LE PROBLÈME POLITIQUE À RÉSOUDRE Quand
les têtes hébertistes et dantonistes furent tombées, quand, quelques jours
après, par une sorte d'arrière-liquidation sinistre, ceux qui furent accusés
d'avoir fomenté le complot des prisons, Chaumette, Gobel, Arthur Dillon, la
veuve d'Hébert et l'infortunée Lucile, déjà morte en Camille avant de monter
elle-même à l'échafaud, y furent montés à leur tour, quand cette
arrière-charretée eut vidé ses têtes au panier, quand l'hébertisme et le
dantonisme, comme factions, ne furent plus qu'un souvenir, c'est alors pour
Robespierre et la Révolution l'épreuve décisive. Robespierre
a devant lui la place nette ; mais que va-t-il faire ? La
Révolution n'est plus menacée ni par l'organisation démagogique qui l'aurait
noyée dans une anarchie abjecte et féroce, ni par la molle conspiration des
indulgents qui, par leur politique impatiente et boudeuse, semblaient livrer
la Révolution repentante à l'audace réveillée de ses ennemis. Mais que va
faire la Révolution ? Les
forces contraires de démagogie et de modérantisme entre lesquelles
s'équilibrait la politique de Robespierre sont tombées : et c'est en lui-même
maintenant, c'est dans sa propre pensée, dans sa propre politique qu'il faut
qu'il trouve son équilibre. La
prodigieuse tension de taus les ressorts révolutionnaires, de toutes les
forces de la vie et de la mort ne peut durer. La Terreur ne pouvait être un
régime normal. La guerre ne pouvait être un régime indéfini. Les lois de
réglementation et du maximum ne pouvaient convenir éternellement à une
société fondée sur la propriété individuelle et la production privée. Enfin
la quasi dictature du Comité de Salut public ne pouvait prendre un caractère
définitif. Maintenant qu'il n'y avait plus de parti hébertiste pour tendre
encore, jusqu'à les rompre, les ressorts du terrorisme, maintenant qu'il n'y
avait plus de parti dantoniste pour opérer une si brusque détente de
l'énergie révolutionnaire que la Révolution elle-même risquait de
s'affaisser, une politique était possible, et celle-là seulement. Il
fallait que la Révolution, tout en restant terrible à ses ennemis, terrible
aux conspirateurs et aux traîtres, terrible aux tyrans et à leurs armées,
préparât le retour de la Nation à la vie normale. Il fallait dire tout haut
que la France révolutionnaire, héroïquement obstinée à défendre contre
l'univers son indépendance et sa fierté, résolue à compléter par ses
victoires décisives les victoires où se marquait déjà son génie, était prête
aussi à conclure la paix avec les gouvernements, quels qu'ils fussent, qui
reconnaîtraient sans arrière-pensée la République et le droit de la Nation
française à la liberté. Il fallait annoncer que, dès que la paix serait
possible, les assignats seraient rapidement retirés de la circulation et que
le fonctionnement vigoureux des impôts dispenserait enfin la Révolution de
dévorer la substance de l'avenir. L'assignat ou retiré complètement de la
circulation ou relevé et maintenu au pair par un retrait partiel, la crise
des prix prenait fin ; et tout le terrorisme économique des lois sur les
marchandises et les denrées se résolvait peu à peu comme le terrorisme
politique. Dès que
cette, politique, hautement proclamée, adoptée par le Comité de Salut public,
par la Convention, par les sociétés populaires, par la Nation
révolutionnaire, aurait pris consistance et autorité, dès que les victoires
nouvelles sur lesquelles il était permis de compter lui auraient donné des
chances prochaines, le Comité de Salut public devait demander à la Convention
si l'heure n'était point Venue de mettre un terme au gouvernement
révolutionnaire et d'appliquer la Constitution. Comment
douter que le pays, recevant dans l'éclat de la victoire l'espérance de la
paix, vigoureusement défendu contre toute tentative contre-révolutionnaire du
dedans et du dehors, mais rassuré aussi contre la continuation indéfinie du
régime révolutionnaire, envoyât une assemblée passionnément acquise à l'ordre
nouveau ? Oui, en
Germinal et Floréal an II (1794), après l'écrasement des factions extrêmes et
rivales, après l'écrasement des révoltés de Lyon, de Marseille, de Toulon, de
Vendée, après le rayonnement prolongé des victoires d'Hondschoote, de
Wattignies, d'Alsace, après le rétablissement de l'assignat presque au pair,
après l'immense et glorieux effort du Comité de Salut public investi d'un
prestige immense, oui, cette politique optimiste et confiante était possible.
La faute presque criminelle des dantonistes fut de compromettre cette
politique au moment même où on commençait à l'entrevoir : ils la compromirent
en en faisant un moyen d'intrigue contre le Comité de Salut public sans
lequel elle était impraticable. Ils la compromirent en lui donnant je ne sais
quel air de désaveu de soi-même et de mea culpa. Mais
aujourd'hui, le gouvernement révolutionnaire triomphant pouvait affirmer
cette politique en la réglant. Il pouvait la proclamer, non comme un dernier
désaveu de la Révolution, mais comme l'effet même de ses victoires. Si cette
politique était possible, elle était surtout nécessaire. Hors de
là, il n'y avait qu'inquiétude des esprits surmenés devant lesquels aucune
porte ne s'ouvrait. La continuation systématique de la guerre dévorant les
ressources du pays, suscitait des mécontentements nouveaux, préparés pour des
réactions nouvelles : et la Terreur, après avoir écrasé les factions
nettement constituées, s'affolait à poursuivre les velléités vagues et les
complots incohérents ; une menace effroyablement diffuse enveloppait toute
vie, et la Révolution, comme un aveugle exaspéré, se frappait elle-même
jusqu'à épuisement. La
politique d'apaisement révolutionnaire pratiquée non pas contre la Révolution
mais pour elle, non pas contre les révolutionnaires mais pour eux, c'était
bien la seule issue. Je vois qu'elle était nécessaire : je crois qu'elle
était possible. J'ajoute qu'elle était infiniment difficile. Quand une
Révolution a été obligée pour se défendre d'engager la lutte contre
l'univers, quand elle a créé pour parer à une crise extraordinaire un régime
politique aussi paradoxal et violent que la Terreur, un régime économique
aussi violent et paradoxal que l'assignat et le maximum, quand elle a suscité
l'essor prodigieux des énergies et jeté à la guerre quatorze cent mille
hommes, presque toute l'âme ardente du pays, il lui est bien malaisé de se
modérer elle-même et de se, détendre sans s'affaiblir. La Révolution portait
dans son âme et dans sa chair l'effroyable tare originelle, le pli terrible
de la guerre ; et elle en restait toute déformée. Comment
mener à fond la guerre, la guerre nécessaire et sacrée pour la liberté, tout
en suspendant ses combinaisons politiques à l'hypothèse, bien incertaine
encore, de la paix ? Comment annoncer que la Révolution régularisée se hâtera
de retirer l'assignat et se réserver cependant la possibilité des grandes
émissions nouvelles auxquelles la prolongation du conflit avec l'Europe
condamnera peut-être la Révolution ? Si on n'avertit pas le pays du but à
atteindre, il ne comprendra rien à la politique du Comité de Salut public et
prendra pour de l'incapacité et de la trahison l'apparente contradiction des
attitudes, dictées les unes par le souci du péril immédiat, les autres par
des calculs d'échéance lointaine. Et, si on l'avertit, comment maintenir en
lui cette effervescence d'action qui est, dans les grandes crises, une
nécessité vitale ? Les armées, qui commencent à subir, à leur tour, une sorte
d'entraînement professionnel encore sublime, déjà dangereux, garderont-elles
toute leur vigueur et tout leur élan si une politique de paix limite
brusquement les rêves illimités de combat, de péril et de gloire où se
complaisaient la générosité du patriotisme révolutionnaire et les calculs
secrets de l'ambition ? On a beau prévoir que la loi du maximum, que la politique
de réquisitions et de taxations prendra fin quand la guerre sera ou terminée
ou réduite, quand la circulation de l'assignat sera diminuée. On ne peut
l'abolir d'emblée et, tant que cette politique subsiste, elle se meut, elle
se développe selon sa logique interne ; et les difficultés mêmes où elle se
heurte l'obligent à se dépasser sans cesse elle-même. Voici
que les citoyens réclament contre les effets fâcheux, parfois funestes, qui
résultent de l'application inégale du maximum selon les régions ou même les
industries. Il en est qui vendent au prix du maximum et achètent au prix de
la concurrence. Régime intolérable. Il faut que le maximum soit appliqué
partout avec une rigueur égale ou qu'il ne soit appliqué nulle part. Or, pour
qu'il soit appliqué partout avec exactitude et rigueur, le plus sûr n'est-il
pas de constituer, sous la surveillance immédiate de la Nation et de la
Commune,-de vastes magasins de dépôt où tous les producteurs porteront tous
leurs produits et où la distribution se fera selon la loi, et aux prix fixés
par elle ? C'est
ce que demande notamment la Société des Jacobins de Montereau, et voici qu'un
des amis les plus intimes de Robespierre, son camarade d'enfance à Arras,
celui-là même qui l'a averti des cruautés de Joseph Lebon, Antoine Buissart,
lui écrit aussi que le commerce devrait être confié aux communes. Comment
revenir au régime de la libre circulation et de la vente libre quand il est
impossible d'abolir en un jour la loi du maximum, et quand celle-ci, par son
seul fonctionnement, suggère des systèmes encore plus absorbants ? Le
problème politique et économique à résoudre était donc singulièrement ardu :
peut-être même était-ce un problème surhumain. J'entends par là qu'il
dépassait non seulement la force d'un individu, mais la force d'une nation.
