Texte numérisé par Marc Szwajcer
La décadence du polythéisme hellénique était sensible, bien des années avant l’ère chrétienne. Le vieux culte, attaqué de deux côtés, s’ébranlait. Les philosophes avaient depuis longtemps porté les premiers coups. L’affaiblissement du sentiment national acheva la corruption du sentiment religieux. Des divinités nouvelles, étrangères, reçurent subitement des honneurs inusités. Sérapis supplanta Jupiter. La bassesse politique acheva de faire oublier les anciens dieux. Les empereurs divinisés eurent leurs temples et leurs prêtres[1]. Mais si ces flatteries officielles pouvaient suffire au culte public d’une nation en décadence, elles ne répondaient pas aux besoins intimes des âmes. Chacun se fit alors ses croyances d’après ses goûts, son caractère et son éducation. D’autres glissèrent sur la pente facile du scepticisme absolu. Partout, sur les ruines de la foi, régna l’indifférence ou la superstition. Lorsqu’il naissait de ces dispositions ce trouble religieux de la conscience qui la prépare aux conversions, la prédication chrétienne trouvait moins difficile la tâche de convaincre et de toucher. Mais ailleurs, où le doute était tranquille, satisfait, presque joyeux, la foi trouvait un obstacle plus grand que dans l’erreur formelle des âmes restées croyantes[2]. Le christianisme fut apporté en Grèce par saint Paul vingt années seulement après la prédication de Jésus-Christ. Forcé de fuir de Thessalonique et de Bérœa, en Macédoine, pour échapper, non aux Grecs, mais aux Juifs, saint Paul arriva par mer à Athènes, vers l’an 54 de notre ère, douze ans avant le voyage de Néron. Il y attendit ses compagnons Silas et Timothée, qui n’avaient pu fuir avec lui, mais qui devaient le rejoindre bientôt ; et, en les attendant, il visita la ville. Quels furent ses sentiments à l’aspect de cette cité des fêtes et des études, où les pompes religieuses, les dissertations des philosophes, les représentations du théâtre se disputaient les heures d’une foule oisive et spirituelle ? Sceptique à l’endroit des dogmes, l’Athénien était fortement attaché aux cérémonies de ses cultes ; il aimait ses temples, ses statues sans nombre, encore plus que ses écoles ; et se plaisait à se proclamer le peuple le plus religieux du monde, quoiqu’il en fût seulement le plus artiste. Paul, qui apportait du monothéisme hébraïque la haine des images, « se sentait irrité, » disent les Actes[3] « en voyant cette ville pleine d’idoles. » Les défenseurs du polythéisme ont objecté que jamais les Grecs n’avaient pris pour des dieux les statues des dieux. Gela est vrai sans doute, s’il s’agit des esprits éclairés ; mais ceux-là ne croyaient guère davantage à l’existence, même abstraite, de Neptune ou de Gérés. Les autres, la foule, confondaient assurément dans une adoration indistincte la divinité avec son image. Cependant « Paul conversait dans la synagogue avec les Juifs et les hommes craignant Dieu ; et dans l’agora tous les jours avec ceux qui se rencontraient. » Quelques-uns des philosophes épicuriens et stoïciens l’abordèrent, et plusieurs disaient : « Que veut dire ce hâbleur ? » (spermologos). Les autres : « Il paraît qu’il annonce de nouveaux dieux, » parce qu’il leur annonçait Jésus et la résurrection. » L’ayant pris, ils le conduisirent à l’Aréopage en disant : Pouvons-nous savoir quelle est la nouvelle doctrine enseignée par toi ? » Car tu apportes à nos oreilles certaines choses étranges. Nous voulons savoir ce que c’est. » Les Athéniens et tous les étrangers qui habitent parmi eux ne passaient leur temps à autre chose qu’à dire ou à écouter des nouveautés. » L’auteur des Actes les peint ainsi d’un mot ; il les a bien connus. Cette curiosité frivole n’est pas celle qui fait les néophytes sincères. Amené dans l’Aréopage, ou rien ne montre, comme on le voit par le texte des Actes, qu’il ait comparu comme accusé juridiquement, Paul