Texte numérisé par Marc Szwajcer
Le premier rôle politique, en Grèce, après la défaite de Philippe, appartient à Philopœmen. Ce grand homme était Arcadien, né à Mégalopolis, la dernière ville fondée en Grèce. Elle datait seulement d’Épaminondas, qui, dans son invasion victorieuse dans la presqu’île, l’avait élevée, au débouché de la principale vallée qui va d’Arcadie en Laconie ; et en avait voulu faire un boulevard du Péloponnèse contre Sparte, au besoin le point de départ d’une invasion chez les Spartiates. Mégalopolis était bâtie au milieu d’une belle plaine verdoyante et fertile, que resserrent de tous côtés de hautes montagnes dénudées. Philopœmen grandit au sein de cette nature agreste ; il reçut dès l’enfance et conserva toujours le goût des travaux champêtres. Il ne demanda qu’à l’agriculture l’accroissement de sa fortune, qui était considérable. Sa famille était illustre, et jouissait à Mégalopolis d’une grande autorité. Il reçut une éducation « digne du fils d’un roi, » dit Plutarque[1]. Ses maîtres furent deux philosophes académiciens, que la politique active paraît n’avoir pas moins occupés que la métaphysique ; Eodémos et Démophanès. Tous deux, dévoués à l’aristocratie, avaient contribué à chasser de Mégalopolis et de Sicyone deux tyrans démagogues, Aristodémos et Nicoclès. S’ils ne firent pas de leur élève un grand philosophe, ils en firent du moins un homme énergique, passionné pour l’indépendance de sa patrie ; et seul, entre ses contemporains, assez maître de lui-même, pour placer quelquefois l’intérêt national au-dessus de l’intérêt de son parti. Il avait conservé les rudes vertus du vieux temps ; vivant de peu, avec ses laboureurs et ses vignerons ; couchant, comme eux, sur la terre nue ; et, presque dès l’enfance, prenant part aux petites et continuelles expéditions que faisaient ses concitoyens sur le territoire de Laconie. Dès lors se développa chez lui cette passion de la guerre, qui devait l’absorber tout entier, et qui fit sa gloire en même temps que son insuffisance politique. Il fut homme de guerre avant tout, et presque exclusivement. S’il a gardé des philosophes, ses maîtres, le goût de l’étude et de la lecture, il lira seulement le traité de tactique d’Évangelos, et les historiens d’Alexandre. Mais il préfère encore s’exercer au combat, sur les lieux mêmes, et dans la réalité topographique ; s’il fait un voyage, même de plaisir, il ne cesse de demander à ses compagnons[2] : « Comment faudrait-il enlever cette hauteur ? franchir cette rivière ? se déployer dans cette plaine ? » Ses contemporains abusent de la parole. Lui la méprise à l’excès ; comme il méprise tous les raffinements. Tout son luxe est guerrier ; mais ce rude fermier, qui vit, dans son domaine, aussi pauvrement que Caton parmi les Sabins, aime avec passion les belles armes, les beaux chevaux. Il consacre à ce luxe unique les bénéfices de la culture et le butin rapporté des combats. Il inspire le même goût aux cavaliers achéens, dont il est fait commandant avant de devenir stratège. Toute autre recherche fut sacrifiée : on vit bientôt, au dire de Plutarque, les boutiques des armuriers, remplies de coupes et de vases précieux mis en pièces, dont on faisait des cuirasses, des bouchers, des mors dorés ou argentés. On voyait entre les mains des femmes, des casques, des aigrettes, teintes des plus belles couleurs ; des cottes d’armes, ou des manteaux militaires qu’elles s’occupaient à broder pour les cavaliers[3]. Cette élégance dans la bravoure, cet amour du costume guerrier, qui n’exclut pas les vertus militaires mais qui les gêne et les embarrasse, ne marquent-ils pas un côté de la décadence ? Les Athéniennes n’avaient pas brodé de manteaux pour les soldats de Marathon et de Salamine. Voilà le point faible el fâcheux dans le caractère de Philopœmen ; c’est qu’il n’est pas seulement guerrier pour défendre sa patrie : il aime la guerre pour la guerre. C’est déjà presque ! un chevalier batailleur du moyen âge ; c’est un condottiere du quinzième siècle, avec plus de vraie bravoure, plus d’honnêteté, de désintéressement. Mais la guerre est à ce point l’élément nécessaire de sa vie, qu’il ne lui suffit pas d’avoir à combattre contre les Romains, les Macédoniens et les tyrans de Sparte. Si les armes font trêve un jour en Grèce, il fuit devant la paix ; il vole en Crète, où il sait qu’on trouve toujours à se battre, et là guerroie pour l’amour de