Texte numérisé par Marc Szwajcer
Le long règne d’Auguste (il semble que ce mot soit juste, en fait sinon en droit, pour désigner la magistrature mal définie, mais toute puissante des empereurs romains), inaugure une période nouvelle dans l’organisation et dans l’administration des provinces. Nous savons ce qu’avait été la domination romaine avant Auguste. En droit, les cités libres étaient demeurées en possession de leur pleine indépendance ; l’autonomie des cités tributaires (ou vertigales), n’était guère limitée que par l’obligation d’un impôt plus souvent modéré que vexatoire ; enfin, les villes et les territoires sujets étaient seuls soumis à la domination absolue de Rome. En fait, la force des choses, l’entraînement de la victoire, l’inégalité de puissance entre les vainqueurs et leurs prétendus alliés, avaient presque partout rendu illusoires les garanties laissées officiellement à un si grand nombre de cités ou d’états. Les guerres civiles avaient achevé d’anéantir les droits des provinciaux, en les livrant sans défense aux caprices des gouverneurs romains, mal contenus par un pouvoir central qui s’affaiblissait tous les jours, et, par le hasard des révolutions, passait sans cesse des mains d’une faction à celles de la faction opposée. Nous avons peine à nous figurer, d’ailleurs, ce qu’était la puissance d’un proconsul, tel que celui de la Macédoine, par exemple, duquel dépendit l’Achaïe jusqu’à César, Nos intelligences modernes ne se figurent rien de semblable. L’antiquité, où nous plaçons fort à tort le règne de la liberté politique, n’a jamais conçu, au contraire, la limitation du pouvoir, autrement que dans sa durée. Le progrès libéral, pour employer ces termes nouveaux, avait consisté, à Rome, à réduire à une année le pouvoir des consuls, substitué à la royauté viagère ; et à rendre ceux-ci responsables au sortir de leur magistrature de l’usage qu’ils en avaient fait. Mais le consul en charge, aussi puissant qu’un roi, n’était contenu, en droit, que par un petit nombre de lois spéciales ; aucune constitution ne limitait strictement ses pouvoirs ; l’imperium dont il était revêtu était une magistrature absolue. Or, qu’était le proconsul dans la province ? Autant que le consul à Rome et beaucoup plus, puisqu’il n’était ni surveillé par un sénat jaloux et vigilant, ni contenu par l’assemblée populaire, ni entravé dans l’exercice de son pouvoir par les droits généraux du citoyen romain et par l’inviolable opposition des tribuns du peuple. A la vérité, il était temporaire et il était responsable, mais si sa responsabilité .n’était pas sérieuse, on conçoit que son caractère temporaire ne pouvait que rendre son administration plus vexatoire. Il n’avait pas le temps de faire le bien, et, pressé de s’enrichir aux dépens de sa province, autant pour se rembourser de ce qu’il avait pu dépenser afin de l’obtenir, que pour asseoir à jamais sa fortune sur les profits d’une occasion qu’il savait passagère, il avait en quelques mois le temps de faire beaucoup de mal. Tous les proconsuls furent avides. Il y eut peu d’exceptions, ou plutôt il n’y en eut pas. Cicéron s’est cité lui-même et a été cité par ses contemporains comme un modèle de désintéressement ; et pourtant Cicéron avait amassé dans sa province de Cilicie, où il ne séjourna que quinze mois, une somme de deux millions de sesterces (quatre cent mille francs). C’était peu aux yeux de ses collègues et aux siens ; c’était beaucoup pour les provinciaux qui les avaient déboursés[1]. Dans l’esclavage commun, la Grèce n’avait que des privilèges honorifiques. Sans cloute, un certain respect pour elle était tout à fait de mode à Rome. On eût rougi de paraître un barbare en ne se montrant pas plus ou moins philhellène, et le pays dut à ce goût déclaré des Romains de la classe élevée pour sa littérature, sa philosophie et ses arts, d’être, en général, administré un peu plus doucement que les autres provinces. Mais cette faveur n’allait pas jusqu’à ne point traiter les Grecs en sujets .qui avaient des devoirs à remplir et n’avaient pas de droits à faire valoir. On leur