Cette application du calcul aux forces morales, qui était selon Condorcet le
progrès suprême de la science, n'était point réalisée encore : et nul ne
savait s'il était possible de régler l'enthousiasme et la passion de tout un
peuple sans les abattre, ni par quelle transition le passage de l'état
révolutionnaire à l'état normal pouvait être ménagé. Il n'est donc pas
surprenant qu'au lendemain même de l'écrasement de ces factions qui
aggravaient le problème, mais qui le masquaient, Robespierre et ses amis
aient été pris d'hésitation et d'inquiétude. LES PROJETS DE SAINT-JUST Tendre
vers la paix, vers le rétablissement des rapports économiques normaux était
bien leur vœu secret et leur politique ; mais, ou ils n'osaient la formuler
ouvertement ou ils ne savaient comment y plier les événements et les esprits.
L'intrépide Saint-Just sait bien que la Terreur ne peut faire vivre la
République, qu'elle ne suscite pas les vertus nécessaires et qu'elle ne sert
même plus en se prolongeant à épouvanter le vice et le crime. Il sait bien
que le régime des assignats et du maximum ne peut se continuer indéfiniment ;
mais dans les notes mêmes où il marque pour lui la nécessité de grands
changements, il se conseille à lui-même la temporisation et la prudence.
Parfois aussi il paraît n'attendre le remède que de l'excès même du mal. Il
écrit, après la disparition des hébertistes et des dantonistes, à l'heure
même où il semble qu'il n'a plus qu'à cueillir la victoire de la Révolution : « La
Révolution est glacée, tous les principes sont affaiblis ; il ne reste que
les bonnets rouges portés par l'intrigue. L'exercice de la Terreur a blasé
le crime, comme les liqueurs fortes blasent le palais. Sans doute, il n'est
pas encore temps de faire le bien. Le bien particulier que l'on fait est
un palliatif. Il faut attendre un mal général assez grand pour que
l'opinion générale éprouve le besoin de mesures propres à faire le bien. Ce
qui produit le bien général est toujours terrible et paraît bizarre,
lorsqu'on commence trop tôt. » A
propos des denrées, il dénonce tout le système de l'assignat et de la
taxation comme une invention de l'étranger. « L'étranger,
de vicissitudes en vicissitudes, nous avait conduits à ces extrémités ;
lui-même en suggère le remède. La première idée des taxes est venue du dehors
apportée par le baron de Batz ; c'était un projet de famine. Il est très
généralement reconnu aujourd'hui dans l'Europe, que l'on comptait sur la
famine pour exciter le courroux populaire, pour détruire la Convention, et
sur la dissolution de la Convention pour déchirer et démembrer la France.
La circulation des denrées est nécessaire, là où tout le monde n'a pas de
propriété et de matière première. Les denrées ne circulent point là où
l'on taxe (c'est Saint-Just qui souligne)... Il faut tirer les assignats de la circulation
en mettant une imposition sur tous ceux qui ont régi les affaires, et ont
travaillé à la solde du Trésor public. » Oui,
mais c'est précisément à propos de ces vues que Saint-Just se rappelle à
lui-même la loi de la prudence, qui est d'attendre, de laisser mûrir les
idées. « On
eût présenté la ciguë à celui qui eût dit ces choses il y a huit mois ; c'est
beaucoup d'être devenu sage par l'expérience du malheur. Que cet exemple nous
apprenne à ne point maltraiter les hommes sévères qui nous disent la vérité. « Il
ne faut pas que les gens de bien en soient réduits à se justifier du bien
public devant les sophismes du crime. On a beau dire qu'ils mourront pour la
Patrie ; il ne faut point qu'ils meurent, mais qu'ils vivent, et que les lois
les soutiennent. Il faut qu'on les mette à l'abri des vengeances de
l'étranger. Je conseille donc (c'est encore Saint-Just qui souligne) à tous ceux qui voudront le
bien, d'attendre le moment propice pour le faire afin d'éviter la célébrité
que l'on obtient en le faisant trop tôt. » Toutes
ces formules cachent mal un embarras immense. LA POLITIQUE DE ROBESPIERRE Il
manquait à Robespierre, quelque grand qu'il fût, précisément les qualités
nécessaires à la solution du problème. Certes, il avait appris depuis des
mois à assumer les responsabilités les plus directes et les plus terribles.
Depuis le 31 mai, il semblait avoir renoncé aux formes enveloppées, aux
allusions vagues. Il allait droit au but, droit à l'adversaire. Mais qu'on le
remarque, c'est seulement quand le système qu'il préfère est attaqué que
Robespierre se découvre et s'engage à fond. Or, il voit après le 31 mai que
l'autorité du Comité de Salut public et de la Convention est le salut de la
Révolution ; et contre toutes les intrigues qui menacent le Comité et la
Convention, il lutte courageusement. Puis, il craint que l'hébertisme ne
discrédite et ne perde la République. Il marche droit à l'hébertisme. Mais,
dès que les adversaires lui font défaut, dès qu'il n'est plus obligé par la
précision des attaques à la précision des réponses, il retourne à ses
habitudes un peu vagues et cauteleuses. Quand,
après l'élimination de l'hébertisme et du dantonisme, il est en réalité le
seul maître de la politique, responsable des événements, il n'a qu'un moyen
de gouverner en effet, de rallier autour de lui les esprits : c'est de dire
nettement où il veut conduire la Révolution ; et il ne le dit pas ; et il se
trouve qu'à côté de lui le fier et courageux Saint-Just, comme s'il renonçait
à défier la mort, conseille le silence et l'attente. Funestes temporisations
qui laissaient se produire toutes les incertitudes. De plus, après les
grandes et sanglantes épurations de Germinal, le devoir de Robespierre était
de rassurer autour de lui les révolutionnaires. Les factions étant brisées,
il n'y avait aucun intérêt à s'acharner sur des individus, même s'ils avaient
été liés à ces factions, même s'ils avaient pratiqué la plus détestable
politique. Cela, Robespierre le savait : et il avait limité le plus possible
le sacrifice. Il avait sauvé les soixante-treize Girondins. Il s'était opposé
à ce que Boulanger, Pache, Hanriot fussent enveloppés dans la proscription
des hébertistes. Il n'avait pas touché à Carrier, malgré l'horreur que lui
inspiraient les crimes de Nantes. Il ne s'était point élevé au Comité de
Salut public contre Collot d'Herbois. Mais il ne suffisait point de n'avoir
pas frappé ces hommes. Il fallait leur donner confiance en l'avenir. Il
fallait leur donner l'impression et même la certitude que leurs excès
seraient imputés à la fièvre révolutionnaire et qu'on ne leur ferait point
payer, une fois cette fièvre tombée, les violences peut être inévitables des
jours mauvais. Il fallait ménager de même les craintes de ceux qui ayant
cédé, comme Tallien à Bordeaux avec sa belle amie la Cabarrus, à
l'éblouissement du pouvoir et du plaisir, voyaient dans les paroles trop
souvent répétées d'austérité, de vertu, de morale, une menace à leur vie
même. Ou
Robespierre se condamnait à la politique de l'échafaud à perpétuité, ou il
fallait qu'il annonçât, qu'il pratiquât une large amnistie révolutionnaire
pour tous les égarements de la Terreur, pour ses frénésies sensuelles, comme
pour ses frénésies sanglantes. Et toutes les énergies de révolution qui
avaient été un moment ou surexcitées par un fanatisme de violence ou
corrompues par une ivresse de passion et de volupté devaient espérer leur
place dans l'ordre révolutionnaire nouveau plus calme, plus ordonné et plus
pur. Enfin,
plus Robespierre était puissant, plus il importait qu'il ménageât
l'amour-propre de ses collègues du Comité de Salut public et du Comité de
sûreté générale, qu'il les associât à toutes ses pensées et à tous ses actes.
Comment pouvait-il détendre, apaiser, organiser la Révolution sans le
concours do Comité de Salut public ? Et comment pouvait-il amener à une large
politique des fanatiques sombres comme Billaud Varenne, des déclamateurs
effrénés et compromis comme Collot d'Herbois, s'il ne les attirait point à
lui, peu à peu, par la confiance, la franchise, la cordialité ? Robespierre
ne sut point imposer autour de lui la confiance. Dans l'âpre lutte où il
avait dû assumer tant de responsabilités sanglantes, son orgueil avait encore
grandi. Il s'était écrié en août 1793 : « La
Révolution est perdue, si un homme ne se lève pas. » Il
s'était levé, mais obligé bientôt à frapper de toutes parts et d'être en
quelque sorte le répartiteur de la mort, il avait contracté un pli de
hautaine tristesse. Il était peu fait pour ces communications cordiales qui
étaient pourtant à cette date la condition absolue du succès de sa politique.
