HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE XIII. — LA GRÈCE AU TEMPS DES CÉSARS. - (14 à 68 ap. J.-C.).

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

A la mort d’Auguste, Tibère, son fils adoptif, hérita de son pouvoir, ou plutôt il eut l’art de se le faire offrir, tout en feignant de repousser le fardeau de l’empire. Il continua la politique d’Auguste, mais, en dépit de sa prudence cauteleuse, déjà plus hardi qu’Auguste, il ne cessa d’empiéter sur la part d’autorité que son prédécesseur avait dû laisser au sénat dans le partage des provinces, et travailla sans relâche à faire prévaloir de plus en plus la volonté exclusive et absolue du prince. Cette transformation lente est bien observée par Tacite, sans être toujours bien jugée par lui. Ce n’est pas que Tacite ait calomnié Tibère ; mais il n’a pas su pénétrer les motifs politiques auxquels obéissait Tibère, avec autant de perspicacité qu’il démêlait les obscurités et les hypocrisies de ce caractère. Il a mieux connu, mieux compris l’homme que son œuvre. Il ne pouvait en être autrement. On ne saurait exiger de l’historien d’une aristocratie dépossédée par l’empire, qu’il entrât dans des vues absolument contraires à la politique et aux traditions qui lui étaient demeurées si chères. Nous sommes au contraire trop éloignés de ces événements pour n’avoir pas au moins cette impartialité qui est le premier degré de la clairvoyance. Il nous est plus aisé par là d’apprécier justement les pratiques de Tibère dans l’administration des provinces. Le trait saillant de sa politique fut son obstination à laisser les généraux et les gouverneurs en fonctions le plus longtemps possible, et quand il le pouvait, jusqu’à leur mort. Tacite en fait l’observation, puis ajoute : « On varie sur ses motifs. Les uns pensent qu’il perpétua ses premiers choix par paresse et pour s’épargner le souci d’en faire de nouveaux ; les autres, qu’il agit par envie, pour ne point multiplier les heureux (ne plures fruerentur). Plusieurs pensent qu’il avait autant d’indécision dans le jugement que de finesse dans l’esprit. Car il ne recherchait pas les vertus éclatantes, mais il haïssait le vice ; il redoutait les bons pour sa propre sécurité, et les méchants pour la gloire de l’Etat. Ces irrésolutions de son esprit allèrent enfin si loin qu’il nomma parfois des gouverneurs auxquels il ne permettait pas de sortir de Rome[1]. »

Ainsi parle Tacite ; il a peut-être à demi raison, mais d’autres motifs pouvaient aussi guider Tibère. S’il préférait les choix obscurs aux choix d’éclat, les provinciaux étaient de son avis. L’homme obscur osait moins contre eux, car il se savait réellement responsable, et responsable envers l’empereur auquel il devait tout ; non pas envers un sénat complaisant où tel personnage illustre, après quelques mois passés dans sa province, trouvait à son retour, dans un corps composé de ses égaux et de ses amis, des complices intéressés plutôt que des juges inflexibles.

Quoique Tibère fût tout puissant, sa prudence timide et les conditions mal définies de sa magistrature l’obligeaient parfois à confier, contre son désir, un commandement à quelqu’un de ces hommes trop puissants encore pour être responsables. Le prince cédait d’abord aux influences dont il était circonvenu ; mais, réagissant aussitôt, opposant la lenteur au crédit et ajoutant les délais aux délais sous des prétextes toujours nouveaux, il empêchait que le gouverneur suspect ne sortît de Rome, et faisait administrer la province par un lieutenant moins illustre.

Fidèle à ses premiers choix, Tibère maintenait le plus longtemps possible les mêmes hommes dans les mêmes charges. Quel était son dessein ? Etait-ce jalousie pure, comme le croit Tacite (Invidia, ne plures fruerentur), pour diminuer le nombre des heureux. Mais aux dépens de qui se fût fondé le bonheur de ces heureux ? Aux dépens des provinces, tenues d’enrichir en un an un gouverneur qui changeait tous les ans ; qui avait ainsi le temps de les exploiter, non de les gouverner ; qui passait trop vite pour songer sérieusement à faire le bien, mais qui demeurait assez pour prétendre à rentrer à Rome avec sa fortune faite. Si les provinces ne sont pas faites pour les gouverneurs, mais les gouverneurs pour les provinces, qu’importait qu’il y eût moins d’heureux gouverneurs ?

