HISTOIRE DE LA GRÈCE SOUS LA DOMINATION ROMAINE

 

CHAPITRE PREMIER. — PREMIÈRE GUERRE ENTRE ROME ET LA MACÉDOINE. - (217-205 av. J.-C.)

Texte numérisé par Marc Szwajcer

 

 

La conquête de la Grèce a coûté aux Romains soixante et dix ans d’efforts ; et n’a pas été aussi aisée qu’on le croit généralement. La Grèce, à la veille de sa chute, était encore très forte ; elle avait une population compacte de trois à quatre millions d’habitants ; son sol se prêtait merveilleusement à une guerre défensive qu’elle eût pu rendre interminable. Impuissante à agir au dehors par les armes, elle pouvait rester invincible chez elle, au moins dans les limites du Péloponnèse. Enfin, elle avait partout des alliés ; Rome, des ennemis partout : en Asie, à Carthage, en Espagne. La cause de la Grèce n’était donc pas désespérée. Montesquieu ne s’y est pas trompé ; contre la plupart des historiens, il croit « que la Grèce était redoutable par sa situation, la force, la multitude de ses villes, le nombre de ses soldats ; sa police, ses mœurs, ses lois ; elle aimait la guerre ; elle en connaissait l’art, » et il ajoute : « elle aurait été invincible, si elle avait été unie[1]. »

Là se trouve, en effet, l’explication de sa défaite ; et tout le monde sait bien que la Grèce périt par ses funestes divisions. Mais ce fait si connu a lui-même besoin d’être éclairci. On croirait, à tort, qu’il régnait entre les cités des haines de races et des rivalités permanentes. Le temps et d’autres passions plus violentes avaient apaisé ces animosités traditionnelles, qui excitaient, deux siècles auparavant, la guerre du Péloponnèse.

La période que nous allons étudier offre un spectacle tout différent. Alors, le caprice des alliances, bouleversées sans cesse,  rapproche pour un jour deux villes, ennemies la veille, sans les lier pour le lendemain ; et jette chaque cité, tour à tour, dans les partis les plus contraires. C’est qu’il y a désormais non plus deux races en Grèce, mais deux factions dans chaque ville, qui s’y disputent le pouvoir. Aussitôt que l’une d’elles devient maîtresse, avec une rigueur inexorable, et dénuée de tout scrupule patriotique, elle brise les alliances engagées ; elle va chercher dans les autres cités l’appui de la faction semblable, et déclare la guerre à la faction rivale. Ainsi la Grèce a péri, comme on le répète souvent, par la division ; non pas, comme on le croit, par l’hostilité des villes entre elles ; mais par l’acharnement des factions qui déchiraient chaque ville en particulier, et mettaient en présence, dans toutes les agoras, deux partis, ou plutôt deux armées ennemies ; lesquelles s’appelaient encore, par tradition, les aristocrates et les démocrates ; mais qui n’étaient en réalité que les riches et les pauvres. La politique n’était plus qu’un prétexte dans cette lutte toute sociale. A la fin du troisième siècle avant Jésus-Christ, les constitutions aristocratiques ou oligarchiques étaient depuis longtemps partout tombées en désuétude. Tous les hommes libres étant égaux, l’esclave ne comptant pas encore, la démocratie pure régnait de fait dans tous les États. Mais l’égalité politique n’avait pas guéri l’inégalité sociale ; elle en avait seulement rendu plus sensible l’inévitable amertume ; et la lutte, assoupie entre la noblesse effacée et le peuple vainqueur, s’était réveillée entre les riches et les pauvres ; c’est-à-dire entre ceux qui, possédant quelque chose, voulaient le garder ; et ceux qui ne possédant rien, voulaient tout prendre.