Il avait souffert, dans sa dignité, et dans son amour-propre, et dans son pur
amour de la Révolution, des violences atroces qui avaient déshonoré çà et là
le gouvernement révolutionnaire. Il ne parvenait point à les oublier. Il les
détestait d'autant plus que, n'ayant pu les empêcher, il pouvait en paraître
solidaire : et il cherchait au fond de son cœur le moyen de rompre devant
l'histoire cette solidarité : déplorable tentation de l'orgueil et de la
vertu. Il se souvenait désespérément de tout, à l'heure même où il eût fallu
beaucoup oublier. Et parfois ceux qu'il méprisait et haïssait surprenaient
sur son visage l'inquiétant reflet d'une pensée profonde[1]. LA HANTISE DE LA MORT Enfin,
c'est la terrible rançon de l'échafaud, la mort avait été si souvent depuis
des mois l'expédient suprême, la grande solution, qu'à chaque problème qui
troublait et dépassait l'esprit elle revenait s'offrir avec une sorte de familiarité
obsédante. Ou bien elle aurait raison des pervers et des corrompus qui
souillaient la Révolution, ou bien elle ouvrirait aux hommes vertueux cet
asile d'immortalité où ils aspiraient. Parfois aussi une inquiétude qui
ressemblait à un remords étonnait Robespierre et Saint-Just : Quoi !
Vergniaud était mort, et mort par eux ! Desmoulins était mort, et mort par
eux ! Danton était mort, et mort par eux ! Et tout bas, à ces heures de
trouble, ils s'offraient eux-mêmes à la, mort pour s'absoudre de l'avoir si
souvent appelée contre des compagnons de lutte, contre des amis. Saint-Just
voulait vivre : il comprenait bien que la politique de la mort était la
négation de la Révolution elle-même ; que des ombres, mêmes illustres, ne
défendraient pas. Et pourtant comme il est hanté du fantôme de ceux qu'il a
d'un geste menés à l'échafaud. Et quel mélange poignant de mélancolie et
d'orgueil dans les lignes qu'il a tracées après la mort de Danton ! « J'avais
l'idée touchante que la mémoire d'un ami de l'humanité doit être chère un
jour. Car enfin l'homme obligé de s'isoler du monde et de lui-même, jette
son ancre dans l'avenir, et presse surf son cœur la postérité, innocente des
maux présents. » C'est
Saint-Just qui souligne lui-même ces paroles, cet appel d'un homme déjà
déraciné de la vie. « Dieu
protecteur de l'innocence et de la vérité, puisque tu m'as conduit parmi
quelques pervers, c'était sans doute pour les démasquer ! « La
politique avait compté beaucoup sur cette idée, que personne n'oserait
attaquer des hommes célèbres environnés d'une grande illusion... J'ai laissé
derrière moi toutes ces faiblesses ; je n'aime que la vérité dans l'Univers,
et je l'ai dite... « Les
circonstances ne sont difficiles que pour ceux qui reculent devant le tombeau
(souligné
par Saint-Just). Je
l'implore, le tombeau, comme un bienfait de la Providence, pour n'être plus
témoin des forfaits ourdis contre ma patrie et l'humanité. « Certes,
c'est quitter peu de chose qu'une vie malheureuse, dans laquelle on est
condamné à végéter, le complice ou le témoin impuissant du crime... « Je
méprise la poussière qui me compose, et qui vous parle, on pourra la
persécuter et faire mourir cette poussière ; mais je défie qu'on m'arrache
cette vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les
cieux. » Sombre
et stérilisante exaltation. Ces hommes avaient les yeux comme fascinés par la
porte de la mort que si souvent ils avaient ouverte pour d'autres. Et, au
moment même où il faudrait donner confiance à la Révolution dans la bonté de
la vie, et rasséréner les cœurs obsédés de souvenirs sanglants, eux-mêmes
s'essayent sans cesse, en idée, à se coucher dans le tombeau. LA FÊTE DE L'ÊTRE SUPRÊME Cependant
Robespierre ne pouvait demeurer dans cet état suspensif. La Révolution, la
France, l'Europe attendaient de lui une parole, un signal. Son premier grand
acte fut une grande faute. En floréal, il proposa à la Convention, et il lui
fit adopter, après un long discours éloquent, la reconnaissance officielle de
l'Etre Suprême et de l'immortalité de l'Âme. Oui, ce fut une faute politique
décisive. Non pas que ces affirmations déistes choquâssent la raison de la
plupart des Français. Les athées et les matérialistes étaient rares. Ceux
mêmes, comme Danton, qui devaient dire devant le tribunal révolutionnaire : «
ma demeure sera bientôt le néant », avaient cru politique de parler de Dieu.
Aussi bien le panthéisme matérialiste pouvait s'accommoder de ce mot de Dieu
et l’interpréter. Les plus déistes, comme l'ancien rédacteur du Journal de la
Montagne, Laveaux, étaient bien près de confondre Dieu avec « l'ordre de la
nature ». Et la Convention elle-même avait décrété une « fête à l'Etre
Suprême et à la Nature »[2]. Peut-être, si le socialisme
était arrivé dès lors à une idée claire, à une nette et profonde conscience
de lui-même, aurait-il objecté que le Dieu extérieur et supérieur au monde,
invoqué par Robespierre pour compléter ou redresser la justice humaine, rompait
la solidarité des hommes dans l'espace et le temps. Il faisait justice à
chacun d'eux individuellement ; et toutes ces âmes séparées, tous ces esprits
dont le destin s'accomplissait hors de l'humanité, semblaient ravaler la
société humaine, puisque c'est hors d'elle et au-dessus d'elle qu'ils
trouvaient le bonheur et le droit. Mais le communisme n'avait pas encore sa
formule : et il n'avait pu façonner une métaphysique du monde. D'autre
part, ceux qui, comme Condorcet, ne voulaient d'autre élysée que celui de la
raison savait se créer n'étaient qu'une minorité infime et vraiment
négligeable. La grande crise révolutionnaire avait exalté en beaucoup d'âmes
le sens de la vie immortelle. Les chrétiens qu'avait envahi l'indifférence du
siècle retrouvaient dans l'épreuve l'ardeur de leur foi. Combien, de la
charrette qui les conduisait à l'échafaud, cherchèrent des yeux dans la foule
le prêtre insermenté qui leur avait promis un signe de réconciliation/
éternelle ! Les révolutionnaires aussi, en qui l'idée de l'immortalité avait
été insinuée par Rousseau comme une vague rêverie morale, la passionnaient
soudain de toute la frénésie de la vie menacée. L'échafaud emplissait la
ville d'une lueur d'immortalité. Les Girondins, ou dans leurs suprêmes
paroles, ou dans leurs écrits désespérés, attestèrent leur foi en Dieu et en
l'âme immortelle. Camille Desmoulins, dans sa prison, demandait à Lucite le
livre de Platon sur l'immortalité de l'âme. A beaucoup d'esprits exaltés par
le malheur, par l'héroïsme et par la gloire, l'immortalité apparaissait comme
le rendez-vous sublime des héros de tous les siècles : Charlotte Corday, avec
une sérénité antique, disait qu'elle allait rejoindre aux Champs-Elysées tous
ceux qui moururent dans tous les pays et dans tous les temps pour la liberté
et pour la Patrie. Le paradis chrétien semblait éclipsé, comme une sorte de
zone intermédiaire obscure, par la grande lumière de gloire immortelle qui
rayonnait de la Rome antique et de la France moderne. De Decius ou de Lucrèce
à Charlotte Corday, les Champs-Elysées formaient comme une avenue lumineuse,
continue et sereine, que les siècles du moyen âge n'interrompaient pas. Et
Saint-Just, dans le cri douloureux et superbe que j'ai cité tout à l'heure,
semble confondre l'immortalité de l'esprit et l'immortalité de la gloire : «
la vie indépendante que je me suis donnée dans les siècles et dans les
cieux... » Même
dans le décret de la Convention il n'y avait pas abdication, niais au
contraire orgueil de la raison et de la liberté. Il semblait que la
reconnaissance officielle de Dieu par la France révolutionnaire ajoutait aux
titres de Dieu. Et lorsque, dans ses Institutions, Saint-Just parle de
l'éternel et de l'immortalité, bn dirait qu'il soumet les jugements de Dieu
blême aux décrets de la pensée révolutionnaire. « Le
peuple français reconnaît l'Eire Suprême et l'immortalité de l'âme... L'âme
immortelle de ceux qui sont morts pour la Patrie de ceux qui ont été bons
citoyens, qui ont chéri leur père et leur mère, et ne les ont jamais
abandonnés, est dans le sein de l'Eternel. » C'est
la Révolution, avant Dieu, qui fait, pour l'éternité, le départ des bons et
des méchants ; et le ciel n'est qu'une sorte de Panthéon invisible où Dieu
réside mais dont la Révolution a les clefs et ouvre les portes à ceux
qu'elle-même a marqués au front d'un signe immortel. Si donc
l'acte de Robespierre fut dangereux et mauvais, ce n'est pas qu'il y eût
contradiction violente entre les formules déistes qu'il imposait à l'état
d'esprit du peuple français lui-même. Non, niais d'abord, en organisant la
fête à l'Etre Suprême, en promulguant un dogme philosophique et en organisant
une sorte de culte[3], il paraissait chercher à
attirer à lui de nouveaux pouvoirs. Il était, en fait, le chef du pouvoir
civil[4] ; on pouvait croire qu'il
cherchait à devenir le chef d'un pouvoir religieux, et les méfiances
s'éveillaient. De plus, les prêtres, guettant toujours l'équivoque qui
pouvait les servir, allaient répétant que cet Être Suprême n'était, après
tout, que le Dieu du christianisme. La fête de l'Etre Suprême leur apparaissait
comme une transition vers la glorification officielle de Jésus. Et
Robespierre ranimait l'espérance contre-révolutionnaire plus que ne l'avait
fait le Vieil. Cordelier. Enfin,
Robespierre, après avoir écrasé l'hébertisme comme faction, semblait
s'acharner encore à prendre sur l'esprit hébertiste une sorte de revanche
posthume, terrible menace pour les survivants. Le
Comité de Salut public avait laissé faire. Mais ni Billaud Varenne, ni Collot
d'Herbois, ni même Barère n'avaient au fond approuvé cette manifestation où
se marquait surtout la tendance religieuse particulière de Robespierre. Il
