HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VIII. — LA PENSÉE RÉVOLUTIONNAIRE

 

 

 

LA PENSÉE DE CONDORCET

Que de souffrances inutiles eût épargnées au prolétariat l'entière victoire de la démocratie républicaine ! Silencieusement, la grande pensée de Condorcet ouvrait l'avenir. Dénoncé à la Convention par Chabot pour s'être permis quelques critiques à l'adresse de la Constitution et avoir exprimé ses préférences pour le projet rapporté par lui, il reste caché durant des mois dans une modeste maison de la rue Servandoni, et là il ne s'abandonne ni au désespoir ni à la colère. Il trace d'une main magistrale « le Tableau des Progrès de l'Esprit humain ».

Les mémoires de Pétion et de Buzot ne sont qu'un long cri de rage et de vengeance. Condorcet s'oublie lui-même et ne songe qu'à l'humanité. cette Révolution dont il fut un des plus nobles ouvriers, dont il va être, dont il est déjà une des victimes, il ne la maudit point : il ne désespère point. Il ne la réduit ni à des incidents momentanés ni à des instincts locaux. Ce qu'on appelle la Révolution française n'est à ses yeux qu'un épisode d'une Révolution très vaste qui transformera tous les peuples, la seconde partie d'un prologue que la Révolution américaine a ouvert et qui s'élargira en un drame universel.

« Tout nous dit que nous touchons à l'époque d'une des grandes révolutions de l'espèce humaine. »

Or, cette grande Révolution humaine qui se prépare et qui s'annonce est la suite de tout le long travail par lequel l'esprit de l'homme s'est élevé à plus de lumière.

Donc, pour la bien comprendre, il faut savoir de quels efforts de la pensée elle est sortie, et suivre dans l'histoire tout l'enchaînement de faits, de luttes, de découvertes qui y aboutit. Ainsi l'homme aura confiance en la Révolution nouvelle parce qu'elle n'est point un accident. Ainsi il saura comment il peut la seconder, la rendre plus efficace tout ensemble et plus pacifique ; car, née du progrès des lumières, la Révolution ne pourra s'accomplir que par ce progrès même, par l'éducation de la raison dans tous les hommes qui sont appelés à participer à la liberté. Foi dans la Révolution, foi dans la science, c'est cette double et large palpitation qui soulève l'œuvre de Condorcet.

L'homme n'a pu se mieux connaître, il n'a pu étudier la société où il se meut et discerner son propre droit méconnu que par l'application de la raison ; mais cette raison ne s'est à la fois enhardie et éduquée, elle n'a pris l'audace et la méthode que dans la philosophie générale ; c'est en débrouillant le chaos du monde que l'homme est devenu capable de débrouiller le chaos social ; c'est en organisant avec méthode la mécanique, la physique, la chimie, l'histoire naturelle que l'homme a eu tout ensemble la tentation et la force d'organiser la science des sociétés et la société elle-même ; et je ne puis, en cette trop rapide analyse, mieux caractériser la grandiose pensée de Condorcet que par le titre même de sa « Neuvième époque » : Depuis Descartes jusqu'à la formation de la République française. Dans ce qu'il dit plus particulièrement des choses politiques, il y a quelques traits vraiment admirables. C'est d'abord le souci d'adoucir, par la plus large diffusion des lumières, les inévitables souffrances de la Révolution à peine commencée :

« Qu'y a-t-il de plus propre à nous éclairer sur ce que nous devons en attendre, à nous offrir un guide sûr pour nous conduire au milieu de ses mouvements, que le tableau des révolutions qui l'ont précédée et préparée ? L'état actuel des lumières nous garantit qu'elle sera heureuse ; mais n'est-ce pas aussi à condition que nous saurons nous servir de toutes nos forces ? Et, pour que le bonheur qu'elle promet soit moins chèrement acheté, pour qu'elle s'étende avec plus de rapidité dans un plus grand espace, pour qu'elle soit plus complète dans ses effets, n'avons-nous pas besoin d'étudier, dans l'histoire de l'esprit humain, quels obstacles nous restent à craindre, quels moyens nous avons de surmonter ces obstacles ? »