Malgré le retour possible de luttes semblables dans le monde moderne, il faut convenir que notre état social est aujourd’hui mieux armé contre leurs désastreuses conséquences. Le travail, source première de toute richesse (et ce n’est pas là une banalité morale, c’est le principe même et le mieux démontré de la science économique), le travail est au moins libre à tous, par les mœurs, comme par les lois. Dans l’antiquité, les lois quelquefois, les mœurs presque toujours l’interdisaient à l’homme libre ; l’esclave seul travaillait ; mais l’esclave appartenait au riche ; ainsi le riche s’enrichissait sans cesse, et par le travail, et par le capital ; le pauvre traînait dans une orgueilleuse paresse  sa liberté misérable,  et chaque jour la pauvreté l’étreignait plus pressante. Empruntait-il au riche ? S’acquitter, même des intérêts, lui était impossible, et la dette, tous les jours grossie, le mettait à la merci du créancier. Cependant, la décadence des mœurs avait rendu les besoins plus nombreux, et poussé jusqu’à la fureur l’amour du bien-être et du plaisir. Qu’arriva-t-il au jour où la démocratie triomphante, ayant partout renversé les constitutions aristocratiques, eut remis le pouvoir aux mains du plus grand nombre ? C’est que la guerre fut ouverte entre les deux classes ; elle ne devait se terminer que par la ruine de la Grèce. Les pauvres, repoussant le travail, moyen trop lent, demandèrent la richesse à la violence. Dépouiller les riches fut l’unique but de leur politique ; leurs moyens furent la confiscation, l’emprunt forcé, l’impôt progressif et l’abolition des dettes ou la suspension indéfinie des paiements. Mais les riches ne se laissèrent pas dépouiller sans combat ; ils ne se résignèrent pas au rôle de victimes ; ils usèrent plutôt de moyens qui ne valaient pas mieux que ceux de leurs adversaires ; et repoussèrent souvent la violence par la violence, et la terreur par la terreur. Cette lutte sociale allait entrer dans la période de sa plus vive intensité par l’intervention des Romains dans les affaires de la Grèce.

Par un enchaînement singulier des événements, cette intervention se produisit pour la première fois au plus fort de la lutte engagée entre Rome et les Carthaginois. Polybe raconte comment, durant la seconde année de la deuxième guerre Punique[2], tandis qu’Annibal, vainqueur au Tésin, à la Trébie, semblait déjà menacer Rome, le roi Philippe de Macédoine et les Étoliens consumaient leurs forces dans une lutte obscure. Profitant d’une courte trêve, le roi assistait un jour aux jeux Néméens ; un courrier se présenta ; il apportait une nouvelle dont l’importance fit pâlir en un instant tout l’intérêt que le jeune roi prenait aux jeux. Les Romains sont vaincus à Trasimène, leur général est tué, l’armée est en pièces, et Annibal va marcher contre Rome. Philippe avait à ses côtés son confident le plus cher, Démétrius de Pharos ; il lui montra les lettres qu’il venait de recevoir, et ne les montra qu’à lui seul. Démétrius les lut ; puis, s’adressant au roi : « Débarrassez-vous au plus vite, » lui dit-il, « de cette guerre d’Étolie, et passez en Italie. C’est là que vous jetterez les bases de la monarchie universelle, dont nul n’est plus digne que vous ; mais c’est maintenant qu’il faut agir, quand les Romains sont abattus[3]. »

Philippe avait alors vingt ans. Il avait succédé trois années auparavant à son oncle, Antigone Doson. Il régnait sur les Macédoniens, nation brave et disciplinée, de longtemps faite à respecter l’autorité absolue de ses rois, prête à les suivre dans tous les hasards, et fière de son obéissance autant que d’autres nations le furent jamais de leur liberté. Je ne sais si l’antiquité offre un autre exemple de ces monarchies compactes et vigoureuses, comme l’ère chrétienne en a connu plusieurs, chez lesquelles la fidélité au souverain est le principal ressort de la vie publique et le fondement principal de la grandeur de l’État. Mais cette loyauté monarchique élevait entre la Macédoine et la Grèce républicaine comme une barrière de préventions qui ne fut jamais renversée.

« Il n’est pas facile, » dit Polybe, « de citer un roi que la nature ait mieux doué que Philippe des qualités d’un conquérant. Il avait l’esprit fin, une grande mémoire, une grâce éminente ; avec cela, une prestance, une majesté vraiment royales ; el surtout l’activité, l’audace guerrière. Quel vice battit en brèche toutes ces qualités, et fit, d’un roi si bien doué, un tyran farouche, il serait malaisé de le dire en peu de mots[4]. »

En réalité Philippe offrit toujours un singulier mélange de qualités brillantes et de vices repoussants : ce furent moins ses mœurs qui changèrent que sa politique et ses alliances. De là les invectives de Polybe contre les dernières années de ce roi, dont il avait exalté les débuts.