y prit la parole. Il avait rencontré, en parcourant Athènes[4], quelqu’un de ces autels que les Athéniens avaient érigés en divers lieux sous ce vocable : Aux dieux inconnus, et selon les Actes : Au Dieu inconnu. Un scrupule religieux, la crainte d’oublier quelque divinité dans l’universelle adoration que toutes recevaient à Athènes, avaient fait sans doute élever ces monuments[5]. Paul, désireux de rendre son discours conforme au goût oratoire et philosophique de ses nouveaux auditeurs, emprunta de cette circonstance un exorde singulièrement éloquent. « Se tenant, » disent les Actes, « au milieu de l’Aréopage, il dit : Hommes d’Athènes, en toutes choses je vous considère comme excessivement religieux. » Car, en passant, je regardais les statues de vos divinités ; j’ai trouvé même un autel sur lequel était écrit : Au Dieu inconnu. Celui donc que sans le connaître vous adorez, c’est celui que je vous annonce, » Le Dieu qui a fait le monde et tout ce qui est dans le monde, étant le maître du ciel et de la terre, n’habite pas dans les temples faits de la main des hommes. » Il n’est point honoré par la main des hommes comme s’il avait besoin de quelqu’un, lui qui donne à tout la vie, le souffle et toutes choses. » Il a fait d’un même sang tous les peuples humains, pour habiter sur toute la face de la terre, ayant déterminé leur temps précis, et leurs limites et leurs demeures. > Pour chercher s’ils pourraient le toucher lui-même et le trouver ; quoiqu’il ne soit pas loin de chacun de nous. » Car en lui nous vivons, nous nous mouvons et nous sommes, comme quelques-uns de vos poètes ont dit, nous sommes sa race[6]. » Donc étant la race de Dieu, nous ne devons pas croire que la divinité soit semblable à l’or, à l’argent ou à la pierre, façonnés par l’adresse et l’imagination, humaines. » Mais Dieu, méprisant les temps d’ignorance, à présent fait annoncer à tous les hommes en tous lieux qu’ils doivent se repentir. » Parce que le jour est fixé où il doit juger le inonde en équité, dans l’homme qu’il a choisi ; il a donné preuve à tous en le ressuscitant des morts. » Tout devrait être longuement commenté dans ce discours. Mais ce qui frappe avant tout le lecteur, c’est que cette harangue est double, pour ainsi dire, et qu’il semble que Paul n’a pas pris soin d’en rejoindre les deux parties, ni dans le texte, ni dans la pensée. Serait-il téméraire d’expliquer ainsi l’intention de l’orateur ? Sachant à quel auditoire lettré, délicat, subtil, raisonneur, il s’adressait dans l’Aréopage, Paul a voulu d’abord prendre le langage le moins propre à les rebuter. Jamais l’éloquence philosophique n’a parlé avec plus de hauteur et d’éclat que dans la première partie de ce discours. Unité divine, unité humaine, action providentielle et permanente de Dieu, immatérialité de sa substance, toutes les grandes vérités sont affirmées. Platon lui-même avait vu moins loin ; surtout il n’avait jamais parlé avec cette autorité, cette brièveté, cette simplicité. Ainsi ce langage est sublime ; mais c’est celui d’un philosophe. Est-ce que Paul croyait venir pour reprendre et compléter Platon ? Sa mission était ail leurs, et, sans renverser la science humaine, il n’en avait pas besoin. Aussi Paul tout à coup s’arrête au milieu de cet exposé philosophique ; il semble qu’il soit surpris de l’accueil trop favorable qu’il reçoit de son auditoire. L’Apôtre alors fait taire le philosophe. Un langage nouveau se fait entendre ; celui de l’homme qui se glorifiera, dans son Epître aux Corinthiens, de « ne rien savoir que Jésus et sa croix. » « Dieu à présent, » dit-il tout à coup à l’Aréopage étonné, « fait annoncer à tous les hommes en tout lieu qu’ils doivent se repentir. Parce que le jour est fixé où il doit juger le monde en équité dans l’homme qu’il a choisi. Il a donné preuve à tous en le ressuscitant des morts. » Non, ce n’est plus là le philosophe