HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XIX. — LA GRÈCE AU TEMPS DE CONSTANTIN ET DE JULIEN. - (310-363 après J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Depuis la prédication de saint Paul, la foi chrétienne en Grèce ne s’était jamais éteinte, mais elle se propageait lentement. Corinthe seule était le siège d’une Eglise assez nombreuse ; ailleurs le nombre des fidèles était très restreint. Gibbon évalue à un vingtième seulement de la population totale de l’empire le nombre des chrétiens à l’époque de l’avènement de Constantin. Ce chiffre, certainement trop faible pour plusieurs régions privilégiées, telles que l’Asie Mineure, paraît suffisant pour la Grèce propre. Nous avons montré comment, dans ce pays, une superstition douce et sereine charmait les intelligences vulgaires ; tandis qu’une philosophie, vague mais satisfaite de son scepticisme, retenait les esprits plus éclairés. Nulles dispositions ne pouvaient être moins favorables à une propagation rapide et ardente du christianisme que cette ignorance et cette présomption.

Du moins la foi put s’établir sans presque rencontrer la violence. Il semble que la Grèce ait ignoré la cruauté des persécutions, même lorsqu’elle fit partie du lot du farouche Galère. Les Ménologes des Grecs n’attribuent à la Grèce propre que dix-neuf martyrs jusqu’à Constantin ; et presque tous périrent à Corinthe par l’ordre et sous les yeux du proconsul romain. Ailleurs, l’autorité locale fermait les yeux, ou sympathique, ou indifférente. Les empereurs frappaient surtout, chez les chrétiens, leur hostilité vraie ou supposée contre le patriotisme romain. Ces griefs touchaient peu l’âme des Grecs, et ils ne montraient pas plus de zèle heureusement pour défendre l’erreur que pour chercher la vérité.

A l’époque où Constantin, vainqueur de Maxence, édicta la liberté religieuse à Milan (312), la Grèce était encore en majorité païenne ; les plus illustres personnages d’Athènes, c’est-à-dire les rhéteurs, étaient tous païens avec la plus grande partie de leurs nombreux disciples. Proérésius est une exception peut-être unique, entre tous les sophistes grecs. Jusqu’à Théodose, Athènes, malgré le grand nombre des conversions particulières, garde la forme extérieure et aussi l’esprit d’une ville polythéiste.

Remarquons cependant que, dès l’année 324, la faveur de Constantin désigne cette ville comme une de celles sur lesquelles il croyait pouvoir s’appuyer dans la seconde guerre contre Licinius ; c’était pourtant une guerre de religion autant qu’une guerre politique, et Licinius était devenu, quoique chrétien, le champion de la réaction païenne. Or, le Pirée fut choisi par Constantin, pour qu’on y rassemblât de vastes armements[1] : deux cents galères, et deux mille vaisseaux de transport. Crispus, fils de l’empereur, commandait cette flotte. Une distribution de blé à faire annuellement aux dépens du fisc impérial fut instituée en faveur des Athéniens. Enfin l’empereur accepta d’eux le titre de stratège. On sait que la magistrature du stratège était devenue la plus importante des charges publiques à Athènes. Constantin l’exerça sans doute par procuration.

Ces petits faits, rapprochés des graves circonstances politiques où se trouvait l’empereur, font penser que les chrétiens étaient déjà influents et nombreux en Grèce, et même à Athènes, dès la douzième année qui suivit l’édit de liberté religieuse.

Constantin, d’ailleurs, s’occupa peu de la Grèce ; mais il exerça sur la destinée de cette province une influence décisive, par la fondation d’une capitale nouvelle à Byzance, devenue Constantinople.

