HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XVIII. — LES ÉCOLES D'ATHÈNES AU QUATRIÈME SIÈCLE[1].

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Le troisième siècle, agité par le bruit des armes et des séditions, avait offert, en Grèce, le spectacle d’une indigence littéraire extrême. Un seul nom brille alors dans les chaires des écoles d’Athènes : celui du philosophe Longin. Encore Longin, que le biographe Eunape[2] appelle textuellement « une bibliothèque vivante et un musée ambulant, » Longin fut-il bien un philosophe ou seulement un rhéteur universel, un encyclopédiste ingénieux ? Plotin refusait à Longin le titre de philosophe, lui laissant celui de philologue, qui alors ne signifiait guère plus qu’homme de lettres. Il avait peut-être raison. Je ne reproche pas à Longin de n’avoir pas suivi dans le néo-platonisme ses maîtres alexandrins. Mais ce pur platonicien fut bien loin d’être un Platon ; aussi finit-il sa carrière dans la politique, et non pas dans la politique oratoire de ses collègues, mais dans la politique active et militante. Le professeur d’Athènes, le maître de Porphyre, devint premier ministre de Zénobie, à Palmyre. Il devait payer de sa vie l’ambition prématurée d’ériger un royaume libre sur les débris de l’empire romain.

Les rhéteurs, ses contemporains, sont nombreux, mais obscurs, excepté le brave Dexippe, dont nous avons déjà parlé. Au dehors, le nom d’Athènes conservait son prestige. A l’époque où les Hérules se préparaient à envahir et saccager la Grèce, l’empereur Gallien, souverain méprisable, mais esprit délicat, poète lui-même fort agréable et protecteur zélé des orateurs et des poètes, sollicitait des Athéniens le titre d’Aréopagite et se faisait nommer archonte[3]. Nous savons que, vers le même temps, un Athénien était, en Gaule, le plus illustre professeur de l’illustre école d’Autun[4].

Les sophistes du quatrième siècle, par l’éclat et l’influence de leur enseignement, rappelèrent sans désavantage leurs prédécesseurs de l’époque des Antonins. La rivalité du christianisme, déjà vainqueur et encore tolérant, avec le polythéisme et la tradition antique, fut de part et d’autre un stimulant vigoureux des esprits, et inspira heureusement la littérature profane et sacrée durant cette époque.

Il ne faut rien exagérer cependant. Cette renaissance, au moins dans la Grèce propre, ne fut pas plus solide que celle qui avait marqué l’ère des Antonins. Elle n’eut pour elle que le brillant du style et le charme du langage, sans aucune valeur du fond ni de la pensée. Un fait saillant accuse ce défaut. Quel que soit le peu de mérite de Longin, considéré comme philosophe, il est encore, tel qu’il est, le dernier philosophe que la Grèce ait entendu[5]. Il n’y a plus de philosophe en Grèce après Longin, ou plutôt la philosophie, tombée aux mains des rhéteurs, n’est plus, comme le reste, à leurs yeux, qu’un motif de dissertations élégantes, mais banales : Ce n’est pas impunément que les littératures font ainsi bon marché de la philosophie, que le style repousse l’idée, que la forme abdique le souci du fond. Ce divorce ne peut s’accomplir sans un extrême péril pour l’âme humaine, et la littérature païenne qui s’obstina dans l’adoration puérile de la forme, a trouvé là sa mort autant que dans le triomphe du christianisme.

Trois rhéteurs ont brillé surtout dans l’école d’Athènes, au quatrième siècle : Julianus, Proérésius, Himérius[6].

Le premier, Cappadocien de naissance, « exerçait, » dit Eunape[7], « une véritable royauté. » Il eut des disciples innombrables, qui répandirent ensuite sa réputation dans toutes les villes où eux-mêmes allèrent enseigner. Aucun biographe ne nous dit que Julianus ait rien écrit ; aucun fragment ne nous est parvenu sous son nom. Aussi, l’oubli sembla avoir enveloppé sa mémoire dès que sa voix fut éteinte. Sa gloire, comme celle d’un chanteur harmonieux, périt toute avec lui.