prodiguait les éloges et parfois même les flatteries, mais on leur refusait souvent la justice, et la bienveillance des Romains se manifestait surtout par des bienfaits fastueux, mais inutiles : comme la construction d’un nouveau portique à Eleusis ou à l’Académie[2]. Les égards que Cicéron témoignait aux Grecs étaient une exception. Nous avons vu Cicéron voyager en Grèce avec le respect d’un pèlerin pieux, qui aurait cru faire injure à la mémoire de tant de grands hommes, en molestant leurs descendants, même dégénérés, par des réquisitions vexatoires. Mais cette retenue était rare chez les proconsuls, beaucoup plus rare que le goût déclaré des lettres ou des arts de la Grèce, et nous savons que Cicéron ne s’abstenait pas de s’admirer lui-même de sa propre modération et d’écrire à son ami Atticus[3] qu’il traversait la Grèce au milieu de l’admiration publique. Il faut louer les bonnes actions partout où on les rencontre et quelque en soit le motif. Mais ne nous dissimulons pas que Cicéron (et lui-même le laisse voir) obéissait à un motif d’amour-propre autant que de véritable justice. Le sentiment que professaient les Romains envers les Grecs était fort complexe. Les plus éclairés de la nation les aimaient, les admiraient, et ne parlaient de leurs arts, de leur philosophie, de leur littérature qu’avec enthousiasme. On les consultait, on les fréquentait, on usait d’eux en cent façons, on les trouvait intelligents, aimables, instruits, très supérieurs au reste des vaincus. Mais une pointe de dédain perçait chez les plus philhellènes, sous ces dehors de sympathie ; quelque chose d’analogue au sentiment de supériorité que garde malgré lui un riche parvenu, fût-il éclairé, lettré, spirituel, en commandant une statue ou un tableau à un artiste pauvre. Sottise, si l’on veut, mais d’ordinaire on n’en guérit pas. Chez Cicéron lui-même, esprit si large, âme si ouverte, cette morgue romaine se fait jour çà et là. Beaucoup de Grecs, il faut l’avouer, justifiaient cette hauteur avec laquelle on les traitait, par leur bassesse et leurs flatteries à l’égard du vainqueur. La dignité n’a jamais été le trait dominant du caractère grec, quoi qu’en aient pu penser des admirateurs peu éclairés, sur la foi des légendes, ou de deux ou trois mots prêtés à Léonidas. A l’apogée de leur puissance, on les voit trop facilement éblouis par l’appât de l’or, séduits par les caresses des rois. On comprend que l’asservissement politique n’avait pas eu pour effet de rehausser leurs âmes et de les rendre incorruptibles. En Grèce, et plus encore hors de Grèce, à Rome, en Egypte, en Asie, nous les voyons mettre au service des vainqueurs leur intelligence déliée, leur vaste science, leur connaissance des affaires et des hommes, prêts à rendre tous les services, les plus grands comme les plus bas, et parfois les plus infâmes. Tout Romain, préteur, proconsul, fermier d’impôts, use d’eux et de leurs talents, mais presque toujours sans estime et sans confiance, parce qu’il les sait dévoués à sa fortune plutôt qu’à sa personne, et, tout en profitant de leur facilité à flatter en lui jusqu’à ses vices, il les méprise et s’habitue à ne les plus nommer que ces petits Grecs (Græculos). On gouverne sans scrupules un peuple qu’on méprise. Nous apprenons, par le témoignage de Cicéron lui-même, que la Grèce souffrit cruellement de l’avarice des proconsuls. Le moindre officier romain se croyait tout permis à l’égard des vaincus. Verres n’était que lieutenant de Dolabella, proconsul de Cilicie, lorsqu’il traversa la Grèce, pour se rendre en Asie. « A Sicyone, » dit Cicéron, « il demanda de l’argent à un magistrat. Je ne lui en fais pas un crime, d’autres en ont fait autant. Le magistrat refuse ; Verres se fâche ; cela est injuste, mais non inouï. » Cicéron ne s’indigne qu’en racontant comment Verres a fait allumer un feu de bois vert dans un petit cachot où il avait fait enfermer ce magistrat, « l’ami, l’allié du peuple romain[4]. » A Athènes, il pille l’or de l’Acropole ; à Délos, il dépouille de plusieurs statues le temple d’Apollon ; « le peuple est saisi de douleur ; mais il n’ose se plaindre ; il craint que le préteur ne soit complice de ce vol. » Amère affliction pour ce peuple artiste : « De toutes les vexations que nos alliés et les nations étrangères ont essuyées dans ces derniers temps, rien n’a jamais plus chagriné les Grecs que ces spoliations de leurs temples et de leurs villes. » Et Verres n’était rien en Grèce ; il n’y avait aucun pouvoir. Cependant les vaincus souffraient tout en silence ; car le sénat, qui fermait les yeux, semblait complice. « Les alliés craignent, dans leur simplicité, que le peuple romain ne permette et n’approuve ces brigandages. Depuis bien des années, en effet, nous supportons que les richesses de toutes les nations tombent impunément aux mains d’un petit nombre d’hommes ; et nous paraissons d’autant plus l’approuver qu’aucun d’eux ne dissimule, aucun ne travaille à cacher ses rapines. » Vingt ans après la propréture de Verres en Sicile, Pison, proconsul en Macédoine, et dont les pouvoirs embrassaient l’Achaïe, faisait oublier Verres par l’infamie de son administration. Cicéron la résumait ainsi lorsqu’il accusa Pison au sortir de sa charge : « Il a commencé par vendre chèrement la paix aux Thraces et aux Dardanes ; pour qu’ils pussent réaliser la somme, Pison a livré la Macédoine à leurs vexations et à leurs rapines. Il a extorqué des sommes immenses à Dyrrachium, dépouillé les Thessaliens, imposé une taxe fixe et annuelle aux Achéens, pendant qu’il ne laissait chez eux, en aucun lieu public ou religieux, ni une statue, ni un tableau, ni un ornement. L’Achaïe épuisée, la Thessalie aux abois ; Athènes déchirée, Dyrrachium et Apollonie expirantes ; Ambracie saccagée ; les Parthéniens et les Belluens incendiés ; l’Acarnanie, l’Amphilochie, la Perrhébie et la nation des Athamanes vendues ; la Macédoine livrée aux Barbares, l’Etolie perdue, les Dolopes et les montagnards, leurs voisins, chassés de leurs villes et de leurs champs, » tel est l’état où Pison laissait sa province. Faisons la part de l’hyperbole oratoire, dans ce plaidoyer virulent Que devait être une administration qui pouvait être dépeinte avec ces traits, je dis même par un accusateur et un ennemi[5] ! Ce qui est d’ailleurs plus formel que ce réquisitoire, où l’on peut, à la rigueur, supposer, que l’éloquence de l’avocat passionné, la partialité du rival politique, poussaient çà et là l’exagération jusqu’à la fausseté, c’est la conclusion que Cicéron tirait froidement de tant de faits honteux par où l’administration romaine était déshonorée dans les provinces. J’emprunte les lignes suivantes au discours pour la loi Manilia ; Cicéron n’avait alors en face de lui aucun proconsul coupable, dont il importât à sa gloire d’arracher la condamnation : « On ne saurait dire, Romains, à quel point nous sommes haïs des nations étrangères, à cause des injustices et des honteux désordres des magistrats que nous leur avons envoyés dans ces années dernières. Quel temple a été respecté par eux ? Quelle ville sacrée pour eux ? Quelle maison assez close, assez fortifiée contre eux ? Déjà on cherche quelles sont les villes riches et opulentes, pour les piller sous prétexte de guerre[6]. » Pesons bien la valeur de cet énergique aveu qui contenait en germe l’explication de ce grand fait imminent : la chute de la République et l’avènement du pouvoir d’un seul homme. « On ne saurait dire, Romains, à quel point nous sommes haïs des nations étrangères. » Incapables de recouvrer leur liberté, les provinciaux voudront au moins courber Rome avec eux sous un joug commun ; puisqu’il n’est plus de recours aux lois ils invoqueront le despotisme. L’empire est sorti de là. Tacite l’a bien vu avec sa clairvoyance ordinaire. Il veut expliquer cette révolution surprenante qui fait tomber d’elle-même une république victorieuse du monde entier ; il dit : « Les provinces ne repoussaient pas le nouveau régime ; le gouvernement du sénat et du peuple romain y était mal vu à cause des divisions qui déchiraient les grands, et à cause de l’avidité des magistrats. La protection des lois était sans force, et leur exercice entravé