l’art. On a peine à pardonner à Philopœmen d’avoir quitté la Grèce au lendemain de Sellasie, où il avait montré dans la bataille livrée à Cléomène, un talent militaire si remarquable. On le trouve moins excusable encore d’être retourné en Crète peu de temps avant qu’éclatât la seconde guerre de Macédoine. On le cherche inutilement dans cette mémorable assemblée où la ligue achéenne, après tant d’hésitation, entra dans l’alliance romaine. Philopœmen revint de Crète après Cynocéphales. Il put toutefois marcher avec les légions romaines contre Nabis. Quand les Romains évacuèrent la Grèce, délivrée par eux de la Macédoine, mais sur laquelle ils laissaient peser, en s’éloignant, la menace d’un protectorat mal défini, Philopœmen, par la renommée de ses succès militaires, se trouva naturellement appelé à jouer le premier rôle dans la ligue Achéenne, et par conséquent en Grèce. Il avait déjà près de soixante ans. A trente ans, il avait contribué beaucoup à là défaite de Cléomène. A quarante, il avait tué Machanidas, tyran de Sparte, de sa propre main. Il venait d’aider les Romains à réprimer l’insolence de Nabis, successeur de Machanidas. Soit comme chef de la cavalerie achéenne, soit comme stratège de la ligue (il remplit huit fois cette haute fonction), il avait réorganisé les forces, militaires de la confédération, équipé et dressé une cavalerie d’élite, réformé l’armement de l’infanterie, élargi les boucliers, allongé les piques, et remplacé par une phalange solide et compacte des troupes légères qui ne savaient guère jusque-là que harceler l’ennemi et exécuter une razzia sur son territoire. La ligue pouvait facilement réunir quarante mille hommes, en ne levant que les jeunes gens. Ces troupes étaient braves, fidèles ; elles adoraient leur général. Le Péloponnèse eût été inabordable à tout ennemi, même aux Romains, si la situation politique du pays n’eût été aussi désastreuse que sa situation militaire était encore solide. Les Romains avaient quitté la Grèce, lui souhaitant d’être libre et de prospérer, et la laissant en proie aux ambitions d’Antiochus et à l’humeur inquiète et audacieuse des Étoliens. Ceux-ci, pour recommencer la guerre contre les Romains, leurs alliés de la veille, faisaient appel à Philippe et au roi d’Asie. Mais Philippe, terrifié, n’osait remuer au lendemain de sa défaite ; et, se souvenant d’ailleurs de l’abandon où l’avait laissé Antiochus, il ne lui déplaisait pas de prévoir que son infidèle allié succomberait à son tour sous le choc des armes romaines. Le ressentiment parlait plus haut que l’intérêt dans cette âme violente. Antiochus, au contraire, pressé vivement par Annibal, qui s’était réfugié auprès de lui, et dont ce roi ombrageux et jaloux avait épousé les griefs, mais n’osait utiliser les talents ; trompé en même temps par Thoas, stratège des Étoliens, qui lui promettait le soulèvement universel des Grecs au premier signal que leur donnerait l’Asie, Antiochus hâtait ses préparatifs. Thoas, jouant à merveille un double jeu, revint en Grèce pour enflammer ses concitoyens par le tableau qu’il leur faisait de la puissance d’Antiochus[4]. « Une masse énorme de cavalerie et d’infanterie s’avançait. Des éléphants arrivaient de l’Inde. » Il ajoutait ce qu’il croyait le plus propre à faire impression sur la multitude : « Antiochus apporte assez d’or pour acheter les Romains eux-mêmes. » Flamininus était alors revenu comme ambassadeur en Grèce. Il voulut mettre tous les torts du côté des ennemis de Rome. Il se rendit à l’assemblée des Étoliens. Mais la multitude, avida novandi res, dit Tite-Live, c’est-à-dire qui voulait une révolution, était déjà toute à Antiochus, et ne daignait pas même admettre l’ambassadeur romain. Quelques citoyens, plus âgés et plus prudents, obtinrent enfin que Flamininus pût parler. Le Romain fut modéré : il supplia les Étoliens d’envoyer une ambassade en Italie avant d’en appeler aux armes. Mais Thoas et la faction démagogique étaient maîtres de la majorité. Ils emportèrent séance tenante, et sans qu’on attendit même le départ des Romains, le décret qui invitait Antiochus à venir délivrer la Grèce et à décider de la querelle entre les Étoliens et le peuple romain. A un décret si arrogant, Damocrite, préteur de la nation, ajouta un outrage personnel contre Flamininus. Gomme celui-ci demandait le texte du décret, Damocrite répondit, sans égard pour la dignité de l’ambassadeur, que, pour