HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XV. — LA GRÈCE SOUS LES EMPEREURS FLAVTENS ET ANTONINS. - (68-192 ap. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

Néron avait restitué leur indépendance aux Grecs. Nous ignorons l’usage qu’ils firent de ce présent ; quelques mots de Pausanias laissent penser qu’ils en profitèrent mal : « ils retombèrent, » dit-il, « dans leurs divisions naturelles[1]. » Peut-être le parti populaire essaya-t-il de réagir contre la prépondérance que l’aristocratie s’était arrogée avec l’appui des Romains. En tout cas, la Grèce jouit peu de temps de cette liberté troublée. Un des premiers actes de Vespasien, lorsqu’il arriva au pouvoir après les règnes éphémères de Galba, d’Othon, de Vitellius, et s’efforça par diverses mesures énergiques de réorganiser fortement le gouvernement, ce fut de retirer les privilèges accordés par Néron à la Grèce, «t de rétablir en Achaïe le tribut avec l’autorité du gouverneur romain. Il dit alors, pour justifier sa rigueur, que les Grecs avaient désappris la liberté[2]. Il eût été plus vrai de dire qu’ils n’en avaient jamais connu la paisible jouissance. Aux plus beaux temps de leur histoire les dissensions politiques furent chez eux un mal endémique. Ce qui pouvait survivre de leur esprit factieux n’était guère dangereux pour les Romains, deux siècles après la conquête. Mais les dernières convulsions de l’indépendance provinciale expirante étonnaient et irritaient davantage les maîtres de l’empire, à mesure que leur autorité devenait partout plus absolue. Vespasien se montre déjà plus jaloux que n’avaient fait les Césars, de rencontrer une obéissance égale d’un bout à l’autre du monde. Ce n’est pas à l’Achaïe seulement qu’il retire ses privilèges : il réduit en simples provinces dix territoires qui gardaient encore un fantôme d’indépendance[3] : la Lycie, Rhodes, Byzance, Samos, la Thrace, la Cilicie, la Commagène. Il est aussi le premier empereur dont l’effigie ait paru sur les monnaies athéniennes.

Une mesure politique sévère avait frappé l’Achaïe : mais rien n’était enlevé au prestige d’Athènes, et cette époque est précisément celle où la renommée de cette ville, un peu obscurcie pendant le premier siècle de l’empire, reprend un éclat nouveau, pour arriver à son apogée au temps des Antonins. Les Césars n’avaient pas favorisé Athènes. Auguste lui avait montré même une certaine hostilité. Il n’avait jamais oublié qu’elle avait deux fois, avec Brutus et avec Antoine, pris les armes contre lui ; et qu’antérieurement elle avait déjà résisté avec courage au lieutenant de Jules César. Les successeurs d’Auguste témoignèrent beaucoup de froideur envers Athènes. Tibère la laissa insulter par Pison. Néron, qui visita toute la Grèce, dédaigna ou craignit d’entrer à Athènes. Domitien reçut, il est vrai, le titre d’archonte éponyme[4] ; mais comme ce prince en même temps, selon les expressions de Tacite[5] « chassait les maîtres de la sagesse et jetait dans l’exil toute science, afin que rien d’honnête ne choquât plus ses regards, » on ne saurait considérer comme un protecteur d’Athènes ce persécuteur des philosophes et des rhéteurs ; et il ne faut voir dans l’archontat de Domitien qu’une flatterie mal placée, et probablement mal payée des Athéniens.

Ainsi la réputation scolaire de leur ville avait un peu diminué sous les Césars. Strabon dit que la jeunesse en oubliait le chemin pour affluer en Gaule, à Marseille[6]. Durant cette période ingrate, les noms des maîtres athéniens sont plus rares et entourés d’un moindre éclat. Le plus connu est Ammonius, qui fut le maître de Plutarque, et que l’on considère comme le fondateur de la philosophie éclectique. L’originalité des quatre grandes sectes, Académique, Péripatéticienne, Epicurienne et Stoïcienne, tendit dès lors à s’affaiblir ; et toutes les doctrines, sous les noms anciens toujours maintenus, se confondirent de plus en plus dans une sorte d’éloquence philosophique absolument dépourvue de toute valeur scientifique.