Et quelle profondeur sereine dans ses vues sur l'ancien régime ! Comme on y démêle que la Révolution, préparée par tout le mouvement antérieur, n'en est que l'accomplissement ! C'est avec une exactitude nuancée que le philosophe caractérise les gouvernements monarchiques du XVIIIe siècle : « ce genre de despotisme dont ni les siècles antérieurs, ni les autres parties du monde, n'ont offert d'exemple ; où l'autorité presque arbitraire, contenue par l'opinion, réglée par les lumières, adoucie par son propre intérêt, a souvent contribué aux progrès de la richesse, de l'industrie, de l'instruction, et quelquefois même à ceux de la liberté civile. Les mœurs se sont adoucies par l'affaiblissement des préjugés qui en avaient maintenu la férocité, par l'influence de cet esprit de commerce et d'industrie, ennemi des violences et des troubles qui font fuir la richesse ; par l'horreur qu'inspirait le tableau encore récent des barbaries de l'époque précédente ; par une propagande des idées philosophiques d'égalité et d'humanité ; enfin, par l'effet lent, mais sûr, du progrès général des lumières.

L'intolérance religieuse a subsisté, mais comme une invention de la prudence humaine, comme un hommage aux préjugés du peuple, ou une précaution contre son effervescence. Elle a perdu ses fureurs ; les bûchers rarement allumés ont été remplacés par une oppression souvent plus arbitraire mais moins barbare ; et dans ces derniers temps, on n'a plus persécuté que de loin en loin et, en quelque sorte, par habitude ou par complaisance. Partout, la pratique des gouvernements avait suivi, mais lentement et comme à regret, la marche de l'opinion, et même celle de la philosophie. »

De toute façon une révolution était donc inévitable, soit que les gouvernements hâtant le pas se fussent mis d'accord avec l'opinion et la science, soit que leur lenteur inerte, devenue de la résistance à mesure que le mouvement s'accélérait, eût obligé les peuples à la violence.

Condorcet fait le bilan des deux formes possibles de révolution : et on ne sait laquelle il eût donné de préférence ; mais les événements n'ont pas laissé le choix, et il prend magnifiquement son parti de l'orage où il est enveloppé :

« En comparant la disposition des esprits avec le système politique des gouvernements, on pouvait aisément prévoir qu'une grande Révolution était infaillible ; et il n'était pas difficile de juger qu'elle ne pouvait être amenée que de deux manières ; il fallait, ou que le peuple établît lui-même ces principes de la raison et de la nature, que la philosophie avait su lui rendre chers, ou que les gouvernements se hâtassent de le prévenir et réglassent leur marche sur celle de ses opinions.

« L'une de ces Révolutions devait être plus entière et plus prompte, mais plus orageuse ; l'autre plus lente, plus incomplète, mais plus tranquille ; dans l'une on devait acheter la liberté et le bonheur par des maux passagers ; dans l'autre, on évitait ces maux, mais on retardait pour longtemps, peut-être, la jouissance d'une partie des biens que cependant elle devait infailliblement produire. La corruption et l'ignorance des gouvernements ont préféré le premier moyen et le triomphe rapide de la raison et de la liberté a vengé le genre humain. »

 

CONDORCET COMPARE LES DEUX RÉVOLUTIONS AMÉRICAINE ET FRANÇAISE

C'est en Amérique d'abord que s'est produit l'ébranlement révolutionnaire ; c'est de là qu'il s'est propagé en France, et Condorcet montre avec une force admirable comment la Révolution française devait être plus profonde et plus décisive, plus tourmentée aussi que la Révolution américaine :

« La Révolution américaine devait donc s'étendre bientôt en Europe, et s'il existait un peuple où l'intérêt pour la cause des Américains eût répandu plus qu'ailleurs leurs écrits et leurs principes, qui fût à la fois le peuple le plus éclairé et un des moins libres ; celui où les philosophes avaient le plus de véritables lumières, et les gouvernements une ignorance plus insolente et plus profonde ; un peuple où les lois fussent assez au-dessous de l'esprit public, pour qu'aucun orgueil national, aucun préjugé ne l'attachât à ses institutions antiques ; ce peuple n'était-il point destiné, par la nature même des choses, à donner le premier mouvement à cette Révolution, que les amis de l'humanité attendaient avec tant d'espoir et d'impatience ? Elle devait donc commencer par la France.