l’instant, il avait à s’occuper d’affaires plus pressantes ; mais que dans peu il lui remettrait le décret et sa réponse en Italie, quand il camperait sur les bords du Tibre. « Tel était, » ajoute Tite-Live, « l’esprit de vertige qui emportait alors la nation étolienne et même ses magistrats[5]. » La guerre était rallumée. En attendant l’arrivée d’Antiochus, les Étoliens cherchèrent des alliés en Grèce. « Dans chaque cité, » dit Tite-Live, « il était reconnu que les principaux et tous les meilleurs citoyens tenaient pour l’alliance romaine, tandis que la multitude et tous ceux dont les affaires n’allaient pas à leur idée voulaient une révolution générale[6]. » Cette division des partis allait durer désormais jusqu’au dernier jour de la liberté grecque. Il semble étrange, au premier abord, que le parti aristocratique et conservateur se soit jeté dans l’alliance d’une république, et le parti populaire dans les bras des rois absolus. Mais ces contradictions ne sont qu’apparentes. Après la deuxième guerre punique, la République romaine était encore purement aristocratique. Soutenue, et pour ainsi dire nourrie par le peuple, elle était gouvernée par le sénat, et cette prudente oligarchie offrait au parti conservateur, dans tous les pays alliés, les gages d’un gouvernement ferme et d’une politique suivie qui plaisaient naturellement à ce parti. Au contraire, les royautés macédonienne et asiatique étaient des tyrannies absolues, où la volonté d’un seul gouvernait despotiquement une multitude servile. La démagogie se sentait attirée vers cette forme de gouvernement qui lui promettait au moins l’égalité sous un maître. Les Étoliens voulurent hâter, par un coup d’éclat, l’avènement de leurs amis au pouvoir. Ils projetèrent de s’emparer par surprise de trois grandes places fortes : Démétrias, Chalcis et Lacédémone. Ils réussirent à surprendre Démétrias ; ils échouèrent à Chalcis. A Lacédémone, ils s’étaient présentés en amis et en alliés. Le tyran les avait reçus sur ce pied. Ils le massacrèrent pendant une revue ; mais Sparte, délivrée de la tyrannie de Nabis, ne se montra pas disposée à subir celle des Étoliens, qui se hâtaient de mettre déjà la ville au pillage. Une insurrection éclata ; les meurtriers de Nabis furent tués, et le parti conservateur, relevant la tète à Sparte, appela les Achéens et demanda l’annexion de la ville à leur confédération. Philopœmen eut l’honneur de réunir Sparte à la ligue ; les biens de Nabis furent mis en vente, et les partisans de Philopœmen voulurent lui offrir le prix de cette vente, estimé par Plutarque à cent vingt talents. Il refusa noblement, et leur dit, en homme qui connaissait son époque, de garder cet argent pour corrompre leurs ennemis. Cependant le roi d’Asie était en Grèce, et, comptant sur les Grecs comme ceux-ci comptaient sur lui, il n’avait amené que des forces dérisoires : dix mille hommes environ. La populace l’accueillait avec enthousiasme et ne s’alarmait pas de la faiblesse de celte troupe ; car Antiochus avait soin d’annoncer qu’à la belle saison « il couvrirait la terre et la mer d’hommes et de navires[7]. » En quittant Démétrias, il s’avança vers Lamia, franchit les Thermopyles, et entra dans la Grèce propre, où ses émissaires l’avaient précédé, pour soulever par des largesses le parti populaire en sa faveur. Cinq cents soldats romains, dispersés le long de l’Euripe, furent surpris et massacrés. Chalcis presque aussitôt se rendit. Grâce à l’imprudence des Romains, le roi d’Asie avait désormais un point d’appui solide en Grèce pour commencer les opérations militaires. Mais le caractère démagogique imprimé dès le début à l’intervention d’Antiochus rendait tout rapprochement impossible entre la ligue Achéenne et ce prince. L’assemblée d’Ægium rejeta sans hésitation l’alliance que le roi d’Asie lui fit offrir. Antiochus ne pouvait dès lors plus compter que sur les Étoliens et les Béotiens. Entre les peuples grecs dégénérés, aucun n’était tombé aussi bas que les Béotiens. En Béotie, dit Polybe[8], on ne songeait plus qu’à boire et à manger. « Ceux qui mouraient sans enfants, beaucoup même qui laissaient des enfants, léguaient toute leur fortune, ou du moins la plus grande partie, à des fondations gastronomiques où leurs anciens compagnons de table étaient conviés. Il y avait ainsi nombre de Béotiens qui avaient plus de repas à manger en un mois que le mois ne comptait de jours. » L’état