Malgré la décadence de la philosophie en Grèce, le commencement du second siècle fut marqué par une véritable renaissance d’Athènes, œuvre collective des tendances communes de l’époque ; œuvre particulière des Antonins, ces empereurs qui, malgré leur diversité, résument si bien l’esprit général de leur temps. Plusieurs causes contribuèrent alors à ramener les esprits au goût des lettres et de la philosophie, dont Athènes, par une tradition glorieuse, était toujours considérée comme la patrie et le principal séjour. La première était une réaction vive et naturelle contre l’hostilité qu’avaient montrée les premiers empereurs contre ces études libérales, soit par indifférence, soit par défiance. A l’avènement des Antonins, la pensée humaine, longtemps comprimée, respira[7]. Tacite, au commencement de la Vie d’Agricola[8], exprime éloquemment ce sentiment d’allégement général, qui toutefois n’adoucissait qu’à demi le regret des années perdues : « Enfin le courage nous revient... mais il est plus facile d’engourdir que de réveiller le talent, les nobles études. L’inertie même a son charme insinuant ; et cette paresse qu’on haïssait finit par se faire aimer. Quinze ans[9] sont une espace énorme dans cette vie humaine ; beaucoup d’hommes pendant ce temps sont morts par des accidents fortuits ; les plus courageux par la cruauté du prince. Nous restons en petit nombre, et pour ainsi dire nous survivons non seulement aux autres, mais à nous-mêmes. Tant d’années supprimées au milieu de notre vie ont amené silencieusement les jeunes gens à la vieillesse, et les vieillards presque au tombeau. »

Le réveil général des esprits ne pouvait être que favorable à la Grèce, où toutes les âmes élevées se plaisaient à voir comme leur patrie commune. Pline le Jeune, sous le règne de Trajan, pour recommander l’Achaïe à son ami Maximus, nommé gouverneur de cette province, trouve des accents d’enthousiasme et d’amour qui, depuis Cicéron, avaient cessé de flatter l’oreille des Grecs[10] : « Pensez, » lui disait-il, « que vous êtes envoyé dans la province d’Achaïe, cette vraie, cette pure Grèce ;... envoyé pour régler l’état de cités libres... Respectez les dieux qui les ont fondées et les noms de ces dieux. Respectez cette gloire antique ; la vieillesse est vénérable chez les hommes, «lie est sacrée chez les villes. Honorez leur antiquité, leurs hauts faits, leurs fables mêmes. Ne portez aucune atteinte à leur dignité, aucune à leur liberté, aucune même à leurs prétentions... C’est Athènes où vous allez, c’est Lacédémone que vous gouvernerez ; leur arracher cette ombre, ce fantôme de liberté qui leur reste, serait dur, cruel, barbare. » Ainsi la littérature et les arts renaissants saluaient la Grèce, leur mère.

Ce mouvement des esprits fut considérable et sincère, mais il manqua d’originalité. Ce ne fut guère qu’une recrudescence d’amour et d’admiration pour le passé ; un retour enthousiaste vers l’étude des monuments de tout genre que ce passé avait transmis. Nulle idée neuve et féconde ne s’y mêla. Il y a toujours quelque chose d’archaïque et d’impuissant dans ces révolutions tentées par des érudits. Le fardeau des connaissances qui encombrent leur mémoire diminue leur force. En somme l’œuvre échoua. Les peuples séparés et libres avaient produit chacun dans leur langue et dans leur domaine un admirable travail. Réunis, domptés, fondus dans l’immense unité romaine, ils ne réussirent pas à donner à l’empire ce lustre immortel que l’éclat de la pensée apporte à certaines époques. Le siècle des Antonins, cette apogée de l’empire, fut une époque lettrée, intelligente, érudite, mais rien de plus. Le génie fit défaut. La grande inspiration était tarie ; ce fut une renaissance, mais le culte de l’hellénisme en fit tous les frais. Culte tout platonique d’ailleurs, où l’admiration pour Démosthène n’allait pas jusqu’à ébranler la victoire de Philippe ; ni les souvenirs de la liberté jusqu’à menacer ou inquiéter seulement le despotisme des empereurs.

