ROBESPIERRE ATTAQUE LES DEUX FACTIONS Quand
donc cessera l'oppression des patriotes ? Robespierre pressent un combat à
mort. Et il prend position à la Convention par son discours du 5 février,
dirigé à la fois contre le dantonisme.et contre l'hébertisme, contre la
faction des indulgents qui, en plein combat, demandent la protection sociale
pour les ennemis de la Patrie et assassinent les révolutionnaires de
« leur douleur parricide » et contre « les faux révolutionnaires » qui
déconcertent sans cesse, par leur déclamation et leur fureur le travail
utile, les mesures d'organisation et de salut et qui, paradant sans cesse, «
aimeraient mieux user cent bonnets rouges que de faire une bonne action ». Dès
lors, il est résolu à frapper des deux côtés à la fois ; il s'installe sur
une hauteur âpre et d'où il pourra balayer tout l'horizon. Jamais il ne
pourra atteindre la démagogie hébertiste s'il n'a pas rassuré tous les
patriotes, tous les révolutionnaires contre la politique de défaillance
traîtresse des indulgents. Et il déclare la guerre aux uns et aux autres.
Mais, que de sacrifices, que d'épreuves va imposer ce double combat ! Robespierre
â le pressentiment aigu de son rôle terrible. C'est lui qui va être chargé de
distribuer la mort à sa droite et à sa gauche. C'est lui qui va équilibrer
l'échafaud ; il se sent devenir le centre de gravité de la guillotine, et,
épuisé de travaux, de luttes, de soucis, malade des premières atteintes
portées à sa popularité et des responsabilités qu'il assume, il sent ses
forces défaillir. Après l'effort de son discours à la Convention, il est
obligé de s'arrêter, et, à partir du 9 février jusqu'au 13 mars, il ne
reparaît plus aux Jacobins. Il ne va pas non plus à la Convention. Couthon,
dont la santé est débile, paie en ce moment les fatigues du siège de Lyon, et
la maladie de Couthon et de Robespierre semble, pendant un mois, livrer les
Jacobins à Collot d'Herbois. Mais celui-ci les fatigue vite de son incapacité
déclamatoire. Robespierre, du fond de la maison Duplay, surveille les
événements. Il sait que le complot hébertiste se précise et se noue. Il sait
que les attaques contre la Convention, contre le Comité de Salut public,
contre ceux qui ne sont plus, selon le mot de Momoro, que « des hommes usés
et des jambes cassées en Révolution », sont tous les jours plus audacieuses.
Et la conclusion, enveloppée encore, commence à se dessiner : épurer la
Convention ou la dissoudre, la subordonner complètement à la Commune et au
ministère de la Guerre par un nouveau 31 mai, ou bien procéder à des
élections nouvelles qui se feraient cette fois sous l'action des comités
hébertistes mobilisant dans toute la France les colonnes de l'armée
révolutionnaire. Ce n'est pas encore une conspiration précise, mais ce sont
des rumeurs qui se propagent, dont le sens peu à peu apparaît. Voici
que Carrier, rappelé de Nantes dans la dernière quinzaine de février, se
déchaîne à son tour. Lui aussi, comme Collot, plus que Collot, se sent menacé
: il n'aura de salut que dans le triomphe de l'hébertisme, et les noyades de
Nantes viennent à la rescousse des mitraillades de Lyon. Robespierre
comprend que pour pouvoir frapper ceux que Danton appelait les
ultra-révolutionnaires, ceux que lui-même appelait les faux-révolutionnaires,
il faut qu'il reprenne contact avec l'énergie du peuple. Il faut qu'il rouvre
devant lui les grandes espérances politiques et sociales de la Révolution.