Libanius d’Antioche avait été l’un de ses auditeurs. Il est demeuré célèbre, sans être probablement supérieur à ses maîtres oubliés ; mais il a sur eux l’avantage d’avoir transmis à la postérité d’innombrables ouvrages, et pris le soin d’en insérer l’intéressant commentaire dans le récit de sa vie.

C’est par lui-même[8] que nous savons qu’il était déjà dans sa vingt-deuxième année quand les succès qu’il obtenait dans sa ville natale cessèrent de suffire à son esprit ardent et ambitieux. Un irrésistible désir de terminer ses études et d’inaugurer sa renommée dans la patrie même de l’éloquence l’entraîna vers Athènes.

L’attrait que le nom seul de cette ville exerçait sur les jeunes esprits ne peut s’imaginer. On la savait petite et déchue, sans importance politique, sans commerce, écartée des grandes voies et des grandes villes, dans une province stérile et pauvre. Il n’importait, on se croyait incomplet tant qu’on n’avait pas vu Athènes. Eunape[9] dit de Nymphidianus, de Smyrne : « Il fut digne du nom de sophiste, quoiqu’il lui ait manqué l’éducation et la discipline d’Athènes. »

On bravait, pour partir, tous les obstacles qu’apportait au voyage la tendresse des parents ou le défaut de ressources. La famille de Libanius, pour le retenir à Antioche, lui offrait les plus brillants mariages. « J’aurais, » dit-il, « rejeté l’union d’une déesse, pour voir seulement la fumée d’Athènes. »

Il partit. Il a dépeint avec âme le regret qu’on éprouve à quitter les siens, même en partant pour Athènes : « Abattu par la douleur et versant des larmes, je me retournai souvent pour jeter encore un regard sur les murs que j’abandonnais. Jusqu’à Tyane je pleurai et, à partir de cet endroit, la fièvre vint se joindre à mes larmes. Combattu entre deux violents désirs, la honte d’abandonner mon voyage fit seule pencher la balance, et je dus poursuivre ma route. »

Il eut quelque désenchantement lorsqu’il tomba à l’improviste au milieu de la foule cosmopolite et bigarrée qui fréquentait les écoles d’Athènes ; Libyens, Egyptiens, Arabes, Syriens, Asiatiques, Byzantins, Italiens et Gaulois. Libanius était timide et vaniteux ; il souffrit doublement des malices de quelques compagnons grossiers que l’atticisme n’avait pas pénétrés. Durant quatre années qu’il séjourna en Grèce, il se tint à l’écart, travaillant à se former presque seul, par le spectacle du pays, à l’école de ses grands souvenirs, plutôt qu’à celle des sophistes, « façonnant, » dit Eunape[10], « son âme et sa parole sur les modèles anciens. » Plus tard, il refusa toujours de revenir comme maître à Athènes, où il avait souffert comme disciple. Ce furent Constantinople, Nicomédie et Antioche qui le possédèrent tour à tour.

Libanius resta païen et païen fervent jusqu’à sa mort. Au contraire, Proérésius, qui, après Julianus, tint le premier rang dans l’école d’Athènes, était chrétien, presque seul entre les sophistes fameux de son temps.

Né en Arménie, il était venu en Grèce avec son compatriote Héphestion. « Tous deux, » dit Eunape[11], « concitoyens et amis, n’étaient rivaux que de génie et de pauvreté. Ils n’avaient pour tous deux qu’une seule tunique et un manteau, hormis trois ou quatre couvertures si usées, si crasseuses, qu’on n’aurait su en dire la couleur première... Quand Proérésius paraissait en public, Héphestion se couchait à la maison sous les couvertures et s’exerçait tout seul à l’éloquence. Quand Héphestion sortait, Proérésius prenait sa place. »

Après ces difficiles débuts, Proérésius trouva rapidement dans la carrière sophistique la fortune et la célébrité. Dès l’année 342, sa réputation s’étendait jusqu’en Gaule, où l’empereur Constant l’appelait, jaloux de l’entendre. Ce voyage fut un long triomphe. Rome érigea au sophiste grec une statue d’airain avec cette inscription, que le mérite assez niais d’une allitération quatre fois répétée, a fait souvent citer :

Regina Rerum, Roma, Regi Eloquentiæ,

Rome, Reine du monde, au Roi de l’Eloquence.

