Texte numérisé par Marc Szwajcer
On a souvent simplifié à l’excès l’histoire des dernières années de la Grèce libre, en disant que le parti démocratique, rallié à la Macédoine, périt avec elle ; et que le parti aristocratique, asservi ou vendu aux Romains, leur abandonna ou leur livra sa patrie. Ces observations ne sont pas rigoureusement vraies ; les partis ne se sont pas divisés avec cette simplicité régulière. Entre l’apparition des Romains en Grèce et leur victoire définitive, la lutte offre cinq phases successives, et dont le caractère semble tout à fait contradictoire. Nous venons de voir les démocrates s’allier aux Romains contre l’aristocratie ; nous verrons maintenant les deux partis s’unir un moment à Rome contre la Macédoine ; et la trompeuse proclamation de la liberté des Grecs, faite par les Romains aux jeux Isthmiques, récompenser cette union éphémère. Mais bientôt, pendant que l’aristocratie se rattache aux Romains plus étroitement, la démocratie rompt avec eux ; elle est écrasée avec la ligue Étolienne. Puis l’aristocratie elle-même se divise ; une partie, avec Philopœmen, essaie de concilier l’indépendance nationale avec la nécessité de l’alliance romaine ; le reste, moins nombreux, mais plus audacieux, compromet, dénonce et livre aux Romains les chefs de ce parti national, c’est-à-dire la plus noble portion de l’aristocratie, et Polybe avec elle, pour obtenir, de la complaisance intéressée du sénat, le droit de régner vingt ans sur la Grèce. Mais sous le poids d’une misère croissante et de l’humiliation trop grande, imposée par la faction romaine au pays, la réaction finit par éclater. Polybe, et les débris du parti national découragé, refusent de la diriger. Le parti démagogique rentre alors en scène ; mais la majorité de la nation ne veut pas suivre, dans cette périlleuse aventure, des chefs qu’elle redoute et abhorre presque autant que les Romains. La lutte s’engage néanmoins, ridiculement disproportionnée » les démagogues sont anéantis à leur tour ; et tous les partis sont ensemble asservis pour n’avoir pas su combattre ensemble. Dans la pensée du sénat, la paix conclue avec Philippe ne pouvait être qu’une trêve. Bien loin d’être ébloui par la victoire de Zama, il ne se servit d’abord de la paix conquise en Afrique, que pour recommencer la guerre contre le roi de Macédoine. Scipion vainqueur venait de traverser l’Italie à la tête de ses légions, et de rentrer dans Rome en triomphe. Trasiniène et Cannes étaient vengés. Carthage restait debout, mais humiliée, dépouillée, réduite à l’impuissance, au milieu de l’Afrique hostile. Rome cependant, dit Tite-Live[1], jouissait encore plus de la paix que de la victoire. Après avoir connu l’amertume de la défaite et les dégoûts d’une guerre de seize années, elle allait enfin recueillir le fruit de sa persévérance, de sa bravoure et de sa sagesse. Un immense besoin de goûter à loisir les douceurs de cette paix chèrement et glorieusement conquise était au fond de tous les cœurs. Mais il n’est pas donné aux conquérants, peuples ou rois, de s’arrêter ; quand même leur ambition rassasiée voudrait n’aller pas plus loin, une loi nécessaire leur impose sans cesse une guerre nouvelle qui leur assure le fruit de la guerre achevée. Quand, au lendemain du triomphe de Scipion, le consul Publius Sulpicius proposa au peuple, las des armes, de déclarer la guerre à Philippe, toutes les centuries rejetèrent d’une seule voix la proposition ; et les tribuns du peuple éclatèrent : « Il faut la guerre aux patriciens, » disait le tribun Bébius, « la guerre éternelle, pour fonder leur tyrannie sur le péril de la cité. » Ni le sénat, ni le consul ne voulurent céder. Les comices, réunis une seconde fois, entendirent Sulpicius leur adresser ce langage : « Il ne s’agit pas de savoir si vous aurez la guerre ou la paix ; mais si vous irez attaquer Philippe en Macédoine, ou si vous l’attendrez en Italie... S’il fallut cinq mois à Annibal pour venir de Sagonte, vous verrez Philippe arriver en cinq jours de Corinthe en Italie... Que la Macédoine plutôt que l’Italie soit le théâtre de la guerre ; que les villes, que les terres ennemies soient ravagées par le fer et le feu. C’est assez d’avoir une fois vu Annibal dans nos foyers[2] ! » Le peuple céda et la guerre fut déclarée. Quelle était la pensée de l’aristocratie romaine pour qu’elle se hâtât ainsi ? Elle obéissait à deux motifs : elle s’inspirait à la fois de sa colère et de sa prudence. La première guerre de Macédoine, simple incident de la guerre Punique, avait dû être