politique était une sorte de démagogie brutale, ou plutôt de tyrannie à plusieurs têtes : le peuple vendait ses suffrages aux chefs qui lui promettaient de l’associer au pillage des caisses publiques, et de suspendre le cours de la justice civile et criminelle. Pendant vingt-cinq ans, les tribunaux restèrent fermés, les crimes impunis, les contrats sans valeur, les créances sans droit, et les procès indécis. Tels furent, avec les pillards étoliens, les seuls alliés d’Antiochus en Grèce. Ce roi, qui d’ailleurs n’avait pas besoin d’être corrompu, céda sans peine à l’influence de ces mœurs dévergondées. Oubliant qu’il venait de déchaîner sur lui-même et sur la Grèce une guerre terrible, oubliant aussi qu’il avait passé cinquante ans, il commença par tomber violemment épris d’une jeune fille de Chalcis d’une beauté remarquable et la demanda en mariage. Il l’épousa, et six mois s’écoulèrent à Chalcis dans les plaisirs qui suivirent les noces. En l’honneur de ses hôtes, il donna le nom d’Eubée à sa nouvelle épouse. Pendant ce temps, son armée, dispersée dans la Béotie, ne songeait, à l’exemple de son roi, qu’à passer joyeusement le temps de ses quartiers d’hiver. Capitaines et soldats perdaient le peu de discipline et le peu de bravoure qu’ils avaient pu posséder jamais ; et les Romains approchaient. Le consul Manius Acilius Glabrio avait passé la mer avec vingt mille fantassins, deux mille cavaliers. En Thessalie, il avait rallié l’armée macédonienne, que Philippe, lié par un traité, venait associer à celle des Romains pour détruire la seule puissance qui eût pu, unie avec lui, prévenir la ruine de l’Orient, et contrebalancer la prépondérance romaine. Les deux armées marchèrent vers les Thermopyles, emportant toutes les places sur leur passage. Antiochus, secouant enfin sa torpeur, accourut au-devant des Romains avec quelques milliers d’Étoliens et d’Asiatiques, et se proposa de barrer le passage. C’était l’expédition de Xerxès qui recommençait à trois siècles de distance ; et, par un caprice singulier des événements, les Thermopyles étaient défendues, et le sol de la Grèce était protégé par l’héritier de la monarchie persane, successeur de Xerxès. Le résultat fut le même ; le passage fut forcé. II faut convenir que les Thermopyles ne méritent pas leur célébrité, au moins comme rempart et comme barrière de la Grèce. Aujourd’hui d’ailleurs les alluvions du Sperchius ont tellement éloigné la mer du pied de la montagne, qu’au lieu de l’étroit passage où deux chars de front pouvaient avancer à peine, on voit s’étendre et s’allonger une vaste plaine entièrement plate, par laquelle une armée entière défilerait aisément. Mais, dans l’antiquité même, si le passage était par lui-même facile à défendre de face avec un petit nombre d’hommes résolus, il n’était pas moins facile à tourner avec des soldats agiles. Les hauteurs .qui le dominaient à pic n’étaient pas partout inaccessibles : plusieurs sentiers (entre autres celui qui avait gardé le nom du traître Ephialtes qui guida par là les Perses), les traversaient au-dessus du défilé, et aboutissaient sur les derrières des défenseurs du passage. Ainsi les Thermopyles furent souvent défendues avec éclat ; elles furent néanmoins toujours forcées ; par Xerxès, par les Gaulois, par Philippe de Macédoine, par les Romains ; et, six siècles après, par Alaric. Antiochus s’était entouré des fortifications les plus solides : il avait eu la précaution de faire garder les hauteurs par les montagnards étoliens ; mais la vigueur des Romains eut raison de ces derniers. Caton les débusqua de leurs positions, et parut tout à coup au-dessus des Asiatiques, en même temps que le reste des Romains les attaquait de front. Dès lors la bataille était perdue, mais les soldats d’Antiochus n’étaient pas disposés à imiter ceux de Léonidas. Ils se dispersèrent. Antiochus s’enfuit presque seul, jusqu’à Chalcis, laissant la Grèce du Nord en proie. Il se hâta de reprendre la mer avec sa nouvelle épouse et s’enfuit en Asie, où la guerre Fallait suivre. Cependant les Romains inondaient la Phocide et la Béotie ; toutes les villes s’ouvraient devant eux, Chalcis la première. La guerre se trouvait ainsi coupée en deux pour ainsi dire. Il fallait, à l’est delà Grèce, réduire les Étoliens qui tenaient bon à l’abri de leurs montagnes, et, à l’ouest, poursuivre en Asie le misérable Antiochus. Il n’entre pas dans notre sujet de raconter