En Grèce, tout se prêtait merveilleusement à cette restauration du passé. Une vie traditionnelle immuable s’y perpétuait dans l’anéantissement politique avec une ténacité singulière. Non seulement la plupart des monuments, et ces milliers de statues que Pline et Pausanias renonçaient à compter, restaient encore debout, — les pillages de Néron n’avaient laissé qu’un vide insensible dans cette richesse exubérante ; — mais les traditions mêmes demeuraient vivaces à travers les révolutions politiques, et les souvenirs de la gloire survivaient à la gloire elle-même. En lisant Pausanias, on s’aperçoit à peine que la Grèce fût autant déchue : tout le passé est debout, à l’état d’ombre, il est vrai. Une bourgade, comme Panopeus, parce qu’elle fut ville royale au temps d’Homère, conserve, dans sa nullité, les traditions les plus ambitieuses[11]. Partout sont en honneur les reliques de l’antiquité. Tous les héros mythiques sont l’objet d’un culte persistant. On croit, ou l’on feint de croire encore au héros Marathon et à cent autres ; les villes honorent toujours leurs fondateurs, figures perdues dans la nuit des âges. Les souvenirs historiques ne sont pas moins vifs ; les conseils et les ligués, supprimés après la conquête, ont été rétablis dès que les vainqueurs les ont jugés inoffensifs. Les ligues Achéenne, Béotienne, Phocéenne, l’Amphictyonie[12] subsistent, ou du moins les cadres de ces ligues. Elles sont absolument impuissantes, mais le nom tient lieu de la chose ; et chez un peuple où toute vie publique et intellectuelle s’est résumée dans le culte exclusif du passé, on tient plus encore à conserver les noms que la réalité de ce passé. A Platées, on célébrait encore les fêtes de la liberté, instituées après la défaite du lieutenant de Xerxès ; et, sous le joug des Romains, on se réjouissait, après six cents ans, d’avoir triomphé des Perses[13]. A Delphes, les fêtes nommées Sotiria rappelaient l’invasion repoussée des Gaulois[14].

Quand les nations touchent à leur fin, il arrive souvent qu’elles ont le bonheur d’enfanter, avant de mourir, un dernier grand homme qui, sans retarder la chute inévitable, au moins pare de son génie la tristesse et la nudité des derniers jours de sa patrie. Il fait plus ; il résume souvent en lui seul la plupart des qualités qui ont brillé chez ses prédécesseurs ; il les possède toutes, quoique avec un éclat affaibli ; il n’est que l’écho de voix plus éloquentes et le reflet de lumières plus vives. L’intelligence et l’amour, du passé, dont il est l’héritier, sont la meilleure part de son génie. La Grèce eut cet homme en Plutarque, le plus populaire chez-nous de ses écrivains. Esprit peu original, mais vaste et charmant, il suffit presque à lui seul à donner une idée de ce que fut la Grèce. Cette tradition de dix siècles, dont il est l’interprète naïf et convaincu, lui tient lieu d’une inspiration plus personnelle. Il écrit, sans le savoir, le testament de la Grèce antique. Enfant de la vraie, de la pure Grèce, comme dit Pline le Jeune, il était vraiment Grec par le sang aussi bien que par la langue ; et dans sa race aucun mélange de sang asiatique ou italien n’avait gâté la filiation directe qui le rattachait aux hommes illustres dont il devait écrire l’histoire, depuis Thésée jusqu’à Philopœmen. Il était de Chéronée, en Béotie, sur les confins de la Phocide ; et après vingt ans passés à Home, où il amassa les matériaux de ses biographies romaines, tout en se liant d’un étroit commerce avec les plus beaux esprits de l’époque, il revint vivre et mourir dans sa petite ville natale ; et, comme il était Grec, c’est-à-dire nullement modeste, il disait naïvement qu’il ne voulait plus quitter cette petite et obscure cité, de peur de la rendre plus obscure encore, en la privant de Plutarque, qui en était le seul ornement.