n'avait pas osé aborder de front le problème. Il n'avait pas dit à ces
milliers d'hommes qui avaient confiance en lui : « Voici par quels chemins la
Révolution doit passer. » Non, il préparait la détente révolutionnaire en
tournant les esprits vers des idées qu'il jugeait grandes ; c'était par une
sorte de dérivation religieuse et morale qu'il voulait calmer la fièvre
révolutionnaire. Mais c'étaient là des chemins profonds et obscurs. Et
Robespierre s'isolait, se singularisait, à l'heure critique où il aurait dû
concilier, appeler à lui toutes les forces révolutionnaires, mêlées de bien
et de mal. Dès ce
moment, les cœurs s'aigrissent, se détournent et le levain des inquiétudes et
des défiances fermente de nouveau dans la Révolution. C'est par une journée
splendide de prairial que Robespierre, président de la Convention, conduisit
le cortège qui portait à Dieu la reconnaissance officielle de la Révolution.
La joie dont rayonnait son visage fut courte. Quelques murmures, quelques
apostrophes de députés l'avertirent des haines et des craintes. Il marchait
un peu en avant de la Convention : « Voilà' bien le dictateur ! Il veut
appeler sur lui seul l'attention du peuple ! Il ne lui suffit pas d'être roi
! Il veut être Dieu ! » Soudain
les abîmes se rouvraient. Quoi ! il faudra donc frapper encore ! Il faudra
donc encore verser du sang ! Oui, Robespierre veut frapper ; il veut prévenir
ses ennemis qui ne songeaient, eux aussi, qu'à le prévenir, et dans ce
circuit fermé des défiances et des terreurs le courant de mort allait passer
de nouveau LA LOI DE PRAIRIAL Mais,
cette fois, Robespierre, comme pris de fièvre, veut en finir : illusion
lugubre et toujours renaissante. Il veut précipiter la marche de la justice
révolutionnaire et la débarrasser de toute entrave pour quelle puisse porter
des coups décisifs. D'abord, les prisons sont trop encombrées et Robespierre
ne peut plus les ouvrir, même par le Comité de justice qu'il opposait au
Comité de clémence de Camille Desmoulins. Il a déjà trop éveillé, par sa
malencontreuse fête à l'Etre Suprême, l'espoir de la contre-Révolution, le
soupçon des révolutionnaires exaltés. Il faut qu'il frappe du couteau la
contre-Révolution pour avoir la force de frapper du couteau les
révolutionnaires qui le menacent, les restes de l'hébertisme, peut-être une
partie du Comité. Ainsi recommence, avec une monotonie sinistre, le jeu de
bascule qui coucha hébertistes et dantonistes sur la même planche. Mais il a
besoin, cette fois d'un instrument de meurtre plus effroyablement équivoque. Quand
il y avait des partis, des factions, on pouvait les atteindre par des
définitions générales mais assez précises. Tout parti a sa tendance, sa
caractéristique, que le juge révolutionnaire peut noter. Mais quand les
factions sont brisées, quand le pouvoir révolutionnaire ne redoute plus que
les haines individuelles, les intrigues obscures et changeantes, les
groupements incertains, il faut que la loi de mort soit informe comme est
informe la conspiration redoutée. Robespierre,
par son impuissance au lendemain de sa victoire sur l'hébertisme et le
dantonisme, par les défiances que sa maladroite inspiration déiste avaient éveillées,
s'était comme obligé à tuer encore. Et il fallait qu'il tuât, en même temps,
par une même loi, dans une effroyable confusion, les contre-révolutionnaires,
les suspects détenus dans les prisons, et les hommes comme Carrier, comme
Fouché, comme Barras à qui il faisait peur et dont il avait peur. Il dira
en son suprême discours de thermidor un mot qui est la clef de ces sombres
jours : « La chute des factions a mis en liberté tous les vices ». Il voulait
dire par là que le pouvoir révolutionnaire, dont il était le plus haut
représentant, était menacé, non plus par des systèmes politiques, mais par
l'intrigue dispersée des égoïsmes, des convoitises et des craintes. Il
fallait que la loi de mort pût s'insinuer, jusque dans la diversité des
cœurs. Et, pour qu'elle pût s'adapter à toutes les formes, il fallait qu'elle
fût elle-même sans forme, une sorte de spectre ambigu qui irait recruter ses
victimes. le même jour dans les prisons, à la Montagne de la Convention, au
Comité de Salut public. C'est
la loi de prairial. Elle se résume à créer des délits terriblement vagues, à
dispenser l'accusation de presque toute preuve et à retirer à l'accusé tout moyen
de défense. « Le
tribunal révolutionnaire est institué pour punir les ennemis du peuple. « Les
ennemis du peuple sont ceux qui cherchent à anéantir la liberté publique,
soit par la force, soit par la ruse. « Les
ennemis du peuple sont ceux qui auront provoqué le rétablissement de la
royauté, ou cherché à avilir ou à dissoudre la Convention nationale et le
gouvernement révolutionnaire et républicain, dont elle est le centre ; « Ceux
qui auront trahi la République dans le commandement des places et des armées,
et dans toute autre fonction militaire... « Ceux
qui auront cherché à empêcher les approvisionnements de Paris ou causé des
disettes dans la République ; « Ceux
qui auront secondé les projets des ennemis de la France, soit en favorisant
la retraite et l'impunité des conspirateurs et de l'aristocratie, soit en
corrompant les mandataires du peuple, soit en abusant des principes de la
Révolution, des lois ou des mesures du gouvernement, par des applications
fausses et perfides ; « Ceux
qui auront trompé le peuple ou les représentants du peuple pour les induire à
des démarches contraires aux intérêts de la liberté ; « Ceux
qui auront cherché à inspirer le découragement pour favoriser les entreprises
des tyrans ligués contre la République ; « Ceux
qui auront répandu de fausses nouvelles, pour diviser et pour troubler le
peuple ; « Ceux
qui auront cherché à égarer l'opinion et à empêcher l'insti action du peuple,
à dépraver les mœurs, à corrompre la conscience publique... » Vraiment,
avec des délits aussi vagues il n'y avait pas un homme en France,
contre-révolutionnaire ou révolutionnaire, que la loi du 22 prairial ne
menaçât. Et quelle procédure sommaire ! quelle sanction terrible ! « La
peine portée contre tous les délits dont la connaissance appartient au
tribunal révolutionnaire est la mort. « La
preuve nécessaire pour condamner les ennemis du peuple est toute espèce de
document, soit matériel, soit moral, soit verbal, soit écrit, qui peut
naturellement obtenir l'assentiment de tout esprit juste et raisonnable. La
règle des jugements est la conscience des jurés éclairés par l'amour de la
Patrie ; leur but, le triomphe de la République et la ruine de ses ennemis ;
la procédure, les moyens simples que le bon sens_ indique pour parvenir à la
connaissance de la vérité dans les formes que la loi détermine. « S'il
existe des preuves, soit matérielles, soit morales, indépendamment de la
preuve testimoniale, il ne sera point entendu de témoins ; à moins que cette
formalité ne paraisse nécessaire, soit pour découvrir des complices, soit
pour d'autres considérations majeures d'intérêt public. « La
loi donne pour défenseurs aux patriotes calomniés des jurés patriotes ; elle
n'en accorde point aux conspirateurs. » Ainsi,
pas de témoins, sauf les témoins à charge ; pas de défenseurs ; pas de débats
: c'était une exécution sommaire. Cette loi de prairial est comme un couteau
fantastique, habile à se glisser partout à s'insinuer comme une ombre, et
retrouvant soudain, sur les vertèbres du cou, sa rigidité meurtrière. Dès
maintenant, et en toute hypothèse, Robespierre est perdu. Cette loi démontre
qu'il ne suffisait plus à l'immensité du problème et des événements et que le
vide même laissé par la disparition de ses adversaires lui donnait le
vertige. Evidemment, s'il a proposé et imposé au Comité de Salut public cette
loi atroce, c'est dans l'espoir et la pensée d'en finir vite[5]. Pas de discussions ; rien qui
rappelât les scènes du procès des dantonistes ; la mort muette, rapide,
étouffante. Robespierre s'est dit qu'après quelques semaines de ce régime il
aurait si bien glacé d'épouvante tous les ennemis de la Révolution, et il
aurait éliminé si bien tous ceux qu'il appelait « les faux révolutionnaires
», qu'il lui serait possible d'introduire enfin un régime normal. L'excès
de la Terreur devait conduire à l'abolition de la Terreur. Robespierre rêva
d'intensifier le terrorisme[6], de le concentrer en quelques
semaines effroyables et inoubliables, pour avoir la force et le droit d'en
finir avec le terrorisme. A diluer la Terreur, à la prolonger, on risquait
d'énerver à jamais la Révolution. Que toute l'épouvante soit ramassée en
quelques jours. O mort, ouvrière sinistre, dépêche-toi, fais ta besogne en
hâte ; ne te repose ni jour ni nuit ; et, quand ton horrible tâche sera
faite, tu recevras un congé définitif. LA COALITION CONTRE ROBESPIERRE C'était
un rêve insensé ; et plutôt que de jouer cette partie désespérée, Robespierre
aurait dû, au risque d'être dupe, faire confiance à tous les survivants des
factions qu'il avait brisées. Même s'il réussissait, ou s'il paraissait
réussir, même s'il parvenait à 'frapper en même temps que les détenus
contre-révolutionnaires et suspects, ceux des révolutionnaires qui lui
faisaient ombrage ou qui lui inspiraient du dégoût, ce ne serait qu'une
solution d'une heure. Il faudrait recommencer le lendemain ; et la politique
de large confiance qui seule pouvait sauver le gouvernement révolutionnaire
après l'élimination de l'hébertisme organisé et du dantonisme organisé,
devenait plus difficile encore après la période d'exécutions effrénées. De
nouvelles défiances se seraient éveillées provoquant de nouvelles rigueurs.