A l’époque où Annibal entrait en Italie, Philippe était entraîné vers les vastes entreprises par la jeunesse, par l’enivrement du pouvoir absolu, par la confiance ambitieuse qu’inspirait la fidélité de son peuple au prince qui se sentait aimé. Successeur d’Alexandre, il s’en croyait l’héritier, appelé à reprendre vers l’Occident l’œuvre qu’Alexandre avait accomplie en Orient. Cédant ainsi aux conseils de Démétrius de Pharos, il se hâta d’envoyer des ambassadeurs aux Étoliens ; et obtint de ceux-ci que des pourparlers pacifiques s’ouvrissent à Naupacte, sur le golfe de Corinthe.

Dans la première conférence, un Étolien, nommé Agélaos, partisan de la paix, prononça, devant le roi lui-même et devant ses compatriotes, un discours dont Polybe nous a transmis la substance et qui nous frappe d’étonnement par les vues prophétiques qui y furent développées : « Plût aux dieux, » disait-il, « que nous tous Grecs, n’eussions jamais la guerre les uns contre les autres. Nous devrions tous, nous tenant la main dans la main, comme des gens qui franchissent ensemble un torrent, opposer une force compacte aux invasions des barbares, et sauver ainsi nos personnes et nos cités. Jetons les yeux vers l’Occident ; pensons à la force de ces armées, à la grandeur de la guerre qui surgit là-bas ; le moins clairvoyant politique peut prévoir que jamais les vainqueurs,  soit Carthaginois,  soit Romains, ne se contenteront de régner sur l’Italie et la Sicile ; ils pousseront bien au delà, et plus loin que nous ne le voudrions, leurs entreprises et leurs forces. Que tous y prennent garde, mais surtout Philippe ! » Au lieu de diviser et d’affaiblir la Grèce, le roi devrait la tenir eu paix, et épier les événements. « Une nuée grossit du côté de l’Occident. Qu’il ne la laisse pas fondre sur la Grèce[5]. »

Ce discours fut entendu ; la paix fut faite en Grèce[6]. Pour la première fois le nom de Home intervenait dans l’histoire des Grecs et pesait sur leurs délibérations. « Ce fut la première fois, » dit Polybe, « qu’on vit les affaires de la Grèce mêlées à celles de l’Italie. Depuis ce jour, Philippe et les chefs des Grecs, soit pour faire la paix, soit pour faire la guerre, ne consultèrent plus l’état de la Grèce, mais tous tinrent dès lors leurs yeux tournés vers l’Italie... On ne regarda plus ni vers Antiochus, ni vers Ptolémée, ni vers le Midi, ni vers l’Orient ; mais tous regardaient du côté de l’Occident[7]. »

La royauté macédonienne exerçait alors eu Grèce, directement ou indirectement, une influence tout à fait dominante. Elle s’étendait d’abord sur toute la Thessalie, incorporée à la monarchie, jusqu’au Sperchius, c’est-à-dire jusqu’aux Thermopyles, ces portes delà Grèce propre. Au delà des Thermopyles, Philippe tenait garnison en Locride, en Doride et en Phocide ; coupant en deux parts la Grèce du nord, il séparait les Étoliens remuants et ambitieux de la Béotie et de l’Attique dégénérées, mais qui pouvaient encore être redoutables. Philippe menaçait plus directement l’Attique par la possession de l’Eubée, avec l’imprenable Chalcis, et du promontoire de Sunium. Il n’occupait dans le Péloponnèse que des places sans importance, mais il tenait Corinthe, la clé de la péninsule. Maître ainsi de Démétrius, en Thessalie, de Chalcis, en Eubée, de Corinthe sur l’isthme, le roi de Macédoine se vantait de tenir entre ses mains les trois chaînes de la Grèce.

Deux confédérations rivales se partageaient le reste de la Grèce : l’une dominante sur le continent, l’autre dans la presqu’île ; l’une inféodée, par une politique funeste, à la Macédoine ; l’autre hostile à cette monarchie avec un aveuglement plus funeste encore ; l’une aristocratique, l’autre démocratique. C’étaient la ligue Achéenne et la ligue Étolienne.

L’Achaïe est cette partie du littoral du Péloponnèse qui s’étend au nord de la presqu’île. Si l’on comprend que l’Arcadie forme, au centre du Péloponnèse, un enchevêtrement de montagnes, dont les plus hauts sommets sont au nord de cette province, il est aisé de s’expliquer que les fleuves sortis de ces montagnes doivent se diriger de tous côtés, excepté vers le nord ; et que, du côté du nord, l’Arcadie n’envoie à la mer que de simples torrents, nombreux mais isolés, parce que leur embouchure est trop voisine de leur source pour qu’ils puissent se réunir, grossir leurs eaux en diminuant leur nombre et devenir ainsi de véritables fleuves. Chacun de ces torrents forme donc une petite vallée, qui s’ouvre directement vers la mer. L’ensemble de ces vallées, réunies entre elles par l’étroite lisière du rivage où elles aboutissent, forme l’Achaïe.

