal ce qui se passa réellement, et l’histoire ne supplée qu’à demi aux mensonges de la poésie. Nous savons que les Barbares furent cernés par Stilicon sur le mont Pholoé, en Arcadie ; les Goths, enivrés et corrompus par un pillage qui durait sans combat depuis plusieurs mois, n’avaient plus ni vigueur, ni discipline ; ils furent vaincus et en partie détruits ; mais au lieu de les prendre ou de les massacrer jusqu’au dernier, comme il pouvait faire, Stilicon laissa s’échapper par l’isthme de Corinthe les restes de l’armée barbare, avec son chef Alaric. Peut-être souhaitait-il de ne pas détruire entièrement l’ennemi qui contenait l’empire d’Orient, Arcadius et ses ministres, rivaux acharnés de Stilicon et des armées d’Occident. Quoi qu’il en fût, Alaric, à demi vaincu, parut encore assez redoutable au lâche et impuissant gouvernement de Constantinople pour qu’on se résignât à le fléchir et à faire cesser le pillage de l’empire en lui abandonnant l’Illyrie, et en le nommant maître de la milice. La femme d’un barbare put dire à son époux, dans les vers de Claudien[16] : « Celui qui ravagea l’Achaïe et l’Epire impunément est le maître de l’Illyrie.... Heureuses les femmes dont les maris ont conquis tant de villes, ravi, par de grands exploits, les dépouilles dont elles sont ornées ; les belles filles d’Argos, de Thessalie ou de Sparte sont leurs esclaves. » Le dernier poète romain, aux gages de tous les vainqueurs, écrit ailleurs, dans son enthousiasme pour Stilicon : « Grâce à ton bras, la Grèce ressuscite ; elle relève sa tête malade du milieu des flammes[17]. » Mais, en vérité, la Grèce ne devait plus renaître ; Alaric avait porté le coup suprême au peu de vie qui lui restait encore[18]. Du cinquième siècle au commencement du treizième, c’est-à-dire jusqu’à l’époque où se fondèrent en Morée, à Athènes, à Thèbes, les baronnies françaises, conquête imprévue de la quatrième croisade, la Grèce, en sept cents ans, est à peine nommée dix fois dans l’histoire. Et pourtant elle existe encore, dépeuplée, mais non déserte. Quelques philosophes de l’école alexandrine, réfugiés à Athènes, s’y transmettent mystérieusement, jusqu’au commencement du sixième siècle, la tradition d’une métaphysique profonde, qui demeure incompréhensible et à peu près inconnue à leurs concitoyens. Proclus, à Athènes, au cinquième siècle, est comme un phénomène isolé, qui n’a pas de racines en Grèce, et qui n’y porte point de fruits[19]. Ce n’est pas qu’Athènes ait perdu en un jour cette politesse qui faisait sa gloire ; elle donne encore naissance à plusieurs impératrices ; à la savante Eudocie, ou Athénaïs, femme de Théodose Second, et fille de Léontios, le dernier sophiste athénien dont nous possédions le nom ; quatre siècles plus tard, à la célèbre Irène. Au neuvième siècle, Basile le Grand visite le Parthénon ; ses soldats, franchissant les contreforts du Taygète méridional, découvrent la péninsule oubliée du Magne, où l’on adorait encore les divinités païennes. De nombreuses tribus slaves s’infiltraient cependant en Grèce, et y fondaient des colonies qui couvrent encore une partie du sol, et se distinguent, par un type et une langue à part, des descendants des Grecs, dont ils n’ont pas beaucoup, quoi qu’on ait dit, corrompu la pureté de race. Mais tout ce travail humain, silencieux et monotone, ressemble plus à la végétation d’une forêt qu’au développement libre d’une nation ; et il s’accomplit sans laisser de vestiges dans l’histoire. Ainsi, l’existence historique de la Grèce se prolongea cinq siècles et demi après la perte de son indépendance politique. Au début de cette étude, nous l’avons vue périr comme nation libre. Après Alaric, elle disparaît, pour ainsi dire, et s’efface, comme province distincte de l’empire. Elle cesse d’être libre après Philopœmen ; on pourrait dire qu’elle cesse d’être après Alaric. Les générations continuent à se succéder sur ce sol autrefois illustre, et désormais oublié. Mais s’il reste là des hommes, il n’y a plus là de nation. Nous avons étudié précédemment les causes qui avaient amené pour la Grèce la perte de son indépendance politique. Nous