qui parle ; car son auditoire de philosophes, jusque-là charmé, se fatigue et se révolte aux premiers mots qui choquent ses procédés habituels de discussion. « Lorsqu’ils entendirent parler de résurrection des morts, disent les Actes, les uns éclatèrent de rire, les autres dirent : Nous t’entendrons une autre fois là-dessus. » Et ainsi Paul sortit du milieu d’eux. » Quelques hommes, s’attachant à lui, crurent, parmi lesquels Denys l’Aréopagite, une femme nommée Damaris, et d’autres avec eux. » Ainsi quelques rares conversions furent d’abord tout le fruit de la mission d’Athènes. C’est que les hommes qui ne croyaient plus à rien, mais n’en souffraient guère, tranquilles dans leur scepticisme, étaient nombreux dans cette ville. Combien Bossuet nous paraît s’éloigner du langage et de l’esprit des Actes des Apôtres, lorsqu’il peint le passage de Paul en Grèce comme la marche d’un triomphateur. « Il ira, cet ignorant dans l’art de bien dire, avec cette locution rude, avec cette phrase qui sent l’étranger, il ira en cette Grèce polie, la mère des philosophes et des orateurs ; et malgré la résistance du monde, il y établira plus d’Églises que Platon n’y a gagné de disciples par cette éloquence qu’on a crue divine. Il prêchera Jésus dans Athènes, et le plus savant de ses sénateurs passera de l’Aréopage en l’école de ce barbare. Il poussera encore plus loin ses conquêtes : il abattra aux pieds du Sauveur la majesté des faisceaux romains, en la personne d’un proconsul, et il fera trembler dans leurs tribunaux les juges devant lesquels on le citera[7]. » Ah ! pièges de l’éloquence ! on se sent ravir par ce style entraînant. Mais non ce n’est pas ainsi, ce n’est pas en vainqueur que l’Apôtre a traversé la Grèce. Ecoutons sa voix, plus éloquente encore que celle de Bossuet : « J’ai été au milieu de vous, » écrit-il à ses disciples de Corinthe, « avec beaucoup de crainte et de tremblement. » Il sent bien que plus le germe qu’il a jeté paraîtra petit, presque invisible, plus l’immense moisson qui doit en sortir attestera qu’elle est miraculeuse et divine. Ainsi le christianisme et la philosophie s’étaient rencontrés pour la première fois, et ne s’étaient pas compris. Il y avait peut-être en effet quelque chose d’inconciliable entre la foi nouvelle et la philosophie grecque. Des historiens ont pourtant essayé de prouver que le christianisme est issu presque tout entier de cette philosophie. Ils semblent n’avoir pas vu qu’il y a entre les deux doctrines une divergence absolue de principe. Le philosophe croyait que la vertu lui venait de son propre effort, et qu’il méritait par lui-même. Paul enseignait que la vertu vient de Dieu par la grâce, et le mérite, de Jésus-Christ par la rédemption. Il y a là deux termes tout à fait inconciliables. Raffinez, subtilisez, épurez la philosophie hellénique ; jamais vous n’en tirerez le christianisme. Le christianisme a pu aimer, favoriser, cultiver même, à telle ou telle époque, les arts, les lettres, la philosophie, tout ce qui composait l’hellénisme ; mais ces choses-là ne sont pas de son essence. Il les admet, il s’en pare, il s’en embellit ; mais ce n’est pas de là qu’il est né. L’Apôtre avait tenté un moment de parler lui aussi le langage de la philosophie humaine, mais vite il avait rejeté ce moyen d’action dangereux, et bientôt après il écrivait aux Corinthiens : « Les Juifs demandent des miracles et les Gentils recherchent la sagesse. Mais nous, nous prêchons Jésus-Christ crucifié, qui est un scandale pour les Juifs et une folie pour les Gentils. » Et ailleurs : « Nous prêchons la sagesse, mais ce n’est pas celle de ce monde, ni des princes de ce monde, dont l’empire se détruit. » Il écrivait même à ses disciples de Colosses : « Prenez garde que quelqu’un ne vous trompe par la philosophie et par une vaine tromperie, conforme aux doctrines humaines et à la science du monde, mais non