Ces conditions géographiques expliquent l’histoire de cette province. Chaque ville avait son territoire trop distinct pour n’être pas elle-même indépendante. Mais toutes ensemble étaient trop menacées par le péril commun d’une invasion, qui pouvait fondre sur elles par mer ou du haut des monts, pour n’être pas confédérées.

La ligue Achéenne, ainsi fort ancienne, mais longtemps plus religieuse que politique et surtout purement défensive, demeura obscure jusqu’à l’époque des guerres sanglantes qui suivirent la mort d’Alexandre. Mais Pausanias explique bien comment, par l’épuisement général du reste de la Grèce, l’Achaïe se trouva la plus forte des provinces : Sparte, vaincue à Leuctres et à Mantinée, était désormais contenue par Messène et Mégalopolis ; Thèbes, détruite par Alexandre, venait à peine d’être rétablie par Cassandre. Athènes, épuisée par les longues guerres qu’elle avait soutenues, était opprimée par les Macédoniens. Au contraire, les Achéens, seuls entre tous les Grecs, n’avaient jamais subi ni tyrans, ni peste, ni guerres[8].

Aratus, le premier, donna un caractère national à la confédération, jusque-là purement provinciale, en y faisant entrer une ville non achéenne, Sicyone, sa patrie, arrachée au tyran Nicoclès. Peu à peu Corinthe et l’Arcadie, la plus grande partie du Péloponnèse et une partie même de la Grèce du Nord, furent agrégées à la ligue. L’unité politique de la Grèce faillit alors se fonder ; malheureusement, entre les factions qui divisaient toutes les cités, la ligue avait dû prendre parti ; elle était aristocratique, et ce caractère lui faisait rencontrer partout, avec l’appui de l’aristocratie, l’inimitié de la démocratie.

Il est assez difficile, au premier abord, de s’expliquer pourquoi la confédération des Achéens était aristocratique ; en d’autres termes, favorable aux riches. Tous les pouvoirs et toutes les lois émanaient d’une assemblée générale qui se tenait à Ægium, au printemps et à l’automne ; tout homme libre avait le droit d’y assister, d’y parler, et d’y voter. Un conseil, formé des représentants des villes, rendait la justice et expédiait les affaires dans l’intervalle des assemblées générales. Un stratège, ou général, nommé pour un an, présidait le conseil,’ conduisait les armées et exerçait tout le pouvoir exécutif, avec l’assistance d’un hipparchos et d’un grammateus, sortes de ministres de la guerre et des affaires étrangères. Il n’y avait pas d’autres magistrats nécessaires, dans une confédération de villes libres qui n’avaient centralisé que leurs intérêts militaires et diplomatiques.

Dans cette constitution de la ligue Achéenne, où donc était l’aristocratie ? Elle était d’abord dans certaines lois restrictives, dont un peu d’attention révèle l’importance. Tout homme libre était électeur, mais seulement à partir de l’âge de trente ans ; premier gage donné au maintien des intérêts conservateurs. Ensuite l’élite de l’armée, formée de cavaliers qui s’entretenaient eux-mêmes, était nécessairement recrutée dans l’aristocratie. Enfin la magistrature gratuite et ruineuse du stratège ne pouvait être sollicitée et exercée que par un homme riche ; quoique tous eussent le droit nominal d’y prétendre. Mais la prépondérance de l’aristocratie était surtout dans les mœurs. L’Achaïe avait eu le bonheur de vivre longtemps obscure et isolée : chaque famille et chaque maison n’y traînait pas, comme ailleurs et dans presque toutes les cités grecques, un héritage de rancunes politiques et de haines sociales. Elle renfermait des riches et des pauvres ; mais les riches étalaient moins de faste, et les pauvres, moins misérables, se sentaient moins d’envie au cœur. La richesse était surtout agricole ; une aisance modeste était le lot d’un grand nombre. Les classes étaient moins tranchées. L’aristocratie conservait ainsi sa prépondérance naturelle et la conservait sans luttes. Le sénat, pouvoir souverain, était, quoique émané du vote populaire, entièrement aristocratique ; et l’on conçoit que sa politique constante fut de faire triompher dans toute la Grèce le parti qu’il représentait.