Ces succès soulevèrent contre Proérésius une faction violente où entrèrent tous ses rivaux ; ils réussirent à le faire exiler d’Athènes en corrompant le proconsul à force de présents. Mais, comme dit Eunape, « les autres avaient la richesse, Proérésius avait l’éloquence. » Un nouveau proconsul ramena le sophiste, et pour lui ménager un triomphe, l’invita devant toute la ville à improviser un discours sur un sujet qu’indiqueraient ses ennemis. Eunape a raconté la scène. Les ennemi» de Proérésius « se concertent un moment et indiquent le sujet le plus difficile et le plus pauvre qu’ils puissent trouver ; le moins propre surtout aux pompeux développements de la rhétorique. Proérésius leur lance un regard furieux, et demande cette grâce au proconsul, que des sténographes du tribunal recueillent tous les discours. On fait venir les meilleurs sténographes, ils se placent de chaque côté de Proérésius. Celui-ci demande encore que personne n’applaudisse. Le proconsul en fait défense d’un air terrible. Proérésius commence. Sa parole coule à grands flots ; chaque période finit par une chute harmonieuse. L’auditoire contraint gardait le silence, mais l’admiration soulevait des clameurs étouffées et des gémissements. L’orateur se laisse entraîner par son éloquence. Il traite la thèse indiquée, puis, l’abandonnant comme trop aisée à défendre, il aborde, enthousiasmé, haletant, la thèse contraire. Les scribes étaient rendus, l’auditoire ne se contenait plus, les mots coulaient comme un fleuve abondant. Proérésius se tourne vers les scribes : « Voyez bien si je me rappelle exactement tout ce que j’ai dit. » Puis, sans changer un mot, il répète son discours. Alors le proconsul oublie ses propres ordres, l’auditoire oublie la défense du proconsul, on se précipite vers le sophiste comme vers la statue d’un dieu. On baise sa poitrine, ses mains, ses pieds. On l’appelle dieu ou Mercure éloquent. Ses rivaux meurent de jalousie, mais, quelques-uns, quoique terrassés, ne laissent pas de l’admirer. Le proconsul le reconduit en pompe, escorté par les gardes et les soldats. Depuis ce temps, nul n’osa plus s’élever contre lui, mais tous, comme foudroyés, lui abandonnaient la première place.

Aire de ces mœurs étranges est facile ; avouer que nous n’en pouvons plus rien comprendre est peut-être plus sage. Cette communion étroite qui faisait une seule âme de l’orateur et de ses auditeurs, cet accord absolu de la parole et de l’oreille sont des phénomènes perdus. Quoi qu’on pense des sophistes, il est impossible de ne pas reconnaître chez eux un don surprenant de plaire et d’émouvoir, par des moyens qui nous demeurent inconnus, et, chez leurs auditeurs, une sensibilité prodigieuse qui les faisait répondre à l’impression voulue par l’orateur, aussi sûrement, je dirais presque aussi mécaniquement que le miroir réfléchit la flamme ou que l’écho répercute le son.

Tous les écrits de Proérésius ont péri ; mais il reste plusieurs discours de son rival Himérius, et c’est grâce à Himérius que nous avons une idée moins vague de ce que fut l’école d’Athènes au quatrième siècle.