Il arrive souvent que les desseins humains échouent par ce qui semble en assurer précisément le succès. Depuis cinq cents ans, la Grèce soumise aux Romains, travaillait à réagir contre sa défaite, en soumettant ses vainqueurs à sa propre civilisation. Elle avait réussi à helléniser l’empire, et surtout la moitié orientale de l’empire. En transportant la capitale à l’extrémité de l’Europe, aux portes de la Grèce, au cœur delà civilisation gréco-asiatique, loin de Rome, loin fies souvenirs et des traditions de la grande République, il semble que Constantin, qu’il le voulût ou non, achevait le succès de l’œuvre entreprise depuis si longtemps par les Grecs, et poursuivie sans relâche par leurs philosophes, leurs historiens, leurs rhéteurs et leurs artistes. Gela n’était vrai qu’à demi ; en transportant l’empire romain à Byzance, il hellénisait définitivement l’empire, mais il tuait tout à fait la Grèce.

La Grèce avait eu ce bonheur, aux beaux temps de son histoire, de n’avoir pas de capitale ; et la vie intellectuelle, politique et morale avait eu presque autant de centres divers et animés, dans ce pays si restreint, que l’on y comptait de cités.

Certes la décadence et l’asservissement avaient beaucoup réduit depuis longtemps le nombre des villes qui gardaient en Grèce une vie propre et originale. Mais il suffit de lire Pausanias pour voir qu’à la fin du second siècle après Jésus-Christ, tous les antiques foyers de la civilisation grecque n’étaient pas encore éteints.

Du jour où fut fondée l’immense Constantinople, une tendance funeste, irrésistible, attira vers cette ville ce qu’il restait de vie dispersé dans toute la Grèce, et des cités, qui languissaient déjà, il est vrai, ne tardèrent pas à mourir.

La fondation de Constantinople n’en fut pas moins peut-être un bonheur pour l’hellénisme. Admirablement située entre deux mers, à l’extrémité d’une longue presqu’île, facile à défendre contre l’envahisseur, qu’il vînt d’Europe ou qu’il vînt d’Asie, cette ville résista onze cent vingt ans aux Barbares, et abrita, pendant tout le moyen âge, derrière ses imprenables murailles, les restes les plus précieux de l’antiquité. La renaissance du quinzième siècle et du seizième sort en grande partie de Constantinople.

Mais il n’est pas moins vrai que la fondation de cette ville porta le dernier coup à la prospérité, à l’existence même de la Grèce. Ne nous y trompons pas, en effet : ce n’est pas la Grèce qui survécut mille ans dans Byzance. Constantinople n’est pas la Grèce, quoique les Grecs voudraient aujourd’hui le faire croire, pas plus qu’elle n’est Rome, comme les empereurs l’avaient pensé faire en y transportant tous les cadres de la vie romaine. Cette ville ne ressemble qu’à elle-même ; ce Bas Empire est profondément original dans son existence stérile et tourmentée. Il est né du mélange de deux traditions, la grecque et la romaine, troublées plutôt que transformées par le christianisme. Il s’est formé de ces trois éléments divers, plutôt juxtaposés que fondus ensemble : l’administration impériale, la philosophie hellénique et le dogmatisme chrétien. Mais ni Auguste, ni Plutarque, ni saint Paul ne le reconnaîtraient chacun pour son œuvre. La fondation de Constantinople devint d’une autre façon funeste à la Grèce ; elle fut le signal de la destruction des objets d’art et du pillage des temples. On se tromperait en imputant à l’Eglise les premiers actes agressifs contre les marbres antiques. Constantin, le premier, se proposa de parer sa capitale nouvelle des dépouilles du monde entier. « Il envoya de tous côtés, » dit son panégyriste Eusèbe[2], « des agents sûrs, qui faisaient la visite des temples, saisissaient les offrandes et les revenus des uns, dépouillaient les autres de leurs ornements, étaient à ceux-ci leurs colonnades, à ceux-là leurs statues les plus renommées, enlevaient, pour les convertir en monnaie, les plaques d’or ou d’argent qui recouvrent les idoles, et envoyaient toutes ces- dépouilles à Constantinople. »

Ainsi furent enlevées les statues des Muses cachées dans l’Hélicon, au fond d’un vallon délicieux et solitaire où, sans doute, elles attiraient déjà plus d’artistes que de dévots[3]. Il ne faut ni louer ni blâmer Constantin d’avoir montré un zèle religieux dans la destruction des statues antiques ; car tel ne fut pas le motif qui le fit agir. Autrement, aurait-il fait ériger sur les places de Constantinople la plupart des dépouilles enlevées à Delphes ou à Olympie ? Mummius, Sylla, Caligula, Néron qui n’étaient pas chrétiens, avaient déjà pillé la Grèce. Constantin no faisait que reprendre une fâcheuse tradition romaine.