Mais en face de l’Achaïe, de l’autre côté du golfe de Corinthe, une autre confédération, non moins puissante, suivait une politique toute différente.

Entre Naupacte et les Thermopyles, un groupe très tourmenté de hautes montagnes a formé de tout temps la région la plus déserte et la moins connue de la Grèce. Là se dressent des sommets que recouvre la neige une grande partie de l’année. Le mont Chiona surpasse le Parnasse de cinquante-trois mètres, et s’élève à deux mille cinq cent douze mètres au-dessus du niveau de la mer. Point de routes à travers ces montagnes, point de villes dans leurs replis. Elles sont depuis trente siècles abandonnées à des bergers, qui n’ont pas d’histoire. Elles forment, entre la Grèce orientale et la Grèce occidentale, une barrière qui ne sera jamais franchie. Elles ont arrêté les progrès de la civilisation qui brillait à Athènes et rayonnait sur Chalcis, Mégare, la Béotie, la Phocide. Elles ont laissé dans une barbarie profonde l’Étolien et l’Acarnanien, toujours ennemis entre eux, quoique également pillards et féroces.

Les témoignages unanimes de l’antiquité donnent une étrange idée des Étoliens. Thucydide[9] les dépeint comme des barbares et des brigands. Ils vivaient disséminés dans des villages, que séparaient de longues distances. Ils parlaient une langue ignorée du reste de la Grèce, et se nourrissaient, disait-on, de chair crue. On désignait en Grèce le brigandage par cette métaphore élégante : mœurs étoliques. Habitants des vallées fertiles ou des montagnes arides, tous également méprisaient l’agriculture, et ne vivaient que pour la guerre et le pillage.

Malgré ces mœurs insociables, les Étoliens étendirent leur influence politique plus loin que ne fit la ligue Achéenne, et leur confédération s’annexa des villes jusqu’en Asie. C’est qu’ils comptaient dans chaque cité des alliés, et un parti qui les appelait, quand ce parti devenait le plus fort : c’était le parti populaire, «quel les Étoliens apportaient l’abolition des dettes et l’exclusion des riches, quelquefois même le massacre des riches. Rien ne paraît d’abord plus semblable que les constitutions des deux ligues. Mais rien n’était plus différent que leur action, tant un peuple est ce que le font ses mœurs, et non ce qu’indiquent ses lois. Toute ville, même non achéenne, en entrant dans la ligue Achéenne, y était reçue sur le pied d’une égalité parfaite. Elle fournissait son contingent à l’assemblée générale, au sénat ; le stratège pouvait être choisi dans son sein. Au contraire, une ville annexée à la ligue Étolienne recevait tout d’abord une garnison étolienne et un gouverneur étolien. Le parti populaire acceptait avec joie ce joug sous lequel il avait la satisfaction de voir courber au même niveau que lui l’aristocratie vaincue : au lieu que l’aristocratie, dans les cités où elle dominait, cherchait, en s’unissant aux Achéens, des alliés, mais non des maîtres.

Quelle que fût la force expansive de la confédération Étolienne, appuyée partout de la démagogie, elle n’eût pas réussi à empêcher les Achéens de fonder au moins l’unité politique du Péloponnèse, s’il ne s’était trouvé dans la presqu’île une ville encore puissante, qui fut jusqu’au bout l’irréconciliable ennemie de la ligue aristocratique. Il était, paraît-il, dans la destinée de Sparte de perdre deux fois la Grèce, en s’opposant deux fois à ce que l’unité nationale pût s’y établir, au sommet d’une fédération de cités indépendantes. Sparte avait entravé les grands projets de Périclès et ruiné l’hégémonie athénienne. Elle allait cette fois briser la ligue Achéenne, plus libérale et mieux constituée que l’hégémonie athénienne.

Au troisième siècle avant J.-C, la constitution de Lycurgue était tombée en dissolution. Les Spartiates, réduits à quelques centaines, n’étaient plus qu’une caste odieuse, regorgeant de richesses au milieu d’une misère extrême où languissait toute la nation. Deux hommes entreprirent de réformer la cité. Malheureusement l’un d’eux fut un utopiste et l’autre un démagogue. L’utopiste fut Agis. Il voulut remettre en commun tous les biens ; mais il commença par donner les siens, qui étaient immenses. Il échoua néanmoins, et périt dans une réaction oligarchique. Le démagogue fut Cléomène ; plus habile qu’Agis, et moins honnête, il commença par former sans bruit une armée dévouée à ses vues, puis, quand il fut sûr de ses forces, il déclara la guerre à la ligue Achéenne, et, dans tout le Péloponnèse, appela les pauvres au partage des biens et au pillage des riches.