Himérius était venu de Bithynie, où il se vantait d’avoir abandonné un patrimoine considérable. « C’est par amour pour toi, divine Eloquence, que j’ai rejeté le bonheur que m’offrait l’héritage paternel, et suis venu planter ma tente aux bords sacrés de l’Ilissus[12]. »

Ses débuts à Athènes furent modestes. Il eut le bon sens de ne pas rougir, aux jours de la fortune, de ses humbles commencements. Il aimait à montrer sa maison petite et pauvre. « C’est elle, » disait-il, « qui assista au premier enfantement de mon éloquence. » Modestie de rhéteur, à laquelle il ne faut se fier qu’à demi, car il ajoutait : « L’étranger qui vient à Athènes, demande à voir la cabane de Démosthène avant le palais d’Hipponicus. » Démosthène, c’était lui-même. Sa passion pour son art était d’ailleurs sincère. Il pouvait dire sans mensonge, sinon sans hyperbole : « J’ai quitté pour cette petite maison les palais dorés, la richesse, les honneurs et tout ce que le vulgaire adore. La gloire que j’attends vaut mieux. » Il disait de la parole : « Elle peut tout ce que peut la peinture. Toute imitation quelconque est même inférieure à l’imitation par la parole[13]. »

Nous trouvons dans les ouvrages d’Himérius des renseignements abondants sur sa doctrine, ses méthodes, sa discipline et ses rapports avec ses élèves. Le quatorzième discours, en particulier, est le tableau d’une éducation complète et brillante, telle qu’Himérius devait la rêver et pouvait la donner. Il est adressé à Hermogénès, proconsul d’Achaïe, entre 356 et 359, et retrace toute l’histoire de ce personnage.

Né en lieu assez haut pour aspirer aux honneurs, Hermogénès les avait d’abord repoussés par amour pour la science. Il s’était livré de bonne heure et tout entier à son étude favorite, la philosophie ; en même temps qu’il approfondissait les mystères, mêlant, comme tous ses contemporains, la religion à la philosophie. « Comme un bon ouvrier, il soigne d’abord ses instruments ; il apprend l’apodeixis (ou l’art de démontrer), il s’instruit à confondre les bavards. Il ajoute le mérite d’une composition savante à la noblesse du style, à la méditation féconde. » Voilà les trois parties de la rhétorique : invention, disposition, élocution. Hermogénès est maintenant armé de toutes pièces.

Il étudie ainsi la philosophie : il s’élève des πράξεις à la φύσις, c’est-à-dire de la morale et de la psychologie à la physique ; autrement dit aux sciences naturelles. Il achève par la théodicée, ou plutôt le surnaturel (τά ύπέρ ούρανόν), division qui correspond à la triple science de l’âme, du monde et de Dieu. Il approfondit également ces trois sciences ; Platon et Aristote sont ses dieux ; mais il connaît également Zénon, Cléanthe, Chrysippe, Démocrite, l’Académie, le Lycée, Cyrène et même le Pyrrhonisme où il voit, cependant « moins un objet sérieux d’étude qu’un agréable condiment de la philosophie. » Le siècle, tout mystique, était dur pour le scepticisme.

Il étudie l’astronomie, la géographie ; il voyage, à l’exemple de Platon, pour vérifier ses notions géographiques. « Bacchus en fit autant. Il est homme de mémoire, et, quand il raconte ses voyages, il le fait avec un tel agrément, qu’on se prend à penser qu’Hérodote est un enfant auprès d’Hermogénès. »

« Il n’aborde les affaires qu’animé par cette noble curiosité que les dieux partagent, de connaître le cœur humain. »

Voilà l’homme idéal d’Himérius ; l’élève-type qu’il citait sans doute à ses élèves comme le modèle auquel il leur fallait ressembler. Est-il besoin de faire observer que nous tendons de plus en plus à rejeter absolument le principe sur lequel reposait cette éducation encyclopédique, ayant pour base la philosophie, et pour méthode la rhétorique ?