« La maladresse de son gouvernement a précipité cette Révolution ; la philosophie en a dirigé les principes ; la force populaire a détruit les obstacles qui pouvaient arrêter les mouvements.

« Elle a été plus entière que celle de l'Amérique, et par conséquent moins paisible dans l'intérieur, parce que les Américains, contents des lois civiles et criminelles qu'ils avaient reçues de l'Angleterre, n'ayant point à réformer un système vicieux d'impositions, n'ayant à détruire ni tyrannies féodales, ni distinctions héréditaires, ni corporations privilégiées, riches et puissantes, ni un système d'intolérance religieuse, se bornèrent à établir de nouveaux pouvoirs, à les substituer à ceux que la nation britannique avait jusqu'alors mis sur eux.

« Rien dans ces innovations n'attaquait la masse du peuple ; rien ne changeait les relations qui s'étaient formées entre les individus. En France, pour la raison contraire, la Révolution devait embrasser l'économie tout entière de la société, changer toutes les relations sociales, et pénétrer jusqu'aux derniers anneaux de la chaîne politique ; jusqu'aux individus qui, vivant en paix de leurs biens ou (le leur industrie, ne tiennent aux mouvements publics, ni par leurs opinions, ni par leurs occupations, ni par des intérêts de fortune, d'ambition et de gloire.

« Les Américains, qui paraissent ne combattre que contre les préjugés tyranniques de la mère patrie, eurent pour alliés les puissances rivales de l'Angleterre ; tandis que les autres, jalouses de ses richesses et de son orgueil, hâtaient, par des vœux secrets, le triomphe de la justice ; aussi, l'Europe entière parut réunie contre les oppresseurs. Les Français, au contraire, ont attaqué en même temps et le despotisme des rois et l'inégalité politique des constitutions à demi libres, et l'orgueil des nobles, et la domination, l'intolérance, les richesses des prêtres, et les abus de la féodalité, qui couvrent encore l'Europe presque entière ; et les puissances de l'Europe ont dû se liguer en faveur de la tyrannie. Ainsi, la France n'a pu voir s'élever en sa faveur que la voix de quelques sages, et le vœu timide des peuples opprimés, secours que la calomnie devait encore s'efforcer de lui ravir.

Nous montrerons pourquoi les principes sur lesquels la Constitution et les lois de la France ont été combinées, sont plus purs, plus précis, plus profonds que ceux qui ont dirigé les Américains ; pourquoi ils ont échappé bien plus complètement à l'influence de toutes les espèces de préjugés ; comment l'égalité des droits n'y a nulle part été remplacée par cette identité d'intérêts qui n'en est que le faible et hypocrite supplément ; comment on y a substitué les limites des pouvoirs à ce vain équilibre si longtemps admiré ; comment, dans une grande nation, nécessairement dispersée et partagée en un grand nombre d'assemblées isolées et partielles, on a osé, pour la première fois, conserver au peuple son droit de souveraineté, celui de n'obéir qu'à des lois dont le mode de formation, s'il est confié à des représentants, ait été légitimé par son approbation immédiate ; dont, si elles blessent ses droits et ses intérêts, il puisse obtenir la réforme, par un acte régulier de sa volonté souveraine. »

Glorification magnanime de la Révolution française, Révolution de science et de démocratie qui pousse jusqu'au bout les conséquences de ses principes. C'est parce que la Révolution affirme toute l'idée de la démocratie qu'elle a produit une commotion profonde dans le monde qui rejette la démocratie ou qui ne l'accepte qu'en l'abâtardissant.