Saint-Just est revenu des armées pour cette autre bataille, et par lui,
Robespierre lance ce qu'on peut appeler le manifeste révolutionnaire du
Comité de Salut public. LE RAPPORT DE SAINT-JUST DU 8 VENTÔSE Deux
idées dominent le rapport du 8 ventôse an II. D'abord Saint-Just y proteste
contre la fausse clémence. C'est la réplique officielle du Comité •de Salut
public au Vieux Cordelier. Que signifie cette pitié subite pour ceux qui
défendent la cause des tyrans impitoyables ? « Vous
voulez une république ; si vous ne voulez point en même temps ce qui la
constitue, elle ensevelirait le peuple sous ses débris ; ce qui constitue une
république, c'est la destruction totale de ce qui lui est opposé, On se
plaint des mesures révolutionnaires ! Mais nous sommes des modérés en
comparaison de tous les autres gouvernements. En 1788, Louis XVI fit immoler
huit mille personnes de tout âge, de tout sexe dans Paris, dans la rue Mêlée
et sur le Pont-Neuf, La cour renouvela ces scènes au Champ-de-Mars. La cour
pendait dans les prisons ; les noyés que l'on ramassait dans la Seine étaient
ses victimes ; il y avait quatre cent mille prisonniers ; on pendait par an
quinze mille contrebandiers ; on rouait de coups trois mille hommes ; il y
avait dans Paris plus de prisonniers qu'aujourd'hui. Dans les temps de
disette, les régiments marchaient contre le peuple. Parcourez l'Europe : il y
a dans l'Europe quatre millions de prisonniers dont vous n'entendez pas les
cris, tandis que votre modération parricide laisse triompher tous les ennemis
de votre gouvernement. Insensés que nous sommes ! Nous mettons un luxe
métaphysique dans l'étalage de nos principes ; les rois, mille fois plus
cruels que nous, dorment dans le crime. Citoyens, par quelle illusion persuaderait-on
que vous êtes inhumains ! Votre tribunal révolutionnaire a fait périr trois
cents scélérats depuis un an ; et l'Inquisition d'Espagne n'en a-t-elle pas
fait plus ? Et pour quelle cause, grand Dieu ! Et les tribunaux d'Angleterre
n'ont-ils pas égorgé personne cette année ? Et Bender qui faisait rôtir les
enfants des Belges ! Et les cachots de l'Allemagne, où le peuple est enterré,
on ne vous en parle point ! Parle-t-on de clémence chez les rois de l'Europe
? Non. Ne vous laissez point amollir. » Et
voici que Saint-Just, par une allusion directe, met en cause le dantonisme et
Danton lui-même. Et de Danton il ne se borne pas à dire, comme faisait alors
Robespierre, « le patriote indolent et fier ». Il l'accuse
nettement de préparer une réaction générale. « Soit
que les partisans de l'indulgence se ménagent quelque reconnaissance de la
part de la tyrannie, si la République était subjuguée, soit qu'ils craignent
qu'un degré de plus de chaleur et de sévérité dans l'opinion et dans les
principes ne les consume, il est certain qu'il y a quelqu'un qui, dans son
cœur, ourdit le dessein de nous faire rétrograder ; et nous, nous
gouvernons comme si jamais nous n'avions été trahis, comme si nous ne
pouvions pas l'être ! La confiance de nos ennemis nous avertit d'être
préparés à tout et d'être inflexibles. « ...
La première loi de toutes les lois est la conservation de la République. « Il
est une secte politique dans la France qui joue tous les partis ; elle marche
à pas lents. Parlez-vous de terreur, elle vous parle de clémence ;
devenez-vous cléments, elle vous vante la terreur ; elle veut être
heureuse et jouir. C'est ce relâchement qui vous demande l'ouverture des
prisons, et vous demande en même temps la misère, l'humiliation du peuple et
d'autres Vendées... On croirait que chacun, épouvanté de sa conscience et de
l'inflexibilité des lois, s'est dit à lui-même : « Nous ne sommes pas assez
vertueux pour être si terribles. Législateurs philosophes, compatissez à nos
faiblesses. Je n'ose pas vous dire : « Je suis vicieux », j'aime mieux
vous dire : « Vous êtes cruels. » Or (et
c'est ici la seconde grande idée du rapport, c'est le point par où le
terrorisme politique de Saint-Just rejoint son système social), bien loin
qu'il convienne de relâcher maintenant les ressorts de la Révolution, il faut
aller dans le sens des forces révolutionnaires, jusqu'à donner aux pauvres
qui luttent pour la liberté les biens de tous ceux qui la menacent. Ce sera
un expédient d'égalité révolutionnaire, qui n'aura pas seulement pour effet
d'assurer et d'affermir l'action immédiate de la Révolution, mais qui
préparera et annoncera les institutions de justice, les institutions sociales
sans lesquelles la Révolution n'aurait point de base. LES INSTITUTIONS DE SAINT-JUST Saint-Just
répète sans cesse : « Il y a trop de lois, trop peu d'institutions civiles ».
Il entend par là que la société commande, qu'elle prescrit aux individus tel
ou tel acte, mais qu'elle n'a pas créé de vastes organisations qui rendent,
en effet, facile à l'individu l'accomplissement de ces actes. Ce que
Saint-Just demande dans les notes et les fragments qui nous sont restés de
lui, c'est d'abord qu'on institue l'enseignement commun, l'éducation commune. « ...