Son principal ouvrage ce sont ces Biographies dans lesquelles il raconte l’histoire des plus illustres personnages de la Grèce et de Rome, en les appareillant et en les comparant deux par deux. Il travaillait ainsi, par ce procédé d’un goût un peu sophistique, à continuer pour sa part cette fusion de l’empire avec l’hellénisme, œuvre que le temps devait achever en transportant la capitale même de l’empire en Orient, au sein du monde grec.

Dans ses écrits divers, que nous désignons sommairement du nom d’oeuvres morales, il récapitule et expose la science courante de son temps dans des traités ou dissertations remplies d’un esprit ingénieux, honnête et sincère. Moraliste, philosophe, historien, grammairien, physicien, politique, il n’est jamais très profond ; mais il a le don de comprendre et de faire comprendre et goûter ce qu’il enseigne. L’ensemble de ses œuvres forme une véritable encyclopédie grecque, et le nombre des esprits qui n’ont dû qu’à lui de connaître un peu et d’aimer beaucoup la Grèce est immense. Il le fut déjà de son temps à Rome, partout hors de la Grèce, peut-être même en Grèce.

Ce travail de fusion fut l’œuvre générale des esprits éclairés du second siècle. Tous les empereurs, par politique, avaient intérêt sans doute à le favoriser. Mais les Antonins l’encouragèrent encore par un sentiment personnel d’attachement sincère à la Grèce, et plus que personne ils s’efforcèrent d’unir la Grèce et Rome dans l’amour commun de l’antiquité hellénique.

Trajan vint à Athènes ; il y séjourna plusieurs fois. Il reçut dans cette ville les ambassadeurs d’Osrhoès, roi de Perse, qui venaient lui offrir la paix et des présents. Il rejeta ces offres, et c’est d’Athènes qu’il partit pour exécuter en Orient sa belle campagne contre les Parthes[15]. Sous son règne, un descendant des anciens rois de Commagène, lequel portait lui-même le titre de roi, s’était fait citoyen d’Athènes. Il se nommait Lucius Julianus Philopappus. Il devint même archonte et mourut peu avant Trajan. Un tombeau magnifique, quoique exécuté dans un goût déjà corrompu, reçut ses restes. On voit les ruines de ce monument sur la petite colline du Mouséion, aux portes d’Athènes. L’inscription offre une date correspondante à l’année 114 après Jésus-Christ[16].

Trajan avait édifié en Grèce, et particulièrement à Olympie, plusieurs monuments utiles ou magnifiques. Mais les bienfaits de son successeur, Adrien, devaient faire oublier aux Grecs la mémoire de Trajan. Adrien, qui passa presque tout le temps de son règne à visiter les provinces, vint au moins quatre fois à Athènes. Dès l’année 112 après Jésus-Christ, sous le règne de Trajan[17], il avait accepté des Athéniens le titre d’archonte éponyme ; associé dès lors aux guerres de l’empereur, il n’est pas probable qu’il eût le temps d’exercer les fonctions de sa charge provinciale ; mais c’était du moins un gage qu’il donnait aux Grecs de sa bienveillance. Arrivé au pouvoir, il justifia les promesses qu’il leur avait fait concevoir. Adrien vint quatre fois à Athènes (en 122, en 125, en 129 et en 135). Dans sa première visite, il fit construire un pont sur le Céphise éleusinien[18]. Dans la seconde visite, « il combla les Athéniens de bienfaits, » dit le biographe Spartien, « il présida en personne aux jeux. On remarqua que, malgré l’usage général de paraître aux sacrifices avec des couteaux, personne ne se montra ainsi armé dans la suite d’Adrien[19]. » Un hommage plus délicat fut rendu aux Grecs. Adrien se fit initier aux mystères d’Eleusis « à l’exemple, » dit Spartien, « d’Hercule et de Philippe. »