Ainsi les charges diminuaient, les exactions devenaient plus rares, le poids du joug s’allégeait pour les vaincus, même sous de mauvais princes : « Tibère ne permettait pas, » dit Tacite[2], « que les provinces fussent chargées de nouveaux impôts, ni que les anciens fussent aggravés par l’avarice ou la cruauté des magistrats. Il interdisait les peines corporelles et la confiscation des biens. » — « Il répondait, » dit Suétone[3], « aux gouverneurs de province qui lui conseillaient d’augmenter les tributs, qu’un bon pasteur doit tondre ses brebis et non les écorcher. »

Dès la seconde année du principat de Tibère, un changement important se fit dans le gouvernement de l’Achaïe. Tacite rapporte que cette province et la Macédoine se plaignant d’être écrasées, on voulut les décharger pour un temps du pouvoir proconsulaire, et on les confia à César[4]. Tacite n’explique pas comment l’administration impériale était moins lourde aux provinces que celle du sénat. Probablement les proconsuls sénatoriaux, plus indépendante vis-à-vis d’un prince dont ils ne tenaient pas leurs pouvoirs, ne s’abstenaient pas des exactions qu’avait interdites la loi d’Auguste aussi strictement que faisaient les agents directs de l’empereur, nommés par lui, responsables immédiatement devant lui, et révocables à sa volonté. Plus tard, Claude restitua aux sénateurs le gouvernement de l’Achaïe, mais en leur recommandant de bien traiter cette province à laquelle l’attachait, disait-il, « le goût commun des mêmes études[5]. »

La recommandation n’était pas inutile. Par le triste héritage d’une tradition impitoyable, les représentants les plus purs, les plus vertueux, les plus incorruptibles de l’idée républicaine et aristocratique demeuraient dans l’empire les plus hostiles aux intérêts provinciaux. Ils avaient gardé toute la vertu mais aussi toute la dureté des vieux Romains de la conquête. Le monde ne pouvait regretter ces vertus romaines qui lui avaient coûté si cher.

Nous avons appris à révérer le nom de Thraséas. Sous le règne de Néron, seul, au milieu du sénat tremblant, Thraséas reste digne, libre et vertueux. Philosophe stoïcien, il a pris pour modèle Caton d’Utique, dont il a écrit la vie. Sénateur, il s’honore par l’indépendance de ses votes ; il devait payer de sa vie la franchise de ses opinions. C’est une belle et noble figure d’ancien Romain. Mais, voulons-nous connaître quels étaient ses sentiments envers les provinciaux, et juger par là de ce qu’aurait apporté aux provinces une révolution qui eût rétabli la république et l’aristocratie (j’entends même au profit des plus vertueux d’entre les Romains, et la vertu à Rome devenait bien rare), — Tacite nous l’apprendra.

Timarchos, riche et influent Crétois, fut accusé devant le sénat d’avoir dit : « qu’il dépendait de lui de faire accorder des actions de grâces aux proconsuls qui avaient gouverné la Crète[6]. » Qu’il y eût un abus dans l’usage de voter des actions de grâce aux proconsuls sortant de charge, cela est possible, et je ne blâme pas Thraséas d’avoir voulu réprimer cet abus, tout en trouvant sévère la peine d’exil hors de Crète qu’il requit contre Timarchos. Auguste avait cru suffisant d’interdire les actions de grâces pendant la durée des fonctions, et les soixante jours qui suivaient la sortie de charge[7]. Mais ce qui mérite surtout notre attention et nos réflexions, c’est le langage que Thraséas tint dans cette occasion au Sénat : « Contre ce nouveau trait d’orgueil de la part des provinciaux, » disait-il, « prenons un parti digne de la bonne foi romaine, et aussi de notre fermeté. Sans affaiblir en rien la protection due à nos alliés... (ce n’était pas la protection que demandaient les alliés, mais la justice)... repoussons cette opinion que l’estime qu’on doit faire d’un Romain dépende d’un autre jugement que de celui des citoyens romains. »

Un tel langage est si net qu’il se commente de lui-même. Ainsi, dans la doctrine chère à Thraséas, non seulement le proconsul n’était responsable qu’à Rome, mais l’opinion même qu’il convenait d’exprimer sur son administration provinciale ne devait dépendre, à Rome, en aucune façon du jugement qu’en auraient porté ses administrés.