 

L'IDÉAL DÉMOCRATIQUE DE CONDORCET

Et Condorcet, avec un sens merveilleux de l'avenir, comprend que c'est cet abâtardissement de la démocratie qui est le grand péril : Il ne sera plus possible, sans doute, de revenir à l'ancien régime, de ressusciter la tyrannie féodale et l'arbitraire princier. Mais peut-être le doctrinarisme bourgeois interviendra-t-il pour fausser, pour rapetisser la Révolution. Peut-être une classe riche, entreprenante, égoïste et audacieuse, Prétendra-t-elle substituer sa domination étroite au gouvernement démocratique. Elle allèguera qu'elle n'est point une classe, qu'elle se recrute dans la Nation et ne peut être séparée d'elle, et qu'en vertu de l'identité de ses intérêts à l'intérêt général elle représente celui-ci mieux qu'il ne saurait se représenter et s'exprimer lui-même.

Oui, c'est ce resserrement pédantesque, doctrinaire, censitaire de la Révolution et de la démocratie que Condorcet redoute surtout :

« Nous prouverons, dit-il, combien ce principe de l'identité des intérêts, si on en fait la règle des droits politiques, en est une violation à l'égard de ceux auxquels on se permet de ne pas en laisser l'entier exercice, mais que cette identité cesse d'exister, précisément dans l'instant même où elle devient une véritable inégalité. Nous insisterons sur cet objet, parce que cette erreur est la seule qui soit encore dangereuse, parce qu'elle est la seule dont les hommes vraiment éclairés ne soient pas encore désabusés. »

Ce n'est donc pas la démocratie fausse et rétrécie, la démocratie oligarchique, c'est la démocratie entière que Condorcet promulgue au nom de la Révolution. La démocratie est la grande loi de l'avenir, non seulement parce que seule elle réalise le droit de l'homme, de tous les hommes, mais parce qu'elle tend à procurer le bien des hommes, de tous les hommes. C'est toute la masse humaine, si pesante jusqu'ici et si obscure, qu'elle veut hausser à la lumière et au bien-être. En cela, la marche de la démocratie est conforme à la marche de la science ; car la science aussi tend à décharger les hommes, tous les hommes, des plus lourds fardeaux qui les accablent aujourd'hui, et à approfondir, pour l'améliorer, la condition de tous les êtres humains.

Le grand encyclopédiste, qui était, avant la Révolution même, un grand révolutionnaire, confond ainsi dans sa pensée science et démocratie.

« On verra, dit-il dans la suite de l'ouvrage, les arts chimiques s'enrichir de procédés nouveaux ; épurer, simplifier les anciennes méthodes, se débarrasser de tout ce que la routine y avait introduit de substances inutiles ou nuisibles, de pratiques vaines ou imparfaites ; tandis qu'on trouvait en même temps les moyens de prévenir une partie des dangers souvent terribles auxquels les ouvriers étaient exposés ; et qu'ainsi, en procurant plus de jouissances, plus de richesses, ils ne les faisaient plus acheter par tant de sacrifices douloureux et par tant de remords. »

La science ainsi comprise est, comme la démocratie, un organe d'humanité. De même que la chimie, l'histoire politique devient plus humaine en devenant plus profonde. Ce n'est pas seulement par servilité ou bassesse, c'est par incapacité que les historiens n'ont guère étudié et mis en lumière que quelques individus. Pour connaître vraiment la vie de la masse, pour pénétrer dans la condition, dans le secret de milliers et de milliers d'hommes, il faut une vaste information qui ne peut résulter que d'une enquête collective. L'histoire démocratique et humaine est donc beaucoup plus malaisée que l'histoire oligarchique. Mais aussi, quand elle descendra dans les profondeurs de la vie sociale, ce ne sera pas pour l'éclairer d'une vaine lumière, ce sera pour y faire pénétrer peu à peu la justice et la joie.