Aratus était alors à la télé des Achéens. Serré de près par l’armée de Cléomène, il vit la faction démagogique à la veille de triompher, et de bouleverser la société. Il eut peur, et fit ce que ne doit jamais faire un bon citoyen, ce que n’eût jamais fait un politique plus clairvoyant, sachant bien qu’un pays qui ne peut se sauver lui-même des dangers qu’il recèle en lui-même, est un pays que rien ne sauvera. Aratus appela l’étranger.

Antigone Doson, roi de Macédoine, accourut avec joie ; il mit garnison dans Corinthe, battit Cléomène à Sellasie, entra dans Sparte et y balaya la faction démagogique. Cléomène s’enfuit en Egypte, où il périt.

Mais la ligue Achéenne était désormais liée à la Macédoine, soumise à son influence, asservie à sa politique : et Sparte restait néanmoins un foyer démagogique, toujours prêt à allumer l’incendie dans le Péloponnèse. Antigone avait à peine quitté la Péninsule, qu’un tyran s’élevait dans Sparte, Machanidas, homme habile, intelligent, résolu, qui sut recueillir l’héritage de Cléomène, et rétablir le parti vaincu à Sellasie. Il chassa, ou fit périr toute l’aristocratie ; il appela à lui tous les pauvres, tous les mécontents, tous les hilotes affranchis, leur distribua les terres, les richesses ; et, fondant sa tyrannie sur leur reconnaissance intéressée, il établit un pouvoir si solide, que ce pouvoir lui survécut ; et que le jour où Philopœmen tua Machanidas de sa propre main, un autre tyran, Nabis, s’éleva pour le remplacer, et régna quinze ans par les mêmes moyens.

Tel était l’état de la Grèce, lorsque Philippe conçut le projet d’intervenir dans la querelle de Rome et d’Annibal. D’un côté, une aristocratie honnête, mais timide ; et de l’autre, une démagogie sans frein et avide à la curée : les deux partis également prêts à appeler à eux le secours des étrangers. D’immenses ressources gaspillées dans des luttes misérables ; nombre d’hommes remplis d’intelligence, de talents, de bravoure, qu’ils usaient à de mesquines entreprises : on peut ajouter qu’il n’y avait plus de religion, plus de mœurs, plus de probité ; surtout plus de patriotisme. Une autre cause d’affaiblissement, plus funeste encore, était dans l’émigration continuelle qui entraînait hors de la Grèce, à Pergame, à Antioche, à Alexandrie, des hommes qui désespéraient de trouver dans leur patrie l’emploi de leurs talents. Alexandre, en conviant la Grèce à helléniser l’immense Asie, avait donné le signal et ouvert la voie ; le mouvement ne s’arrêta plus, servi par l’ambition inquiète, l’ardeur à s’enrichir, et le dégoût que commençait à inspirer la patrie, consumée par les luttes sociales. Tous les ministres, tous les généraux, tous les ambassadeurs, en un mot tout le gouvernement était grec chez les  successeurs d’Alexandre, autour de Philippe, des Séleucides et des Ptolémées. Cette diffusion de l’élément hellénique produisit un résultat considérable et inattendu ; tout le bassin de la Méditerranée reçut la civilisation grecque et ainsi se prépara l’unité du monde romain ; Rome prit tout en prenant la Grèce ; mais en se donnant à l’univers, la Grèce s’était épuisée elle-même.

Cependant, les  événements se précipitaient en Italie. Quand la nouvelle du désastre de Cannes passa la mer, Philippe sortit de l’inaction attentive, où il s’était tenu quelque temps, et, selon l’expression de Tite Live, il pencha du côté où penchait la fortune[10]. Des députés furent envoyés au camp d’Annibal, et conclurent un traité d’alliance avec les Carthaginois. Philippe avec deux cents voiles devait passer en Italie et ravager les côtes. Mais les ambassadeurs furent pris en mer au retour par la croisière romaine, et envoyés prisonniers à Rome, avec le traité qu’ils portaient. Rome agit avec sa vigueur ordinaire ; on doubla l’effectif de la flotte dans l’Adriatique, et l’on décida qu’au premier mouvement de Philippe, sans l’attendre en Italie, on porterait la guerre en Macédoine. C’était tenir un bien fier langage au lendemain de Cannes ; mais Rome ne menaçait jamais en vain ; et Philippe l’apprit à ses dépens, seize années plus tard.