par la violence, par l’intrigue et par la corruption[7]. » Or, à tort ou à raison, tout pays qui voit la loi faible, cherche un homme pour y incarner la loi. Auguste fût cet homme. Son premier soin, quand il fut tout puissant, ne fut pas de définir son pouvoir, qu’il préférait laisser vague, afin qu’il fût illimité, mais de constituer l’administration de l’Etat, qui n’avait été, jusqu’à lui, réglée que sur des coutumes mal observées toujours, et ouvertement violées pendant la période des guerres civiles. Il partagea les provinces en deux classes : celles de l’intérieur, dont il laissa le gouvernement au sénat ; celles des frontières, dont il prit le gouvernement direct. Les premières s’appelaient sénatoriales, les secondes impériales ; dans ces dernières, toute l’armée était campée en face des Barbares. Ainsi, César se réservait la force militaire avec l’honneur de défendre l’Empire. Il n’y avait pas de troupes régulières dans les provinces du sénat, et leurs gouverneurs n’avaient pas même le droit d’être armés, tant le prince tenait à affirmer le caractère civil de leur pouvoir. Les provinces du sénat étaient gouvernées par des sénateurs, anciens consuls ou anciens préteurs ; tous, dans la province, s’appelaient proconsuls. Ils étaient désignés par le sort, mais ne pouvaient prendre part au tirage que cinq ans après être sortis de charge. Plus tard, les empereurs s’arrogèrent le droit de restreindre le tirage au sort à des candidats désignés par eux ; quelquefois ils dédommageaient par une indemnité les candidats qu’ils écartaient. Les proconsuls administraient avec le concours d’un questeur désigné par le sort, et d’un ou de plusieurs legati ou lieutenants, choisis par eux. Ils étaient maîtres absolus de leur province, ayant droit de vie et de mort sur leurs administrés (si ceux-ci n’étaient pas citoyens romains). Le grand adoucissement qu’apporta l’Empire à ce régime fut celui-ci : les proconsuls reçurent des appointements fixes qui variaient selon les circonstances et selon les provinces. Il leur était expressément défendu de lever des contributions sans l’ordre de l’empereur. Mais ils restèrent en principe temporaires ; et généralement annuels. Nous verrons se modifier cette règle par la tendance des empereurs à maintenir dans leurs provinces les magistrats en charge le plus longtemps possible. Les provinces impériales, qui s’appelaient aussi provinces de César, obéissaient à des gouverneurs nommés directement par l’empereur, généralement pour une période de trois à cinq années. Ils étaient pris parmi les consulaires, les anciens préteurs, les chevaliers, selon l’importance des provinces. Tous recevaient du Trésor un traitement fixe, et leur titre officiel, quelle que fût leur origine, était celui de propréteur. Proconsuls et propréteurs, dans les provinces du sénat comme dans celles de César, n’avaient pas à s’occuper des finances, dont l’administration restait entièrement distincte. Les contributions directes étaient perçues par des agents spéciaux que choisissait l’empereur ordinairement parmi les chevaliers ; les contributions indirectes étaient affermées à des particuliers. Là fut le plus grand progrès de la constitution provinciale édictée par Auguste ; elle arrachait les provinces, même celles dites du sénat, à la rapacité des gouverneurs. Cette amélioration suffit pour qu’il n’y eût jamais un provincial qui regrettât la République après Auguste[8]. Telle fut cette constitution, qui dura trois siècles, d’Auguste à Dioclétien, sans être modifiée autrement que par l’affaiblissement lent mais régulier du pouvoir qu’elle laissait au sénat ; il finit par n’en conserver que ce qu’il plut au maître de ne pas lui arracher, et un jour il n’y eut plus de différence entre les provinces du sénat et celles de l’empereur. Dès l’origine, il semble que cette différence fut surtout dans les mots. Nous allons voir Auguste agir en maître dans l’Achaïe, quoique cette province fût au nombre de celles qu’il avait attribuées au sénat, comme étant à couvert des Barbares par sa situation géographique, et des révoltes par son