« Jusqu'ici l'histoire politique, comme celle de la philosophie et des sciences, n'a été que l'histoire de quelques hommes ; ce qui forme véritablement l'espèce humaine, la masse des familles qui subsistent presque en entier de leur travail, a été oubliée ; et, même dans la classe de ceux qui, livrés à des professions publiques, agissent, non pour eux-mêmes, mais pour la société, dont l'occupation est d'instruire, de gouverner, de défendre, de soulager les autres hommes, les chefs seuls ont fixé les regards des historiens.

« Pour l'histoire des individus, il suffit de recueillir les faits, mais celle d'une masse d'hommes ne peut s'appuyer que sur des observations ; et, pour les choisir, pour en saisir les traits essentiels, il faut déjà des lumières et presque autant de philosophie que pour les bien employer.

« Ce n'est donc point seulement à la bassesse des historiens comme on l'a reproché avec justice à ceux des monarchies qu'il faut attribuer la disette des monuments d'après lesquels on peut tracer cette partie la plus importante de l'histoire des hommes... C'est à cette partie de l'histoire de l'espèce humaine, la plus obscure, la plus négligée, et pour laquelle les monuments nous offrent si peu de matériaux, qu'on doit surtout s'attacher dans ce tableau, et soit qu'on y rende compte d'une découverte, d'une théorie importante, d'un nouveau système de lois, d'une révolution politique, on s'occupera de déterminer quels effets ont dû en résulter pour la portion la pies nombreuse de chaque société ; car c'est là le véritable objet de la philosophie, puisque tous les effets intermédiaires de cette même cause ne peuvent être regardés que comme des moyens d'agir sur cette portion qui constitue vraiment la masse du genre humain. »

C'est donc le bien du peuple, de tout le peuple qui est le terme de toutes les sciences et leur mesure, comme il est le terme de la démocratie et sa mesure. « C'est en parvenant à ce dernier degré de la chaîne que l'observation des événements passés, comme les connaissances acquises par la méditation, deviennent véritablement utiles. C'est en arrivant à ce terme que les hommes peuvent apprécier leurs titres réels à la gloire, et jouir, avec un plaisir certain, du progrès de leur raison ; c'est là seulement qu'on peut juger du véritable perfectionnement de l'espèce humaine. »

Même si Condorcet s'était borné à dérouler le tableau du passé et à commenter le présent, il serait permis de dessiner l'idée qu'il se faisait de l'avenir : c'est une pénétration toujours plus profonde (le la démocratie et de la science, c'est l'application toujours plus hardie de ces deux forces au perfectionnement social et individuel de tous les hommes. Mais lui-même, dans l'ombre de la proscription, sous la menace et presque sous le coup de la mort, a développé les vastes perspectives de l'espérance humaine. Il a tracé les linéaments de la « dixième époque », et dessiné les progrès futurs de l'esprit humain. Il a dit avec une netteté admirable :

« Nos espérances sur l'état à venir de l'espèce humaine peuvent se réduire à trois points importants : la destruction de l'inégalité entre les nations, les progrès de l'égalité dans ce même peuple, enfin le perfectionnement réel de l'homme. »

Et l'on voit quelle grande place l'idée d'égalité tient dans son système de l'avenir, notamment l'égalité sociale :

« Cette différence de lumières, de moyens ou de richesses, observées jusqu'à présent chez tous les peuples civilisés entre les différentes classes qui composent chacun d'eux, cette inégalité que les premiers progrès de la société ont augmentée, et pour ainsi dire produite, tient-elle à la civilisation même, ou aux imperfections actuelles de l'art social ? Doit-elle continuellement s'affaiblir pour faire place à cette égalité de fait, dernier but de l'art social qui, diminuant même les effets de la différence naturelle des facultés, ne laisse plus subsister qu'une inégalité utile à l'intérêt de tous, parce qu'elle favorisera les progrès de la civilisation, de l'instruction et (le l'industrie sans entraîner ni dépendance ni 'humiliation, ni appauvrissement ? En un mot les hommes approcheront-ils de cet état où tous auront les lumières nécessaires polir se conduire d'après leur propre raison dans les affaires communes de la vie, et la maintenir exempte de préjugés, pour bien connaître leurs droits et les exercer d'après leur opinion et leur conscience ; où tous pourront, par le développement de leurs facultés, obtenir des moyens sûrs de pourvoir à leurs besoins, où enfin la stupidité et la misère ne seront plus que des accidents, et non l'état habituel d'une portion de la société ?