« Jadis, » continue Thraséas, « outre le préteur et le consul, nous envoyions des particuliers visiter les provinces. Ils nous rendaient compte de l’obéissance de chacun, et les nations tremblaient devant le jugement qu’un homme privé portait d’elles. Aujourd’hui nous cultivons et nous adulons les étrangers ; un signe du premier venu suffit pour qu’on nous décerne des actions de grâces, ou plus souvent pour qu’on nous accuse. » Qui ne voit que ce qui indignait Thraséas est précisément ce qui constituait une immense amélioration dans le régime provincial ? La responsabilité des gouvernants devenait réelle. Ainsi, par le seul effet de cet orgueil national que rien ne pouvait plier, les provinciaux ne pouvaient rien espérer même de Thraséas, c’est-à-dire de la philosophie la plus pure et de la vertu républicaine la plus sincère. S’il est démontré que le retour d’un tel homme au pouvoir eût été funeste au monde, comment s’étonnerait-on que les provinciaux aient salué l’empire avec joie, et qu’ils aient poussé jusqu’à la plus basse adulation les témoignages de leur reconnaissance[8] ?

Ni Tibère, ni Caligula, ni Claude n’ont visité la Grèce après leur avènement au pouvoir. Germanicus, la seule figure noble et pure dans cette dynastie sanglante, traversa l’Achaïe, en gagnant l’Orient, où l’attendait une mort prématurée. Il vit le golfe d’Actium, les trophées consacrés par Auguste, et l’emplacement du camp d’Antoine, « grand théâtre d’infortune et de prospérité, » dit Tacite. De là il vint à Athènes, et, par égard pour une ville antique et alliée, il ne parut qu’avec un seul licteur. Les Grecs le reçurent avec les plus grands honneurs, mêlant à ces distinctions les souvenirs de leurs propres gloires et les paroles célèbres de leurs ancêtres, pour donner plus de dignité à leurs hommages[9]. » Pison, le gouverneur de Syrie, chargé par Tibère de surveiller Germanicus, et qui se crut chargé de l’empoisonner, suivit de près Germanicus en Grèce. Athènes essuya le premier orage de la querelle qui allait mettre aux prises ces deux hommes. A peine Germanicus était-il sorti d’Athènes, que Pison y arriva, dit Tacite, « avec un air menaçant. » Dans un discours furibond il accuse indirectement Germanicus, il le blâme d’avoir avili la dignité romaine en traitant avec de tels ménagements non pas les Athéniens, peuple détruit par tant de catastrophes, mais ce vil ramas de toutes les nations qui peuple aujourd’hui Athènes. » Cette ville l’avait blessé en lui refusant la grâce d’un certain Théophile, condamné pour faux par l’Aréopage. Dans son ressentiment « il rappelle avec aigreur l’alliance d’Athènes  avec Mithridate contre Sylla, et avec Antoine contre Auguste. Il remonte aux temps les plus reculés pour reprocher à Athènes avec amertume les défaites qu’elle avait essuyées en combattant contre les Macédoniens, les violences qu’elle avait exercées contre  ses propres citoyens. »  Ce n’étaient là, après tout, que les impuissantes invectives du gouverneur d’une province étrangère et lointaine. Mais la Grèce, épouvantée, dit Tacite, par cette entrée menaçante de Pison, trembla pour le bienfaiteur qu’elle avait à peine entrevu. Par un vague souvenir de son passé, du rôle qu’elle avait joué dans la guerre civile, elle aimait peut-être, dans Germanicus, le prince qu’on disait favorable au retour de la liberté politique ; ou plutôt, réconciliée comme il semble avec l’empire, elle attendait seulement du jeune héritier de Tibère un maître équitable et doux, tel que ses vertus semblaient le promettre au monde. Mais l’année qui suivit la visite de Germanicus à Athènes, il mourait en Asie empoisonné par Pison.