comment les légions romaines, sous la conduite des deux Scipions, vainquirent à Magnésie le Roi d’Asie[9], et lui arrachèrent un traité qui séparait de son royaume et cédait aux Romains, ou à leurs alliés, toutes les provinces en deçà du Taurus. Les Étoliens firent une résistance plus longue et plus vigoureuse que le Roi d’Asie. Mais Rome, indignée de leur défection, était résolue à ne plus les ménager. Us purent le comprendre le jour où, dans une première négociation ouverte en vue de la paix, comme ils alléguaient au ‘ consul Manius Acilius Glabrio que les conditions qu’on voulait leur imposer répugnaient à l’équité et aux usages des peuples grecs, ce rude plébéien, si différent de l’aimable patricien philhellène Flamininus, leur répondit brutalement : « Allez-vous encore m’assommer de votre Grèce et me faire des discours sur le devoir et les convenances ? Vous que je pourrais faire ici charger de chaînes[10]. » Et faisant apporter des carcan» de fer, il allait ordonner qu’on les mît au cou des ambassadeurs, si ses lieutenants n’étaient intervenus. Après la reddition d’Ambracie, il fallut bien que les Étoliens cédassent. Rome laissa vivre ou végéter la ligue, mais en l’accablant d’une contribution de guerre énorme et en lui interdisant de s’étendre désormais hors de l’Étolie et d’avoir d’autres amis et d’autre» ennemis que les amis et les ennemis du sénat. La ligue Étolienne, réduite aux proportions d’une confédération provinciale, et dès lors privée de toute expansion, de toute influence hors de ses étroites limites, avait cessé d’exister. C’était là un événement immense pour la ligue Achéenne et pour la Grèce en général, dont l’intérêt national se confondait de plus en plus avec celui des Achéens. La confédération Étolienne avait été un germe de troubles et de factions ; elle n’avait cessé de souffler l’esprit de vertige et d’aventure ; cette puissance étouffée, la ligue Achéenne restait seule debout, le parti conservateur était maître. Avec une grande prudence et une grande fermeté, il n’était peut-être pas trop tard pour essayer encore de fonder l’unité politique de la Grèce et de sauver l’indépendance du pays. Une modération véritable régnait dans la politique de cet Etat. Quand le stratège Diophanès mit la main sur l’île de Zacynthe, les Romains la réclamèrent sur d’assez faibles titres. Mais Flamininus disait aux. Achéens : « Je vous conseille de nous restituer cette île. Vous êtes comme la tortue : invulnérable dans sa carapace, elle donne prise aussitôt qu’elle veut étendre au dehors un de ses membres. Ainsi renfermez-vous dans le Péloponnèse[11]. » L’assemblée presque entière eut le bon sens d’applaudir à ces paroles du Romain, et accepta ce programme politique. Tout le Péloponnèse et rien en dehors. Les Romains, de leur côté, refusèrent la reddition des Messéniens, qui voulaient se donner à eux ; et il sembla entendu par consentement mutuel que la ligue embrassait définitivement la péninsule et que les cités qui la composaient n’avaient pas le droit d’en sortir à leur gré. J’insiste sur ce principe, dont l’importance est immense, si nous voulons juger avec équité les dernières années de la Grèce libre. L’antiquité ne connaissait guère les constitutions écrites ; on n’a donc pas de texte à apporter, mais à défaut de texte on en appelle au bon sens. Une confédération existe ; et les cités qui la composent, tout en conservant leurs libertés municipales, et même leurs lois privées, ont confondu leurs forces militaires, leur action diplomatique et remis aux mains d’une même assemblée, d’un même chef, la direction de ces forces et la conduite de cette action. Est-il admissible qu’une cité, Sparte ou Messène, au jour qu’il lui plaira de choisir, puisse déclarer qu’elle sort de la ligue ? L’assemblée décrète une guerre ou crée un impôt, croyant disposer, par exemple, de cinquante mille soldats, et de cinq millions de drachmes. Est-il admissible que la minorité des confédérés refuse sa soumission à la majorité de l’assemblée commune ; qu’elle se sépare de la confédération et réduise, à la veille du danger peut-être, le contingent prévu, à trente mille soldats, et l’impôt calculé aux trois cinquièmes du chiffre espéré ? Non, cela n’est pas admissible. Une confédération est aussi une que l’Etat le plus centralisé, pour toutes les parties du gouvernement qu’elle a mises en commun, en vertu du contrat primitif. Les Achéens l’ont