Mais il y avait bien des chances pour que cette opération hasardeuse et
terrible ne réussît pas. A peine commencée, elle coalisait sourdement contre
Robespierre toutes les inquiétudes, toutes les peurs. Les
contre-révolutionnaires, les suspects, les modérés devenus la rançon
sanglante des futures et incertaines combinaisons de clémence, liaient
soudain au nom de Robespierre le 'système de la Terreur. Il devenait pour eux
l'homme de la loi de prairial[7]. Les
Girondins qu'il avait sauvés et leurs amis se demandaient tout à coup s'il ne
les avait point protégés par calcul, et s'ils n'allaient point être sacrifiés
à des calculs nouveaux[8]. Les survivants dantonistes
avaient sur eux la menace de « la morale ». Tous
les représentants en mission qui avaient, selon Robespierre « abusé des
principes révolutionnaires », et compromis la Convention par leurs cruautés
ou par leurs désordres, Tallien, Barras, Carrier, Fouché, lisaient sur le
visage de Robespierre, si fermé qu'il fût, leur sentence de mort. Et,
d'instinct, ils avaient trouvé le moyen de défense : Robespierre tendait à la
dictature[9] ; ou plutôt il l'exerçait. A la
fête de l'Être Suprême, des voix sourdes, perceptibles pourtant, avaient
murmuré sur son passage : « Il y a encore des Brutus ». La loi de prairial
n'avait pas eu l'assentiment très vif de tout le Comité de Salut public.
Robespierre l'avait rédigée avec Couthon et Saint-Just : les autres l'avaient
subie. Billaud Varenne et Collot d'Herbois commençaient à s'effrayer,
celui-ci pour sa sécurité, celui-là pour sa part de pouvoir, de la primauté
de Robespierre. La Convention ne vota la loi qu'avec une réserve qui annulait
presque tout l'effet utile que Robespierre en attendait. Elle décréta que
seule elle pouvait faire procéder à l'arrestation de ses membres. Robespierre
ne pourrait pas frapper les coups rapides et décisifs qu'il méditait. Même
méfiance au Comité de sûreté générale dont le bureau de police, créé par
Robespierre et annexé par lui au Comité de Salut public, avait éveillé les
ombrages. Robespierre se sentit enveloppé d'un réseau d'hostilités ; et la
loi terrible sur laquelle il comptait pour la liquidation suprême de la
Terreur était paralysée et faussée entre ses mains. Dès
lors, et par un subit changement de tactique[10], il affecta de s'en
désintéresser ; du moment que cette loi ne pourrait atteindre les principaux « coupables
», ceux qui siégeaient à la Convention, du moment qu'elle ne pourrait, à coup
sûr, et à l'heure choisie par Robespierre lui-même, épurer la Révolution de
Carrier, de Fouché, de Bourdon de l'Oise, de Tallien, de Barras, elle n'était
plus qu'un stupide engin d'égorgement inutile. Il convenait donc de laisser à
ceux qui en avaient contrarié la valeur politique toute la responsabilité de
son fonctionnement. LA GRANDE TERREUR De son
côté, le tribunal révolutionnaire, comme s'il eût voulu échapper lui aussi à
des responsabilités effroyables en se donnant je ne sais quelle apparence
d'automatisme, interpréta la loi de prairial comme une loi de meurtre
mécanique. Il s'agissait de tuer le plus possible. Les accusés couvraient
chaque jour toute une série de gradins : ils étaient expédiés d'un mot ; et
les têtes tombaient par centaines. Ce fut la grande Terreur qui fit plus de
victimes, en quelques semaines du 22 prairial au 9 thermidor, que n'en avait
fait le régime révolutionnaire de mars 1793 au 22 prairial an II. Autour de
la guillotine il y avait une intrigue effroyable. Robespierre n'intervenait
pas, il ne modérait pas le jeu de la terrible machine pour bien Marquer que
ce n'était plus sa machine à lui, que ce n'était plus sa loi à lui[11]. Et d'autre part,
Fouquier-Tinville, l'accusateur public, et les jurés, affectant de ne pas
voir que la loi avait perdu une grande partie de ce qui en avait été pour
Robespierre la raison d'être, la faisaient fonctionner à plein. Si elle
rendait Robespierre odieux sans le rendre plus fort, plusieurs s'en
consolaient. Et Robespierre ne pouvait pas dire : Vous savez bien que la loi
a perdu son objet, puisqu'elle ne peut plus faire justice des scélérats
réfugiés à la Convention. Non, il ne pouvait pas dire cela ; il ne pouvait
pas désavouer la machine estropiée qui tuait en son nom. Ses ennemis ne
laissaient point passer une occasion de le compromettre et de le perdre. Ils
firent grand bruit autour de la pétition d'un zélateur de l'Etre Suprême qui
demandait qu'on ne pût, par des jurements, profaner le nom de Dieu. L'AFFAIRE CATHERINE THÉOT La
vieille inquisition n'allait-elle donc pas renaître ? Oui, inquisition et
dictature, et Robespierre, selon le mot de Saint-Just, allait être accusé de
« faire marcher devant Dieu les faisceaux de Sylla ». Une
illuminée, une folle, Catherine Théot, liée au bénédictin dom Gerle,
annonçait une ère mystique où Robespierre serait le sauveur des hommes[12]. Le Comité de Sûreté générale
instruit cette affaire ridicule, la grossit, et Robespierre a de la peine à
sauver la prophétesse de l'échafaud. L'incorruptible
préparerait-il donc sa tyrannie en corrompant l'esprit des simples per le
fanatisme religieux ? Barère, en une sorte d'empressement ambigu, louait
cyniquement la loi de prairial, peut-être pour faire sa cour à Robespierre,
peut-être pour aggraver la terreur universelle par des commentaires
d'épouvante : « Il
n'y a, disait-il avec une sorte de jovialité calculée et atroce, il n'y a que
les morts qui ne reviennent pas. » Billaud
Varenne et Collot d'Herbois ou boudaient ou même, dans des séances orageuses
du Comité de Salut public, attaquaient Robespierre ; Barère se réservait ;
Saint-Just était aux armées ; Carnot, Prieur s'enfermaient dans leur
spécialité militaire. Lindet ne s'occupait guère que des subsistances et on
se souvient qu'il avait refusé de signer la mort de Danton, disant : « Je
suis ici pour nourrir les patriotes, et non pas pour les tuer. » ROBESPIERRE SE RETIRE DU COMITÉ Isolé,
aigri, Robespierre cesse, dès le commencement de Messidor, de paraître au
Comité de Salut public. Ou du moins il cesse d'y prendre sa part d'action et
de responsabilité. Pourquoi M. Hamel s'obstine-t-il à le nier ? Il cite en
vain quelques signatures apposées par Robespierre, en ces dernières semaines,
au bas de quelques arrêtés du Comité. C'était la part de besogne mécanique. Mais
les délibérations politiques furent suspendues. C'est Saint-Just lui-même qui
le déclare dans son discours du 9 Thermidor. Robespierre, ne pouvant plus
compter sur la loi de prairial, avait affecté de se désintéresser d'elle. Ne
pouvant plus compter sur le Comité de Salut public, il affecte de se
désintéresser de lui. Et, n'étant plus le maître du gouvernement, il laisse à
d'autres la responsabilité du gouvernement. Lui, il va préparer sa revanche.