Le fils de Constantin, Constance, frappa le premier sévèrement contre le paganisme, et lança plusieurs édits qui interdisaient absolument les sacrifices et fermaient les temples[4]. Mais ces décrets restèrent le plus souvent lettre morte et les œuvres d’Himérius suffiraient à montrer qu’en Grèce au moins ils furent inexécutés[5].

Il n’est pas douteux qu’au milieu du quatrième siècle, à Athènes, les deux religions vécussent encore sur un pied de tolérance réciproque, et que le paganisme, à l’extérieur du moins, ne fût toujours le culte dominant et officiel de la ville. L’étude de l’antiquité régnait encore exclusivement dans l’éducation, même chez les chrétiens. Jusqu’à la fin du siècle, ils regardèrent la connaissance des lettres profanes comme absolument nécessaire au perfectionnement de l’esprit humain. Ainsi Basile de Césarée et Grégoire de Nazianze, quoique nés de familles non seulement chrétiennes, mais vraiment pieuses, ne crurent pas que leur éducation, très soignée d’ailleurs, pût s’achever autre part qu’en Grèce ; et, à vingt et un ans, ils se rendirent à Athènes, ce siège de l’éloquence[6], dit Grégoire.

Ce respect des sciences profanes avait existé chez les chrétiens, surtout en Orient, même pendant l’ère des persécutions. Saint Clément d’Alexandrie, au troisième siècle, raillait doucement les âmes timorées que cette tolérance effrayait : « Il y a des chrétiens, » disait-il[7], « qui ont peur de la philosophie grecque comme les enfants des fantômes. Ils craignent qu’on ne les enlève.... Mais celui qui sait que la terre, et la plénitude de ses biens appartiennent au Seigneur, celui-là ne s’écarte point de l’étude, pour ne pas devenir semblable aux animaux sans intelligence. »

Grégoire de Nazianze et Basile de Césarée ne s’aveuglaient pas cependant sur les périls qu’un chrétien courait dans Athènes. « Il faut accorder aux hommes pieux, » disait Grégoire[8], « que cette ville édifie mal les âmes ; les idoles y sont plus nombreuses que dans tout le reste de la Grèce. Il est difficile de n’être pas séduit par ceux qui les soutiennent. Mais nous étions déjà assez affermis pour qu’il ne nous soit arrivé aucun mal. »

La tendre amitié qui les unissait fut leur préservatif le plus sûr contre la contagion. « Si la chaleur de notre amitié, » dit Grégoire, « vous paraît exagérée, pardonnez à ce sentiment, le plus honnête de tous. »

Ils partageaient la même maison, s’asseyaient à la même table ; tous deux semblaient n’avoir qu’une âme et qu’une pensée. Il n’y avait point entre eux de jalousie, mais il y avait une émulation, une lutte même « pour laisser chacun la première place à l’autre. » Les plus vertueux étaient leurs amis ; ils évitaient les batailleurs. Ils recherchaient dans l’étude non pas l’agréable, mais le beau, « c’est-à-dire ce qui formait le cœur à la vertu. » Ils connaissaient seulement le chemin de l’Eglise et celui de l’école ; ils s’abstenaient des fêtes, des réunions, des festins, des théâtres. « Nous étions chrétiens, et nous voulions paraître tels, » dit Grégoire.