conforme au Christ[8]. » Il y avait une autre cause pour laquelle Athènes, au premier siècle, n’était pas le lieu de la Grèce le mieux préparé à embrasser une foi pratique et austère. Elle était restée petite ville et les mœurs y étaient plus douces, les âmes plus paisibles, la vie plus aisée, la bienfaisance plus active et les grands plus rapprochés des petits qu’à Antioche, à Thessalonique ou à Rome. On y était passablement heureux, et les conversions naissent surtout des souffrances. Corinthe offrait un terrain plus propice. C’était une grande ville opulente et commerçante ; au-dessous de quelques riches, il s’y rencontrait beaucoup de pauvres, de grandes misères du corps et de l’âme, des passions plus vives et des consciences plus inquiètes. Paul s’y rendit en quittant Athènes[9] : « Ayant rencontré un certain juif nommé Aquila, originaire du Pont, mais récemment arrivé d’Italie avec Priscille sa femme, parce que Claude avait ordonné à tous les Juifs de sortir de Rome, il se joignit à eux. » Et étant du même métier, il demeura chez eux et travailla ; leur métier était de fabriquer des tentes. » Il parlait dans la synagogue chaque jour de sabbat, et persuadait les Juifs et les Grecs. » Quand arrivèrent de Macédoine Silas et Timothée, Paul redoubla d’ardeur, attestant le Christ aux Juifs. » Mais ceux-ci le contredisant et blasphémant, Paul déchira ses vêtements et leur dit : « Que votre sang soit sur votre tête, j’en suis pur. Je vous quitte et j’irai vers les nations. » » Et étant sorti de là, il alla dans la maison d’un homme nommé Juste, homme craignant Dieu ; sa maison était contiguë à la synagogue. » Grispos, chef de la synagogue, crut au Seigneur avec toute sa famille, et beaucoup des Corinthiens écoutant Paul, crurent et furent baptisés. » Et le Seigneur, dans une vision pendant la nuit, dit à Paul : « Ne crains pas, mais parle et ne te tais point. » Parce que je suis avec toi et nul ne s’opposera à toi pour te nuire, car j’ai un peuple nombreux dans cette ville. » Il demeura donc un an et six mois parmi eux, enseignant la parole du Seigneur. » Mais Gallion étant proconsul d’Achaïe, les Juifs se soulevèrent d’un commun accord contre Paul et le menèrent au tribunal en disant : » Il persuade aux hommes d’adorer Dieu contrairement à la loi. » Paul étant sur le point d’ouvrir la bouche, Gal lion dit aux Juifs : S’il s’agissait de quelque injustice ou de quelque crime, Juifs, je vous écouterais comme il est juste. » Mais s’il s’agit de discours, de mots et de votre loi, voyez vous-mêmes ; je ne veux pas être juge de ces choses. » Et il les fit retirer du tribunal. » Alors tous (le texte grec dit : tous les Grecs), ayant saisi Sosthénès, chef de la synagogue, le battirent devant le tribunal, sans que Gallion s’en mît en peine. » Et Paul, étant encore demeuré un certain nombre de jours à Corinthe, dit adieu aux frères et s’embarqua pour la Syrie avec Priscille et Aquila. Il s’était fait raser la tête à Cenchrées pour s’acquitter d’un vœu (celui d’aller faire la Pâque à Jérusalem). » Il débarqua à Ephèse. » C’est ainsi que Gallion, gouverneur de la Grèce, frère de Sénèque et homme d’esprit lui-même et d’un véritable mérite, mais trop hautain pour examiner de petites gens, trop philosophe pour s’occuper de religion, vit naître sous ses yeux le christianisme en Achaïe, et ne s’en aperçut pas. Le résultat de la mission de Corinthe était tout différent de celui que Paul avait obtenu à Athènes. Il y laissait en s’éloignant tous les éléments d’une véritable Église où la foi ne s’éteignit plus et d’où elle fut propagée, dès les années suivantes, dans les villes d’Achaïe[10]. Nous connaissons assez bien ; l’histoire de cette Église par les deux épîtres que l’Apôtre lui adressa dans l’année 57, deux ans après son départ. Lui-même revint à Corinthe vers la fin de l’an 57 et y séjourna trois mois, pendant lesquels il écrivit