Les enfants appartiennent à leur mère jusqu'à cinq ans si elle les a nourris,
et à la République ensuite jusqu'à la mort. L'enfant, le citoyen
appartiennent à la Patrie. L'instruction commune est nécessaire. Les écoles
seront dotées d'une partie des biens nationaux. » Ce
qu'il veut encore, c'est limiter les effets sociaux de l'héritage et
constituer un domaine public avec la fortune de ceux qui n'ont pas
d'héritiers directs. « L'hérédité
est exclusive entre les parents directs. Les parents directs sont les aïeuls,
le père et la mère, les enfants, le frère et la sœur. La République
succède à ceux qui meurent sans parents directs. « ...
Nul ne peut déshériter ni tester. » Et il
réclame un système de lois qui fasse du travail une obligation et qui
anéantisse, par conséquent, la propriété aux mains oisives. « Tout
propriétaire qui n'exerce point de métiers, qui n'est point magistrat, qui a
plus de vingt-cinq ans, est tenu de cultiver la terre jusqu'à cinquante ans.
» C'est
la suppression des rentiers, c'est l'obligation pour la bourgeoisie rurale ou
de travailler de ses mains ou de s'adonne' : à l'industrie. « L'oisiveté
est punie, l'industrie est protégée. » L'idéal
est une société où les hommes vivront surtout du travail agricole, et où la
propriété foncière sera extrêmement divisée. Sans doute, Saint-Just ne
proscrit ni l'industrie, ni le luxe. Robespierre avait dit, le 5 février : «
Nous ne voulons dans la République ni l'austérité, ni la corruption du
cloître ». Saint-Just
écrit dans ses notes « La
République honore les arts et le génie. Elle invite les citoyens aux bonnes
mœurs ; elles les invite à consacrer leurs richesses au bien public et au
soulagement des malheureux sans ostentation... Nul ne peut être inquiété dans
l'emploi de ses richesses et dans ses jouissances, s'il ne les tourne au
détriment d'un tiers. » Mais il
attend surtout la force et la grandeur de la République d'une démocratie de
petits propriétaires soutenus contre les accidents et les risques de la vie
économique par un domaine public. « Je
défie que la liberté s'établisse s'il est possible qu'on puisse soulever les
malheureux contre le nouvel ordre des choses ; je défie qu'il n'y ait plus de
malheureux si l'on ne fait en sorte que chacun ait des terres. Là où il y a
de très gros propriétaires, on ne voit que des pauvres : rien ne se consomme
dans les pays de grande culture. « Un
homme n'est fait ni pour les métiers, ni pour l'hôpital, ni pour des hospices
tout cela est affreux. Il faut que l'homme vive indépendant ; que tout homme
ait une femme propre et des enfants sains et robustes ; il ne faut ni riches,
ni pauvres. « Un
malheureux est au-dessus du gouvernement et des puissances de la terre ; il
doit leur parler en maitre... Il faut une doctrine qui mette en pratique ces
principes, et assure l'aisance au peuple entier. L'opulence est une infamie,
elle consiste à nourrir moins d'enfants, naturels ou adoptifs, qu'on n'a de
mille livres de revenus. « Il
faut détruire la mendicité par la distribution des biens nationaux aux
pauvres. « ...
