Texte numérisé par Marc Szwajcer
Il y avait dix-sept ans que les déportés achéens, réduits de mille à trois cents par la vieillesse et par les chagrins de l’exil, attendaient à Rome ou dispersés dans les villes d’Etrurie, qu’on les jugeât, s’ils étaient accusés, et qu’on les renvoyât, s’ils étaient innocents. Scipion-Émilien, fils de Paul-Émile, et fils adoptif du grand Scipion, était devenu l’ami et le protecteur dévoué de l’un de ces exilés, Polybe. Dans l’intérêt de Polybe, il évoqua une dernière fois la question devant le sénat. On fut très partage d’avis. Caton emporta la décision par un bon mot : « N’avons-nous rien à faire, » dit-il, « que nous restions tout le jour à discuter si ces vieux Grecs seront ensevelis par nos fossoyeurs ou parles fossoyeurs achéens ? » La clémence triompha donc. Mais, quelques jours après, Polybe voulut encore occuper le sénat des exilés ; il demandait que ceux-ci recouvrassent, à leur retour, les dignités dont ils jouissaient en Grèce avant leur exil. Il s’adressa à Caton, qui lui répondit avec un sourire railleur : « Polybe, tu me fais l’effet d’Ulysse qui voudrait rentrer dans l’antre du Cyclope, pour reprendre sa ceinture et son chapeau qu’il aurait oubliés[1]. » Polybe, à l’époque où il fut rendu à la liberté, n’était pas aussi vieux que le mot de Caton au sénat pourrait le faire croire ; il avait cinquante-sept ans. Fils de Lycortas, élève de Philopœmen, il avait été nourri dans l’amour de son pays, l’admiration de l’aristocratie, la haine et la crainte de la démagogie. Il avait espéré jadis avec la plus noble partie de l’aristocratie grecque, et il avait essayé avec elle, à la tête du parti national, de maintenir à la fois la prépondérance aristocratique vis-à-vis des démagogues, et l’indépendance de la Grèce vis-à-vis de l’étranger. Il avait été hostile et défiant à l’égard des Romains, comme à l’égard de la faction populaire. L’exil avait puni cette impartialité. Mais le long séjour qu’il fit en Italie modifia ses sentiments politiques. A Rome, séduit par l’hospitalité brillante des Scipions, ébloui par la grandeur de cette république, aux pieds de laquelle il voyait se prosterner les envoyés des rois et les rois eux-mêmes ; surtout charmé de voir se réaliser sous ses yeux (avec quelle force et quelle harmonie ! ) le gouvernement idéal qu’il avait rêvé de donner à la Grèce, celui de l’aristocratie, appuyée, mais non dirigée par le peuple ; Polybe avait senti s’affaiblir et s’émousser la haine qui aurait pu et peut-être aurait dû l’animer contre ses vainqueurs et ses geôliers. L’admiration de Rome le rendit presque romain : il prévit sans horreur que le protectorat de Rome sur les Grecs se changerait en domination. Il se réserva de consacrer tout son génie et son genre de patriotisme à ménager la transition d’une liberté précaire et troublée à une obéissance paisible et résignée, quoique douloureuse. Il était trop honnête homme pour applaudir à l’asservissement de la Grèce, mais il se flattait d’être trop sage pour ne pas le croire nécessaire. Il était de ces âmes impartiales, ou plutôt impassibles, qui savent mieux expliquer les désastres de la patrie que les prévenir. Callicratès venait de mourir, et dans toutes les cités une réaction violente éclatait contre la domination odieuse et servile qui depuis dix-sept ans pesait sur le pays. On renversait les statues érigées par la flatterie publique à Callicratès : on relevait celles de Lycortas, le père de Polybe. Assurément, il n’eût tenu qu’à Polybe de ressaisir le pouvoir, de rassembler les débris du parti national, et de recommencer l’œuvre de Philopœmen. J’ai suffisamment expliqué pourquoi il se déroba au rôle qui s’offrait à lui. Même, au bout de peu de mois, jugeant la situation désespérée, il retourna en Italie. C’était laisser le champ libre aux démagogues. Remarquons que la réaction démocratique éclata, presque partout à la fois contre Rome. En Espagne, où vivement soutenue par une