terminée par un traité qui laissait Philippe intact, et n’attribuait qu’une demi-victoire à Rome. De là rancune et dépit chez ce fier sénat, qui s’était fait une maxime de ne traiter que victorieux. On avait transigé avec Philippe pour en finir avec Annibal ; mais, Annibal écrasé, il restait comme un compte à régler avec le Macédonien. Toutefois, le sénat n’obéissait pas seulement à la passion. Il sentait bien que, telle que le traité qui suivit Zama venait de constituer la puissance romaine, cette puissance exorbitante déjà, pouvait être renversée par une coalition de l’Orient ; prévenir celte coalition fut son but. Il saisit le moment où la Macédoine, la Grèce, Attale de Pergame, les Rhodiens, les rois d’Asie et ceux d’Egypte, c’est-à-dire les six grandes puissances de l’Orient, étaient jalouses les unes des autres et divisées entre elles ; chacune croyant voir encore chez ses rivales le péril qui la menaçait, au lieu de voir ce péril à Rome. Le sénat jugea l’occasion propice pour prendre parti dans ces luttes presque civiles (car tous ces gouvernements étaient grecs, si les peuples appartenaient à des races différentes), épouser la querelle des uns, imposer la neutralité aux autres, et, par un coup rapide, frapper le plus puissant de ces Etats, c’est-à-dire la Macédoine, tant le sénat se croyait assuré, qu’une fois la Macédoine abattue, l’Orient, même uni, n’était plus à redouter. Tel fut le but de la guerre ; et ce but en indiqua le prétexte. Philippe opprimait réellement la Grèce ; ses excès et ses violences avaient détaché de lui presque tous ses partisans. L’inconstance de sa politique ne lui avait permis de garder l’alliance ni des aristocrates ni des démocrates. Il n’avait d’autre allié qu’Antiochus, roi d’Asie, auquel il offrait de conquérir ensemble et de partager l’Egypte. Mais Antiochus, homme de plaisir et sans talent comme sans caractère, n’offrait pas un appui sérieux. Philippe avait contre lui, outre Ptolémée qui savait ses projets, tous les petits Etats libres de l’Asie, et surtout les puissances naissantes et jalouses de Pergame et de Rhodes, lesquelles redoutaient, non sans raison, l’ambition inquiète et sans scrupule du roi de Macédoine. Avec un instinct merveilleux, Rome comprit cette situation et le prétexte qu’elle offrait. Le mot d’ordre de la guerre fut l’affranchissement de la Grèce. Jusqu’à quel point Rome fut-elle sincère en proclamant qu’elle venait affranchir les Grecs ? Je laisse aux historiens que fascine l’admiration de la grandeur romaine le soin de prouver que Rome agit en cette occasion sans arrière-pensée. Mais, à mes yeux, la suite des événements ne permet pas d’ajouter foi à cette générosité. D’ailleurs, Rome avait trop d’unité dans ses vues, trop de suite dans sa politique, pour vouloir sérieusement relever, en Orient, l’indépendance des cités, tandis qu’elle la comprimait en Occident. Qu’il y ait eu chez certains patriciens, et parmi les chefs de la guerre, chez Flamininus entre autres, une réelle sympathie pour les Grecs, je ne le nierai pas. La Grèce avait encore assez d’esprit, de grâce et de charme, pour plaire à ses vainqueurs, qu’elle appela naïvement ses libérateurs. Mais que l’idée première de la guerre contre Philippe ait été une idée désintéressée, chevaleresque ; et qu’on se soit enflammé à Rome au lendemain des guerres puniques, pour affranchir des Grecs opprimés, c’est ce que l’histoire entière des Romains, et surtout celle de cette guerre et de ses résultats, examinée de sang-froid, ne permet pas d’avancer. Puisqu’on affectait de combattre pour les Grecs, il fallait nécessairement combattre avec eux. L’alliance effective des Grecs était indispensable au point de vue politique et militaire. Or, on n’était sûr que des Étoliens ou des Athéniens. C’est Athènes qui avait la première appelé les Romains à son secours, vivement pressée par les Macédoniens, qui voulaient punir le massacre de deux jeunes gens Acarnaniens, leurs alliés. Quant à la ligue Etolienne, elle appuyait les Romains par avidité du butin. Elle disputait à Philippe la Thessalie, qu’elle aurait voulu mettre au pillage. Sparte, gouvernée par son tyran, Nabis, accueillait aussi l’intervention romaine avec faveur, dans l’espoir de renouveler bientôt ses incursions fructueuses dans le Péloponnèse. Tels étaient les alliés qui s’offraient à Rome. Elle les accepta d’abord ; mais, je le dis à son honneur, elle en voulut d’autres. Il ne lui suffisait pas d’être appelée par ce qu’il y avait de plus haïssable en Grèce : le brigandage étolien ou l’abominable