Ni Caligula, ni Claude ne vinrent en Achaïe. Claude avait peut-être vu la Grèce dans sa jeunesse[10]. Caligula, ce fou furieux que le monde supporta quatre ans, dépouilla la province d’une partie de ses richesses artistiques, et voulut même lui ravir le Jupiter olympien de Phidias. Mais les ouvriers qu’on envoya prétendirent qu’un prodige les empêchait d’exécuter le sacrilège. La mort de Caligula arrêta l’entreprise[11].

Néron aussi, pour embellir sa Maison d’or à Rome, pilla les temples de la Grèce[12], et quoique Cicéron eût dit que nulle vexation n’était plus sensible aux Grecs que ces spoliations, l’on vit ce peuple les pardonner à Néron, et prostituer aux pieds de l’empereur, avec une bassesse jusque-là inouïe, tous les souvenirs glorieux de ses ancêtres.

Une folle passion d’obtenir en Grèce la consécration de sa renommée d’artiste sans égal faisait souhaiter depuis plusieurs années à Néron d’exécuter le voyage d’Achaïe. « Il n’y a que les Grecs, » disait-il, « pour être fins connaisseurs en musique. » La Grèce apprit sa manie ; elle lui députa des ambassadeurs de toutes les villes où se célébraient des concours musicaux. Ils lui apportèrent toutes les couronnes qu’on décernait aux vainqueurs ; ils le prièrent de chanter devant eux ; leurs applaudissements le remplirent de joie ; il décida aussitôt de hâter son départ pour l’Achaïe.

Il s’embarqua, suivi d’une troupe de musiciens, d’acteurs et  de  danseuses.  Il aborda d’abord à Cassiopé, où il chanta devant l’autel de Jupiter. A Rome, l’affranchi Hélios gouvernait pour le prince absent ; il allait faire regretter Néron. Dans l’attente de la visite impériale annoncée depuis plusieurs années, la Grèce avait suspendu tous les jeux. La fête olympique elle-même, que la guerre n’avait jamais interrompue, ne se célébra pas à sa date. On attendait Néron. Il arriva enfin. Tous les jeux furent célébrés en une seule année, afin que l’Empereur y pût concourir et remporter toutes les couronnes[13]. Ainsi, qu’il chante ou conduise des chars ou joue la tragédie, Néron est partout vainqueur ; et, grâce à la conspiration de la bassesse universelle, il est peut-être lui-même la dupe de ses prétendus triomphes. Au moins il feignait de l’être, et affectait de jouer franc jeu. Il ne parlait aux juges des concours qu’avec un profond respect. Il se donnait la peine de décrier ses rivaux, de les injurier même, comme s’il eût craint d’être sacrifié à eux. Il se soumettait servilement aux règles du théâtre : un jour, jouant la tragédie, il laissa tomber une baguette qu’il tenait à la main ; il demeura tout interdit, tremblant d’être exclu du concours pour cette faute. Mais il restait Néron et empereur vis-à-vis des spectateurs. Bâiller ou s’éloigner pendant qu’il chantait devenait un crime ; il bannit Vespasien, qui s’endormait au spectacle. Peut-être fut-il heureux pour ce général que la révolte des Juifs éclatât pour le soustraire à propos au ressentiment de l’empereur.

Néron promena ses folies par toutes les villes de la Grèce ; et, cependant, s’il faut croire Suétone, il n’osa entrer, ni dans Sparte, d’où l’écartait le souvenir de vertus austères, ni dans Athènes, où s’élevait un temple aux Furies, à ces divinités vengeresses qui avaient poursuivi Oreste, parricide comme Néron. Suétone dit qu’il n’osa pas non plus se faire initier aux mystères d’Eleusis, effrayé à la seule idée d’entendre ce héraut qui criait avant les cérémonies : « Loin d’ici les impies[14]. » Cependant, à Rome, au bruit des triomphes de Néron, le sénat votait des prières publiques ; les chevaliers décernaient une statue d’or pesant mille livres. Deux Sulpicius, le père et le fils, étaient mis à mort, parce que le surnom de Pythique, qu’ils tenaient de leurs ancêtres, parut une impiété envers Néron, vainqueur aux jeux Pythiques de Delphes.