N’y a-t-il pas, dans tous les temps, deux méthodes d’éducation opposées, quelquefois employées simultanément, mais de telle sorte que l’une des deux l’emporte toujours sur l’autre : la méthode poétique et la méthode scientifique ?’ C’est la dernière qui tend à prévaloir de nos jours. Mais examinons par où elles diffèrent. Dans la méthode scientifique, on apprend les choses, principalement pour les savoir. Dans la méthode que nous appelons, faute d’un nom plus clair, poétique, on apprend surtout pour perfectionner son goût, son intelligence. Dans la première méthode, la science est un but. Dans la seconde, elle est un moyen. La première est efficace, lorsqu’on arrive à la vérité dans la philosophie ou dans les mathématiques. La seconde atteint son but, tient toutes ses promesses, pourvu que l’esprit se soit brillamment exercé sur une philosophie qui peut d’ailleurs être fausse, ou sur un problème qui peut être puéril. La première tend au vrai, la seconde tend au beau. Les deux méthodes devraient s’allier ; l’étude devrait embellir l’esprit tout en l’éclairant. Mais la tendance humaine à tout exagérer fait qu’en général une des deux méthodes prévaut sur l’autre.

Au siècle d’Himérius, l’éducation était toute poétique et la science n’était qu’un moyen, non un but. Philosophie, mathématiques, histoire, mythologie, tout cela n’était qu’une gymnastique pour l’esprit. La philosophie devait l’assouplir ; les mathématiques, l’aiguiser ; l’histoire, l’orner d’exemples ; la fable, d’allégories. Tout pouvait être faux ; qu’importait-il ? Aussi notre Himérius sait-il audacieusement toutes choses. Il est le professeur universel, parce qu’il connaît l’art d’emprunter à l’universalité des sciences les lieux communs qu’on leur demandait alors pour l’ornement seul et l’exercice de l’esprit. Une telle éducation faisait assurément des hommes remplis d’erreurs et de préjugés, mais armés, n’en doutons pas, d’une puissance personnelle de persuasion, d’éloquence et de charme, que ne saurait donner l’éducation critique et scientifique.

Avec une pareille méthode, on voit l’immense importance de la parole et du style dans l’éducation. On pensera facilement qu’Himérius devait consacrer tous ses soins à apprendre à ses élèves l’art d’écrire et l’art de parler. On devinera qu’il fut lui-même avant tout un homme de style. Il dut multiplier toute sa vie les exercices et les exemples pour inculquer à ses auditeurs le double talent qui équivalait alors au savoir universel. Son enseignement allait-il au delà de la forme ? Rien ne le fait soupçonner. La lecture des anciens, qu’il chérissait, et ne cessait de louer, ne lui fournit que rarement matière à des réflexions, même banales et rebattues. Ce qu’il leur emprunte avant tout, ce sont des expressions, des figures, des comparaisons, des allégories, des exemples, autant d’artifices de style. Mais l’idée disparaît toute sous le costume ; ou plutôt l’idée n’existe pas ; elle est prise au hasard, acceptée du premier venu, imposée par un élève, un passant, un proconsul en visite. Le triomphe du rhéteur est de la retourner, et de traiter le contre après le pour, sans fatigue et sans embarras.

L’enseignement d’Himérius n’offrait pas cette régularité, ne s’armait pas de cette discipline, que le moyen âge, et encore plus l’ère suivante ont introduites dans l’éducation. D’abord tous ses élèves, hommes faits pour la plupart, n’obéissaient à aucun règlement commua. La seule forme d’école admise par l’antiquité était l’externat. Mais outre ces différences extérieures, l’enseignement avait quelque chose de plus libre, de plus varié, de plus imprévu ; grâce à l’absence de tout programme, de tout examen, de tout contrôle. Il offrait même un caractère de tendresse et de familiarité dont l’expression nous étonne, et c’est peut-être là la première cause de l’influence extraordinaire que des sophistes, la plupart médiocres, exerçaient sur leurs nombreux disciples, dont plusieurs devinrent des hommes éminents, sans rien perdre de leur amour et de leur admiration pour leurs maîtres. A l’appui de cette observation, on ne lira pas sans intérêt le morceau suivant d’Himérius : c’est le discours de rentrée d’un professeur de rhétorique à la fin du quatrième siècle ; discours prononcé sans doute à la suite de ces vacances forcées que ramenaient tous les ans les grandes chaleurs. Maîtres et élèves allaient chercher alors aux environs d’Athènes, la fraîcheur des bois, des ruisseaux et des brises de mer[14].