la première épître aux Romains, ce magnifique monument de sa doctrine. Il partit ensuite pour Jérusalem et ne revit plus la Grèce[11]. L’Église de Corinthe donna peu de joie d’abord à l’apôtre qui l’avait fondée. Une grande ville comme Corinthe renfermait nécessairement bien des éléments impurs. Quelques hommes sans mœurs, attirés par un amour indiscret des nouveautés, ou désireux de couvrir leurs vices des voiles mystérieux d’une religion nouvelle, s’étaient glissés dans l’Église. D’autre part, une sorte de schisme y était né dès les premiers jours. Un Juif d’Alexandrie, converti récemment, Apollos, homme éloquent et instruit, était venu d’Ephèse à Corinthe ; d’autres Juifs, venus probablement de Jérusalem, semblent y avoir annoncé la foi directement, au nom de Pierre et des premiers apôtres. Avec leur subtilité habituelle et leur esprit raffiné, les Grecs exagérèrent les nuances qui pouvaient distinguer la doctrine de Paul, celle d’Apollos et celle de Pierre. Il y eut un moment comme trois Églises chrétiennes à Corinthe. Ces vaines contestations déchiraient l’âme de Paul. Il écrivait (dans le chapitre premier de la première épître aux Corinthiens) : « J’apprends qu’il y a des divisions entre vous, c’est-à-dire que l’un dit : Moi je suis de Paul. L’autre : Moi d’Apollos. L’autre : Moi de Céphas. Moi du Christ. » Le Christ a-t-il été divisé ? Paul a-t-il été crucifié pour vous ? Est-ce au nom de Paul que vous avez été baptisés ? » Qu’est-ce qu’Apollos ? Qu’est-ce que Paul ? Les ministres de celui à qui vous avez cru. » Moi j’ai planté. Apollos arrosa ; c’est Dieu qui a fait croître. » Celui qui plante n’est rien, non plus que celui qui arrose ; tout vient de Dieu qui fait croître. » Ces éloquentes paroles ramenèrent l’unité dans l’Église troublée. Les ordres sévères donnés dans la première Epître en firent chasser ceux qui la scandalisaient par leurs mœurs. La seconde Epître est un chaleureux témoignage de l’édifiant spectacle qu’of frit dès lors la chrétienté d’Achaïe. Les fidèles étaient relativement nombreux ; toute fois, aux premiers jours, si l’on considère l’union que nous voyons régner entre eux et les mœurs encore exceptionnelles que l’Apôtre leur conseille, ils ne devaient pas dépasser quelques centaines. Ils appartenaient surtout aux classes les plus humbles de la société. « Il y a parmi vous, » leur écrit l’Apôtre, « peu de sages selon la chair, peu de puissants et peu de nobles[12]. » Cependant, l’un d’eux, Eraste, était trésorier de la ville, et une femme nommée Chloé était riche et influente. On aurait même tort de croire que l’Église n’était composée que d’esclaves ou de gens tout à fait misérables. Il s’en trouvait plusieurs de tels ; mais ils étaient en petit nombre. La majorité paraît avoir été des ouvriers ou des petits marchands ; gens établis et réguliers, vivant humble ment, mais décemment, de leur travail, comme faisaient saint Paul lui-même et ses hôtes, Aquila et Priscille. Saint Paul aime et honore le travail d’une façon toute particulière. Il se loue très hautement de n’avoir accepté aucun subside des Églises et d’avoir vécu du fruit de ses mains. Tout désordre de vie répugne à cet esprit que l’enthousiasme et l’élévation n’empêchaient pas d’être très pratique. Il écrit aux Thessaloniciens[13] : « Celui qui ne veut point travailler ne doit point manger. » Car nous apprenons qu’il y en a parmi vous qui se conduisent d’une manière déréglée, qui ne travaillent point, et qui se mêlent de ce qui ne les regarde pas. » Or, nous ordonnons à ces gens-là et nous les conjurons par Notre Seigneur Jésus-Christ de manger leur pain en travaillant paisiblement. » D’après les noms recueillis dans les Actes, l’Église renfermait des Romains, des Juifs et des Grecs. C’étaient les trois principaux éléments de la population corinthienne. Une étroite communauté, mais qui n’allait pas jusqu’à celle des biens, unissait