guerre de partisans, qui aurait pu si facilement se reproduire en Grèce, elle ne fut étouffée que par la prise de Numance, après trente années de luttes sanglantes. En Afrique, où les concessions infinies accordées par l’aristocratie carthaginoise aux Romains, ayant été successivement rejetées par le vainqueur, dont la tactique semblait être désormais de pousser les peuples à bout, la démocratie, héritière des sentiments d’Annibal, recommença une guerre suprême, dans laquelle périt la république phénicienne, mais non sans honneur et en vendant cher sa vie. En Macédoine, où le peuple, las de la prétendue liberté dont le sénat l’avait doté en abolissant la monarchie, se groupa et se reconstitua en nation autour d’un aventurier, qui se disait fils de Persée, et combattit vaillamment, un moment même avec bonheur, pour ce fantôme de roi. En Grèce enfin, où la réaction démagogique eut un caractère particulier. Elle ne procéda ni d’un mouvement monarchique, ainsi qu’en Macédoine, où les rois étaient les chefs traditionnels du parti populaire contre les grands ; ni d’un véritable et sincère désespoir de l’esprit patriotique, poussé aux dernières audaces, ainsi qu’en Espagne ou à Carthage. Elle fut amenée par le jeu naturel des partis, qui, s’étant usés et détruits les uns les autres, sauf un seul, devaient laisser à celui-là la place libre au dernier jour. Le parti aristocratique et national avait été violemment extirpé de la Grèce après la défaite de Persée. L’oligarchie, vendue aux Romains, avait régné vingt ans, et dégoûté profondément la nation par sa servilité. Hais la pure démocratie n’avait pas encore eu, au moins dans le Péloponnèse, la haute main dans les affaires. Un mouvement naturel allait l’amener au pouvoir par une double cause : le découragement de l’aristocratie, qui avait échoué à sauver la Grèce ; et la présomption croissante de la masse populaire, qui, n’ayant pas essayé ses forces, se croyait invincible. Les démocrates revenaient de l’exil, grandis par leurs souffrances, dont ils exagéraient la réelle amertume. Ils parlaient très emphatiquement de la nécessité d’arracher la Grèce aux Romains. Ils confisquaient à leur profit, et au profit de leur faction, ces grands mots de patrie, de liberté, d’indépendance et de devoir ; ils éblouissaient ainsi cette masse inconsistante d’esprits flottants, qui, dans tous les pays bouleversés, se jette sans cesse d’une extrémité vers l’autre, à la merci des rhéteurs et des audacieux, et forme ce qu’on nomme d’un nom trompeur, l’opinion publique. Naturellement, leur action dut se tourner contre l’étranger, puisque le sentiment national surexcité les amenait surtout au pouvoir. Mais il s’en fallut de beaucoup que ces chefs du peuple n’eussent d’autre préoccupation que celle de lutter contre les Romains ; et pendant le peu de temps que dura, leur domination, on les vit montrer presque autant d’acharnement contre le parti conservateur et aristocratique, ou, pour parler plus simplement, contre les riches, que contre l’étranger lui-même. Voilà pourquoi cette guerre, malgré certaines apparences héroïques et quelques incidents glorieux, n’est au fond qu’une pitoyable aventure ; et ses chefs, des aventuriers, également dénués d’honneur, et de tout talent politique ou militaire. L’histoire a le droit d’être sévère pour ces hommes, bien qu’ils soient morts pour une grande cause, parce qu’ils n’étaient pas dignes du rôle qu’ils usurpèrent. L’événement fit qu’ils semblèrent les derniers et les plus intrépides défenseurs de l’honneur national ; mais leurs vices privés, leur vénalité sans pudeur et leur ambition effrénée nous forcent de rapporter à de vils motifs l’audace avec laquelle ils précipitèrent leur pays dans cette suprême folie. L’origine même des hostilités jette une ombre fâcheuse sur toute la suite de cette guerre. Athènes, aux prises avec une misère toujours croissante, s’était jetée deux fois sur sa voisine, Oropos, et l’avait mise