soutenu jusqu’au dernier jour de la ligue, et les Romains ont agi de mauvaise foi en voulant leur retirer ce droit inaliénable et qu’ils leur avaient d’abord implicitement reconnu. L’honneur de Philopœmen est d’avoir ainsi compris et énergiquement défendu les droits de la ligue. Son premier acte, après la chute des Étoliens, fut empreint d’une sage politique. Jusque-là les assemblées générales de la ligue s’étaient toujours tenues à Ægium, comme au temps ou la confédération n’embrassait que les douze petites cités d’Achaïe. Il est décider que désormais elles se tiendraient dans toutes les villes confédérées alternativement. Les Romains virent avec dépit s’affirmer ainsi le caractère national de la ligue ; mais un incident plus grave attira bientôt l’attention du sénat. Philopœmen avait fait entrer Sparte dans la ligue. Toutefois, forcé de ménager cette cité depuis longtemps bouleversée par la démagogie, il no lui avait pas imposé le retour des exilés, c’est-à-dire des partisans de l’aristocratie, bannis et dépouillés par Cléomène, Machanidas et Nabis. Ces exilés et leurs descendants avaient été établis dans des châteaux et dans des bourgs sur les côtes de Laconie et y formaient un Etat indépendant de Sparte. Les Lacédémoniens vinrent les y attaquer. Les exilés invoquèrent les Achéens. Philopœmen réclama les coupables à Sparte. Sparte répondit en massacrant les partisans de Philopœmen, et en décrétant qu’elle sortait de la ligue. Des deux côtés on n’osa commencer la guerre civile sans députer vers le sénat. Mais les deux ambassadeurs achéens n’étaient pas d’accord entre eux. Chacun représentait une nuance diverse du parti conservateur, qui semblait n’avoir usé que pour se déchirer lui-même do la prépondérance qu’il avait reconquise par la ruine des Kloliens. Philopœmen était à la tète du parti qu’on pourrait nommer national ; car il renfermait ce qu’il y avait dans toute la Grèce de plus dévoué à la patrie, de plus noble et de plus influent, de plus sage et de plus honnête : Philopœmen était l’âme et le bras de ce parti ; Lycortas, le père de Polybe, en était l’éloquent orateur ; et leur programme politique se résumait en quelques mots : « Nous ne romprons jamais l’alliance romaine, car ce serait folie ; mais nous maintiendrons, en face des Romains, l’indépendance de la Grèce ; car la livrer serait un crime. » Tel est le sens général de tous les discours de Lycortas. En face de Philopœmen un parti purement romain s’était élevé, dont le chef était Aristaenos. Je ne crois pas qu’il fût absolument un mauvais citoyen, ni vendu aux Romains, comme fut plus tard Callicratès. Mais, convaincu de la supériorité de leur puissance, il faisait consister toute la politique de la ligue à les désarmer par une soumission servile, qui, non contente d’obtempérer à tous leurs désirs, s’efforçait même de les devancer. Philopœmen, au contraire, dit Polybe[12] cédait sans résistance à toutes les demandes des Romains, lorsqu’elles n’étaient pas contraires aux lois achéennes et au traité d’alliance. Lorsqu’elles y étaient contraires, il disait qu’il ne fallait jamais s’y rendre sans, résister, mais qu’on devait d’abord opposer les raisonnements ; puis, si les raisonnements ne servaient de rien, les prières ; enfin, si les prières n’aboutissaient pas, céder et obéir, mais en protestant. C’était la politique de la résignation, mais encore digne et qui se défend pied à pied, opposée à celle de la servilité, qui court au-devant de l’esclavage. Au fond du cœur, Philopœmen déjà désespérait de l’avenir : « Et moi aussi, je sais bien, » disait-il, « qu’un jour viendra où les Grecs devront obéir. Mais voulez-vous voir ce jour-là le plus tôt possible ou le plus tard possible ? Je pense, le plus tard possible. Eh bien ! Aristaenos fait tous ses efforts pour qu’il arrive le plus tôt possible. » Malheureusement, les deux ambassadeurs de la ligue accusèrent devant le sénat cet état des esprits, si divisés, même entre honnêtes gens. L’un d’eux, Diophanès, déclara qu’il appartenait aux Romains de décider souverainement entre Sparte et la ligue. L’autre était Lycortas, le père de Polybe, l’ami, le confident de Philopœmen, et l’organe du grand parti national, dont Philopœmen était le chef ; fidèle aussi à l’alliance romaine, mais en même temps déterminé à défendre, jusqu’où il se pourrait sans périr, la dignité de la patrie, il plaida hautement, devant le sénat, l’indépendance