entre eux ces fidèles. Les fortunes demeuraient individuelles ; mais la charité était grande[14] et adoucissait l’amertume des inégalités sociales. Cette charité s’étendait jusqu’à envoyer des subsides importants à l’Église de Jérusalem, considérée encore comme Église mère, et qui était chargée de pauvres[15]. Tous vivaient autant que possible à part de la société païenne, ou ne s’y mêlaient que pour des nécessités absolues. L’Apôtre interdit de porter les procès civils devant les tribunaux des infidèles : « Que les saints, » dit-il, « jugent les différends des saints[16]. » A l’extérieur, la vie des chrétiens de Corinthe n’avait rien de bizarre ni d’insolite. L’enthousiasme, qui transportait leur âme, ne se faisait jour que dans l’Église. Là même, les femmes restaient voilées et silencieuses par l’ordre formel de l’Apôtre. Mais tout homme y pouvait prendre l’initiative des manifestations religieuses les plus variées. L’Epître aux Corinthiens parle de ces apôtres spontanés, de ces prophètes véhéments, de ces prédicateurs enthousiastes dont la sagesse de saint Paul semble vouloir plutôt calmer que réchauffer l’ardeur. La fraction du pain, première forme du sacrement eucharistique, était accompagnée d’un repas complet qui donna lieu d’abord à un abus que blâme saint Paul. Les riches apportaient des provisions abondantes ; les pauvres venaient les mains presque vides. Cependant, l’on ne partageait point, et la plus choquante inégalité régnait dans ce repas fraternel. La première épître aux Corinthiens (XI, 22) ordonna d’abréger et de simplifier le repas, mais de le rendre le même pour tous. La société civile est maintenue par l’Apôtre dans ses formes traditionnelles. Le mariage est honoré, même quand l’un des époux est fidèle et l’autre infidèle. Toutefois l’état de continence est déclaré préférable au mariage et plus saint, par une réaction trop légitime contre l’excès sensuel où périssait le monde païen. La pensée dominante de l’Apôtre, lorsqu’il s’adresse aux Corinthiens, semble être que chacun doit garder la place où Dieu l’a mis en se bornant à la sanctifier. L’esclave restera esclave, quand même il pourrait racheter sa liberté. A quoi bon changer ? La vie est d’un jour. Le règne de Jésus va venir. Ce monde va passer. Præterit figura hujus mundi. Aussi recommande-t-il une soumission docile aux puissances établies dans tout ce qui n’est pas contraire à la foi[17]. Cette annonce du règne prochain de Dieu était peut-être une figure ; mais la plupart l’entendaient d’une manière absolue. La primitive Église, en prenant à la lettre certaines paroles de l’Ecriture sainte, croyait toucher au jour de la fin du monde et de la résurrection générale que suivrait le jugement der nier. Remplis d’espérance et de foi, ils attendaient paisiblement l’heure suprême et consentaient à vivre extérieurement comme si le monde eût dû subsister. Mais le profond mépris des choses de la terre était au fond de cette sérénité. Jamais le monde n’avait connu cet état merveilleux d’âmes qu’illumine et réjouit une pensée sublime, une espérance infinie, au milieu des vulgaires soucis de la vie matérielle, acceptés patiemment comme une loi de la Providence. Telles furent les origines du christianisme en Grèce. Cet immense événement se détache au milieu de l’histoire générale de la province comme un épisode que rien ne rattache à ce qui le précède, et aux événements contemporains. Tant il s’en faut que le christianisme, même en Grèce, soit sorti d’un développement spontané de l’hellénisme ! Plus tard assurément, dans l’organisation du culte, et dans la forme des cérémonies, dans le choix du vocable et de l’emplacement des Églises, dans la partie plastique, extérieure de la religion, quelque chose de la foi ancienne survécut dans la foi nouvelle[18]. Mais le germe de celle-ci fut ailleurs, et vainement l’érudition cherchera-t-elle à le trouver