Pendant la dernière année de leur séjour, en 355, on vit arriver à Athènes et se mêler aux étudiants, un jeune cousin de l’empereur Constance, nommé Julien, obscur jusque-là. Il avait vingt-quatre ans. Après avoir échappé, seul avec son frère Gallus, au massacre général des frères et des neveux de Constantin, il avait été élevé dans la retraite par des précepteurs chrétiens, et initié à la foi qu’il devait plus tard renier, combattre et persécuter. Mais l’historien impartial et le chrétien miséricordieux doivent se souvenir, non pour justifier, mais pour expliquer en partie la faute de cette âme infortunée, qu’il n’avait guère connu la religion que défigurée par l’hérésie arienne triomphante et soi-disant soutenue, mais réellement écrasée, par la main maladroite et despotique du pouvoir civil ; enfin, personnifiée aux yeux peu clairvoyants, dans un prince faible et perfide, Constance, meurtrier de sa famille, persécuteur, au nom de la foi, des évêques orthodoxes.

La foi chrétienne, inculquée dès l’enfance, avait troublé le cœur de Julien, sans le convaincre, et l’avait étonné sans le satisfaire. Cette croyance docile et arrêtée ne suffisait pas à l’inquiétude d’une âme mystique et superstitieuse au plus haut degré. Les philosophes qui ont inscrit le nom de Julien sur le martyrologe de la libre pensée ont commis une risible erreur. Ce n’est pas la raison révoltée qui l’arracha au christianisme, c’est la théurgie. La théurgie est la sorcellerie du quatrième siècle, née du mélange ténébreux de la philosophie alexandrine et du polythéisme populaire, à l’heure où tous deux, déjà proscrits ou du moins suspects, contractèrent une alliance qui eût semblé monstrueuse à Plotin, et qui prolongea cependant de quelques années la vie du polythéisme et du néo-platonisme ; la théurgie prétendait évoquer scientifiquement les dieux et les démons sur la terre, ou enlever l’homme jusqu’au ciel, sur les ailes de l’extase. Elle initiait ses adeptes à la vie surnaturelle, par des moyens déterminés, méthodiquement gradués. C’était une foi et une science ; une foi follement aveugle et une science très raffinée. On eût dit que Jamblique, Ædésius, Chrysanthe et Maxime, les apôtres de la théurgie en Asie Mineure, avaient créé ce mysticisme étrange pour séduire Julien, déjà si troublé. C’est entre leurs mains que le futur empereur abjura la foi chrétienne[9].

A ce moment, son frère Gallus, qui gouvernait l’Orient, fut mis à mort sur de vagues soupçons, par ordre de Constance, et Julien lui-même fut appelé à Milan. Le péril était extrême ; Julien dissimula avec un art qu’il possédait depuis l’enfance ; d’ailleurs l’impératrice Eusébie le protégeait. Après une surveillance prolongée, mais qui ne découvrit rien, Julien obtint la permission de se retirer en Grèce.

Au temps où Julien arriva à Athènes, le paganisme, resté en possession de ses richesses, déployait encore dans cette ville toute la magnificence de son culte. Le Parthénon voyait sans doute moins d’adorateurs aux pieds de la statue de Pallas ; mais Pallas régnait toujours au Parthénon[10]. Les collèges sacerdotaux n’étaient pas dispersés, les fêtes et les jeux se célébraient avec leur splendeur accoutumée[11]. Quel que fût le nombre des chrétiens, il ne leur était pas permis de lutter de pompe et d’éclat avec le paganisme affaibli, mais maure encore des richesses qu’il avait accumulées depuis dix siècles.

En voyant ainsi l’Acropole intacte, ses trésors respectés, les dieux debout, les prêtres opulents, les sacrifices régulièrement accomplis, enfin les maîtres de l’école, et la plupart de leurs disciples, fidèles aux divinités helléniques, Julien se fit peut-être illusion sur le véritable état du monde et sur les forces réelles du paganisme. Il avait sous les yeux les restes d’un passé brillant ; il crut voir la promesse d’un avenir sans bornes.

Si l’on en croit le mystique Eunape[12], Julien ne serait venait venu en Grèce que pour se faire initier par l’hiérophante d’Eleusis. Il est sûr du moins que Julien fut initié. Un lien nouveau, sacré, mystérieux, l’attachait ainsi à Athènes ; il aimait déjà cette ville pour les grands souvenirs qu’elle rappelait ; il se prit à la vénérer pour son caractère religieux.