tyrannie lacédémonienne. Puisque Rome venait affranchir la Grèce, il lui fallait, pour ainsi dire, sanctionner à ses propres yeux et aux yeux des Grecs cette mission,, en la faisant approuver, et même appuyer, par l’Etat le plus autorisé à représenter la Grèce civilisée, honnête et indépendante, par la ligue Achéenne. J’ai dit quelles causes avalent détaché l’aristocratie du roi de Macédoine. Ce prince s’était présenté en personne dans l’assemblée des Achéens, et avait sollicité l’alliance de la ligue. On avait rejeté ses propositions. Mais les Achéens ne se méfiaient pas moins des Romains que de Philippe. Ils se déclarèrent neutres et prétendirent qu’ils sauraient le rester. La guerre durait déjà depuis dix-huit mois, mollement conduite, avec des succès divers, par les consuls Sulpicius et Villius. Mais, au printemps de l’année 198, Titus Quinctius Flamininus fut nommé consul, et eut la Macédoine pour province. Rome avait trouvé l’homme qui, par un mélange de qualités rares chez tous les hommes, mais jusque-là presque inconnues chez les Romains, allait vaincre Philippe par l’intelligence et la politique autant que par les légions ; qui charmant la Grèce, en affectant d’être charmé par elle, allait la détacher tout entière de la Macédoine, réunir un moment tous les partis dans une action commune, et accabler à jamais Philippe sous le poids de cette coalition. C’était le parti aristocratique et conservateur qui se tenait sur la réserve vis-à-vis des Romains. Or, Flamininus avait toutes les qualités pour ramener à eux ce parti. Corneille s’est trompé, dans Nicomède, en le supposant fils du consul plébéien Flaminius, tué au lac Trasimème. Il était patricien, d’une famille ancienne et illustre. Par goût, par tradition domestique, il devait être, et fut en effet porté à sympathiser, à Rome et en Orient, avec l’aristocratie, à s’appuyer sur elle, à chercher à lui plaire parce qu’elle lui plaisait. D’ailleurs, esprit large, élevé, d’une intelligence et d’une compréhension singulières, nul, jusqu’à lui, parmi les Romains, ne s’était montré aussi dégagé d’un patriotisme étroit, exclusif et mesquin ; capitaine habile et heureux, il savait encore vaincre les hommes autrement que par la fore». Il savait les gagner par la douceur, la politesse, la libéralité. Il n’avait que trente ans quand il arriva en Grèce ; mais il possédait cet esprit qui devine et tient lieu d’expérience. Dans ses qualités mêmes était l’écueil de ce brillant caractère, si la forte discipline romaine n’en avait contenu les écarts. Vaniteux plutôt qu’orgueilleux, passionné pour la gloire et transporté du désir de plaire, on pouvait le séduire par une flatterie de bon goût, et le désarmer par un mot heureux. Une saillie le charmait, même de la part de Philippe ; et quand ce roi, refusant de se rencontrer seul à seul avec Phénéas, stratège de la ligue Etolienne, disait fièrement : « La partie n’est pas égale ; il est plus facile aux Étoliens de remplacer le chef de leur ligue qu’aux Macédoniens de remplacer leur roi, » Flamininus souriait, et il aurait voulu donner la paix à Philippe. Il aimait sincèrement les Grecs, et peut-être eût-il essayé de les rendre vraiment libres, si le sénat le lui eût permis. très versé dans leur littérature et dans leurs arts, il parlait admirablement leur langue. S’il voyait leurs misères politiques, il n’était pas aveugle à leurs mérites individuels et admirait surtout la merveilleuse culture intellectuelle et philosophique dont ils avaient reçu l’héritage. Il comprenait la force d’expansion et d’influence morale que l’élément hellénique, introduit dans l’Etat romain, ajouterait à la puissance de la République. En face de Caton, le dernier des Romains purement citoyens romains, Flamininus apparaît, plus que Scipion, comme le premier des Romains citoyens du monde. En arrivant en Grèce, il y trouvait, après deux années de guerre, la situation politique et militaire aussi peu avancée qu’au début des hostilités. Les avantages remportés de part et d’autre se balançaient. Seulement les horribles cruautés de Philippe envers les villes grecques de Cios et d’Abydos avaient achevé de détacher de lui les Grecs, à l’exception des Acarnaniens et des Béotiens. Ce résultat importait peu aux Romains, si la ligue Achéenne persistait dans sa neutralité méfiante vis-à-vis d’eux. Rome, pressée par Annibal, avait pu, dix ans plus tôt, accepter de toutes mains les alliances qui s’offraient à elle. Il ne lui convenait pas plus longtemps, il ne convenait surtout pas à l’aristocrate Flamininus