absolue de la ligue, tant que celle-ci agissait dans ses limites. Le sénat, satisfait de voir qu’il y avait, chez les Achéens eux-mêmes, une faction prête à sacrifier tout aux Romains, fit une réponse ambiguë, qui laissa croire aux Achéens comme aux Lacédémoniens qu’ils avaient l’aveu de Rome. Là-dessus, la guerre éclata. Je crois avoir montré que le droit de la ligue envers la cité rebelle était absolu ; je ne prétends pas justifier la rigueur avec laquelle ce droit fut vengé. Les exilés marchaient en tête de l’armée achéenne ; leurs rancunes donnèrent un caractère sanglant à la répression. Quatre-vingts Lacédémoniens du parti démagogique furent mis à mort, après un jugement sommaire : les mercenaires étrangers furent chassés ; les esclaves affranchis par les tyrans furent bannis. On décida que ceux qui seraient saisis au delà d’un certain délai seraient remis en esclavage. Les murailles de Sparte furent rasées ; les exilés rentrèrent tous, et recouvrèrent leurs biens confisqués. Enfin, Philopœmen abolit les lois et les coutumes de Lycurgue, et y substitua, spécialement dans l’éducation de la jeunesse, celles des Achéens. Le sénat, qui par l’ambiguïté de son langage avait semblé autoriser la ligue et la ville rebelle à vider leur querelle par les armes, réclama avec aigreur lorsque Lacédémone eut été vaincue. Un commissaire romain, Appius Claudius, parut dans l’assemblée achéenne. On l’accueillit avec fermeté. Lycortas exprima, dans un langage élevé, les sentiments du parti national ; et il n’est pas possible, aujourd’hui même, de lire sans respect la protestation contenue et digne de ce bon citoyen : « Si la voix du héraut qui proclama la liberté des Achéens ne fut pas un vain son, si le traité qui nous lie n’est pas illusoire, si cette alliance et cette amitié reposent sur une entière réciprocité, pourquoi, Romains, lorsque je n’examine pas ce que vous avez fait après avoir pris Capoue, venez-vous demander aux Achéens compte de leur conduite envers les Lacédémoniens, qu’ils ont vaincus ?... C’est pour la forme, direz-vous, que nous avons traité d’égal à égal avec les Achéens ; de fait ; ils n’ont qu’une liberté précaire, et le pouvoir est aux Romains. Je le sens, Appius, et puisqu’il le faut, je me résigne ; mais quelque distance qu’il y ait entre les Romains et les Achéens, je vous en prie, ne traitez pas plus favorablement les Lacédémoniens, qui sont vos ennemis, que nous qui sommes vos alliés... Assurément, Romains, nous vous respectons, et, si vous le voulez, nous vous craignons. Mais nous respectons et nous craignons encore plus les dieux immortels[13]. » Rome fut peut-être émue par ce langage, ou persuadée par l’éloquence de cette équité irréprochable. Rome céda cette fois. Mais il n’entrait pas dans la politique du sénat que la ligue eût un moment de trêve. Rome répugnait à soulever contre elle le parti démagogique, écrasé par les Romains eux-mêmes, en même temps que les Étoliens. Elle eut recours aux exagérés de l’autre bord ; elle suscita un parti aristocratique extrême, aux yeux duquel Philopœmen et la ligue n’étaient pas assez aristocrates. C’est qu’en effet, sans donner des gages d’alliance à tous les partis, un gouvernement doit à tous des ménagements, qui suffisent à une opposition aveugle, pour se faire une arme contre ce gouvernement. Nous ne savons pas bien quels furent les griefs allégués par l’aristocratie de Messène contrôle gouvernement de Philopœmen. Nous savons seulement que l’arrivée d’un commissaire romain, Q. Marcius, dans le Péloponnèse, coïncida avec le soulèvement de cette ville, qui proclama, elle aussi, qu’elle se détachait de la ligue. A la tète de la rébellion, était un ami, un courtisan du prétendu sauveur des Grecs, de Flamininus. La main de Flamininus semble diriger tout dans cette tragique affaire. Il y avait longtemps qu’un singulier sentiment de rivalité l’animait contre Philopœmen. Il déplaisait au Romain philhellène que les Grecs fussent sauvés par un Grec, et que le nom de Philopœmen fût aussi souvent que le sien dans la bouche de ce peuple. Sans doute, il ne fit pas assassiner Philopœmen par Dinocratès de Messène ; mais un mot de lui aurait suffi pour sauver Philopœmen, et ce mot ne fut pas dit[14]. « Dinocratès de Messène était, » dit Polybe, « un courtisan militaire. A la guerre, prompt, audacieux, brillant dans le péril : dans la vie ordinaire, aimable, enjoué, complaisant, bon