Julien connut à Athènes saint Basile et saint Grégoire ; mais il était déjà trop tard pour que l’estime qu’il professa pour leur caractère pût le ramener à partager leur foi. Empereur, il se rappelait les vertus et le beau génie de Basile : « Je n’ai jamais oublié, » lui écrivait-il[13], « notre commerce d’autrefois, alors que tous deux à la fleur de l’âge nous nous sommes liés d’une étroite amitié. » Sans doute sa liaison ne fut pas moins familière avec Grégoire ; et les invectives passionnées que l’évêque lança plus tard contre l’apostat, ne sont peut-être que le cri douloureux de l’amitié déçue. A la vérité, Grégoire a prétendu qu’il avait prévu, dès Athènes, le rôle fatal de Julien ; mais il faut se défier de ces prophéties publiées après l’événement. Elles sont souvent fort sincères, mais rarement véridiques. On s’abuse sans le savoir. On croit qu’on avait prévu, parce que l’événement s’est produit insensiblement, et qu’on a modifié ses idées, à mesure qu’il se produisait ; on oublie à la fin qu’on n’a pas toujours pensé la même chose : « Tout en Julien, » dit saint Grégoire, « ne me prédisait rien de bon ; cette tête branlante, ces épaules mobiles, ces yeux errants, ce regard farouche, ces pieds mal assurés et chancelants, ce nez qui soufflait l’outrage, tout ce visage sardonique, ces rires désordonnés et convulsifs, ces gestes contradictoires et insensés, ce langage hautain et entrecoupé, ces interrogations sans suite et sans raison, ces réponses incohérentes s’entremêlant aux questions sans ordre et sans logique. » Le portrait est saisissant, mais il n’est qu’à demi-vrai. C’est là Julien tel que Grégoire l’a vu dans sa pensée, eu 363, quand, apprenant sa mort, il entonne un chant d’allégresse et bénit l’ange de Dieu qui a frappé l’impie ; ou plutôt c’est là Julien damné, Julien diabolique, Julien antéchrist ; ce n’est pas l’écolier d’Athènes plus superstitieux qu’incrédule ; mystique et sournois, avec ses doigts tachés d’encre, dont les soldats se moquaient encore (et à tort) à l’époque de son arrivée dans les Gaules.

Après six mois de séjour en Grèce, Julien fut rappelé à Milan. Un revirement s’était opéré en sa faveur dans l’esprit de Constance. On le nommait César et on l’envoyait en Gaule. Il partit, mais le souvenir qu’il emportait de la ville des Dieux ne devait jamais s’effacer. Depuis ce jour, il saisit toute occasion d’affirmer sa prédilection envers cette patrie adoptive[14]. Lorsque, quatre années plus tard, Julien jeta le masque, et, dans un défi solennel, réclama l’empire, et sembla sommer l’univers de déclarer s’il voulait être païen ou chrétien, c’est au sénat et au peuple d’Athènes qu’il adressa la profession de foi dans laquelle il exposait ses griefs et justifiait sa révolte. C’était un appel aux armes. Ainsi, Julien dépassait brusquement les espérances, peut-être les désirs de ses maîtres et de ses confidents athéniens. Pourtant ils le suivirent. Les rhéteurs ne s’étaient pas crus eux-mêmes ennemis aussi acharnés du christianisme. Ils l’avaient vu grandir avec une sorte d’indifférence. Mais qui peut nier que leur enseignement ne dirigeait pas leurs cœurs vers la religion nouvelle ? Or, dans une crise aussi grave, qui n’était pas avec elle était contre elle. Maîtres et élèves à Athènes ne haïssaient pas le christianisme ; seulement leur âme était ailleurs. C’étaient des sceptiques fort doux. Mais Julien fut un ennemi implacable, et qui fit bon gré mal gré épouser sa haine aux plus modérés, même aux plus timides. Il eut l’art d’entraîner, d’aveugler surtout. Quand déjà le paganisme affaibli se résignait peut-être à chérir l’antiquité comme un délicieux souvenir, Julien fit naître et fit accepter le chimérique espoir de la ressusciter.