de s’appuyer en Grèce exclusivement sur la démagogie et sur la tyrannie et de n’avoir d’autres alliés que les Etoliens, les Athéniens et les Spartiates. Aux yeux de Flamininus, il y avait là un malentendu politique, qu’il importait de faire cesser. Le sénat était partout l’allié naturel de l’aristocratie ; et il fallait que l’aristocratie le comprît et partout se confiât au sénat. Flamininus envoya des députés à la ligue Achéenne. Tite Live a peint admirablement l’embarras où s’agitaient les membres de cette ligue, et ses chefs surtout, politiques clairvoyants, esprits honnêtes et droits, citoyens sincèrement dévoués à leurs pays, et qui avaient seuls conservé, au milieu des luttes sociales, le sens national et l’intelligence des grands intérêts de la Grèce[3]. « Il régnait parmi les Achéens une grande diversité de sentiments. Nabis, ennemi farouche, acharné, les effrayait. Ils craignaient les armes romaines. Ils étaient liés aux Macédoniens par des obligations ou anciennes ou récentes ; mais Philippe leur était suspect pour sa perfidie et sa cruauté : ils n’étaient pas dupes des promesses que lui arrachaient les circonstances, et prévoyaient qu’après la guerre il serait pour eux un despote plus insupportable que jamais. Non seulement ils ne savaient pas quel avis ouvrir dans l’assemblée générale, mais chacun d’eux, même après réflexion, n’était pas bien certain de ce qu’il voulait ou souhaitait lui-même. » Dans ces graves crises politiques, les honnêtes gens sont beaucoup plus malheureux que les autres. Les autres ne se préoccupent que de ce qu’ils veulent ; les honnêtes gens se préoccupent de ce qu’ils doivent. Or, on l’a dit, le difficile, en certains cas, n’est pas de faire son devoir, c’est de savoir où il est. Les Achéens, qui, dans ces dernières convulsions de la Grèce, constituaient vraiment le pays honnête, la vraie nation, les Achéens voulaient de toute leur âme le salut du pays et son indépendance ; ils prévoyaient que s’allier à Rome, c’était se livrer à elle, aliéner à jamais leur liberté. Mais, d’autre part, Rome allait vaincre ; l’armée romaine était devant Corinthe ; la flotte romaine croisait autour du Péloponnèse. Se proclamer neutre aujourd’hui, c’était sans doute être envahi demain. Néanmoins c’eût été peut-être une politique plus noble et plus honnête ; et puisqu’il fallait succomber tôt ou tard, il aurait mieux valu succomber sans transiger, en protestant à la face du monde. Mais ne sont-ils pas excusables d’avoir évité d’abord le danger le plus pressant, et tout fait, sans espérer beaucoup, pour sauver le pays ? ils cédèrent ; ils entrèrent dans l’alliance romaine, sans se dissimuler qu’ils venaient de se donner des maîtres. Le stratège Aristène emporta les suffrages, par un discours véhément dont Tite-Live nous a conservé, sinon le texte, au moins le sens. La conclusion suffit à en indiquer l’esprit : « La neutralité est impossible. Elle nous rendrait suspects aux deux partis, qui ne nous pardonne, raient pas d’avoir attendu l’événement afin de suivre la fortune ; et nous serions alors la proie assurée du vainqueur. Les Romains sont à vos portes, avec des flottes et des armées formidables. Au lieu de prier, ils pourraient contraindre. Dédaigner leur alliance serait folie ; car enfin il faut aujourd’hui que vous les ayez pour amis ou pour ennemis[4]. » Une fois l’Achaïe ralliée aux Romains, leur victoire était assurée. Ils avaient avec eux la Grèce entière. La démocratie par ambition, l’aristocratie par résignation et par sympathie pour Flamininus, tous les partis, les deux ligues, la Grèce du Nord et le Péloponnèse, marchaient avec eux contre Philippe, et étaient appuyés par Attale, par les Rhodiens, par les barbares qui envahissaient le nord de la Macédoine. Philippe résista bravement ; mais son royaume s’épuisait, sans toutefois démentir sa fidélité. A Cynocéphales, sa fameuse phalange n’était plus guère composée que d’enfants et de vieillards. Elle fut taillée en pièces par les légions et la cavalerie étolienne. Philippe accepta la paix en abandonnant toutes ses conquêtes, même la Thessalie. Flamininus et le sénat, représenté auprès du général par dix légats, se contentèrent de ces conditions relativement modérées. Les Etoliens auraient voulu davantage ; ils demandaient hautement la destruction de la monarchie macédonienne, et soutenaient que la Grèce ne pouvait être libre tant que Philippe serait sur le trône. Flamininus avec hauteur rejeta leurs exigences, et ne craignit pas d’exciter dans la confédération étolienne un