dans la philosophie de Platon, ou dans le mysticisme de Pythagore, ou dans les traditions à demi voilées qui formaient le fond de la doctrine des mystères. Il est ailleurs. Le christianisme n’est pas sorti davantage du mysticisme rajeuni dont la recrudescence est si sensible dans ce siècle des Césars, et si curieuse à étudier. Le mysticisme païen a voulu avoir son Christ et son apôtre ; il a enfanté Apollonius de Tyane, contemporain et pour ainsi dire rival et contre-type de saint Paul. Il naît un peu plus tôt, il meurt un peu plus tard. Il parcourt les mêmes pays, tout le bassin de la Méditerranée. Tyane, d’où il est sorti, est voisine de Tarse où Paul est né. Ce fut un homme vertueux, probablement fort sincère, en tout cas fort étrange, et doué d’une puissance et de facultés particulières. Il est malheureux que Philostrate, en écrivant sa vie au troisième siècle, l’ait surchargée d’ornements jusqu’à la transformer en une œuvre romanesque. A travers les mensonges du texte, on devine une âme qui fut transportée de plusieurs pensées généreuses. Mais son idéal est en arrière. Né d’une société cor rompue, il ne peut rien concevoir au delà d’une réforme et d’un retour au passé. Paul, qui vient d’ailleurs, renouvellera tout. Tous deux ont été frappés de la multiplicité des cultes athéniens. Mais tandis que ce fractionnement scandaleux de la divinité inspire à Paul une magnifique profession de foi monothéiste, il dicte à Apollonius un livre, dont parle Philostrate, où il cherchait à ramener ces différents cultes à la pureté de leur rituel. Paul croit que la lettre tue ; l’esprit vivifie. Apollonius, au contraire, est encore plus timoré, plus jaloux de conserver la lettre et la formule, que ce peuple superstitieux qu’il endoctrine[19]. Paul, qui porte dans son âme le principe d’un monde nouveau, est au-dessus de tous les préjugés de races et de nations. Il n’est ni Juif, ni Grec, ni Romain ; il est apôtre. Apollonius est un Hellène, épuré dans ses mœurs, exalté dans son hellénisme. Aux Thermopyles, on disait devant lui que le mont Œta est le plus haut de la Grèce. Il gravit le monticule où Léonidas était tombé, et dit : « C’est ici la plus haute montagne du monde ; ceux qui sont morts en ces lieux pour la liberté ont fait cette colline plus élevée que l’Œta et que cent Olympes. » Noble langage, mais ce n’est pas ainsi que parle un fondateur de religion. Apollonius eut des milliers de disciples ; et pourtant rien ne lui survécut, que le culte de sa mémoire honorée comme celle d’un dieu. En fait de réforme religieuse, l’hellénisme, abandonné à lui-même, ne pouvait rien donner de plus au monde que cette prédication éclatante et stérile. |
[1] Déjà Jules César est appelé dieu dans une inscription de l’Hiéron des muses (n° 50). Decharmes, Archives des missions, IV, p, 53, 2e série. — V. Foucart et Wescher, Inscriptions de Delphes, n° 472, page 302 ; sacrifices offerts par la cité en l’honneur des Romains. — V. Corp. inscr., 2369.
[2] V. École d’Athènes au quatrième siècle, par L. Petit de Julleville ; in-8°. Paris, Thorin, 1868.
[3] Actes, ch. XVII.
[4] Ou peut-être à Phalère. V. Pausanias, Attica, c. 1.
[5] Pausanias, Attica, 1, 4. — Philostrate, Vie d’Apollonius, III, 5. — Diogène Laërte, I, X, 110.
[6] Aratus, Phénomènes, 5. — Cléanthe, Hymne à Jupiter, 4.
[7] Bossuet, Panégyrique de saint Paul.
[8] Première aux Corinthiens, I, 22, 23 ; II, 6. Aux Colossiens, II, 8.
[9] Actes des apôtres, XVIII.
[10] 2e Épître aux Corinthiens, I, 2.
[11] Actes, XX, 2.
[12] Première aux Corinthiens, I, 26.
[13] 2e Épître, III, 10.
[14] Première aux Corinthiens, XVI, 1.
[15] Épître aux Romains, XV, 26.
[16] Première aux Corinthiens, VI, 1.
[17] Épître aux Romains, XIII.
[18] V. notre mémoire sur le vocable et l’emplacement des Églises chrétiennes en Attique, Archives des missions, 2e série, tome V.
[19] Philostrate, Vie d’Apollonius, IV, 17.