L’abaissement du culte officiel et le trouble qui résultait dans beaucoup d’âmes du vide qu’y laissait l’insuffisance du polythéisme avaient accrédité de plus en plus les mystères. La mode s’en mêla. Les plus grands personnages voulurent être initiés. Adrien, que Tertullien appelle curiositatum omnium explorator, un chercheur infatigable de toutes les choses curieuses, Adrien ne manqua pas de donner le premier l’exemple[20]. Nous possédons au Louvre une stèle qui rappelle cet événement. Elle porte une inscription où la grande prêtresse de Gérés parle ainsi : « (J’ai initié) le maître de la vaste terre et de la mer infertile, le souverain d’un nombre infini de mortels, celui qui verse des richesses immenses sur toutes les villes et principalement sur l’illustre cité de Cécrops, Adrien[21]. »

L’impuissance de l’hellénisme dans l’ordre religieux s’accuse encore dans ce fait. Quoique ayant entre les mains ce puissant instrument de propagande et de prosélytisme, les mystères, il ne put rien fonder. L’initiation d’un empereur aux mystères d’Eleusis resta un événement local, sans conséquence appréciable, tandis que, deux siècles après, la conversion de Constantin au christianisme devait être le signal d’une révolution du monde.

Un témoignage intéressant, puisé dans l’Histoire ecclésiastique d’Eusèbe[22], s’ajoute à ceux des historiens profanes concernant ce voyage d’Adrien dans l’année 125 (après Jésus-Christ). Après la mission de saint Paul, la foi chrétienne avait langui dans Athènes ; elle s’était même éteinte depuis le martyre de l’évêque Publius, successeur de saint Denys l’Aréopagite, également martyrisé. Eusèbe rapporte ce fait d’après une lettre de Denys, évêque de Corinthe, et il attribue à Quadratus, successeur de Publius, l’honneur d’avoir, à force de zèle et d’activité, rétabli la foi dans Athènes. Quadratus était contemporain d’Adrien. Il profita du séjour de l’empereur à Athènes pour lui présenter une apologie en faveur des chrétiens, qui fut reçue favorablement. « Dans le même temps, » dit saint Jérôme, « Aristides, philosophe athénien, devenu disciple du Christ, sans avoir quitté sa profession (sub pristino habitu), présentait aussi à l’empereur Adrien un résumé apologétique de notre doctrine. Ce livre est resté, aux yeux des lettrés, comme un témoignage de son génie[23]. » Il faut regretter la perte de cet écrit. Nous voudrions savoir comment, dès le second siècle, un philosophe athénien acceptait et comprenait la religion chrétienne. A la même époque, Athénagoras méditait dans Alexandrie son Apologie et le traité De la résurrection ; or, Athénagoras était né à Athènes, et avait pendant longtemps vécu dans cette ville. Ainsi le christianisme faisait déjà quelques conquêtes dans les chaires même de l’Ecole où devaient tenir ses derniers adversaires. Le voyage de l’année 129 a laissé moins de traces dans l’histoire d’ailleurs si confuse et si incomplète d’Adrien. Il est probable que l’empereur se contenta de faire poursuivre sous ses yeux les immenses travaux qu’il avait fait commencer dans ses précédents voyages pour la décoration de la ville. Mais sa dernière visite en l’année 135 eut un éclat particulier ; il fit célébrer alors la dédicace du temple majestueux de Jupiter Olympien, commencé par Pisistrate, six cent cinquante ans auparavant, repris et interrompu dix fois, achevé enfin par Adrien[24]. Le sophiste Philostrate l’appelait une grande victoire sur le temps. On pourrait dire et sur la matière. Peu d’oeuvres humaines ont remué autant de pierres. « A demi achevé, » disait déjà Dicéarque, « ce temple excite l’admiration par la grandeur du dessein. » Aucun monument n’a vécu si peu : moins de trois siècles après Adrien, les barbares probablement l’avaient renversé ; tout le pays y puisa comme à la carrière la plus riche et la plus voisine. Aujourd’hui treize colonnes seulement sont debout. L’enceinte extérieure, au milieu de laquelle le temple était bâti, mesurait quatre stades de tour, environ sept cent cinquante mètres. Elle était toute remplie de statues d’Adrien érigées par toutes les villes du monde. La plus remarquée était la statue colossale dédiée par les Athéniens derrière le temple. Le temple lui-même, d’après M. Penrose, avait en longueur cent huit mètres, en largeur cinquante-deux mètres. Chaque façade était précédée d’une triple colonnade sur dix colonnes de face. De chaque côté était une double colonnade de vingt colonnes sur chaque ligne. En tout cent seize colonnes, en ne comptant pas deux fois les colonnes d’angle. Chaque colonne était haute de cinquante-cinq pieds : leur diamètre était seulement de six pieds à la base ; elles étaient donc prodigieusement hautes pour leur masse, ce qui devait contribuer à donner à l’édifice cet aspect d’immensité qui frappait les anciens. Le style du temple était corinthien, riche et un peu chargé ; les architectes d’un goût sévère n’ont pas de peine à y reconnaître les premières traces de la décadence. Mais l’ensemble du monument, par ses défauts presque autant que par ses qualités, devait être singulièrement grandiose, imposant, décoratif.