mécontentement qui devait grossir, jusqu’à la jeter bientôt dans une guerre insensée contre Rome. Il plaisait à Flamininus, et il convenait aux intérêts romains que le vaincu ne fût pas réduit au désespoir ; s’il était trop tôt pour songer à faire de la Macédoine une province romaine, à quoi eût-il servi aux Romains que la puissance étolienne se substituât à celle des Macédoniens ? Il valait mieux laisser debout Philippe, affaibli, mutilé, humilié, impuissant, que de fortifier outre mesure les Etoliens, ces alliés suspects et ingrats, des dépouilles de l’ennemi vaincu. Quant à l’affranchissement de la Grèce, le sénat voulut bien en tenter l’expérience, sachant qu’elle ne pouvait être dangereuse pour sa puissance, et qu’il était conforme à ses intérêts que sa première intervention armée en Orient parût toute désintéressée. J’aime à penser que Flamininus apporta même une sorte de sincérité dans la dramatique proclamation qu’il fit faire aux jeux Isthmiques delà liberté des cités grecques. Polybe, Tite Live, Plutarque, nous ont laissé le récit, écrit en termes presque identiques, avec des détails curieux, de cette scène émouvante où, par un phénomène qui n’est pas rare dans la politique, tout le monde fut dupe à la fois, les bienfaiteurs de leur bienfait, les obligés de leur reconnaissance. L’erreur commune des uns et des autres fut de croire qu’il suffit de proclamer la liberté pour qu’elle existe[5]. « On était sur le point, » dit Tite Live, « de célébrer les jeux Isthmiques. Cette solennité attirait toujours un grand concours de spectateurs ; à cause du goût inné chez les Grecs pour ce spectacle, où l’on voyait disputer le prix de la force, de la vitesse et de toute espèce de talent ; à cause aussi des avantages de ce lieu, qui offrait des relations faciles au moyen des deux mers, et qui était par là devenu le rendez-vous du genre humain et le marché d’échange entre l’Asie et la Grèce. Mais dans cette occasion, ce n’était pas le cours ordinaire des affaires qui avait attiré de tous côtés des spectateurs : c’était leur ardente impatience de savoir quel allait être l’état de la Grèce, et quelle serait leur propre fortune. On formait en silence les conjectures les plus différentes : on exprimait tout haut les opinions les plus variées : mais personne ne pouvait croire que les Romains dussent renoncer à la Grèce entière. Les spectateurs avaient pris place ; un héraut, accompagné d’un trompette, s’avance selon l’usage, au milieu de l’arène, où l’on annonce solennellement l’ouverture des jeux. Le trompette commande le silence ; le héraut prononce ces mois : « Le sénat romain et Titus Quinctius imperator, vainqueurs du roi Philippe et des Macédoniens, ordonnent que les peuples suivants soient libres, exempts de tribut, autonomes : les Corinthiens, les Phocidiens, tous les Locriens, les insulaires d’Eubée, les Magnètes, les Thessaliens, les Perrhèbes, les Achéens de la Phtiotide. » C’étaient les noms de toutes les nations qui avaient été sous la domination de Philippe. En entendant les paroles du héraut, on ressentit une joie trop immense pour la pouvoir goûter tout entière. A peine pouvait-on croire qu’on eût bien entendu. Les Grecs se regardaient les uns les autres, étonnés comme s’ils s’étaient crus le jouet d’un songe ; ne se fiant pas à ses oreilles, chacun demandait à ses voisins ce qui intéressait sa nation. Le héraut est rappelé ; chacun voulant non seulement ouïr de nouveau, mais voir encore ce messager de liberté. Il répète les mêmes paroles. Alors les Grecs ne peuvent plus douter de leur bonheur ; une clameur immense s’élève, mêlée d’applaudissements si vifs et tant de fois répétés, qu’il était facile de voir qu’il n’est pas de bien plus agréable à la multitude que la liberté. Les jeux furent ensuite célébrés à la hâte ; les esprits et les yeux de tous étaient occupés ailleurs qu’au spectacle. Une joie unique absorbait le sentiment de tous les autres plaisirs. Les jeux à peine terminés, tous en courant se précipitent vers le général romain ; tous s’élancent à la fois, chacun veut approcher de lui, toucher sa main, lui jeter des couronnes ou des rubans ; cet empressement aurait pu lui être funeste. Mais il avait trente-trois ans ; et la vigueur de la jeunesse, jointe à l’enivrement de la gloire lui donnait des forces nouvelles. L’enthousiasme universel ne s’épuisa pas dans ce jour : longtemps la reconnaissance occupa les pensées de tous, et remplit leurs conversations : « Il y a un peuple sur la terre, disait-on, qui à ses frais, à ses risques et périls, fait