au pillage. Les Oropiens appelèrent à leur secours la ligue Achéenne. Le stratège était alors un Lacédémonien, nommé Ménalcidas, homme vénal et décrié. Il promit son appui contre une somme de dix talents. Il acheta cinq talents le concours de Callicratès, chef du parti romain dans la ligue. Ménalcidas reçut les dix talents, mais refusa de partager avec Callicratès. Callicratès accusa Ménalcidas d’avoir travaillé à détacher Sparte, sa ville natale, de la confédération. Ménalcidas n’était plus en charge ; il acheta pour trois talents l’appui de son successeur, le stratège Diéos de Mégalopolis, et fut acquitté. Mais Diéos, publiquement compromis dans cette affaire déshonorante, saisit le premier prétexte pour se brouiller avec Ménalcidas ; et de la querelle de ces deux hommes renaquit la guerre entre Sparte et la ligue. Le successeur de Diéos, le stratège Damocritos, en dépit des représentations des légats de Marcellus (lequel venait de vaincre le faux Philippe prétendu fils de Persée), entra en Laconie et battit les Spartiates ; mais, pouvant prendre leur ville, il négligea de le faire. Condamné au sortir de sa charge, il s’exila, et Diéos redevint stratège pour la seconde fois. Ménalcidas, qui défendait Sparte, désespérant alors de la sauver, s’empoisonna. Callicratès, le chef du parti romain, était mort l’année précédente. Ace moment, le sénat intervint ; toujours sous le prétexte d’assurer le bonheur et même la liberté des Grecs. Mais l’intervention d’une nation puissante chez un peuple en dissolution aboutit fatalement à l’asservissement du plus faible au plus fort. Le chef de l’ambassade romaine, Aurélius Orestès, apporta dans l’assemblée de Corinthe les ordres du sénat. Fatiguée des luttes civiles de la Grèce, dans l’intérêt sagement entendu d’un peuple client, Rome séparait de la ligue Lacédémone, Argos, Corinthe, Héraclée, Orchomène, en un mot toutes les villes qui s’étaient annexées à la confédération. La ligue Achéenne devait rentrer dans les étroites limites de la province d’Achaïe. L’indignation fut extrême à Corinthe. On se jeta sur les Lacédémoniens présents dans la ville : on les reconnaissait à la longueur de leur chevelure, à la forme de leur chaussure. On en massacra plusieurs ; les autres durent emprisonnés. Peu s’en fallût que la foule ne sévit contre les envoyés des Romains. Ceux-ci s’esquivèrent prudemment, et retournèrent en hâte à Home, demander vengeance contre l’insolence des Achéens. Le sénat fut aussi modéré dans les formes qu’inflexible dans sa résolution d’anéantir la puissance des Achéens. Une seconde ambassade fut envoyée ; Sextus Julius César la conduisait. On offrait d’oublier le tumulte de Corinthe, à la condition que les coupables seraient livrés. Il n’était point parlé cette fois de la dissolution de la ligue. Mais le successeur de Diéos, le stratège Critolaos, se savait le premier menacé, si l’on acquiesçait aux réclamations du sénat. Il tergiversa, usant de délais, renvoyant l’ambassadeur de l’assemblée d’Ægium à celle de Tégée ; de scelle de Tégée à celle de Corinthe. A. la fin, Sextus Julius César, se voyant joué, retourna en Italie. Aussitôt Critolaos comprit que lui-même était perdu, s’il ne se décidait à tout risquer. Il consacre l’hiver à visiter toutes les villes. Partout il les soulève contre les Romains, en faisant appel au parti démagogique ; il fait relâcher les débiteurs, et arrêter toutes les poursuites. La plèbe obérée applaudit à ces mesures, et s’attache avec transport à Critolaos et au parti de la guerre. Le consul Metellus était en Macédoine. Il venait d’étouffer la révolte de ce royaume, et préparait, de concert avec les légats du sénat, l’annexion pure et simple de la Macédoine à l’Etat romain. Le désir de terminer la guerre d’Achaïe comme il avait terminé celle de Macédoine ; l’ambition de reparaître orné de cette double gloire à Rome, et peut-être aussi un certain intérêt qu’il portait aux Grecs, amenèrent Metellus à intervenir