Des fêtes splendides signalèrent la dédicace de ce temple[25]. Polémon, le plus célèbre sophiste de l’époque, fut chargé de prononcer devant l’empereur un discours à cette occasion. Pour être mieux vu, sinon mieux entendu de la foule immense des assistants, il parla du haut des marches, au sommet du soubassement.

Vers le même temps, Adrien présidait lui-même aux fêtes de Bacchus (Dionysiaques). Il fondait les Panhellénies, assemblée solennelle qui réunissait à Athènes les ambassadeurs de tous les peuples grecs de l’Europe et de l’Asie[26]. Déjà une treizième tribu athénienne portait le nom de l’empereur. Il accepta pour la seconde fois le titre d’archonte ; il prodigua les jeux, l’argent, les distributions de blé ; il fit don à la ville des revenus de Céphallénie. D’autres monuments presque aussi remarquables que le temple de Jupiter s’étaient élevés dans Athènes par la munificence du prince. Pausanias énumère les principaux : le temple de Junon, celui de Jupiter Panhellénien, celui de tous les dieux : une bibliothèque, un gymnase. Il reste à peine quelques débris de la plupart de ces édifices ; et il en est plusieurs dont on ignore même l’emplacement. Un quartier nouveau s’éleva aussi au nord du temple de Jupiter Olympien ; il couvrait un espace immense, encore aujourd’hui aplani et battu, mais nu, sans végétation, comme sans édifice. La ville nouvelle prit le nom de son fondateur, Adrianopolis. Un arc de triomphe à deux étages, monument d’assez mauvais goût, où s’accuse franchement la décadence, séparait ce quartier du reste d’Athènes. Il existe encore presque intact, et on peut lire sur le fronton l’inscription suivante :

D’un côté : Cette ville est l’Athènes de Thésée, la ville antique.

De l’autre : Cette ville est celle d’Adrien, non de Thésée.