la guerre pour la liberté d’un autre peuple ; il n’agit pas ainsi pour un peuple voisin... ; mais il passe les mers pour extirper du monde entier toute domination injuste, et faire régner en tous lieux la justice, l’équité, la loi ; la seule voix d’un héraut avait affranchi toutes les villes de la Grèce et de l’Asie ; concevoir un tel dessein montrait un cœur audacieux ; l’exécuter, une grande vertu comme un grand bonheur[6]. » C’étaient là d’éloquentes actions de grâces. Malheureusement un tel peuple n’existe pas. Le bienfait même, en vérité, n’était pas si grand, étant si incomplet. Il ne suffisait pas de dire aux Grecs : « Soyez libres ; » il fallait leur donner les moyens de le devenir. Il fallait fonder la liberté. Aussi bien, puisqu’on était intervenus dans les affaires de la Grèce, il ne fallait pas intervenir à demi. Mieux eût valu abandonner les Grecs à eux-mêmes ou à Philippe que d’apporter dans ce pays troublé un germe nouveau de trouble, et d’enlever volontairement à la nation qu’on prétendait affranchir le moyen de s’organiser. Il y avait en Grèce un seul Etat réglé, fondé sur des bases solides, bien conduit par des chefs habiles, respectable par ses mœurs politiques, et, grâce à ces qualités, apte à embrasser un jour, par sa constitution souple, ingénieuse et simple, toutes les cités helléniques ; c’était la ligue Achéenne, où l’aristocratie gouvernait sagement avec le contrôle et l’appui du peuple. Pour que la Grèce fût libre, il eût fallu que la ligue fût forte ; Rome voulut que la ligue demeurât faible. Elle laissa debout, au cœur du Péloponnèse, un ennemi dont elle avait dû cependant châtier l’insolence : Nabis, de Sparte, le tyran démagogue. On jeta contre ce brigand les légions romaines. Rome pouvait et aurait dû l’écraser. Il lui plut que Nabis vécût, et restât comme l’ulcère, au flanc de la ligue Achéenne. Nabis était un tyran démagogue, tels que les fureurs de la lutte sociale, engagée entre les riches et les pauvres, menaçait chaque cité grecque d’en voir un s’élever dans son sein et régner sur elle. Polybe a tracé, dans un fragment du livre XVe de son histoire, le portrait d’un tyran démagogue. Il s’agit de Molpagoras, tyran des Cyaniens : mais le portrait convient à Nabis. « C’était un homme audacieux dans ses discours, intrépide dans l’action ; dévoré d’une ambition sans scrupule, il s’insinua dans l’esprit de la multitude, en lui dénonçant les gens les plus riches de la ville ; il en fit mourir quelques-uns, bannit les autres ; mit leurs biens à l’enchère, ou les distribua au peuple, et bientôt, par ces moyens, parvint à s’emparer du pouvoir absolu[7]. » Nabis régnait à Sparte par les mêmes procédés. Sa puissance reposait sur cette simple observation, qu’il y a peu de riches et beaucoup de pauvres. En confisquant le bien des riches, non pas d’un seul coup, car lui-même aurait eu tout à craindre le jour où la populace n’aurait plus rien eu à espérer, mais peu à peu, par un pillage continu et réglé, il se conciliait le peuple par la reconnaissance et par l’avarice ; et il associait tant de gens à ses crimes passés, tout en intéressant tant d’autres gens au profit de ses crimes à venir, que l’immense majorité des citoyens, dans celte cité corrompue, devait s’attacher au maintien de son pouvoir. En un mot, il incarnait en lui la haine des petits contre les grands ; laissant ceux-ci subsister juste assez pour que la populace craignît leur vengeance, et de terribles représailles, si son tyran succombait. Nabis avait passé trois ans, dit Polybe, à jeter les bases de sa tyrannie. Il étouffa les derniers vestiges de l’ancienne cité de Sparte. Il exila tous ceux qui, par leur richesse ou leur gloire héréditaire, se distinguaient de la foule. Leurs biens et leurs femmes furent livrés aux chefs de l’autre parti, et aux mercenaires. « C’étaient des assassins, des voleurs par effraction ou à main armée. » Tous les hommes à qui leur patrie était fermée par leur infamie et leurs crimes, accouraient se ranger à ses côtés. S’étant fait leur chef et leur roi, il fit d’eux ses satellites et ses gardes du corps ; et cette puissance abominable devait longtemps se maintenir. Mais il ne lui suffisait pas de bannir les citoyens ; aucun lieu n’était sûr, aucune retraite n’était sans péril pour ces exilés. Il les faisait assassiner par des émissaires crétois, sur les routes ou dans les villes où ils s’étaient réfugiés[8]. « Nabis construisit une machine : c’était un mannequin habillé en femme et superbement paré. Avec un art surprenant, on l’avait faite