Il va tenter de faire tomber, par d'autres moyens, les têtes que la loi de
prairial ne pouvait plus lui donner[13]. Il s'assure du concours
toujours plus étroit des Jacobins. Ils avaient continué à être unis de cœur à
Robespierre. C'est en lui, en lui seul, qu'ils voyaient la démocratie, la
Révolution" souveraine et organisée. C'est en lui, de plus en plus, qu'ils
concentraient la Révolution. La Commune, où l'agent national Payan a remplacé
Chaumette, et le maire Fleuriot, Pache, lui est toute dévouée. Hanriot, qui
commande la garde nationale, est aussi dans sa main. Usera-t-il de la force
du peuple pour violenter la Convention, pour lui arracher contre ceux qu'il
voulait perdre le décret d'accusation dont elle s'était réservé l'initiative ?
Non, Robespierre compte encore sur la force de sa parole, sur son autorité
morale que l'intrigue occulte a pu miner, mais qu'elle n'a pas détruite. Il
prend l'offensive aux Jacobins contre Fouché. Il lui reproche sa politique
matérialiste et athée de la Nièvre ; il lui reproche aussi, comme pour mêler
tous les griefs et donner des gages aux révolutionnaires, d'avoir maltraité
les démocrates lyonnais les plus fervents, les amis de Chalier. Fouché se
garde bien d'accepter le combat en champ clos aux Jacobins ; surpris par une
première attaque, et invité à s'expliquer à une séance ultérieure, il ne
reparaît pas ; mais il noue contre. Robespierre les fils de la conspiration.
Il va la nuit avertir les Conventionnels qu'il sait, ou qu'il croit, ou qu'il
veut croire, menacés. Des listes de proscription, grossies tous les jours par
l'intrigue et par la peur, circulent. Qui sait si la Convention, trouvant un
sursaut de courage dans l'excès mème de la peur, ne frappera pas la première
? Précisément,
dans la période où Robespierre semblait avoir retiré sa pensée du Comité de
Salut public, les victoires se faisaient plus éclatantes. L'armée de
Sambre-et-Meuse, constituée sous le commandement de Jourdan, avec Kléber et
Marceau pour lieutenants, avait accentué sa marche ; le 7 messidor, elle
s'emparait de Charleroi ; le 8 messidor, après un long et glorieux combat,
elle délogeait les Autrichiens du champ de bataille de Fleurus et les
obligeait à la retraite ; le 22 messidor, elle entrait triomphalement à
Bruxelles. A chaque victoire nouvelle, il devenait plus difficile à
Robespierre de frapper le Comité de Salut public ; et c'est pourquoi Barère
dira plus tard : « Les victoires s'acharnaient sur Robespierre comme. des
furies. » L'heure de la crise est venue. LA JOURNÉE DU 9 THERMIDOR Robespierre
va rêver à Ermenonville sur les traces de Rousseau ; il va demander à
l'innocence première de ses songes et de ses pensées la force d'aller
jusqu'au bout dans la voie sanglante ; et, le 8 thermidor, il porte la
bataille devant la Convention. Il se plaint qu'on ait d'abord accusé le
Comité de Salut public de dictature et de tyrannie et que peu à peu cette
accusation ait été concentrée sur sa seule tête. Il se plaint que pour le
perdre on lui prête le dessein d'amener la Convention à se détruire elle-même,
à se livrer en détail. Il affirme que ces craintes sont vaines ; que « les
fripons » sont en petit nombre ; et il demande si la République qui ne
pouvait vivre que par la vertu, sera sacrifiée à cette poignée de fripons. Quoi
donc, et suffirait-il que la Convention lui livrât quelques têtes encore pour
que toute difficulté eût disparu ? Quelle serait donc le lendemain sa
politique ? Et la menace à peine déguisée que le discours contenait contre
Cambon suffirait-elle à rendre possible une nouvelle politique financière et
économique ? Ces «
fripons », en petit nombre, Robespierre ne les nommait pas ; et ainsi la
menace, qu'il avait voulu limiter, étant vague, était immense. Il n'y avait
pas de Conventionnel qui ne fût sous le couteau. Et puis, quand cette «
poignée de fripons », aurait été abattue, quelle assurance avait la
Convention que Robespierre ne lui demanderait pas le lendemain et le
surlendemain des fournées nouvelles ? Je ne
sais pourquoi Buchez et Roux disent que le tort décisif du discours de
Robespierre fut de n'être que la préface du discours que Saint-Just voulait
prononcer le lendemain et où il annonçait que le Comité de Salut public
remettrait ses pouvoirs à la Convention. Ce fut la suprême tactique de
Saint-Just se séparant à demi de Robespierre. Rien n'autorise à dire que ce
fut la pensée de Robespierre lui-même. Sans doute il n'était pas prêt à
dissoudre le gouvernement révolutionnaire et à rentrer désarmé dans cette
Convention où fermentaient tant de colères, de rancunes et de craintes. Et si
le vague de soit discours du 8 thermidor fut une faute mortelle, ce fut une
faute inévitable. Dans la voie où il était entré Robespierre ne pouvait pas
dire : Voici quel sera le dernier pas. Il s'était condamné à réserver
toujours la possibilité de frapper encore. Cependant
le prestige de Robespierre n'était pas dissipé encore. Son discours fut
applaudi. Mais Charlier, Cambon, Amar, Billaud Varenne qui la veille avait
été expulsé des Jacobins, Panis s'opposent à ce qu'il soit envoyé aux
départements. Chartier veut amener Robespierre à prononcer des noms : « Quand
on se vante d'avoir le courage de la vertu, il faut avoir le courage de la
vérité. Nommez ceux que vous accusez. » Si
Robespierre les nommait, st peu nombreux qu'ils fussent, comme ils
représentaient toutes les tendances de la Convention, toute la Convention se
sentirait menacée. Mais, s'il n'osait pas les nommer, quelle solution
espérait-il ? Il garde le silence. Bréard le dessaisit en quelque sorte de sa
dictature incertaine par un mot qui rétablissait le pouvoir de la Convention
: « C'est
un grand procès à juger par la Convention elle-même. » Et la
Convention décida que le discours ne serait pas envoyé aux départements.
Robespierre avait fait l'essai de sa force morale. Elle n'avait pas suffi à
dompter la révolte des Conventionnels menacés. Il était perdu. Il dit le soir
aux Jacobins, après avoir lu le discours qu'il venait de prononcer à la
Convention : « C'est mon testament de mort ». Saint-Just,
rappelé de l'armée, est sollicité, dans la nuit tragique du 8 au 9 thermidor,
par les ennemis de Robespierre, par la fraction du Comité de Salut public
dont Billaud Varenne était le chef. Saint-Just ne voulut point trahir
Robespierre ; mais il chercha une transaction. Il reconnut que Robespierre
avait eu tort de s'éloigner longtemps des séances du Comité de Salut public ;
mais il accusa Billaud Varenne et Collot d'Herbois d'avoir cherché, en
l'absence de Robespierre aigri, de Saint-Just délégué aux armées, de Jeanbon
Saint-André toujours sur les côtes ou en mer, de Couthon malade, à s'emparer
du gouvernement révolutionnaire. Son plan semble avoir été de renouveler le
Comité de Salut public, de l'élargir pour en faire disparaître l'esprit de
coterie, et de ranimer, par ce renouvellement même, la puissance de la
Convention. Mais l'heure n'était plus à des projets transactionnels qui
n'auraient rassuré personne : qui dominerait en effet dans le Comité
renouvelé ou complété ? et qui tiendrait la hache ? Saint-Just,
le 9 thermidor, ne peut lire que les premières lignes de son discours. Entre
Robespierre et ses ennemis la bataille est engagée à fond. Billaud Varenne et
Tallien mènent le combat. Dès que Saint-Just, au début même de son discours,
fit allusion à ses controverses avec Billaud Varenne :« La confiance des deux
comités m'honorait, mais quelqu'un cette nuit a flétri mon cœur », Billaud
Varenne l'interrompit avec violence, et s'empara de la tribune. «
Sachez, citoyens, s'écria-t-il, qu'hier le président du tribunal
révolutionnaire a proposé ouvertement aux Jacobins de chasser de la
Convention tous les hommes impurs, c'est-à-dire tous ceux qu'on veut
sacrifier ; mais le peuple est là, et les patriotes sauront mourir pour
défendre la liberté. é— Oui,
oui, s'écrient un grand nombre de Conventionnels... » Billaud Varenne reprend
: « Un
abîme est ouvert sous nos pas ; il ne faut pas hésiter à le combler de nos
cadavres ; ou à triompher des traîtres. » Robespierre
monte à la tribune pour répondre. Mais les cris : « A bas le tyran ! A bas le
tyran ! » couvrent sa voix ; c'était le mot d'ordre concerté dans
les conciliabules nocturnes qu'avait multipliés Fouché. Tallien s'est élancé
à côté de Robespierre : « Je
me suis imposé jusqu'ici le silence parce que je savais d'un homme qui
approchait le tyran de la France qu'il avait formé une liste de proscription.