Les voyages d’Adrien laissèrent en Grèce un souvenir ineffaçable. On data souvent de ces années heureuses. Une curieuse inscription de l’année 139 est datée la 27e année du premier voyage d’Adrien[27]. Les inscriptions grecques en l’honneur d’Adrien sont innombrables, et jamais l’emphase des épithètes ne fut poussée plus loin que pour ce prince. On lit dans l’une de ces inscriptions : « A Adrien, sauveur, fondateur, olympien, chef suprême, bienfaiteur, père de la patrie, sauveur du monde. » Le nom de fondateur revient dans toutes ces inscriptions[28].

Le successeur d’Adrien, Antonin le Pieux, fut aussi un ami des Grecs. Il orna Epidaure de monuments magnifiques. Mais son respect pour la Grèce se manifesta d’une façon plus éclatante par le soin qu’il prit de relever et d’affranchir la petite ville ruinée de Pallantium, en Arcadie, d’où l’on disait qu’Evandre était sorti pour venir dans le Latium établir une colonie grecque sur le Palatin romain[29]. Ainsi, Antonin en consacrant officiellement la parenté traditionnelle, mais fort douteuse, des Grecs et des Romains, travaillait encore au dessein qu’avaient poursuivi Plutarque et Adrien.

Les règnes de Trajan, d’Adrien et d’Antonin, celui de Marc-Aurèle, leur successeur, qui, en promulguant l’Édit provincial, étendit aux provinces le bénéfice d’une plus grande fixité dans la législation comme Adrien, dans l’Édit perpétuel, avait rédigé pour l’Italie le premier code permanent, forment une longue période, heureuse en somme pour le monde et pour la Grèce. Si l’on met au premier rang des biens le repos et la sécurité. ce fut même, je crois, le temps le plus heureux que notre coin du monde, c’est-à-dire le bassin de la Méditerranée, ait traversé jusqu’aux temps modernes, où cette sécurité est d’ailleurs encore si souvent troublée, si gravement menacée. Quelque chose manque cependant au bonheur des sujets d’Adrien et d’Antonin ; je ne parle pas de la liberté politique et de la dignité personnelle, mots qui n’ont plus de sens à l’époque dont nous parlons, mais la sécurité même, ce bien qu’on payait si cher, ne reposait que sur la vie toujours fragile et sur le caprice toujours changeant d’un seul homme. Tout tombait de plus en plus aux mains de l’empereur ; la vie, la liberté, la richesse de tous lui étaient livrées. Ses yeux perçants atteignaient tout ; son omnipotence tracassière touchait à tout. On lit encore aujourd’hui, sur le portique de Minerve Archégète à Athènes, un décret d’Adrien qui règle avec des détails minutieux la culture et la vente de l’huile, ce produit principal du sol attique[30]. Quel pouvoir que celui qui pénétrait ainsi dans les plus humbles pratiques de la vie journalière et pesait sur les actes et les échanges les plus naturellement libres ! Aucune représentation des sujets ne limitait cette puissance. A côté de l’empereur, il n’y avait qu’un conseil privé, invisible et silencieux, composé par l’empereur lui-même. Quant au sénat romain, ce n’était plus rien qu’une assemblée de parade, que les bons empereurs saluaient par respect pour la tradition, et que les mauvais décimaient et outrageaient par caprice ou par haine. Un tel état ne pouvait être bon ; c’était trop qu’il fût nécessaire, étant sorti fatalement des excès et des crimes de la République romaine. Quand l’institution impériale eut donné au monde cette merveille inespérée, cinq despotes presque excellents se succédant au pouvoir, elle enfanta Commode. Quelques années détruisirent tout le bien qu’un siècle avait pu produire.

 

 

 



[1] Pausanias, Achaïques, XVII.

[2] Suétone, Vespasien, 8. — Philostrate, Apollonius, V, 41. Les villes anciennement libres, restèrent libres. Cela est sûr pour Athènes, Pline l’Ancien, Hist. nat., IV, 11. Pline le Jeune, VIII, 24.