toute semblable à la femme de Nabis. Lorsqu’il faisait venir quelques citoyens pour leur soutirer de l’argent, il leur tenait d’abord de longs discours empreints de bienveillance. Il leur montrait le danger dont les Achéens menaçaient le pays et la ville. Il comptait le grand nombre de mercenaires qu’il entretenait pour leur sécurité. Il énumérait les dépenses qu’il faisait pour le culte des dieux ou les grands intérêts de Sparte. Si ce langage les convainquait, c’était assez pour son dessein. Si quelques-uns faisaient obstinément la sourde oreille, il leur disait : « Je ne puis vous persuader, mais Apéga y réussira. » C’était le nom de la femme de Nabis. Aussitôt le mannequin paraissait. Nabis lui offrant la main, le faisait lever du siège où il était assis, et doucement poussait l’homme dans les bras de la machine et contre son sein. Or les bras, les mains, la poitrine, étaient hérissés de pointes de fer, cachées sous les vêtements. Les mains se rejoignaient derrière le dos du malheureux ; et bientôt, par le jeu d’un ressort, étouffé lentement dans les bras du mannequin, il rendait le dernier soupir. Le nombre des récalcitrants qui périrent ainsi fut considérable. « Nabis finit par fonder avec les Crétois une association de piraterie. Il entretint dans tout le Péloponnèse des sacrilèges, des brigands, des assassins, auxquels, en échange d’une portion qu’il recevait du fruit de leurs crimes, il assurait dans Sparte un asile, et une retraite. » Quand les Romains parurent en Grèce, cet abominable brigand se déclara leur allié, pour se ménager l’occasion de piller les Etats de la ligue Achéenne, qui, dans sa pensée, devaient tenir pour Philippe. Ce roi, pour ramener Nabis, lui livra perfidement Argos, où l’avait appelé le parti macédonien. Les principaux citoyens s’enfuirent aussitôt. Nabis décréta le pillage des biens des absents, puis ne respecta pas davantage les autres propriétés. Il les greva d’un impôt énorme, et fit mettre à la torture quiconque refusait de payer : « En même temps, » dit Tite Live, « il convoquait le peuple, et proposait deux projets de lois ; l’un sur l’abolition des dettes, l’autre sur le partage des terres ; deux torches avec lesquelles les révolutionnaires allument la rage du peuple contre les grands[9]. » Tant que dura la guerre, Flamininus dédaigna de flatter, mais n’osa repousser ce honteux allié. La paix faite, rassuré du côté de la Macédoine, il put montrer plus ouvertement son éloignement des tyrans et des démagogues, en même temps qu’il se rapprochait de l’aristocratie et des Achéens. Ces derniers réclamaient justement Argos, que Philippe avait enlevée à la ligue. Nabis refusait de la restituer. Les forces achéennes et romaines reçurent l’ordre de marcher contre lui. A plus de cinquante mille hommes, Nabis n’en pouvait opposer que quinze mille ; presque tous esclaves affranchis ou mercenaires étrangers. Il déploya une énergie égale à sa férocité. Sa première précaution avait été de faire périr en une seule nuit quatre-vingts jeunes gens, appartenant aux meilleures familles, et qui auraient pu tenter un soulèvement intérieur. Les alliés inondaient la Laconie ; mais Lacédémone tenait bon ; à moitié prise déjà, le feu y fut mis par les soldats de Nabis, et l’assaillant recula. Mais Gythion, le port de Sparte, et Argos même, l’objet de la querelle, étaient perdus. Nabis offrit de céder si on lui laissait Sparte. Les Achéens conjuraient Flamininus de ne pas souffrir que l’irréconciliable ennemi de la ligue perpétuât sa tyrannie militaire et démagogique au cœur du Péloponnèse. Flamininus répondit simplement que les Romains n’avaient pas pour habitude d’achever leurs ennemis vaincus ; et il fit valoir, en les exagérant, les difficultés d’un siège en règle de Lacédémone. Nabis obtint la paix et garda la ville. Quelle était la pensée des Romains lorsqu’ils s’abstenaient ainsi de mettre la dernière main à leur œuvre ? Flamininus haïssait Nabis. Peut-on douter que, s’il l’épargna, ce fut, par l’effet d’une politique plus habile que généreuse, dont la responsabilité revient sans doute au sénat, pour laisser un germe de faiblesse dans la Grèce affranchie, et ménager aux Romains une occasion d’intervenir une seconde fois, avec plus de fruit pour l’accroissement de leur puissance, sinon de leur gloire ? Pour cette fois d’ailleurs, Rome ne voulait pas garder un pouce de terre en Grèce. Le sénat avait laissé ses dix légats libres d’examiner s’il ne convenait pas de maintenir pendant quelques années une garnison dans les trois grandes places