Je n'ai pas voulu récriminer ; mais j'ai vu hier la séance des Jacobins ;
j'ai frémi pour la Patrie ; j'ai vu se former l'armée du nouveau Cromwell et
je me suis armé d'un poignard pour lui percer le sein si la Convention
nationale n'avait pas le courage de le décréter d'accusation. » Mais,
avant tout, les ennemis de Robespierre veulent briser les appuis qu'il
trouverait au dehors. Tallien demande l'arrestation d'Hanriot et la
permanence de la Convention « jusqu'à ce que le glaive de la loi ait assuré
la Révolution. » Il ne restait plus qu'à arrêter Robespierre. Mais il semble
que devant l'acte décisif la Convention hésitait encore. N'allait-elle point
frapper la Révolution elle-même ? Tallien
la décide et l'entraîne en élevant au-dessus de tous les individus la gloire
et la force impersonnelle de la Révolution. Il
dénonce « cet homme qui, devant être dans le Comité de Salut public le
défenseur des opprimés, qui, devant être à son poste, l'a abandonné depuis
quatre décades ; et à quelle époque ? Lorsque l'armée du Nord donnait à tous
ses collègues de vives sollicitudes. Il l'a abandonné pour venir calomnier le
Comité, et tous ont sauvé la Patrie. » (Vifs applaudissements.) Et
Tallien, ayant donné aux Comités tout le bénéfice des victoires, concentre
sur Robespierre toute la responsabilité de la Terreur. « C'est
pendant le temps où Robespierre a été chargé de la police générale que les
actes d'oppression particulière ont été commis. » « —
C'est faux, crie Robespierre[14]. » Il
gravit les premiers degrés de la tribune et, ne pouvant plus se faire
entendre dans le tumulte, il fait appel du regard aux patriotes de la
Montagne. Ils ne le connaissent plus. C'est l'heure des abandons. Ils
détournent la tête. Puis, comme pour opposer coalition à coalition,
Robespierre s'écrie, s'adressant à la Convention entière : « C'est
à vous, hommes purs, que je m'adresse, et non pas aux brigands. » Mais quoi !
la guillotine manœuvrée par un homme sera-t-elle chargée de discerner les
hommes purs des brigands ? La
tempête s'élève plus forte. Robespierre près de sombrer interpelle Collot
d'Herbois qui présidait et qui aidait au naufrage : « Président
d'assassins, me donneras-tu la parole ? » Mais
Thuriot, le dantoniste, a pris au fauteuil la place de Collot. Après l'ombre
étriquée d'Hébert, c'est la grande ombre de Danton qui préside. Et c'est
Danton qui dit à Robespierre : « Tu
n'auras la parole qu'à ton tour. » Mais
Danton, vraiment, l'aurait-il dit ? La voix de Robespierre se brise et
s'enroue. Garnier de l'Aube lui crie : « Le
sang de Danton t'étouffe. » Et, lui, en un dernier effort de parole : « —
C'est donc Danton que vous voulez venger. Lâches, pourquoi ne l'avez-vous pas
défendu ? » Et je
crois surprendre dans cette apostrophe suprême l'accent d'un regret
désespéré. L'obscur Louchet intervient pour la parole décisive : « Je
demande le décret d'accusation contre Robespierre. » L'arrestation est
décidée, et non pas de Robespierre seulement, mais de Saint-Just et de
Couthon. Robespierre jeune et Lebas demandent eux-mêmes à être frappés avec
leur grand ami. La
Convention, émue, mais résolue à en finir, fait droit à leur requête : tous
ensemble descendent à la barre et sont remis aux huissiers qui hésitent à
mettre la main sur ceux qui tout à l'heure encore représentaient le
gouvernement de la Révolution triomphante. Est-ce
par peur aussi, ou sur un mot d'ordre secret ? Les geôliers des prisons
refusent de recevoir ces prisonniers redoutables. Ceux-ci vont à l'Hôtel de
Ville, et aussitôt, sur la motion de Barère, ils sont mis hors la loi.
Allaient-ils répondre par la force à ce décret ? Robespierre essaiera-t-il,
soutenu par la Commune, les Jacobins, la garde nationale, de faire violence à
la Convention ? Plusieurs de ses amis le pressèrent d'agir. Après
quelques hésitations, il s'y refusa[15]. Ce n'était plus un 31 mai et
un 2 juin qu'on lui demandait. La Convention, en le décrétant d'arrestation,
en le mettant hors la loi, s'était engagée tout entière contre lui. C'est la
Convention tout entière qu'il devrait briser. Au nom de quel principe ? En
vertu de quel droit ? Et que ferait-il le lendemain ? Il ne serait plus qu'un
dictateur perdu dans le vide et bientôt dévoré par les armées, un
sous-Cromwell civil à la merci du premier aventurier militaire qui
prétendrait corriger le coup d'Etat. Il attendit. Cependant Barras et Léonard
Bourdon, au nom de la Convention, parcouraient les rues de Paris, haranguant
les citoyens, les appelant Contre le « tyran », contre « le factieux ». Et
tous ceux qui étaient lassés par la tension extrême des choses et qui
attendaient vaguement de la chute du grand homme je ne sais quel apaisement
de la vie, tous ceux qu'émouvaient encore, après tant de mutilations
sanglantes, le prestige de la Convention et le mot de loi, se ralliaient à
eux. Ils entraînèrent plusieurs sections, et envahirent l'Hôtel de Ville. Un
gendarme, d'un coup de pistolet, fracasse la mâchoire de Robespierre[16] ; Couthon est gravement blessé
d'un coup de sabre. Lebas se fait sauter la cervelle. Saint-Just, orgueilleux
et stoïque, reste inébranlable et silencieux sous les outrages. Robespierre
sanglant est transporté au Comité de Salut public ; et là, couché sur une
table, essuyant de son mouchoir sa cruelle blessure, insensible aux lâches
insultes, il se recueille dans l'attente de la mort. Peut-être lui
apparut-elle vraiment comme la libératrice. Elle le délivrait d'un problème
où son esprit succombait, et de responsabilités disproportionnées au génie
humain. Elle le délivrait aussi du trouble que sans doute le supplice de
Danton et de Camille avait laissé en lui. Puisqu'il mourait pour. la
Révolution, n'avait-il pas eu le droit de frapper pour elle ? Le 10
thermidor, à midi, par l'ordre de Billaud Varenne, les proscrits fuient
transférés à la Conciergerie ; il fallait que l'itinéraire même de leur
suprême voyage les confondît avec tous ceux qu'ils avaient eux-mêmes envoyés
à la mort. A quatre heures, ils furent conduits à l'échafaud. Des femmes
dansaient derrière la charrette et elles outragèrent Robespierre ; il sourit
tristement et sans doute leur pardonna. Il avait foi dans la justice de
l'avenir. Au passage, un enfant barbouille de sang la porte de la maison de
Duplay. Robespierre détourne la tête ; mais pas une larme ne mouille ses
yeux. Il n'avait pas fermé son cœur à la douleur ; mais il l'avait dompté au
service de la Révolution et de la Patrie. COMMENT ON DOIT JUGER LES RÉVOLUTIONNAIRES Il est
toujours permis à l'historien d'opposer des hypothèses au destin. Il lui est
permis de dire : Voici les fautes des hommes, voici les fautes des partis et
d'imaginer que, sans ces fautes, les événements auraient eu un autre cours.
J'ai dit quels furent surtout, depuis le 31 mai, les services immenses de
Robespierre, organisant le pouvoir révolutionnaire, sauvant la France de la
guerre civile, de l'anarchie et de la défaite. J'ai dit aussi comment, après
l'écrasement de l'hébertisme et du dantonisme, il fut frappé de doute,
d'aveuglement et de vertige. Mais,
ce qu'il ne faut jamais oublier quand on juge ces hommes, c'est que le
problème qui leur était imposé par la destinée était formidable et sans doute
« au-dessus des forces humaines ». Peut-être n'était-il pas possible à
une seule génération d'abattre l'ancien régime, de créer un droit nouveau, de
susciter des profondeurs de l'ignorance, de la pauvreté et de la misère lin
peuple éclairé et fier, de lutter contre' le monde coalisé des tyrans et des
esclaves, de tendre et d'exaspérer dans ce combat toutes les passions et
toutes les forces et d'assurer en même temps l'évolution du pays enfiévré et
surmené vers l'ordre normal de la liberté réglée. Il a fallu un siècle à la
France de la Révolution, d'innombrables épreuves, des rechutes de monarchie,
des réveils de république, des invasions. des démembrements, des coups
d'Etat, des guerres civiles pour arriver enfin à l'organisation de la
République, à l'établissement de la liberté égale par le suffrage universel.