[3] Suétone, Vespasien, 8.

[4] Philostrate, Apollonius, VIII, 16. En 90. V. A. Dumont, Archives des missions, 3e série, I, p. 184.

[5] Tacite, Agricola, II.

[6] Strabon, IX, I, 15.

[7] Pline le Jeune, passim. — Marc-Aurèle à Front. — Dion, passim. — J. Capitolin, M. Antonin.

[8] Tacite, Agricola, III.

[9] Domitien avait régné quinze ans.

[10] Pline le Jeune, VIII, 24. Ce langage ne doit cependant pas nous faire illusion. La mission de Maximus, sous prétexte de régler l’administration des cités libres, avait sans doute pour objet de diminuer leurs privilèges en unifiant le gouvernement.

[11] Pausanias, Phocide, ch. 4.

[12] Son autorité se bornait à l’administration du sanctuaire de Delphes. Pausanias, VII, ch. 24 ; IX, ch. 34 ; X, ch. 5. — Decharme, Archives des missions, 2e série, t. IV, p. 509 et 533.

[13] Pausanias, IX, ch. 2. — Plutarque, Vie d’Aristide, 21.

[14] Foucart et Wescher, Inscriptions de Delphes, préf. X. — Rhangabé, Antiquités helléniques, II, n° 968.

[15] Dion, LXVIII, 17 (105 après J.-C).

[16] Corpus inscr. græc., 362. — Inscriptions du Louvre, 42 (catalogue Frœhner). — Pausanias, 1ere Elide, XII.

[17] Phlégon, Mirab., 25.

[18] Eusèbe, Chronique. — Dion, LXIX (id. Spartien, S. Jérôme).

[19] Spartien, Adrien, XII.

[20] Inscriptions du Louvre, 63, 66. — Corpus inscript., 434. — Anthologie, II, 246, trad. Dehèque. — Dion Cass., LXIX, 11. — Tertullien, Apol., 5. — Eusèbe, Hist. ecclés., V, 5.

[21] Inscriptions du Louvre, 63. Cf. Julien, les Césars.

[22] Eusèbe, Hist. ecclés., IV, 23 (édit., Valois, in-folio).

[23] Saint Jérôme, Edit. Bénédict., In-fol. 1706. tome IV, 2e partie col. 109 (De vir. ill., 19, 20). — Id. Syncellus, 348, c. d. — P. Orose, VII, 3. — Eusèbe, Chron., 122.

[24] Spartien. — Eusèbe. — S. Jérôme. — Pausanias, I, 18. — Dion Cassius, LXIX. — Vie des sophistes, de Philostrate, I, 25, 3, 20 ; II, 8, 11, 13.

[25] Dion, LXIX, 16. — Pausanias, Attiq., XVIII, 6. — Spartien, Adrien, 12 et 19. — Philostrate, Vie des sophistes, 1, 25. — Corpus inscr., 434. — Louvre, Inscr., 66.

[26] V. Inscriptions du Louvre (Catal. Frœhner), un décret des Panhellènes, n° 66.

[27] Cf. Vidal-Lablache, Thèse sur Hérode Atticus, p. 33.

[28] Corpus inscr., 326 et suivantes. — Louvre, 75 (Inscriptions), cf. Foucart et Wescher, Inscriptions de Delphes, n° 468. Offrande des Grecs réunis à Platées, à Adrien Sauveur.

[29] Pausanias, Arcadie, XLIII, Corinthie, XXVII.

[30] Corp. inscr. græc., 355. On voit par cette inscription, que la juridiction des proconsuls s’étendait au deuxième siècle jusque sur Athènes, c’est-à-dire sur les villes libres. Un peu plus tard le proconsul Quintilius intervenait dans les démêlés d’Hérode Atticus avec Athènes.