fortes qu’on appelait les chaînes de la Grèce : Démétrius, Chalcis et Corinthe. Flamininus supplia les députés de ne pas laisser un seul légionnaire en Grèce. Il fit de cette évacuation absolue comme une question d’amour-propre et de point d’honneur pour Rome et pour lui-même. On avait solennellement affranchi les Grecs ; garder un seul point de leur territoire c’était violer la parole donnée, c’était justifier les Etoliens qui, de plus en plus hostiles à Rome, allaient partout répétant que la Grèce, en secouant le joug delà Macédoine, avait seulement changé de maître. Les légats du sénat cédèrent à ces représentations. Générosité funeste, et plus apparente que réelle. Tout le monde savait, et nulle part mieux qu’à Rome, qu’Antiochus était à la veille de déclarer la guerre aux Romains. Evacuer Chalcis c’était la lui offrir ; c’était l’attirer en Grèce. Il semble en vérité que les Romains n’aient quitté l’Orient si vite que pour se ménager un prétexte d’y revenir. Qu’importaient les clameurs des Etoliens, ou même les injustes soupçons des Grecs ? Rome avait pris le protectorat de la Grèce ; il fallait du moins que ce protectorat fût efficace. Il eût mieux valu retenir dix ans l’Acrocorinthe, et épargner à la Grèce l’invasion d’Antiochus. Avant de retourner en Italie, Flamininus réunit à Corinthe les députations de toutes les villes, et, dans un discours long et pathétique, il leur rappela ce que Rome venait de faire pour la Grèce, et les conjura de bien user du bienfait de la liberté. « Usez modérément, » leur dit-il, « de cette liberté. Sagement tempérée, elle est salutaire aux particuliers et aux Etats : excessive, elle devient insupportable à ceux qui en souffrent et funeste à ceux qui en jouissent. Maintenez la concorde entre les chefs et entre les classes, dans chaque cité, comme entre les cités elles-mêmes. Si vous êtes d’accord, ni rois ni tyrans ne prévaudront contre vous ; mais la discorde et l’esprit séditieux offrent à l’ennemi trop d’avantage. Car le parti vaincu dans la guerre civile préfère se donner à un étranger, plutôt que de céder à un concitoyen. Ce sont les armes de l’étranger qui vous ont reconquis votre liberté ; c’est sa bonne foi qui vous la restitue. Mais, par votre vigilance, vous saurez la défendre et la conserver, afin que le peuple romain sache qu’il a donné la liberté à des hommes qui en étaient dignes, et qu’il a bien placé ses bienfaits[10]. » C’était là un langage éloquent et sage ; mais si Flamininus était sincère, comme je crois qu’il l’était presque sans restriction, il aurait dû songer que ni Rome, ni lui, n’avaient su ou voulu achever l’édifice grandiose qu’ils avaient prétendu élever. Si les Romains avaient entrepris de rendre aux Grecs la liberté, il fallait constituer chez eux une organisation viable, ce qui, dans un pays déchiré entre deux factions, ne pouvait se faire qu’à la condition de réduire à l’impuissance celui des deux partis qui faisait le plus obstacle à l’établissement de l’ordre et de la liberté, c’est-à-dire la démagogie. Au lieu de sembler tenir la balance égale entre tous, il fallait franchement asseoir l’ordre nouveau sur la prépondérance de l’aristocratie et de la ligue Achéenne. Rome faisait ainsi en Thessalie, chez un peuple où les excès de la démagogie avaient rendu impossible la tenue régulière d’une assemblée poli tique. Flamininus y établit, d’après le cens, un sénat et un ordre judiciaire, « voulant, » dit Tite Live, « donner une autorité prépondérante à celte classe de citoyens, qui était la plus intéressée au maintien de la paix et de l’ordre public[11]. » C’était agir sagement, mais il fallait alors agir ainsi dans la Grèce entière. Il fallait réprimer dans le Nord l’audace des Étoliens. Il fallait surtout, dans le Péloponnèse, détruire la tyrannie de Nabis. Autrement l’édifice était bâti sur le sable ; les factions réveillées devaient emporter l’œuvre des Romains avant que les voiles de leurs vaisseaux eussent disparu à l’horizon. Mais l’intervention étrangère est toujours impuissante à fonder ou à rétablir la liberté chez une nation. |
[1] Tite-Live, XXX, 45.
[2] Tite-Live, XXXI, 7.
[3] Tite Live, XXXII, 19.
[4] Tite-Live, XXXII, 21.
[5] Cf. Foucart et Wescher, Inscriptions de Delphes, n° 18, ligne 112, page 24 (et préface, page XIII). Le titre de proxène de Delphes est conféré à Flamininus.
[6] Tite-Live, XXXIII, 32, 33.
[7] Polybe, XV, 21.
[8] Polybe, XIII, 6, 7, 8 ; XVI, 13 ; XVII, 17.
[9] Tite-Live, XXXII, 38 (ret novantibus).
[10] Tite-Live, XXXIV, 49.
[11] Tite-Live, XXXIV, 51.