esprit. Trop de liens l’attachaient à Rome, et trop de divisions la déchiraient encore, pour qu’elle pût jamais songer sérieusement à recouvrer son indépendance. La situation matérielle du pays, au sortir des guerres civiles, était désastreuse. Strabon, qui visita la Grèce au temps de la bataille d’Actium, fait dans sa Géographie[9] une interminable énumération de lieux ruinés ou déserts. L’Etolie et l’Acarnanie sont totalement épuisées ; l’antique population de la Doride n’a laissé d’elle aucune trace. En Béotie, il ne reste que deux villes, Tanagre et Thespies ; le reste n’est que misérables bourgs. Thèbes même est un village renfermé tout entier dans l’ancienne enceinte de sa citadelle. La Messénie et l’Arcadie sont solitaires. La Laconie manque d’hommes, et sur cent lieux qui s’enorgueillissaient du nom de villes dans cette province, soixante et dix sont déserts. Partout l’espace cultivé se rétrécit ; la pâture vague, cette plaie des pays languissants, envahit le sol. Athènes elle-même jette moins d’éclat ; les écoles de Marseille font une redoutable concurrence au Lycée et à l’Académie. Munychie et le Pirée ne se composent plus que de quelques maisons disséminées autour des ports, vides de navires[10]. Déjà l’année où mourut César, Sulpicius écrivait à Cicéron ces lignes mélancoliques à l’aspect des ruines de la Grèce, et s’efforçait de le consoler ainsi, — triste consolation ! — de la perte récente de sa fille bien-aimée, Tullia[11]. « A mon retour d’Asie je passais d’Egine à Mégare ; je me pris à jeter les yeux sur les lieux qui m’environnaient. Egine était derrière moi ; Mégare en face ; à droite le Pirée, à gauche Corinthe. Toutes ces villes, autrefois si florissantes, je les voyais sous mes yeux détruites, anéanties. Quoi ! pensais-je alors, pouvons-nous, lorsqu’un de nous meurt ou qu’on le tue, nous indigner de la fin d’une si misérable existence ? Et combien d’années faudrait-il qu’elle durât, quand nous voyons gisants sur le sol les cadavres de tant de villes. » L’impôt, probablement modéré, quant au chiffre, était trop lourd encore pour ce pays ruiné. Nous manquons de documents pour établir à quelle somme il se montait ; nous savons seulement qu’au commencement du règne de Tibère, il fallut enlever l’Achaïe au gouvernement du sénat ; elle pliait sous le faix[12]. Elle fut comprise au nombre des provinces impériales dans lesquelles les charges étaient moins onéreuses. La plus faible taxe pouvait être intolérable dans un canton sans ressource. Ghiaros est un îlot perdu dans l’archipel. « En y abordant, » dit Strabon[13], « j’appris qu’il renfermait un petit bourg habité par des pêcheurs ; nous embarquâmes l’un d’eux qu’on envoyait en députation trouver César Octave à Corinthe ; il allait demander au nom de ses concitoyens un dégrèvement d’impôts ; ils payaient cent cinquante drachmes ; et pouvaient à peine en fournir cent. » Auguste vint deux fois en Grèce pendant le temps de son règne. L’an de Rome 733, il s’y rendit en quittant la Sicile et visita Lacédémone et Athènes. Les Lacédémoniens avaient combattu pour lui dans les guerres civiles. Livie, sa femme, à l’époque où elle fuyait l’Italie avec son premier mari et ses deux fils, avait reçu l’hospitalité à Sparte. En récompense de tels services, Auguste donna l’île de Cythère à cette ville, et joignit à ce présent l’honneur de présider les jeux nouvellement institués à Actium, en mémoire de la défaite d’Antoine. Auguste voulut même faire aux Lacédémoniens la grâce de sa présence aux repas publics[14]. Au contraire, il enleva aux Athéniens qui avaient combattu contre lui, avec Brutus, à Philippes, et avec Antoine à Actium, l’île d’Egine et Erétrie qu’Antoine leur avait données[15]. De plus il leur défendit d’admettre à prix d’argent qui que ce fût au droit de cité. L’usage de vendre le droit de cité, usage déjà blâmé sévèrement par Démosthène, s’était généralisé chez les Athéniens. On sollicitait par vanité le titre d’Athénien[16] ; ils le vendaient par avarice. Cette facilité à admettre les étrangers avait d’ailleurs servi à réparer, au moins en partie, la