dans les affaires de la ligue, quoique son successeur au consulat, Mummius, encore à Rome, se fût fait attribuer déjà la guerre d’Achéenne avec trois légions. Metellus espérait le prévenir. Il envoya quatre ambassadeurs à l’assemblée générale de Corinthe, porteurs de paroles modérées. Mais Critolaos avait eu soin de tenir la réunion dans une grande ville industrielle et commerçante, au lieu de choisir quelque petit chef-lieu d’une région agricole ou pastorale. Une majorité d’artisans et d’hommes de peine, dit Polybe, composait l’assemblée. Ils huèrent stupidement les ambassadeurs. « Toutes les villes étaient folles, » dit Polybe, « mais la plus folle de toutes était Corinthe[2]. » Critolaos, voyant l’exaltation des esprits, saisit enfin l’occasion pour déterminer la rupture par un discours forcené. H insulte les magistrats, il noircit les adversaires de sa politique, il raille les ambassadeurs. « Je veux bien être l’ami des Romains, » dit-il, « mais ils ne seront jamais nos maîtres. Si vous êtes des hommes, Achéens, vous ne manquerez pas d’alliés ; ni de tyrans, si vous êtes des lâches. » Avec ces phrases creuses, il transporte la foule ; il l’éblouit par de folles promesses ; il dit : « Je ne parle pas en vain ; il y a des rois, il y a des cités, je le sais, qui s’uniront à nous. » Les sénateurs veulent arrêter cette diatribe ; ils sont impuissants. L’habile comédien fait écarter les soldats qui l’entouraient ; il met au défi quiconque de toucher seulement sa chlamyde. Le peuple applaudit à ce courage facile, et la déclaration de guerre est votée dans la lettre contre Sparte, en réalité contre Rome elle-même. Mais Critolaos, fidèle à l’éternelle pratique des démagogues, inaugura son règne en semant la défiance et la haine entre ses concitoyens ; et, quand l’union même de tous n’eût peut-être pas suffi pour sauver le pays, il se plut à aigrir encore les discordes. « Il y a des traîtres parmi vous ! » crie-t-il à cette populace furieuse ; « au milieu de vous, je vois de pires ennemis des Achéens, que ne sont les Romains eux-mêmes. » Funestes paroles, qui d’avance assuraient la victoire de l’étranger. Les riches et les modérés sentent que ces accusations vagues les dénoncent à la rage du peuple et qu’on leur déclare la guerre en même temps qu’aux Romains. Enfin, l’assemblée est dissoute, après qu’un nouveau vote a réuni tous les pouvoirs entre les mains du stratège. Une dictature sans contrôle allait donc peser sur le pays, à l’heure même où il était lancé dans les plus périlleux hasards. Metellus, cependant, faisait défiler ses troupes, le long du golfe Maliaque, et marchait vers les Thermopyles. La plus vulgaire prudence ordonnait à Critolaos d’attendre les Romains dans le Péloponnèse et de rester fidèle au conseil que Flamininus avait donné aux Achéens. « Renfermez-vous dans la presqu’île, comme la tortue dans sa carapace, vous y serez invulnérables. » Mais les Béotiens offraient à l’année achéenne leur impuissante alliance ; il fallait voler à leur secours. Héraclée, qui venait de prendre parti pour les Romains, appartenait à la ligue ; il fallait châtier cette ville rebelle. Quittant ainsi, par ‘Un déplorable calcul, la défensive déjà presque insoutenable, pour prendre une offensive absolument folle, Critolaos franchit l’isthme, traverse la Grèce du Nord, assiège et reprend Héraclée. Ephémère succès ! Bientôt il apprend que Metellus a passé le Sperchius, et le stratège aussitôt, renonçant même à défendre les Thermopyles, recule jusqu’à Scarphée dans la Locride. Metellus, qui le suit à marches forcées, l’atteint et taille en pièces la faible armée des Grecs. Critolaos ne fut retrouvé ni parmi les vivants, ni parmi les morts, et sa disparition resta un mystère. Quelques Arcadiens se réfugient à Elatée ; mais la ville les repousse. Ils se heurtent à l’armée romaine dans la plaine de Chéronée ; ils sont détruits. Metellus entre à Thèbes, qu’il trouve déserte ; les Béotiens