Une pensée utile et grande se mêla cependant aux honteuses folies de ce voyage de Grèce ; mais, si le despotisme aime les vastes projets, la persévérance lui manque pour les exécuter. Un caprice les fait naître, un autre caprice les fait rejeter. Ainsi Néron entreprit de percer l’isthme de Corinthe, mais il ne fit que commencer ce grand ouvrage. On sait que le point le plus resserré de l’isthme est entre Schoïnos (aujourd’hui Calamaki) sur le golfe d’Athènes et Loutraki sur celui de Corinthe. Sa largeur en cet endroit est de moins de deux lieues. Aussi Pindare[15] appelait l’isthme un pont jeté sur la mer, et le nom même du Péloponnèse signifie l’île de Pèlops. Par ce point, s’opérait jadis, à l’aide d’un mécanisme ingénieux, fait de rouleaux et de plans inclinés, le transport par terre des vaisseaux d’une mer à l’autre. On nommait diolcos la route par laquelle ou les traînait. Ces vaisseaux ressemblaient sans doute à nos navires de cabotage. Hérodote s’étonne que Xerxès n’ait pas fait passer ses navires de cette façon, par-dessus l’isthme de l’Athos, qu’il n’osait doubler, au lieu de percer la montagne[16]. Or, chaque navire de Xerxès contenait au plus deux cents hommes. A mesure que l’on construisit des vaisseaux plus puissants et que les relations commerciales se multiplièrent, le mécanisme du Diolcos parut chaque jour plus difficile et plus insuffisant. Dès le septième siècle avant Jésus-Christ, Périandre, tyran de Corinthe, avait vaguement rêvé à la possibilité de percer l’isthme[17]. Démétrius Poliorcète, qui avait repris ce projet, fut détourné de l’exécuter par les architectes. Ceux-ci, au dire de Strabon, « après avoir pris leurs mesures, » lui affirmèrent que le golfe de Corinthe était à un niveau plus élevé que celui d’Egine. « Si l’on perçait l’isthme qui les sépare, Egine et toutes les côtes voisines seraient submergées[18]. »

César s’était flatté d’accomplir ce grand dessein. Il avait déjà confié la direction des travaux à un certain Aniénos, et peut-être, avec sa puissante volonté, avec les immenses ressources dont il disposait, eût-il réussi à mener l’œuvre à bonne fin ; mais le poignard de Brutus ne lui en laissa pas le temps[19].

Caligula mêla cette pensée grandiose à la vie d’un fou et d’un scélérat. Il voulait « avant tout, » dit Suétone, percer l’isthme de Corinthe, et même il avait envoyé sur les lieux un centurion primipilaire pour prendre des mesures. Ce projet n’eut pas de suite[20].

Néron le reprit. « Il n’y avait pas songé auparavant, » dit Lucien, « mais la vue des lieux le lui inspira[21]. » Lui-même voulut inaugurer les travaux : « Il sortit de sa tente en chantant l’hymne d’Amphitrite et de Neptune, et quelques couplets en l’honneur de Mélicerte et de Leucothoé. » C’étaient les divinités protectrices de l’isthme. Suétone remarque que dans les prières qu’il adressa aux dieux en faveur de lui-même et du peuple romain, il eut soin d’omettre le sénat. Puis, le gouverneur de la Grèce lui présenta un hoyau d’or et l’empereur se mit en devoir de commencer la fouille au milieu des applaudissements et des chants. Par trois fois, il frappa le sol, il porta même sur son épaule un petit panier rempli de terre ; puis, ayant recommandé aux ouvriers de se mettre avec ardeur à l’ouvrage, il rentra dans Corinthe, « se persuadant, » dit Lucien, « qu’il avait surpassé tous les travaux d’Hercule. »

Des prisonniers furent employés aux besognes pénibles dans les parties rocheuses ; l’armée dans les terrains unis et légers. Parmi les ouvriers, Musonius, philosophe banni de Rome par Néron, remuait la terre avec des malfaiteurs. Lucien a placé dans sa bouche l’intéressant récit que nous venons d’abréger. Au plus fort des travaux, on vit encore arriver six mille prisonniers juifs qu’envoyait Vespasien après ses premiers succès en Judée.

On retrouve aujourd’hui quelques traces du canal de Néron ; mais la révolte de Galba, la déchéance et la mort de l’empereur interrompirent bientôt les travaux.