perte effroyable qu’avait subie la population d’Athènes, à l’époque du siège de cette ville, et de la campagne de Sylla en Attique. Quel que fût l’inconvénient moral et l’avantage matériel qu’offrait la vente du droit de cité, on ne voit pas très bien quel intérêt porta l’empereur à l’interdire absolument. Mais les Athéniens regardèrent cette défense comme désastreuse pour eux, et leur crédulité se rappela des prodiges qui leur avaient annoncé d’avance, à ce qu’ils pensèrent, un si grand malheur[17]. Auguste passa l’hiver de Tannée 733 à Samos, et revint l’année suivante à Athènes. Il s’y rencontra avec Virgile. C’est à Mégare que le poète ressentit les premières atteintes du mal qui devait l’emporter quelques jours après, lorsqu’il mit le pied en Italie, à Brindes. Strabon et Dion[18] parlent aussi d’un curieux spectacle dont l’empereur fut témoin à son second passage à Athènes. On avait avancé en l’honneur d’Auguste la célébration des grands mystères d’Eleusis ; un des initiés fut un Indien nommé Zarmaros, qui avait fait partie d’une ambassade indienne envoyée l’année précédente à l’empereur. Après son initiation, ce Zarmaros « ayant pris la résolution de mourir, soit pour étonner Auguste et les Athéniens, soit qu’il fût las de la vie, soit qu’il se trouvât trop heureux et craignît un retour de la fortune, fit préparer en public un bûcher, y monta de lui-même et se brûla vif. » La politique d’Auguste à Rome avait été de se réconcilier l’aristocratie par des bienfaits personnels, et de gouverner en paraissant s’appuyer sur elle, en même temps qu’il la contenait par le peuple qui lui était plus réellement dévoué. On ne peut douter qu’il ait suivi la même politique en Achaïe ; les détails nous font défaut, mais nous savons du moins que partout les conseils aristocratiques furent spécialement favorisés ; tels que la Gérousia à Lacédémone, et l’Aréopage à Athènes. L’assemblée populaire subsista dans cette dernière ville, toujours même souveraine en principe, mais impuissante en réalité. Les formes de ses décrets n’étaient pas changées ; mais leur objet se bornait à décréter des honneurs ou des éloges, le plus souvent de concert avec le sénat et l’Aréopage. Ce dernier corps semble avoir conquis plus tard le privilège de sanctionner seul ces décrets honorifiques[19]. Le sénat, ramené de six cents membres à cinq cents[20], n’était plus qu’un corps de parade ; il décrétait des honneurs, jugeait en premier ressort, et surveillait les magistrats chargés de la police[21]. Gomme l’assemblée populaire, il n’avait gardé qu’un semblant d’autorité judiciaire. C’était l’Aréopage qui jugeait dans les affaires les plus graves. Son pouvoir embrassait d’ailleurs les cas les plus divers. Il surveillait les magistrats ; il autorisait un Romain, Memmius, à bâtir dans le jardin d’Épicure[22]. Il invitait le philosophe Cratippe, fait citoyen romain, à continuer d’instruire la jeunesse athénienne. Cicéron dit : « C’est le conseil de l’Aréopage qui gouverne Athènes[23]. » L’autorité de l’Aréopage s’étendait parfois même hors de l’Achaïe. On sait quelle cause singulière Dolabella, proconsul d’Asie, renvoya devant ce tribunal en l’an 68 avant J.-C. Une femme de Smyrne restée veuve avec un fils, avait épousé en secondes noces un homme veuf lui-même, ayant aussi un fils. Ces deux hommes tuèrent l’enfant de la veuve, probablement pour hériter d’elle. Elle se vengea en tuant son beau-fils. Dolabella la renvoya devant l’Aréopage, qui, n’osant la condamner ni l’absoudre, l’assigna à comparaître de nouveau après cent ans écoulés[24]. En même temps que l’Aréopage, nous voyons grandir le stratège. Le stratège des armes (έπί τά όπλα), magistrat purement militaire à l’origine, était chargé, depuis qu’Athènes ne faisait plus la guerre, du soin des subsistances et de l’approvisionnement du marché[25]. Charge importante dans une cité pauvre et oisive, que la famine menaçait toujours. Il était élu par le peuple[26] qui porta souvent son suffrage sur des hommes en vue, par exemple sur des sophistes renommés ; toutefois la dignité d’archonte resta plus