épouvantés s’étaient enfuis, et erraient dans les montagnes du Parnasse et de l’Hélicon, fuyant devant l’ennemi. Metellus les rappelle et les rassure. Le chef de la rébellion béotienne, Pythéas, seul perdit la vie. La loi achéenne voulait que le stratège mort dans l’exercice du pouvoir fût remplacé par son prédécesseur, jusqu’au choix d’un nouveau stratège. Ainsi la, farouche Diéos succède à Critolaos ; tout espoir de solution pacifique était dès lors écarté. Si le Péloponnèse eût été unanime autour de son, chef, je ne crois pas que la Grèce eût vaincu ; mais elle eût fait acheter plus cher sa défaite. Diéos sembla prendre à charge de dégoûter et d’épouvanter la nation par la violence des mesures qu’il prit au nom du salut public. Nul ordre dans la direction de la guerre ; nulle équité dans la répartition des charges que la dictature inepte du stratège faisait peser sur ses concitoyens. Ni suite ni ensemble dans les mesures prises pour arrêter l’ennemi ; bien que l’extrême confusion dans l’extrême violence d’Argos, qui est devenu son centre d’opérations, Diéos écrit à toutes les villes de la confédération d’affranchir tous les esclaves en état de porter les armes. Chacun, selon sa fortune présumée, est tenu de fournir un certain nombre d’esclaves ; s’il en a moins, il doit se procurer le surplus comme il pourra. Les maîtres commencent à trembler devant l’insolence de ces esclaves affranchis en masse, et armés aussitôt. Des impôts excessifs sont frappés sur tous les riches, ou sur ceux qu’on soupçonne de l’être. La persécution devient puérile ; au nom de la patrie en danger, on confisque les parures des femmes et des enfants. Telle est l’ardeur d’imposer et de légiférer qui s’empare du dictateur, qu’il oublie, dit Polybe, de s’occuper des Romains, qui chassent de Mégare son lieutenant Alcaménès, et sont déjà en vue de Corinthe. Alors tous les hommes en âge de combattre sont appelés aux armes ; Diéos les convoque à Corinthe, où il n’y a pour les recevoir ni armes, ni approvisionnements, ni organisation militaire. Ces mesures jettent le désespoir dans toutes les cités : « On envie, » dit Polybe, « ceux qui sont morts dans les guerres précédentes ; on reconduit, les larmes aux yeux, ceux qui partent[3]. » L’épouvante jette beaucoup d’esprits dans une folie qui pousse les uns à se donner la mort, en se précipitant du haut des rochers ou dans des puits profonds ; les autres à courir au-devant des Romains, en se dénonçant eux-mêmes, en s’accusant de rébellion, en demandant qu’on les châtie. Beaucoup de gens prirent la fuite au hasard, et errèrent dans les montagnes, sans savoir s’ils fuyaient devant Diéos ou devant les Romains. A mesure que le dénouement fatal approche, la frénésie du dictateur redouble. Il sait qu’il n’y a pas pour lui de grâce à espérer. « Son devoir, » dit Polybe, « eût été de se livrer lui-même pour sauver sa patrie. » Il veut tout perdre avec lui. Quelques hommes modérés interviennent pour obtenir qu’il prête l’oreille aux propositions d’accommodement que Metellus consent à faire, pour terminer la guerre avant l’arrivée de son successeur. En vain, le vieux Stratios, l’intrépide compagnon d’exil de Polybe, l’homme qui avait été déporté dix-sept ans pour avoir déplu aux Romains, se jette aux genoux de Diéos et le supplie d’épargner la Grèce ; il est repoussé. Les partisans de la paix sont jetés en prison, offerts aux outrages de la populace imbécile qui fait cortège au dictateur. Sosicratès est mis à mort ; Andronidas et Archippos échappent au supplice en achetant la clémence de Diéos, le premier pour un talent, le second pour quarante mines. Sur ces entrefaites, le consul Mummius arriva d’Italie et débarqua dans l’isthme. Il renvoya Metellus •en Macédoine, et attendit pour agir lui-même que son armée fût au complet. Il avait vingt-trois mille hommes d’infanterie, trois mille cinq cents cavaliers. Attale de Pergame lui avait envoyé un renfort dont le commandant, par une