Oui, répond Condorcet ; et il croit que les trois espèces d'inégalité sociale : l'inégalité de richesse, l'inégalité d'état entre celui dont les moyens de subsistance assurés pour lui-même se transmettent à sa famille et celui pour qui ses foyers sont dépendants de la durée de sa vie, ou plutôt de la partie de sa vie où il est capable de travail, enfin l'inégalité d'instruction iront s'atténuant progressivement. Et parmi les moyens multiples de réduire l'inégalité qu'indique Condorcet, il insiste sur un vaste système d'assurance universelle et sociale.

 

CONDORCET ET L'ASSURANCE SOCIALE

La mutualité, non pas étroite, non pas fragmentaire, non pas superficielle, mais étendue à tous les individus contre tous les risques, y compris celui qui résulte de l'absence de capital, donc la mutualité la plus voisine possible de ce que nous appelons aujourd'hui socialisme, voilà ce qu'entrevoit, ce que propose le grand esprit de Condorcet ; et ici encore c'est la science qui, avec sa théorie des probabilités, intervient pour démocratiser la sécurité et le bonheur.

Par le fait que les ressources d'un très grand nombre de familles dépendent de la vie, de la santé même de leur chef « une cause nécessaire d'inégalité, de dépendance et même de misère menace sans cesse la classe la plus nombreuse et la plus active de nos sociétés.

« Nous montrerons qu'on peut la détruire en grande partie en opposant le hasard à lui-même ; en assurant à celui qui atteint la vieillesse un secours produit par ses épargnes mais augmenté de celles des individus qui, en faisant le même sacrifice, meurent avant le moment d'avoir besoin d'en recueillir le fruit ; en procurant ; par l'effet d'une compensation semblable, aux femmes, aux enfants, pour le moment où ils perdent leur époux, ou leur père, une ressource égale et acquise au même prix, soit pour les familles qu'afflige une mort prématurée, soit pour celles qui gardent leur chef plus longtemps ; enfin, en préparant aux enfants qui atteignent l'âge de travailler pour eux-mêmes et de fonder une famille nouvelle, l'avantage d'un capital nécessaire au développement de leur industrie, et s'accroissant aux dépens de ceux qu'une mort trop prompte empêche d'arriver à ce terme. C'est à l'application du calcul aux probabilités de la vie, aux placements d'argent que l'on doit l'idée de ce moyen, déjà employé avec succès, sans jamais l'avoir été cependant avec cette étendue, avec cette variété de formes qui les rendraient vraiment utiles, non pas seulement â quelques individus, mais à la masse entière de la société qu'ils délivreraient de cette ruine périodique d'un grand nombre de familles, source toujours renaissante de corruption et de misère.

« Nous ferons voir que ces établissements, qui peuvent être formés au nom de la puissance sociale et devenir un de ses plus grands bienfaits, peuvent être aussi le résultat d'associations particulières, qui se formeront sans aucun danger, lorsque les principes d'après lesquels les établissements doivent s'organiser seront devenus plus populaires, et que les erreurs qui ont détruit un grand nombre de ces associations cesseront d'être à craindre pour elles.

« Nous exposerons d'autres moyens d'assurer cette égalité, soit en empêchant que le crédit continue à être un privilège si exclusivement attaché à la grande fortune, en lui donnant cependant une base non moins solide, soit en rendant les progrès de l'industrie et l'activité du commerce plus indépendante de l'existence des grands capitalistes, et c'est encore à l'application du calcul que l'on devra ces moyens. »

Condorcet songeait-il à des mutualités de crédit, et voulait-il appeler dans l'industrie les modestes épargnes, qui se seraient garanties elles-mêmes par l'assurance mutuelle et la variété des placements contre les risques de faillite et de perte totale ? Le poison a glacé cette pensée si noble avant qu'elle ait livré tout son contenu.