Pausanias[22] parle de cette grande entreprise avec dédain, ou plutôt avec la colère d’un dévot outré, qui croit qu’il est impie de vouloir mettre un détroit là où les dieux ont mis un isthme. « Celui qui avait tenté, » dit-il, « de faire du Péloponnèse une île dut renoncer à percer l’isthme. On n’attaqua même pas le sol jusqu’au roc, et le Péloponnèse est resté continental, comme il est naturellement. »

Lucien juge la tentative de Néron avec plus de modération : « Le succès, » dit-il, « eût été fort avantageux au commerce et non seulement aux villes du littoral, mais même à celles de l’intérieur, car elles aussi profitent de la prospérité des ports. »

Du temps d’Adrien, le sophiste athénien Hérode Atticus était assez riche pour entreprendre une œuvre où les empereurs avaient échoué, et, n’osant peut-être espérer de ses discours l’immortalité qu’il souhaitait pour son nom, il désirait ardemment d’essayer le percement de l’isthme : « Voilà, » disait-il à ses amis, « voilà une œuvre immortelle ! Ah ! Neptune ! je voudrais... mais qui me le permettra ? » Il recula en effet devant la crainte d’exciter, s’il réussissait, la jalousie de l’empereur[23].

Il ne semble pas que le moyen âge ait songé à reprendre le projet avorté de César et de Néron. Mais de nos jours, ce grand dessein devait tenter l’audace des ingénieurs et des négociants. C’est un des progrès nationaux que les chambres grecques décrètent de temps en temps. Mais le percement de l’isthme s’exécutera tôt ou tard, avec ou sans les Grecs, en tout cas à leur profit, et au profit de tous les peuples méridionaux.

Le projet rencontre peu d’adversaires. Cependant M. Beulé, qui a écrit sur Corinthe une excellente monographie[24], traitait le percement de l’isthme aussi sévèrement que fait Pausanias, quoique par d’autres motifs : il pensait que cette œuvre serait funeste à Corinthe. En vérité, quoi qu’il arrive, Corinthe a peu à perdre ; elle existe à peine aujourd’hui. L’objection de M. Beulé peut se résumer ainsi : les navires, si l’isthme est jamais percé, passeront devant Corinthe, et ne s’arrêteront pas. Mais aujourd’hui, l’isthme et le golfe sont abandonnés, au moins du grand trafic international. Si la navigation reprend un jour cette voie, Corinthe, sans devenir un entrepôt de la première importance, aura du moins la garde et la surveillance d’une des routes maritimes les plus fréquentées du monde. Tout l’échange de l’Europe avec la mer Noire et l’Archipel, avec Odessa, Trébizonde, Constantinople et Smyrne passera au pied de l’Acrocorinthe. Elle deviendra, par la force des choses et en peu d’années, un vaste magasin d’approvisionnement et de ravitaillement pour toute la marine marchande dans la Méditerranée. Elle aura la fortune de Messine, située elle aussi sur un détroit qui marque le milieu d’une grande voie maritime.

Le voyage de Néron se termina par un de ces faits singuliers qui surprennent dans la vie des despotes, et qui s’expliquent par l’incohérence de leur caractère et de leur conduite, où un bon caprice peut se rencontrer parmi beaucoup de mauvais. Néron, satisfait des applaudissements que sa belle voix avait obtenus des Grecs, et des soixante et dix couronnes qu’il rapportait de son voyage, proclama solennellement aux jeux Isthmiques, de sa propre bouche, et non, comme avait fait Flamininus, par la voix du héraut, l’affranchissement complet de la Grèce et sa pleine indépendance[25]. Certes, au point de vue politique, cette liberté était illusoire. Que pouvait la Grèce libre toute seule au milieu de l’empire asservi ? Mais enfin elle échappait au tribut : c’était là le côté réel du bienfait de Néron, bienfait dont les Grecs devaient jouir quelques années à peine ; car Vespasien le leur retira.