« Ô chaire bien aimée, » s’écrie Himérius, « ô chœur de jeunes gens ; aimés de moi, je veux dire aimés des Muses ! Vos danses vont enfin recommencer aux sons de ma lyre ! quelle audace était celle des imprudents qui ont pu, même un seul jour, se séparer de notre amour (Il paraît que quelques élèves manquaient à l’appel). Oui, audacieux, insensés, ingrats pour le maître qui les adore. J’aurais voulu les interroger, leur dire : quelle voix pourrait charmer vos oreilles à l’égal de ma propre voix ? Quel geste enchanter plus vos yeux que mes gestes ? Quels oiseaux printaniers et chanteurs chantent si plaisamment ? Quel chœur plus harmonieux, ou mieux réglé par le son des flûtes et des chalumeaux, peut toucher votre âme autant que le seul écho de cette chaire ? Je hais ces maîtres de la jeunesse qui ne conduisent pas les troupeaux, comme des bergers, avec la flûte, mais menacent des coups et du fouet. Mes troupeaux, mes nourrissons (puissé-je ne les voir jamais dispersés), ne sont guidés que par ma persuasive éloquence aux prés et bosquets des Muses. Pour les mener, jamais les coups ; toujours les chansons ; notre mutuel amour se nourrit de musique, et l’harmonie règle mon pouvoir. »

Le fouet partageait déjà les maîtres en deux camps. Himérius ne fouettait pas ; Libanius fouettait. « J’emploie les coups contre celui qui ne travaille pas... Je le réveille à coups de fouet. C’est ce qui est arrivé à ton fils, qui a péché par paresse ; laissant là les livres, il a montré la légèreté de ses jambes, et il a été puni par les jambes, afin d’apprendre à faire plutôt courir sa langue. » Le même homme a pourtant dit sagement : « Ne soyons pas pour les jeunes gens des juges trop sévères et rappelons-nous notre propre jeunesse[15]. »

La liberté, dans l’éducation comme ailleurs, enfante quelquefois le désordre. Il s’agit seulement de savoir si les avantages d’un si grand bien ne l’emportent pas sur les inconvénients qu’il peut offrir. Dans les écoles d’Athènes, telles qu’elles étaient constituées, la liberté n’était pas dangereuse pour le maître, et les désordres intérieurs, la révolte et l’indiscipline étaient rares. Himérius paraît n’avoir eu à réprimer que quelques troubles sans gravité, qui provenaient plutôt de la fougue de l’âge que d’aucun mauvais vouloir à son égard. Même en ces occasions difficiles, Himérius n’employait jamais d’autres armes que la persuasion.

« Y a-t-il dans mes paroles, » disait le maître en souriant, « quelque remède efficace pour étouffer les querelles ? Ou bien faudra-t-il, par notre artifice, composer quelque remède semblable à celui que fait entendre Homère par la boisson d’Hélène ? Peut-être bien que la boisson d’Hélène était non pas une herbe, non pas une potion d’Egypte, préparée doctement pour apaiser la douleur, mais un discours agréable et sagement pensé, propre à éteindre, mieux qu’aucun remède, le feu de la passion allumé dans les cœurs. » Ainsi que Fénelon, le doux Himérius ne reprend ses élèves que sous la forme détournée de l’exemple ou de l’allégorie[16].