dérision du sort, s’appelait Philopœmen. Mummius avait encore quelques archers crétois et des auxiliaires italiens, qu’il avait postés en avant de son camp. Ils se laissèrent surprendre par les Achéens, et perdirent cinq cents boucliers. Ce succès sans importance enfla tellement le cœur de la populace de Corinthe, qu’autour de Diéos, on demandait la bataille à grands cris. Elle s’engagea dans l’isthme, un peu au nord, et fort près de Corinthe, à Leucopétra. Diéos n’avait pu réunir que quatorze mille fantassins et six cents cavaliers, même en enrôlant les esclaves. La cavalerie romaine enfonça facilement la cavalerie achéenne, beaucoup moins nombreuse et probablement composée de recrues ; car la cavalerie achéenne, telle’ qu’elle avait combattu avec Philopœmen, corps d’élite et tout aristocratique, devait ne plu» exister depuis plusieurs années ; et ses débris avaient probablement refusé de combattre avec Diéos. L’infanterie tint plus solidement en face de la légion ; mais, un mouvement tournant de mille soldats d’élite, détachés par Mummius, enfonça la phalange par le flanc, comme à Cynocéphales et comme à Pydna. Une fois ouverte elle se dispersa dans une horrible confusion. Diéos pouvait rentrer dans Corinthe. Il eût fallu l’assiéger longtemps, et il aurait peut-être obtenu pour la ville des conditions favorables. Mais il prit la fuite vers Mégalopolis, sa ville natale. Arrivé là, il renferme dans sa maison sa femme et ses enfants, met le feu à l’édifice et s’empoisonne. Tout le monde, à son exemple, ne songea qu’à, s’enfuir. L’armée se dispersa dans la nuit qui suivit la bataille. Le lendemain, les portes de Corinthe restèrent toutes grandes ouvertes ; ce qui demeurait de la population attendit l’ennemi dans une inaction stupide. Mummius ne pouvait croire à tant de lâcheté après tant d’audace ; il n’osa pas, durant trois jours, entrer dans la ville, redoutant quelque embûche. Le troisième jour, l’armée romaine entrait dans Corinthe ; on lui abandonna la ville. Tout ce qu’on y put surprendre encore d’hommes ou de jeunes gens fut impitoyablement massacré. Les femmes et les enfants furent vendus à l’encan. Quand le pillage fut terminé, la ville fut livrée au feu. L’incendie s’alluma de toutes parts, et, entretenu plusieurs jours par les soldats, dévora lentement cette magnifique Corinthe. Puis les murailles furent rasées ; les pierres mêmes furent brisées, réduites en poussière. Le sénat avait décrété que Corinthe devait cesser d’être. D’horribles excès furent commis. Les poètes sont parfois plus instructifs que les historiens. Y a-t-il un plus navrant tableau des atrocités du sac de Corinthe que’ cette courte épitaphe, écrite par un poète obscur, et recueillie dans l’anthologie grecque : « Ma mère Boïsca ; et moi, Rhodopé, nous n’avons succombé, ni à une maladie, ni sous le glaive des Romains ; mais nous-mêmes, lorsque l’impitoyable Mars livrait aux flammes Corinthe notre patrie, nous avons choisi un trépas secourable. Ma mère m’a tuée avec le fer dont ce immole les victimes, et elle-même n’a point épargné sa propre vie : elle a serré son cou dans un nœud, fatal. Une mort libre n’était-elle pas pour nous préférable à la servitude[4] ? » Les barbares n’eurent pas plus de respect pour les choses que pour les hommes : « J’ai vu, » dit Polybe, « des tableaux jetés dans la poussière, et des soldats couchés sur ces tableaux, jouant aux dés[5]. » Le célèbre Bacchus, d’Aristide, fut traité avec cette sauvagerie. Quand il fut mis à l’encan, quelques jours après, un envoyé du roi de Pergame se le fit adjuger pour une si forte somme, que Mummius, soupçonnant alors la valeur de ce morceau de bois, cassa l’enchère et le garda pour lui. Pendant plusieurs mois, on ne cessa d’embarquer pour l’Italie les statues, les tableaux, les trépieds, les vases ; riches dépouilles de Corinthe. On chargeait les navires sous l’œil jaloux du consul, qui, acceptant sur la foi publique le prix de ces œuvres