Les grands ouvriers de révolution et de démocratie, qui travaillèrent et
combattirent il y a plus d'un siècle, ne nous sont pas comptables d'une œuvre
qui ne pouvait s'accomplir que par plusieurs générations. Les juger comme
s'ils devaient clore le drame, comme si l'histoire n'allait pas continuer après
eux, c'est un enfantillage tout ensemble et une injustice. Leur œuvre est
nécessairement limitée ; mais elle est grande. Ils ont animé l'idée de la
démocratie dans toute son ampleur. Ils ont donné au monde le premier exemple
d'un grand pays se gouvernant et se sauvant avec la force du peuple tout
entier. Ils ont donné à la Révolution le magnifique prestige de l'idée et le
prestige nécessaire de la victoire ; et ils ont donné à la France et au monde
un si prodigieux élan vers la liberté que, malgré la réaction et les
éclipses, le droit nouveau a pris définitivement possession de l'histoire. DÉMOCRATIE ET SOCIALISME Ce
droit nouveau, le socialisme le revendique et s'y appuie. H est au plus haut
degré un parti de démocratie, puisqu'il veut organiser la souveraineté de
tous dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique. Et, c'est sur le
droit de la personne humaine qu'il fonde la société nouvelle, puisqu'il veut
donner à toute sa personne les moyens concrets de développement qui seuls lui
permettront de se réaliser toute entière. C'est
en pleine lutte que j'ai écrit cette longue histoire de la Révolution
jusqu'au 9 thermidor : lutte contre les ennemis du socialisme, de la
République et de la démocratie[17] : lutte entre les socialistes
eux-mêmes sur la meilleure méthode d'action et de combat[18]. Et plus j'avançais dans mon
travail sous les feux croisés de cette bataille, plus s'animait ma conviction
que la démocratie est, pour le prolétariat, une grande conquête. Elle
est tout ensemble un moyen d'option décisif et une forme-type selon laquelle
les rapports économiques doivent s'ordonner comme les rapports politiques. De
là, la joie passionnée avec laquelle j'ai noté l'ardente coulée de socialisme
qui sortait comme d'une fournaise de la Révolution et de la démocratie. Nous
sommes, en un grand sens, au sens où l'entendait Babeuf évoquant Robespierre,
le parti de la démocratie et de la Révolution. Mais nous n'avons pas
immobilisé et glacé celle-ci. Nous ne prétendons pas figer la société humaine
dans les formules économiques et sociales qui prévalurent de 1789 à 1795 et
qui répondaient à des conditions de vie et de production aujourd'hui abolies.
Trop souvent les partis démocratiques bourgeois se bornent à recueillir, au
pied du volcan, quelques fragments de larve refroidie, à ramasser un peu de
cendre éteinte autour de la fournaise. C'est dans des moules nouveaux que
doit être coulé l'ardent métal : Le
problème de la propriété ne se pose plus, ne peut plus se poser comme en 1789
ou en 1793. La propriété individuelle pouvait apparaître alors comme une
forme et une garantie de la personnalité humaine. Avec la grande industrie
capitaliste, l'association sociale des producteurs, la propriété commune et
collective des grands moyens de travail est devenue la condition de
l'universel affranchissement. Et, pour arracher la Révolution et la
démocratie à ce qu'il y a de suranné maintenant et de rétrograde dans les conceptions
bourgeoises, une forte action de classe du prolétariat organisé est
nécessaire. De
classe et non pas de secte, car c'est toute la démocratie, c'est toute la vie
que le prolétariat doit organiser, et il ne peut organiser la démocratie et
la vie qu'en s'y mêlant. Grande et libre action sous la discipline d'un clair
idéal. Politique de démocratie et politique de classe, voilà les deux termes
nullement contradictoires entre lesquels se meut la force prolétarienne, et
que l'histoire confondra un jour dans l'unité de la démocratie sociale. Ainsi
le socialisme se rattache à la Révolution sans s'y enchaîner. Et c'est
pourquoi nous avons suivi d'un esprit libre et d'un cœur fervent les
héroïques efforts de la démocratie révolutionnaire. Je
passe aux mains de nos amis le flambeau dont tant de vents d'orage ont déjà
agité la flamme, et qui s'est à demi dévoré lui-même en éclairant le monde
tragiquement. Flamme tourmentée, mais immortelle, que despotisme et
contre-Révolution s'acharneront à éteindre, et qui, toujours ranimée,
s'élargira en une ardente espérance socialiste. Maintenant, c'est dans la
trouble atmosphère de thermidor que va se débattre la clarté de la
Révolution. FIN DU HUIYIÈME ET DERNIER VOLUME
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[1]
Robespierre voyait dans la punition des proconsuls qui avaient déshonoré la
Terreur la préface obligatoire à l'apaisement et au retour à la vie normale. —
A. M.
[2]
Sur la proposition de Robespierre lui-même qui ne distinguait pas entre Dieu et
la Nature. — A. M.
[3]
Le culte existait. Tous les partis : girondins, dantonistes, hébertistes, y
avaient collaboré. Le décret du 18 Floréal ne faisait que régulariser une
situation de fait. — A. M.
[4]
En réalité, il avait contre lui la presque unanimité du Comité de Sûreté
générale et la majorité du Comité de Salut public. Voir notre article sur les
divisions dans les Comités de gouvernement à la veille du 9 thermidor dans la
Revue historique de 1915. — A. M.
[5]
Jaurès oublie que la loi de prairial était déjà tout entière dans l'arrêté
instituant la Commission d'Orange un mois plus tôt et dans l'instruction signée
de Collot d'Herbois, de Barère et de Billaud, qui accompagne cet arrêté. Il est
impossible de soutenir que Robespierre imposa la loi à ses collègues du Comité
qui étaient plus terroristes que lui-même. — A. M.
[6]
En réalité, Robespierre ne pensait qu'à débarrasser la Convention de 5 ou 6
proconsuls qu'il avait déjà fait rappeler de leur mission. La loi fonctionna
aux mains de ses adversaires qui lui refusèrent la révocation de
Fouquier-Tinville. Voir mon livre Robespierre terroriste. — A. M.
[7]
Le royaliste Beaulieu, qui était alors emprisonné, déclare, au contraire, dans
ses souvenirs, que les suspects incarcérés mettaient tous leurs espoirs de
libération dans Robespierre et que la nouvelle du 9 thermidor les plongea dans
l'effroi. — A. M.
[8]
Les Girondins emprisonnés écrivirent à Robespierre au lendemain de prairial,
des lettres qui subsistent et qui prouvent qu'ils n'avaient pas cessé de le
considérer comme leur seul protecteur contre les terroristes. — A. M.
[9]
Sur cette campagne on pourra consulter notre article Truchon et Roch
Marcandier dans les Annales révolutionnaires de 1922. — A. M.
[10]
Ce n'était pas tactique, c'était découragement. — A. M.
[11]
Et aussi parce qu'il aurait été impuissant puisque le Comité lui avait refusé
la révocation de Fouquier-Tinville. Voir à ce sujet notre article des Annales
révolutionnaires de 1917, Robespierre et Fouquier-Tinville. — A. M.
[12]
Il n'est pas sûr du tout que Catherine Théot ou dom Gerle aient jamais prononcé
le nom de Robespierre au cours de leurs réunions mystiques. Voir sur l'affaire
Catherine Théot un chapitre de mes Contributions à l'histoire religieuse de
la Révolution, A compléter par un article postérieur paru dans les Annales
révolutionnaires de 1919. A. M.
[13]
Ou plutôt il va essayer de se défendre contre les complots qui le menacent. —
A. M.
[14]
Les registres du bureau de police du Comité de Salut public prouvent que
Robespierre disait vrai. Il cessa d'administrer ce bureau, le 11 messidor,
après le retour de Saint-Just. — A. M.
[15]
Je crois avoir démontré, dans une étude parue dans la Revue de France du 15
février 1923, que Robespierre ne s'est pas refusé à seconder la Commune dans sa
tentative d'insurrection. — A. M.
[16]
L'anecdote du gendarme Merda est plus que suspecte. Tous les documents
contemporains sont unanimes à attester que Robespierre a essayé de se suicider.
— A. Mi.
[17]
Lutte contre les nationalistes au temps de l'affaire Dreyfus. — A. M.
[18]
Lutte provoquée par l'entrée de M. Millerand dans le cabinet Waldeck-Rousseau.
— A. M.