Après avoir été si influents, si respectés, si adulés, les sophistes sont tombés dans un oubli profond. Il nous était bien permis de perdre jusqu’au souvenir de leurs noms ; mais il nous le serait moins de rappeler ces noms pour les charger de notre mépris. A la vérité, tout ce qui nous est resté des sophistes nous paraît bien misérable. C’est un singulier mélange de grâce un peu factice et de vulgarité naturelle ; il y a quelques jolies choses éparses ; mais presque partout l’enflure de la phrase dissimule mal le vide absolu de la pensée. Assurément voilà les sophistes jugés au goût de la critique moderne. Faut-il s’en tenir à ce jugement ? Ne devons-nous pas penser qu’il y eut en eux quelque chose que nous n’y savons plus voir ? et qu’ils excitaient cet enthousiasme, inexplicable pour nous, par des qualités qui nous échappent ? Peut-être leur demandons-nous d’autres qualités qu’ils n’avaient pas, qu’ils ne pouvaient ni ne voulaient avoir[17] ?

Au fait, que blâmons-nous en eux ? Le vide absolu de la pensée. Mais qui nous dit qu’ils voulaient penser ? qu’on leur demandait de penser ? Méditons ces deux passages de Philostrate :

Il dit de Favorinus : « Ceux mêmes qui n’entendaient pas le grec trouvaient plaisir à l’écouter. Il les charmait par le son de sa voix, l’expression de son regard, le rythme de son langage, la mélodie de sa diction. »

Il dit du sophiste Adrien : « Les Romains qui ignoraient le grec venaient l’entendre, comme un rossignol au doux ramage, stupéfaits de son beau langage et des belles inflexions de sa voix et des rythmes de sa diction[18]. »

De l’idée pas un mot. Il n’y a que nous pour y songer. Nous trouvons les sophistes puérils, bavards, niais, boursouflés. Ils le sont sans doute à notre point de vue. Mais ne serait-il pas plus équitable et plus conforme à la vraie critique de savoir deviner, dans ces rares écrits mutilés du temps, les traces encore marquées d’un genre d’éloquence, et aussi d’un système d’éducation, dont nous n’avons plus l’idée ; car il reposait sur un sentiment qui a disparu, l’amour absolu et désintéressé du bien-parler ; désintéressé non pas toujours de la richesse, mais toujours de la pensée ? Nous avons aujourd’hui des poètes, des orateurs ; nous n’avons plus de beaux parleurs ; le mot même est devenu un blâme. Nous n’en avons plus ni ne pouvons plus en avoir. Aucune langue moderne ne se prête suffisamment, et l’esprit moderne répugne de plus en plus à l’amour des mots pour les mots, des mots considérés en dehors de toute pensée. D’autre part, nous n’avons pas, des langues anciennes, une connaissance, un sentiment assez délicats, pour nous rendre compte de tout ce que les anciens pouvaient y trouver de charme perdu pour nous. Saurions-nous seulement prononcer telle page qui arrachait l’admiration de disciples comme Marc-Aurèle, ou saint Grégoire de Nazianze ? Qui donc se trompe sur les sophistes, eux ou nous ?

Nous probablement, nous qui lisons toute chose plus ou moins comme nous lirions Descartes. Nous à qui Boileau a persuadé que tout doit tendre au bon sens. Je sais bien que les mots ne sont que le vêtement de la pensée. Fénelon l’a dit ; cent autres après lui. Que s’ensuit-il ? Le vêtement n’existe-t-il pas sans le corps ? Ne peut-il être beau par lui-même et détaché du corps ?

Nous le nions, comme le niait Fénelon. Mais les sophistes en jugeaient peut-être autrement. Qui sait si la pensée était pour eux autre chose qu’un simple motif, un thème à développer ; quelque chose qui soutenait le discours sans lui prêter aucune valeur, comme est le livret dans un opéra ? Qui sait si tout le charme, toute la beauté, tout le génie, ne consistait pas dans le jeu des syllabes, l’arrangement des mots, le rythme des accents, la quantité des longues et des brèves, le timbre de la voix, l’harmonie des inflexions, la variété, la richesse et la précision des gestes, les enchantements du regard, tous ce qui est pour nous perdu, mutilé, incompréhensible ?