d’art, mais ne comprenant pas la nature de cette valeur, disait, dans sa naïveté de barbare, aux entrepreneurs du transport : « Si vous perdez ces objets, vous nous rendrez les pareils. » Ainsi la même année, Rome avait rasé sans pitié, au niveau du sol, deux villes illustres ; deux villes qu’elle appelait alliées la veille, et qui, n’étant pas sujettes, avaient le droit, semble-t-il, de n’être pas traitées comme des rebelles vaincus, Carthage et Corinthe. Encore Carthage avait-elle résisté trois ans aux assauts obstinés des Romains. Elle avait été emportée de vive force, et longtemps défendue rue par rue et maison par maison. Cette résistance, et le souvenir d’Annibal, expliquent, sans la justifier, la destruction de Carthage. Mais Corinthe n’avait pas été assiégée, elle ne s’était pas défendue. Mummius y était entré par les portes ouvertes. On la pilla cependant, et on la brûla de sang-froid, sur l’ordre exprès du sénat. Cicéron dit : « Parce que les ambassadeurs du peuple romain avaient été insultés (moins que cela, superbius appellati, traités sans déférence), nos pères voulurent que ce flambeau de la Grèce, Corinthe, fût éteint[6]. » Croirons-nous que les Romains furent impitoyables pour un si petit motif ? On ne détruit pas une ville pour venger une injure, et quelle injure, les clameurs d’une populace frivole. Il n’y a qu’une passion qui fasse commettre ces barbaries de sang-froid : c’est l’intérêt. En l’année 146 avant Jésus-Christ, nous ne sommes plus au temps où les mobiles de la politique romaine étaient tous, sinon justes et humains, du moins élevés et grandioses. Il y a maintenant des marchands et des hommes d’affaires au sénat. Il y a dans Rome une aristocratie financière, qui rêve l’empire commercial du monde, avec autant d’ardeur et de passion qu’un Scipion l’Africain ou un Flamininus avaient pu rêver l’empire politique. La florissante Corinthe était un obstacle à ces projets. Sa merveilleuse situation entre les deux mers l’appelait à une véritable prépondérance dans le trafic méditerranéen. Pour cesser d’être prospère, il fallait qu’elle pérît. Rome la fit périr ; elle hérita de ce commerce florissant, soit dans ses ports italiens, qui commencèrent à recevoir directement les marchandises de l’Orient ; soit à Délos, où la République se hâta de créer, au grand profit de ses marchands, un immense entrepôt. A ce point de vue, la guerre contre les Achéens peut-être considérée comme une véritable guerre commerciale. On poussa la précaution jusqu’à déclarer dévoué aux dieux le sol nu de Corinthe, dans l’espoir qu’aucune ville ne se relèverait jamais dans l’isthme. Quelques colonnes éparses, dont plusieurs sont encore debout, fûts monolithes, imposants par leurs proportions courtes et presque écrasées (c’est le type connu le plus ancien du style dorique) ; quelques débris de murailles, au sommet de l’Acrocorinthe démantelée, marquèrent seuls la place où s’était élevée Corinthe ; et le poète Antipater, dont nous avons déjà vu la touchante épitaphe aux mânes de Rhodopé et de Boïsca, put, sans hyperbole, placer encore cette plainte émue dans la bouche des Nymphes de la mer, pleurant sur la catastrophe de la grande cité maritime : « Qu’est devenue ta beauté tant admirée, Dorienne Corinthe ? Où sont tes murs et tes tours, tes antiques trésors ? Où sont les temples de tes dieux, tes palais, tes épouses descendantes de Sisyphe, et tes habitants, que l’on comptait par myriades ? Infortunée, il ne reste de toi nul vestige. Tout a été pris ou dévoré par la guerre. Nous seules, impérissables Néréides, filles de l’Océan, nous restons, comme des alcyons, à pleurer tes malheurs[7]. » |
[1] Polybe, XXXV, 6.
[2] Polybe, XXXVIII, 3, 4, 5.
[3] Polybe, XL, 1, 2, 3.
[4] Anthologie, Epigrammes funéraires, 493. Antipater de Thessalonique (traduct. Dehèque).
[5] Polybe, XL, 7.
[6] Cicéron, Pro Lege Manilia.
[7] Antipater de Thessalonique, Epigrammes descriptives, 151. (Anthologie, traduct. Dehèque.)