Il y eut entre Julien et Athènes un double malentendu, ou plutôt une double illusion égarait l’un et l’autre. D’une part, Julien s’exagérait la force des Athéniens, et l’importance de leur appui. Il crut que les applaudissements de l’Ecole suffiraient pour ébranler le monde ; et, en cela, il s’abusait. C’était l’Ecole qui avait besoin de l’empereur, et non l’empereur de l’Ecole ; mais de l’autre côté, les Athéniens, sur la foi des flatteries impériales, fermèrent les yeux, comme éblouis ; ils ne virent pas le christianisme établi dans le monde, établi dans Athènes. Tout fut entraîné : païens convaincus, païens ambitieux, païens routiniers ; tous ceux qui ne s’étaient pas convertis à temps pour solliciter une charge sous Constance ; tous les philosophes réconciliés avec le polythéisme dans l’espoir de trouver la liberté de penser dans l’impuissance de sa vieillesse ; tous les lettrés qui vivaient, aux dépens des anciens comme sur un fonds qui leur appartînt ; professeurs ou sophistes ; prêtres, desservants, exégètes, tous ceux de qui les temples des dieux abritaient la vie facile et douce ; puis, quelques flatteurs hardis, qui, prévoyant la réaction, voulurent être les premiers à y prendre part ; tous ces intérêts, toutes ces passions diverses se coalisèrent contre l’ennemi commun, le christianisme ; et Julien régna.

Durant un règne si court, dix-huit mois, Julien n’eut pas le temps de reparaître empereur dans cette ville d’Athènes qui l’avait vu disciple des rhéteurs, et où s’était glissé dans son âme le germe des funestes desseins qu’il allait travailler à mettre en œuvre. Il accabla de ses faveurs les hommes qui représentaient le mieux Athènes à ses yeux, c’est-à-dire ses anciens maîtres. Quoique Proérésius fût chrétien, il lui écrivit pour lui proposer de composer l’histoire de Julien. Il l’invitait à venir se joindre à sa cour de philosophes et de sophistes ; et, lorsqu’il lança ce perfide édit par lequel il interdisait l’enseignement des lettres profanes aux maîtres chrétiens, il excepta Proérésius de cette mesure odieuse. Mais Proérésius refusa ce privilège et s’abstint de paraître à la cour. Himérius et Priscus, au contraire, s’étaient joints à Maxime auprès de l’Empereur[15]. L’hiérophante d’Eleusis, l’initiateur de Julien, avait été appelé en Gaule avant la rébellion : « Tous deux, » dit Eunape[16], « s’étaient livrés à des pratiques mystérieuses connues d’eux seuls. » Le prêtre avait promis la victoire ; l’empereur crut la lui devoir, et le renvoya en Grèce, chargé de riches présents, et orné du titre de grand pontife. Telle fut la part que la Grèce, Athènes et ses écoles prirent au développement des pensées et des projets de Julien. Le commentaire de nos réflexions serait dans la lecture des œuvres mêmes de Julien, œuvres si complètement imprégnées d’hellénisme, mais qui ne sont grecques, cependant, qu’autant qu’on pouvait être Grec après Constantin. Le monde avait changé, en dépit des rhéteurs ; et Julien lui-même, le premier des rhéteurs de son temps, ne ressemble guère, je ne dis pas à Isocrate, mais seulement à Plutarque. Chrétien baptisé, il dut se refaire Hellène à force d’étude et d’imagination. Aussi que sa foi est contrainte, gênée, subtile ! Que son religieux enthousiasme est froid ! Quelle peine à se tromper lui-même ! Que de talent et quelle impuissance !