 

CONDORCET ET LE PROGRÈS SCIENTIFIQUE

Mais ce n'est pas seulement d'égaliser la condition humaine, c'est de la hausser que se préoccupait Condorcet, et il croyait possible d'améliorer l'homme lui-même, de perfectionner ses facultés, d'aménager si bien la conduite de la vie' et le fonctionnement de l'organisme que la durée de la vie serait certainement prolongée. Il croyait possible d'aiguiser et de nuancer la perception, de pénétrer par le regard jusque dans l'activité interne de la matière, dans le jeu et le mouvement des atomes, et de créer dans la conscience de l'homme un rythme de durée qui lui permette de s'associer à la vie profonde de la nature :« Serait-il absurde de chercher à rendre perceptibles et mesurables des instants qui nous échappent, à nous faire apercevoir dans la durée comme on nous fait apercevoir dans l'étendue des espaces qui sans le secours des instruments ou des méthodes artificielles resteraient insensibles ? Combien, par exemple, dans nos jugements, n'entre-t-il pas d'idées successives dont nous n'avons pas la conscience ? Combien de choses que nous sentons comme simultanées et qui, par leur nature même, ont dû coexister avec une succession d'instants dont nous ne distinguons pas les parties ? Et combien ce secret, si nous pouvions y atteindre, ne nous serait-il pas utile dans l'étendue de la nature et pour la connaissance de nos maux ? »

Or, s'il pressent des transformations qui atteindraient la nature humaine elle-même et en enrichiraient le fonds, à plus forte raison prévoit-il que les prises de l'homme sur le monde seront toujours plus étendues et plus fortes.

« Les procédés des arts sont susceptibles du même perfectionnement, des mêmes simplifications que les méthodes scientifiques ; les instruments, les machines, les métiers ajouteront de plus en plus à l'adresse des hommes, augmenteront à la fois la perfection et la précision des produits en diminuant et le temps et le travail nécessaires pour l'obtenir ; alors disparaîtront les obstacles qu'opposent encore à ces mêmes progrès, et les accidents qu'on apprendrait à prévoir, à prévenir, et l'insalubrité, soit des travaux, soit des habitudes, soit du climat.

Mais quoi ? pour cette haute enquête scientifique qui doit renouveler le monde et l'homme, Condorcet va-t-il appeler, par une démagogique flatterie, toute la foule humaine ? Dira-t-il que tous les hommes peuvent atteindre un niveau assez élevé d'intelligence et de raison pour concourir directement et personnellement aux progrès de l'esprit humain Non, c'est une élite qui créera le progrès, mais une élite toujours plus vaste. De plus en plus la science se fera par les observations d'individus innombrables. De plus en plus elle sera une œuvre collective. Elle procèdera sans cesse de la démocratie dont elle empruntera les plus nobles énergies humaines, et elle retournera sans cesse à la démocratie dont elle accroîtra la puissance sur les choses, la lumière et la noblesse morale. Voilà les pensées magnifiques qui animaient la solitude menacée de Condorcet.

Par ces sublimes espérances, il ne s'élevait point au-dessus de la Révolution, mais il lui donnait toute sa hauteur. A peine s'il permet un moment à sa vaste pensée de revenir sur lui-même.