Art misérable, dira-t-on ? En quoi plus que la musique, dont il diffère si peu ? Et que restera-t-il du plus bel opéra le jour où il n’en restera que le livret, souvent si fade, et une notation devenue inintelligible ? Ne soyons donc pas trop sévères pour les rhéteurs, musiciens dont l’instrument est brisé et les auditeurs devenus sourds[19].

Les derniers de ces artistes médiocres, mais sincères, se taisent vers la fin du quatrième siècle ; ils n’ont presque aucun successeur après l’invasion d’Alaric. Aucun lien ne les rattache à la secte alexandrine, dont les représentants vinrent d’Alexandrie en Grèce au cinquième siècle, et vécurent obscurément à Athènes, jusqu’au temps de Justinien, qui abolit leurs chaires, depuis longtemps désertées. Le plus illustre de ces maîtres est Proclus ; mais nous connaissons mieux la doctrine et le nom même de Proclus que ses contemporains du cinquième siècle ; car Proclus fut moins à la tête d’une école publique et bruyante comme avaient été celles du quatrième siècle, que d’une secte mystérieuse et fermée, d’une sorte d’Eglise païenne oubliée d’abord dans le triomphe du christianisme.

Les sophistes meurent avec l’antiquité, parce qu’ils vivaient d’elle. En effet, le trait distinctif et commun de leur physionomie est leur amour passionné pour l’antiquité grecque. Tous n’ont pas l’intelligence exacte des anciens qu’ils étudient et qu’ils expliquent ; mais chez tous, le génie des anciens est l’objet d’une foi profonde et d’un culte exclusif. Ayant ainsi placé dans le passé toute leur inspiration, ils périrent avec ce passé. Le paganisme était devenu de plus en plus une pure tradition d’esprit, qui, surtout dans les classes élevées, retenait les âmes par le culte des souvenirs plutôt que par la foi sincère. Il était naturel que ses derniers prêtres, les plus convaincus, fussent des professeurs.

Mais ceux-ci se perdirent eux-mêmes en confondant ainsi leur cause avec celle de la vieille religion déjà condamnée. Le christianisme écrasa du même coup l’école sous les ruines du temple.

 

 

 



[1] V. notre thèse sur l'Ecole d'Athènes au quatrième siècle. Ce chapitre en est le résumé.

[2] Eunape, Vie de Porphyre.

[3] Histoire Auguste, Trébellius Pollion, Gallien, XI.

[4] Amédée Thierry, Histoire des Gaules, III, c. 2, p. 100.

[5] Proclus et ses disciples du cinquième siècle, mieux connus de nous-mêmes que de leurs contemporains, ont vécu obscurs et sans influence dans cette ville d’Athènes qui abritait leurs travaux.

[6] V. notre École d’Athènes au quatrième siècle.

[7] Eunape, Vie de Julianus.

[8] Libanius, Sur sa fortune. Traduct. de M. Petit dans sa thèse sur Libanius.

[9] Eunape, Vie de Nymphidianus.

[10] Vie de Libanius.

[11] Eunape, Vie de Proérésius.

[12] Ecl., X, 16. — Or. VII, 1 (Himérius, édit. Dubner, coll. Didot).

[13] Or., XVIII et XXV.

[14] Libanius, Ep. 1036, 1235.

[15] Libanius, Ep. 1139 et 1458.

[16] Ecl. XXVII. — Or. XII et II.

[17] Je ne fais que reproduire ici une opinion exprimée dans ma thèse sur l’Ecole d’Athènes au quatrième siècle, dont ce chapitre est comme l’abrégé.

[18] Philostrate, Vies des Sophistes, I, 8 ; II, 10.

[19] Le philosophe Musonius raillait les sophistes à la mode et voyait en eux, « non des philosophes qui enseignaient, mais des joueurs de flûte qui amusaient » (Aulu-Gelle, V, 1).