avons montré comment elle cessa d’être libre, parce que la fureur des partis, ou plutôt des intérêts, opposés entre eux, ou qui se croyaient opposés, fut poussée à ce point qu’ils aimèrent mieux transiger à l’envi avec l’ennemi commun, avec l’étranger, et subir sa domination, que de consentir à transiger entre eux, et à se supporter les uns les autres. La Grèce libre a péri par l’indiscipline sociale. Nous ne pouvons terminer ce récit sans nous demander comment la Grèce cessa d’exister, même comme nation sujette et déchue, et fut, pour ainsi dire, rayée de l’histoire. Tant de provinces romaines ont ressaisi, après la chute de l’empire, les débris de leur nationalité, et recommencé une vie personnelle, une carrière libre et glorieuse ! Pourquoi la Grèce n’eut-elle pas le même bonheur ? Attribuera-t-on, ainsi que l’ont fait plusieurs historiens, la naissance des nations modernes à l’invasion barbare qui, dit-on, les retrempa et les rajeunit dans un sang nouveau ? Ce serait exagérer singulièrement l’œuvre des barbares, et l’histoire aujourd’hui réagit contre cette fâcheuse tradition d’expliquer tout le moyen âge par l’entrée de quelques hordes franques ou gothiques sur le territoire de l’empire. Ce fut assez pour renverser, il est vrai, l’empire d’Occident ; mais sous les ruines de l’empire, les nations se retrouvèrent ; et les barbares donnèrent bien des dynasties aux nations ; mais ils ne fondèrent pas les nations ; elles existaient avant eux ; elles existèrent après eux ; elles les absorbèrent, et elles leur survécurent. D’ailleurs la Grèce aussi fut envahie, et envahie dix fois, du quatrième au neuvième siècle ; et les Slaves ne réussirent pas à refaire d’elle une nation. Peut-être l’histoire du quatrième siècle explique-t-elle en partie la fin de la Grèce. A l’heure où tout ce qu’il y avait d’énergie et de vigueur dans le monde romain se concentrait dans le christianisme, — et c’est là un fait trop évident pour qu’on le puisse contester, — la Grèce, n’ayant d’yeux et d’amour que pour son passé, s’obstina dans la foi païenne, et tout ce qui chez elle vivait encore d’une certaine vie et brillait d’un certain éclat demeura païen jusqu’au bout : les mystères, les jeux, les écoles, les sophistes, les poètes, les philosophes. Quand tombèrent ces institutions, désormais surannées, rien ne les remplaça qu’un christianisme officiel et stérile, où la foi ne produisit pas les merveilles qu’elle enfantait ailleurs. Peut-être qu’à la date où le pays fut vraiment converti (et pour le Magne il faut retarder cette date jusqu’au neuvième siècle) l’Église orientale affaiblie, divisée, toute aux subtilités d’une théologie raffinée et desséchante, avait déjà perdu cette foi simple et pure, celte charité, cette ardeur qui transportaient les premiers apôtres, et, en convertissant le monde, ne changeaient pas seulement des mots et des formules, mais, avant tout, transformaient les âmes. FIN |
[1] Zosime, IV, 3.
[2] En 375. Zosime, IV, p. 736, et Epiphane, Contre les hérétiques, I, 2.
[3] Zosime, IV, 18. — Ammien Marcellin, XXVI, 10.
[4] Zosime, IV, 14, 15. — Sozomène, VI, 35.
[5] Zosime, IV, 736, 745 ; V, 6. (783), 7, 26. — Eunape, V. 5. — Philostorge, XII, 2. — Paul Orose, VII, 37. — Saint Jérôme, Ep. III à Héliodore. — Eunape, Vie de Maxime.
[6] Zosime. — Eunape, Vie de Maxime.
[7] Zosime, V, 5.
[8] Zosime avoue qu’Alaric entra dans la ville, mais il prétend qu’il y entra en ami.
[9] In Rufinum, II.
[10] Ou plutôt de Rufin, ennemi mortel de Stilicon et tout puissant alors sous le nom d’Arcadius, qui n’avait que douze ans.
[11] Eunape, Vie de Priscus.
[12] Ces mots : hors d’Athènes, semblent confirmer une partie du récit de Zosime et attester qu’Athènes ne fut pas prise ou du moins fut épargnée.
[13] Eunape, Vie de Maxime.
[14] Moses Chorensis, III, 40. — Cédrénus, I, 326.
[15] Claudien, quatrième consulat d’Honorius.
[16] Claudien, In Eutrope, II.
[17] Claudien, A Stilicon, I.
[18] Une loi du code Théodosien réduit au tiers le tribut de la Grèce à cause des ravages qu’Alaric y avait faits.
[19] L’Ecole platonicienne fut définitivement supprimée par Justinien en 529.