Philippe conclut un autre traité avec Annibal, par des ambassadeurs, qui, plus heureux que les premiers, échappèrent aux Romains. Mais presque en même temps, ceux-ci prenaient pied en Grèce, par l’alliance qu’ils nouaient avec la ligue Étolienne. Dana l’état désespéré où étaient alors leurs affaires, ils ne craignirent pas de s’appuyer sur le parti démagogique, auquel ils devaient plus tard faire partout, mate plus qu’ailleurs en Grèce, une guerre acharnée. Deux hommes appuyèrent leurs propositions d’alliance devant l’assemblée des Étoliens ; ils se nommaient Scopas et Dorimaque. Le premier était stratège ; tous deux, selon Polybe, étaient des hommes perdus de dettes, que leurs concitoyens n’avaient élevés au pouvoir que pour faire établir légalement par eux l’abolition des dettes. Par haine contre les Achéens, alliés du roi de Macédoine, les Étoliens envoyèrent des ambassadeurs à Rome ; un traité d’alliance offensive et défensive y fut conclu, et le texte en fut inscrit dans le temple de Jupiter Olympien et au Capitole[11].

Rome et les Étoliens trouvèrent un autre allié m Grèce, le tyran de Sparte, Machanidas. En vain, une ambassade acarnanienne alla conjurer les Lacédémoniens de refuser leur appui à ce peuple étolien qui venait d’appeler l’ennemi commun en Grèce ; en vain, Lyciscos, chef de cette ambassade, dans un discours émouvant que nous a transmis Polybe, supplia les descendants de Léonidas d’avoir pitié de la Grèce, et de repousser une alliance dont il peignait à grands traits l’infamie. Déjà les Étoliens, assistés des Romains, étaient entrés dans Anticyre ; ils avaient réduit tous les habitants en esclavage ; ils avaient gardé la ville, et les Romains avaient emmené les enfants et les femmes, pendant que les Étoliens s’attribuaient Le sol et les maisons ! Telles étaient, en effet, les conditions du traité qui unissait Rome à l’Étolie. Il n’était par un Grec qu’elles n’eussent dû indigner. Sparte les accepta ; devenue l’instrument docile d’un tyran démagogue, elle se jeta nécessairement dans l’alliance des Étoliens, et l’ardeur factieuse fil taire les derniers scrupules du patriotisme[12].

La guerre fut longue, acharnée, indécise. Philippe, qui avait promis d’envahir  l’Italie, n’avait qu’une flotte misérable ; il fut chassé de la mer par les Romains. La prise d’Anticyre fut vengée par celle de Thermus, capitale des Étoliens, et par la victoire de Lamia ; la ligue achéenne combattait avec le Roi ; et Machanidas périt de la main de Philopœmen. Mais la flotte romaine saccagea les côtes de la Grèce ; Egine prise menaça Corinthe ; Oréos emporté tint Chalcis en échec ; et le but des Romains fut atteint, puisque Philippe, retenu en Grèce, n’avait pu venir donner la main à Annibal. A la fin le roi comprit sa faute, mais non qu’il était trop tard pour la réparer. Il retourna en Macédoine presser la construction de cette flotte, qu’il avait, huit années auparavant, promise au vainqueur de Cannes. Rome alors rassurée, se retira de la lutte, et laissa traîner en longueur une guerre qui lui devait profiter, quel qu’en fût le vainqueur. Elle savait que Philippe ne pourrait pas franchir l’Adriatique, avant qu’Annibal fût chassé d’Italie. Elle savait encore, et c’était là pour elle une précieuse garantie de l’avenir, que les fautes militaires de Philippe, et plus encore les excès de sa conduite, avaient peu à peu détaché de lui la Grèce, et surtout le parti aristocratique.