« Combien ce tableau de l'espèce humaine, affranchie de toutes les chaînes, soustraite à l'empire du hasard comme à celui des ennemis de ses progrès et marchant d'un pas ferme et sûr dans la route de la vérité, de la vertu et du bonheur, présente au philosophe un spectacle qui le console des erreurs, des crimes, des injustices dont la terre est encore souillée et dont il est souvent la victime ! C'est dans la contemplation de ce tableau qu'il reçoit le prix de ses efforts pour les progrès de la raison, pour la défense de la liberté. Il ose alors les lier à la chaîne éternelle des destinées humaines ; c'est là qu'il trouve la vraie récompense de la vertu, le plaisir d'avoir fait un bien durable que la fatalité ne détruira plus par une compensation funeste, en ramenant les préjugés et l'esclavage. Cette contemplation est pour lui un asile, où le souvenir de ses persécutions ne peut le poursuivre ; où, vivant par la pensée avec l'homme rétabli dans les droits comme dans la dignité de sa nature, il oublie celui que l'avidité, la crainte et l'envie tourmentent et corrompent ; c'est là qu'il existe véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su se créer et que son amour pour l'humanité embellit des plus pures jouissances. »

Rayonnantes paroles qui dissipent, jusqu'à l'infini, les ténèbres de la mort et qui répandent sur toute la Révolution, sur ses égarements mêmes et sur ses crimes, une sérénité plus haute que le pardon. Qu'importe donc qu'au moment même où Condorcet méditait tout bas ces sublimes espoirs, Robespierre, qui ne lui pardonnait point quelques railleries sur son caractère de prêtre, ait parlé à la Convention du « lâche Caritat » ? Qu'importe que Condorcet, en un jour de germinal, fatigué de sa longue réclusion volontaire, se soit risqué hors de son asile et reconnu, arrêté, n'ait échappé que par le poison à l'échafaud que les révolutionnaires lui destinaient ? Malgré tout, sa pensée est le patrimoine de la Révolution. En d'innombrables consciences, le même et noble esprit de l'encyclopédie circulait, la même sève généreuse du siècle. Ceux qui s'égorgeaient les uns les autres n'étaient pas mus seulement par des pensées basses, par des jalousies, des fureurs et des haines. Ils croyaient défendre, ils croyaient sauver l'idéal commun et le couteau de la guillotine ne suffit pas à trancher l'invincible lien idéal qui les unit.

 

LA PENSÉE DE ROBESPIERRE

Robespierre s'écriait en mai 1794 :

« Le monde a changé, il doit changer encore... tout a changé dans l'ordre physique, tout doit changer dans l'ordre moral et politique, la moitié de la révolution du monde est déjà faite ; l'autre moitié doit s'accomplir. La raison de l'homme ressemble au globe qu'il habite ; la moitié en est plongée dans les ténèbres quand l'autre est éclairée. Les peuples de l'Europe ont fait des progrès étonnants dans ce qu'on appelle les arts' et les sciences, et ils semblent dans l'ignorance des premières notions de la morale politique ; ils connaissent tout, excepté leurs droits et leurs devoirs. »

Et certes, ces contrastes un peu grossiers et ces oppositions forcées entre le progrès de la science et l'immobilité de la politique semblent médiocres et vulgaires à côté de la grande et compréhensive pensée du philosophe. Pourtant, ici, malgré la sécheresse et l'étroitesse dogmatiques qui le fermaient un peu au large esprit de l'encyclopédie, Robespierre participe en quelque mesure au mouvement encyclopédique, puisqu'il veut réaliser l'unité de l'esprit humain, puisqu'il invite l'homme à mettre dans la science de la vie sociale autant de lumière que dans la science de la 'nature, et à se gouverner lui-même comme il commence à gouverner le monde, c'est-à-dire selon la raison. Même en cet esprit un peu aride le large souffle fertilisant est passé : et lorsque Saint-Just s'écrie : « Le bonheur est une idée neuve en Europe », ou encore : « Le XVIIIe siècle doit être mis au Panthéon », Saint-Just ne fait-il point écho à Condorcet ? ou plutôt le XVIIIe siècle n'a-t-il pas mis entre ces consciences si violemment opposées et ces esprits si contraires, une secrète et fondamentale harmonie qui se révèle aux heures décisives de la pensée ?

Ainsi, au printemps de 1794, les sanglants déchirements de la Révolution ne paraissent avoir entamé ni sa force d'élan militaire, ni son activité économique, ni les prodigieuses réserves de pensée et de force morale qu'elle mettait au service d'un magnifique idéal.