La Grèce prit au sérieux ce don de la liberté. Le nom de Néron, malgré tant de crimes, resta populaire dans le pays. Après sa mort tragique, l’apparition d’un faux fils de Néron faillit mettre en feu l’Achaïe[26]. Au siècle suivant, l’honnête Pausanias cherche encore à atténuer l’infamie de ce prince. « Quand je considère, » dit-il, « ce bienfait de Néron, il me semble que Platon a dit excellemment que les plus grands et les plus audacieux forfaits ne sont pas commis par des hommes ordinaires, mais qu’ils sont l’œuvre d’âmes généreuses corrompues par une mauvaise éducation[27]. »

Jugement bien indulgent, lorsqu’il s’agit de Néron ; jugement qui toutefois n’est peut-être pas absolument faux. Quelle est, dans l’infamie d’un tel homme, la part de responsabilité qui incombe à tout ce qui l’a précédé, à la mauvaise éducation, comme dit Pausanias ? Je ne parle pas seulement de l’éducation immédiate qu’une mère, comme Agrippine, avait pu donner à son fils ; je parle de ce funeste héritage politique et moral transmis par la République romaine à ses héritiers, les empereurs, c’est-à-dire l’exemple de la violence et du mépris des faibles.

Tout avait été donné à la République romaine. Elle avait eu la valeur des armes ; elle avait eu la sagesse des conseils. Elle avait eu jusqu’à la vertu ; car elle valait mieux moralement que le monde qu’elle a vaincu. Jusqu’à sa chute, quel usage avait-elle fait de ces dons incomparables ? Elle avait conquis l’univers. Mais avait-elle su seulement le gouverner ? Elle n’avait su que le piller. Tant de valeur, tant de sagesse et tant de constance n’avaient donc abouti qu’à ce misérable résultat de faire affluer dans une seule ville l’or du monde entier. Cette force avait oublié de s’employer pour la justice ; elle s’usa par l’excès qu’elle fit d’elle-même. La République succomba, par ses propres fautes, par ses cruels déchirements, léguant aux Césars une longue tradition de violence et de despotisme qui se retourna contre les fils de ceux qui avaient fondé cette tradition. Le monde asservi respira plus librement ; mais les derniers de cette illustre aristocratie romaine qui avait dompté les nations furent traités à leur tour comme leurs pères avaient traité les vaincus. Fils des plus braves, héritiers des plus sages, postérité des Scipions, des Fabius et des Emile, à présent les voilà tous sous les pieds de l’hypocrite Tibère, du fou furieux Caligula, du stupide Claude, du débauché Néron. Mais quelle qu’ait été l’infamie de ces mauvais princes, la République, avant eux, avait fondé le despotisme ; et leur tyrannie fut plus douce au monde vaincu que ne l’avait été celle du sénat.

 

 

 



[1] Tacite, Annales, I, 80 ; IV, 6 ; VI, 27. — Dion, LVIII, 19. — Suétone, Tibère, 63.

[2] Tacite, Annales, IV, 6.

[3] Suétone, Tibère, 32.

[4] Tacite, Annales, I, 76.

[5] Suétone, Claude, 25 et 42.

[6] Tacite, Annales, XV, 20, 21, 22.

[7] Dion, LVI, 25.

[8] V. dans le Corpus, les innombrables inscriptions en l’honneur de Rome et des empereurs, 478, 1300, 1323, 2454, etc., etc., A Sparte, la série est complète d’Auguste à Gordien. Pour les temples et statues en l’honneur des empereurs, cf. Pausanias, Laconie, 22, Seconde Elide, 19, Attique, etc., etc.

[9] Tacite, Annales, II, 53, 55.

[10] Suétone, Claude, 42.

[11] Suétone, Caligula, 22. — Pausanias, X, 36. — Dion, LIX, 28.

[12] Tacite, Annales, XV, 45.

[13] Suétone, Néron, 22. — Dion, LXIII, 8.

[14] Suétone, Néron, 31.

[15] Pindare, Isthmiques, IV, 34.

[16] Hérodote, VII, 24.

[17] Diogène Laërte, Périandre, I, 7.

[18] Strabon, I, III, 11.

[19] Plutarque, César, 58. — Suétone, César, 44.

[20] Suétone, Caligula, 21.

[21] Lucien, Néron, ou le percement de l’Isthme.

[22] Pausanias, II, I, 5.

[23] Philostrate, Vie des sophistes, II, I, 11.

[24] Études sur le Péloponnèse. — Voir aussi l’article de M. Gorceix, dans le Bulletin de la Société de géographie.

[25] Plutarque, Flamininus, 12. — Pausanias, VII, 17.

[26] Tacite, Histoires, II, 8.

[27] Pausanias, VII, 17.