compagnon et homme de plaisir ; mais dans les affaires publiques et politiques, incapable d’application et de prévoyance ; les qualités d’homme d’Etat qu’il affectait n’étaient qu’à la surface. Il attira sur sa patrie des maux effroyables, sans croire que tout ce qu’il faisait fût sérieux, et sans rien changer à sa vie ; tout au plaisir, aux festins, à la musique[15]. » Tel était cet homme léger, qui, mêlé par aventure et par caprice à la politique, allait détacher sa patrie de la ligue, et faire mourir Philopœmen ; rebelle par ennui, féroce par désœuvrement ; traître à la Grèce, parce que la discipline d’un gouvernement ferme et d’une société réglée gênait sa fantaisie et imposait quelque contrainte à ses vices. A la nouvelle de la révolte de Messène, Philopœmen, âgé de soixante et dix ans, et cette année même élu pour la huitième fois stratège des Achéens, partit en toute hâte pour Mégalopolis, y rassembla la cavalerie, composée de jeunes gens qui lui étaient absolument dévoués, et marcha contre Messène. Il dispersa les rebelles ; mais tandis qu’il s’attachait à leur poursuite, sa troupe fut cernée par un nombreux détachement de cavaliers messéniens. Philopœmen donna le signal de la retraite, et, fermant lui-même la marche, recula en faisant tête aux ennemis. Un faux pas de son cheval le jeta à terre à l’insu des siens ; il resta gisant, évanoui. Les Messéniens accourent, Philopœmen est fait prisonnier. On le conduit à Messène, les mains liées, en l’accablant d’outrages. La vue de ce grand homme tombé dans une si cruelle humiliation, réveille la sympathie d’une grande partie du peuple. Des groupes se forment devant la prison, et plaignent hautement le vaincu. Mais la nuit arrive sur ces entrefaites. La foule se disperse. Dinocratès, sans perdre un moment, fait présenter la ciguë à Philopœmen, qui, satisfait d’apprendre le salut des siens, boit le poison avec fermeté. Ainsi périt ce grand homme, que ses concitoyens devaient surnommer le dernier des Grecs, et qui conserva parmi eux, après sa mort, une popularité que son nom garde encore en partie chez les modernes. « La Grèce, » dit Plutarque, « qui l’avait enfanté dans sa vieillesse, pour être l’héritier de tous les grands hommes qu’elle avait produits, l’aima d’un amour singulier[16]. » Les qualités que nous admirons en lui ne sont peut-être pas celles qui charmaient le plus ses contemporains. Nous sommes moins séduits par cette fougue militaire et cette bravoure joyeuse, qui fit de lui, durant cinquante ans, le premier soldat de son pays. Mais il a d’autres vertus, et la première, à nos yeux, c’est d’avoir eu, au moins vers la fin de sa longue carrière, l’intuition nette et vive de la forme politique où son pays devait s’attacher, s’il voulait vivre. Ce dernier des Grecs est le premier d’entre eux peut-être qui ait compris la nécessité absolue de briser le moule étroit de la cité antique, et d’y substituer la forme plus large, plus libre, en même temps que plus solide et plus résistante, de la nation. Ce n’était pas un philosophe, ni même, à proprement parler, un homme d’Etat ; mais s’il n’eut peut-être pas la notion abstraite et précise du but où il fallait atteindre, une divination instinctive le lui fit entrevoir après la guerre d’Antiochus ; et les dix dernières années de sa vie, les plus glorieuses, furent un effort long et courageux pour atteindre à ce but. Il en approcha, sans y arriver tout à fait ; et il eut le triste honneur de périr à l’œuvre. Mais l’homme qui avait proclamé, non dans des livres, mais par des actes, ce que des philosophes, comme Aristote et Platon, n’avaient pas osé pressentir, c’est-à-dire l’indissolubilité de la patrie, constituée comme nation, au-dessus des cités ; un tel homme n’avait pas besoin de réussir, pour fonder la gloire de son nom. Ses contemporains sentirent, et la postérité confirma, que, si la Grèce avait pu être sauvée, elle l’eût été par Philopœmen. |
[1] Plutarque, Philopœmen, I.
[2] Tite-Live, XXXV, 28.
[3] Plutarque, Philopœmen, XII.
[4] Tite-Live, XXXV, 32.
[5] Tite-Live, XXXV, 33.
[6] Omnia novare, Tite-Live, XXXV, 34.
[7] Tite-Live, XXXV, 44.
[8] Polybe, XX, 6.
[9] 190 avant J.-C.
[10] Polybe, XX, 10.
[11] Tite-Live, XXXVI, 32.
[12] Polybe, XXV, 8.
[13] Tite-Live, XXXIX, 36, 37.
[14] Tite-Live, XXXIX, 49, 50. — Polybe, XXIV, 1-12. — Plutarque, Vie de Philopœmen, 27 et suiv.
[15] Polybe, XXIV, 5.
[16] Plutarque, Philopœmen, I.