honorée que celle de stratège ; jusqu’au troisième siècle, des empereurs furent élus archontes, mais non stratèges[27]. Constantin le premier fut fait stratège, et non archonte. Quoique Auguste ait toujours montré une certaine froideur envers Athènes, il ne manqua pas d’enrichir cette ville de quelques monuments. C’était comme une tradition royale que le roi des Romains ne devait pas laisser prescrire. Antiochus Epiphane avait repris jadis la construction du temple de Jupiter Olympien, commencé par Périclès[28]. Attale de Pergame avait orné l’Acropole d’un grand nombre de statues. Ptolémée Philadelphe avait bâti un gymnase. Un décret des Athéniens avait érigé une statue de bronze à Hyrcan II, roi des Juifs, dans le temple des Grâces ; un autre roi des Juifs, Hérode le Grand, par ses bienfaits envers les Grecs, avait obtenu le privilège de la préséance aux jeux Olympiques[29]. Auguste imita ces exemples royaux ; il acheva le portique de Minerve Archégète, projeté ou commencé par Jules César. Athènes elle-même oublia bientôt de quel côté elle avait combattu à Philippes. Un temple s’éleva dans l’Acropole, derrière le Parthénon ; il était dédié à Rome et à Auguste. Agrippa et son maître eurent leurs statues sur un piédestal commun, devant les Propylées ; et plusieurs des innombrables inscriptions honorifiques athéniennes[30] qui sont parvenues jusqu’à nous portent le nom d’Auguste. L’œuvre principale d’Auguste, en Grèce, fut la fondation de deux grandes colonies romaines, Nicopolis et Patras. Nicopolis[31], dont le nom signifie ville de la victoire, fut construite, comme un trophée du triomphe d’Actium, en face du promontoire de ce nom, sur la côte d’Epire. Aujourd’hui Préveza s’élève sur les ruines de la ville d’Auguste. Dix villes en Etolie et en Acarnanie, parmi celles que la guerre avait ravagées, furent dépeuplées tout à fait pour fournir des habitants à Nicopolis. L’emplacement était bien choisi ; la ville ne cessa de s’accroître et de prospérer pendant les premiers temps de l’empire. Patras était entièrement déchue[32]. Auguste voulut rétablir cette ville, avantageusement située pour le commerce de l’Italie avec la Grèce et l’Orient. Il y groupa les habitants dispersés dans la province, leur adjoignit des colons romains ; et Patras devint colonie romaine sous le nom de colonia Augusta, qu’on lit sur les médailles de la ville. Le mouillage était bon. Le commerce et l’industrie fleurirent ; le tissage du lin occupait un grand nombre d’ouvriers, dont beaucoup de femmes. Gomme il arrive trop souvent dans les grandes cités industrielles, les mœurs y étaient fort corrompues[33]. A l’exception d’Athènes et des trois colonies romaines, le reste de la Grèce demeura languissant. Ce petit nombre de centres prospères absorbèrent seuls toute la vie du pays. A considérer l’intérêt général de la Grèce, les colonies romaines, comme c’est parfois le sort des œuvres du despotisme, furent une entreprise plutôt fastueuse que véritablement utile au pays. Le principal bienfait du nouveau régime en Grèce n’était pas celui-là. C’était l’ordre, merveilleux pour l’époque, introduit dans l’administration ; c’était la paix imposée au monde et le silence aux factions. Certes, pour l’historien de Rome, qui étudie ce siècle, ayant devant les yeux le forum muet et la curie où siège un sénat servile, il y a quelque chose de douloureux à voir ainsi descendre au tombeau, sans défenseurs dignes d’elle et presque sans regrets publics, cette grande République romaine, après tant de victoires et tant de conquêtes, après l’exemple donné au monde de tant de vertus viriles et d’une si héroïque constance. Mais, à l’historien d’une province conquise et d’un peuple subjugué, d’autres jugements s’imposent, dût-il faire violence aux répugnances trop fondées que soulèvent encore les noms des empereurs romains. La chute de la République préparait l’affranchissement pacifique des vaincus, la fusion des éléments divers et ennemis qui composaient le monde romain, c’est-à-dire, à juger de haut les faits, un progrès pour l’humanité. |
[1] Epit. Fam. de Cicéron, V, 20.