Roi absolu d’une nation chez laquelle tous les sujets étaient égaux sous un seul maître, Philippe, en Grèce, ne pouvait être que par accident le chef d’une aristocratie à la fois libérale et indépendante, que la reconnaissance seule avait liée aux Macédoniens depuis qu’ils avaient, avec elle, vaincu les démagogues à Sellasie. Le souvenir de cette alliance avait seul dicté la conduite des partis pendant la guerre contre les Romains. Quand une tradition politique à peu près passable, ou seulement possible, est constituée, un parti aristocratique et conservateur hésitera toujours à la renverser, parce qu’il se défiera de ce qui pourrait la remplacer et des dangers inconnus d’une révolution ; au contraire, le parti démagogique cherchera toujours à la détruire, étant convaincu que le plus important c’est de renverser ; comme le premier est convaincu que le plus sûr c’est de maintenir. Il est facile ainsi de comprendre pourquoi le jour où les Romains avaient paru en Grèce, comme les destructeurs d’un état politique institué presque régulièrement sous le protectorat de la Macédoine, ils avaient eu contre eux tout le parti conservateur ; tandis que la démagogie, c’est-à-dire la ligue étolienne, et Sparte, sans compter dans chaque cité le groupe nombreux des débiteurs obérés et des mécontents ambitieux, leur tendait les bras, les appelait en Grèce, et prenait les armes pour eux.

Mais pendant toute la durée de la guerre, Philippe sembla prendre à tache d’indigner l’aristocratie par l’infamie do ses mœurs, et de l’offenser cruellement par l’insolence de ses manières. Par calcul ou par inclination, il fit de publiques avances au parti populaire. On le vit, aux fêtes d’Argos, déposer le diadème et la pourpre, pour se mêler à la populace : affectant d’être libéral, dit Tite Live, pour être plus licencieux[13]. Les plus illustres familles souffrirent de ses excès et de ses débauches. Même on l’accusait tout bas d’avoir fait empoisonner le grand stratège des Achéens, Aratus, dont les conseils importunaient son humeur despotique. Ces griefs, auxquels la crainte et la nécessité imposaient encore silence, devaient rapidement s’aigrir jusqu’à tourner contre la Macédoine les armes de ses alliés achéens.

La première guerre entre Philippe et Rome finit l’an 205 avant Jésus-Christ. La mort de Machanidas avait fait réfléchir les Étoliens, qui perdaient en lui leur meilleur allié. La lutte durait depuis dix ans : Rome en avait tout le profit politique ; les Étoliens en supportaient tout le poids. Las de ce rôle, ils acceptèrent une paix séparée, qui venait d’être conclue, quand un renfort considérable leur arriva de Rome, avec Sempronius[14]. Le sénat se montra vivement irrité en apprenant que les Étoliens avaient traité.  Mais en Italie on était tout à l’expédition d’Afrique ; et l’on songeait alors à Carthage plus qu’à l’Orient. Rome fit la paix avec Philippe. La stérilité des opérations militaires accomplies depuis dix ans s’accuse dans le traité, qui remit à peu près toutes choses dans l’état où elles étaient avant la guerre. Mais cette guerre, qui avait amené les Romains en Grèce pour la première fois, n’en eut pas moins, au point de vue politique, une importance considérable. Rome connaissait désormais l’état social de la Grèce et la faiblesse où les factions jetaient ce malheureux pays. Il avait suffi qu’une flotte romaine parût dans les eaux grecques pour aggraver encore le mal, en créant un parti romain en face du parti macédonien. Dès ce jour, la querelle sociale cesse d’être seulement intérieure et domestique ; et l’intervention étrangère la voue à un désastreux dénouement. Chaque faction veut se fortifier de l’appui qu’offrent à l’envi Philippe et les Romains ; et tous se préparent à appeler du dehors un allié, ou même un maître, pour écraser l’adversaire intérieur. De quelque côté que penchât la victoire, la Grèce ne pouvait donc échapper longtemps à la servitude.

 

 

 



[1] Considérations, etc., chap. V.

[2] 217 avant J.-C.

[3] Polybe, V, 101.

[4] Polybe, IV, 77.

[5] Polybe, V, 104.

[6] La troisième année de la cent quarantième olympiade. Polybe, V, 105.

[7] Polybe, V, 105.

[8] Pausanias, VII, 6 et 7.

[9] Thucydide, I, 5 ; III, 94.

[10] Tite Live, XXIII, 33.

[11] Polybe, XIII, 1. Tite Live, XXIV, 40 ; XXVI, 24.

[12] Polybe, IX, 32.

[13] Tite Live, XXVII, 31.

[14] Tite Live, XXIX, 12.