Avant Julien toutes les provinces avaient eu à leur tour, pour ainsi dire, l’honneur périlleux de donner des chefs à l’empire. L’Italie avait fourni les Césars ; l’Espagne et la Gaule, les Antonins. De l’Afrique et de la Syrie, étaient sorties les dynasties militaires du troisième siècle. L’Illyrie et la Dalmatie avaient vu naître des princes énergiques, qui, par des moyens divers, réussirent à rétablir dans l’Etat une certaine discipline, et à prolonger l’existence d’un empire épuisé : Dioclétien, Constantin.

Seule une province, qui avait été jadis la plus intelligente et la plus civilisée, qui avait été la première dans la philosophie, dans les arts et dans les lettres, qui avait jeté en Italie, en Asie et dans le monde entier les germes de si grands progrès, la Grèce, n’avait pas donné de chefs à l’empire ; et, pour son malheur, son tour vint trop tard. La Grèce fit un seul empereur, et cet empereur fut Julien. Pourquoi celui qui s’intitulait l’héritier de tant de grands hommes et le dépositaire d’une civilisation si haute, pourquoi ce disciple de Platon ne fut-il sur le trône qu’un sophiste impuissant, persécuteur du progrès et de la vérité ?

Assurément, deux siècles plus tôt, Julien eût été un bon empereur. Mais à l’époque où il parut, quand des lumières nouvelles brillaient déjà sur le monde, ce fils de la Grèce devait périr par où la Grèce elle-même mourait. Ce n’est pas tout d’avoir été la première nation du monde ; il fallait rester à ce rang, et, pour cela, marcher toujours en avant[17]. La Grèce n’avançait plus. Immobile dans la stérile contemplation d’un passé glorieux, et trop cher, elle se croyait toujours à la tête des peuples quand elle était menacée déjà d’en être bientôt le dernier. Julien partagea cet aveuglement ; jamais homme n’a moins compris l’immense évolution que le monde accomplissait autour de lui. Il s’est jeté en travers de la vérité, non comme tant d’autres pour chercher une excuse à ses vices dans les complaisances de l’erreur ; car Julien fut un homme vertueux ; mais par orgueil, et par le pire des orgueils, par cet orgueil d’école, qui fait croire à un homme que le monde entier doit céder aux fantaisies de son esprit ou aux visions de sa secte. L’échec de Julien fut la condamnation de la Grèce. Puisqu’elle ne pouvait plus, même avec la puissance impériale à son service, produire autre chose qu’une nouvelle persécution du christianisme, c’est que son rôle était fini ; c’est qu’elle allait disparaître de l’histoire. Il ne nous reste à raconter que la crise de sa dernière heure.

 

 

 



[1] Zosime, II, 681.

[2] Eusèbe, Vie de Constantin, III, 48. Le Jupiter Olympien et la Minerve de Phidias furent transportés. V. Marinus, 29, 30 — Codinus, Or. Const., 26, 32.

[3] Cependant les jeux des Muses se célébraient encore avec éclat du temps de Septime Sévère et de Caracalla (Corpus, 1585, 1586).

[4] Constantin et Constance n’étaient pourtant que prosélytes. Ils ne furent baptisés qu’à leur lit de mort.

[5] V. Himérius, Or. III. — Description de la fête nationale des Panathénées.

[6] Saint Grégoire, Discours sur Basile.

[7] Stromates, VI, 655. — De Broglie, l’Église et l’Empire au quatrième siècle, p. 120.

[8] S. Grégoire, Discours sur Basile.

[9] Eunape, Vie d’Ædétius.

[10] Julien, Panégyrique de Constance ; et lettre 35.

[11] Himérius, Or. III.

[12] Eunape, Vie de Maxime.

[13] L’authenticité de cette lettre est douteuse. V. Julien, traduct. Talbot, p. 447.

[14] Julien, Éloge d’Eusébie.

[15] Lettre II, à Proérésius (Julien) — Sozomène, V, 18, 184, A. — Socrate, III, 16. — Théodoret, III, 4. Eunape seul dit que l’enseignement fut interdit à Proérésius (Vie de Proérésius).

[16] Eunape, Vie de Maxime.

[17] Plutarque (Reipub. ger. prœcepta) raille déjà ses concitoyens, qui se croyaient toujours le premier peuple de l’univers.