[2] Cicéron, Ad. Att., VI, 1.
[3] Cicéron, Ad. Att., V, 11.
[4] Cicéron, Verrines, I, 17 ; IV, 32, 59 ; V, 48 et 72.
[5] Pro Sext., 43. — De prov. Cons., 3 et 4. — In Pis., 40.
[6] Pro lege Manilia, XXII.
[7] Tacite, Annales, I, 2.
[8] Waddington, Fastes des provinces asiatiques de l’Empire romain, Première partie.
[9] Strabon, X, 460 ; IX, 427.
[10] Strabon, X, 460, IX, 427, 402 ; VIII, 388, 362.
[11] Cicéron, Lettres familières, IV, 5.
[12] Tacite, Annales, I, 76.
[13] Strabon, livre X, ch. V, 3.
[14] Dion, LIV, 7.
[15] Les territoires soumis à Athènes, ou lui payant tribut, étaient :
Oropos (Pausanias, I, 34) ;
Haliarte (Strabon, IX, 283) ;
Salamine (Strabon, IX, 271, Pausanias, 1, 35) ;
Lemnos (Vitruve, VII, 7) ;
Imbros, Paros et Skiros (Tite-Live, XXXIII, 30) ;
Antoine avait repris aux Athéniens Tinos ; il leur avait donné en échange : Icos, Skiathos, Céos, Péparéthos ; de plus, Egine et Erétrie, qu’Auguste leur enleva (Dion Cassius, LIV, 7 ; Appien, Guerres civiles, V, 7).
Adrien leur donna plus tard Céphallénie (Dion Cassius, LXIX, 16).
Athènes avait enfin Délos (Strabon, X, 443 ; Pausanias, VIII, 33 ; Aristide, Panathénaïque, I, 329). Mais au deuxième siècle, Athènes était si pauvre qu’elle cherchait à vendre cette île (Philostrate, Vies des sophistes, I, 23). Sur Délos, au premier siècle avant J.-C., voir l’importante inscription du Louvre, Catal. Frœhner, n° 68.
[16] On pouvait devenir citoyen d’Athènes sans perdre sa nationalité. Cicéron, Pro Balbo, c. 12.
[17] Paul Orose, De Aug. Reb., VI, 22, prétend qu’à la fin du règne d’Auguste une sédition qui éclata à Athènes fit rouvrir à Rome le temple de Janus. Le fait répété, par tous les écrivains postérieurs, paraît peu fondé, vu le silence de Tacite, de Suétone, et de tous les contemporains.
[18] Strabon, XV, 1, 74. — Dion Cassius, LIV, 9.
[19] Corpus inscriptionum græcorum, 263, 378, 379, 400, 422, 426, 427, 445. Cf. Catalogue Frœhner (Inscriptions du Louvre, n° 137).
[20] Au moins depuis le deuxième siècle après J.-C, Pausanias, I, 3, 4 et 5, 1. Il y en a sept cent cinquante au temps de Dexippe (troisième siècle), V. chap. XVII.
[21] Corp. inscr. græc., 123, 355.
[22] Cicéron, Epit. Fam., XIII, 1 ; Ad. Att., V, 11.
[23] Cicéron, De nat. deor., II, 29.
[24] Valère Maxime, VIII, 1.
[25] Philostrate, Vies des sophistes, I. 23.
[26] Plutarque, Præc. reip. ger., 17. — Posidonius, ap. Ath., p. 212.
[27] Le sophiste Hérode Atticus fat successivement archonte et stratège. Cf. Vidal-Lablache, Hérode Atticus, p. 167.
[28] Tite Live, XLI, 21. — Pausanias, I, ch. 18.
[29] Josèphe, Antiquités, XIV, ch. VIII, 5. Guerre Jud., I, ch. XXI, 11-12.
[30] Corp. inscr. græc., 309.
[31] Pausanias, V, 23 (2) ; VII, 18 (6, 8) ; X, 38 (2). — Strabon, VII, p. 325. Anthol. Descrip., 553, trad. Dehèque.
[32] Pausanias, VII, 18.
[33] Pausanias, VII, 21 (7).