Le domaine et les revenus publics se composent des impôts, des successions
attribuées à la République et des biens nationaux. Il n'existera d'autre
impôt que l'obligation civile de chaque citoyen, âgé de vingt-un ans, de
remettre à un officier public, tous les ans, le dixième de son revenu- et le
quinzième du produit de son industrie... Le domaine public est établi pour
réparer l'infortune des membres du corps social. Le domaine public est
également établi pour soulager le peuple du poids des tributs dans les temps
difficiles. « La
vertu, les bienfaits et le malheur donnent des droits à une indemnité sur le
domaine public. Celui-là seul y peut prétendre qui s'est rendu recommandable
à la Patrie par son désintéressement, son courage, son humanité. La
République indemnise les soldats mutilés, les vieillards qui ont porté les
armes dans leur enfance, ceux qui ont nourri leur père et leur mère, ceux qui
ont adopté des enfants, ceux qui ont plus de quatre enfants du même lit, les
époux vieux qui ne se sont pas séparés, les orphelins, les enfants
abandonnés, les grands hommes, ceux qui se sont sacrifiés pour l'amitié, ceux
qui ont perdu des troupeaux, ceux qui ont été incendiés, ceux dont les biens
ont été détruits par la guerre, par les orages, par les intempéries des
saisons. « Le
domaine public solde l'éducation des enfants, fait des avances aux jeunes
époux, et s'afferme à ceux qui n'ont point de terres. SAINT-JUST ET L'EXPROPRIATION DES SUSPECTS Ces
idées, Saint-Just les portait certainement dans son esprit dès février 1794 ;
en son rapport il n'entre dans aucun détail, mais il fait entrevoir toute une
évolution d'égalité sociale dans l'avenir, et, dès maintenant, il
proclame-que si on laisse en contradiction l'état politique, fondé sur l'idée
de démocratie, ce qu'il appelle l'état civil, c'est-à-dire l'état économique
et social, la Révolution périra. Dès maintenant, il proclame que de vastes
expropriations révolutionnaires appliquées non plus seulement à la propriété
féodale, mais à toute propriété détenue par un ennemi de la Révolution, sont
le complément logique du mouvement et la condition du succès. C'est un
terrorisme nuancé de socialisme : « Je
vous ai dit qu'à la destruction de l'aristocratie le système de la République
était lié. « En
effet, la force des choses nous conduit peut-être à des résultats auxquels
nous n'avons point pensé. L'opulence est dans les mains d'un assez grand
nombre d'ennemis de la Révolution ; les besoins mettront le peuple qui
travaille dans la dépendance de ses ennemis. Concevez-vous qu'un empire
puisse exister si les rapports civils aboutissent à ceux qui sont contraires
à la forme du gouvernement ? Ceux qui font des révolutions à moitié n'ont
fait que se creuser un tombeau. La Révolution nous conduit à reconnaître ce principe
que celui qui s'est montré l'ennemi de son pays n'y peut être propriétaire.
Il faut encore quelques coups de génie pour nous sauver. « Serait-ce
donc pour ménager des jouissances à ses tyrans que le peuple verse son sang
sur les frontières et que toutes les familles portent le deuil de leurs
enfants ? Vous reconnaîtrez ce principe que celui-là seul a des droits dans
notre Patrie qui a coopéré à l'affranchir. Abolissez la mendicité qui
déshonore un Etat libre ; les propriétés des patriotes sont sacrées, mais les
biens des conspirateurs sont là pour tous les malheureux. Les malheureux sont
les puissances de la terre ; ils ont le droit de parler en maîtres aux
gouvernements qui les négligent. » C'était
offrir au peuple révolutionnaire une immense proie. Mais c'était mieux que
cela. C'était donner à la propriété un nouveau fondement juridique. C'était
créer un titre de propriété que tous les citoyens pouvaient conquérir par
l'exercice vigoureux de l'action politique et nationale. C'était annoncer une
révolution de l'état civil analogue et harmonique à l'autre. « Il
s'est fait une révolution dans le gouvernement ; elle n'a point pénétré dans
l'état civil. Le gouvernement repose sur la liberté ; l'état civil sur
l'aristocratie, qui forme un rang intermédiaire d'ennemis de la liberté entre
le peuple et vous. Pouvez-vous rester loin du peuple, votre unique ami ? « ...
Osez : ce mot renferme toute la politique de notre révolution. » L'effet
produit fut immense ; et ce fut bien, pour reprendre l'expression de
Saint-Just lui-même, un coup de génie. Le peuple eut un tressaillement. Non,
la Révolution ne fléchit pas. Non, la Convention ne veut pas endormir les
énergies et fermer l'avenir. Non, le Comité de Salut public ne s'est pas
laissé envahir par l'orgueil du gouvernement. Il veut rester avec le peuple.
Il veut faire tomber les barrières que la propriété oligarchique et
contre-révolutionnaire élève entre les représentants de la Nation et la
Nation, entre le gouvernement de la Révolution et la force de la Révolution.
Comme si un obstacle de glace se fondait, le fleuve reprenait son cours. Le
soir, aux Jacobins, Collot d'Herbois triompha : ‘La
Montagne ne fléchit pas : elle reste toujours le sommet révolutionnaire. » Les
Cordeliers aussi vinrent fraterniser abondamment, non sans une certaine
complaisance pour eux-mêmes. Les malentendus se dissipaient, mais n'était-ce
point leur politique qui l'emportait ? Le Comité de Salut public n'entrait-il
pas dans leur orbite ? C'était l'impression première, dans la surprise et la
joie du coup d'audace de Robespierre et de Saint-Just, dans l'éblouissement
des vastes perspectives sociales qui s'offraient à la Révolution renouvelée. Pourtant
si les hébertistes avaient réfléchi, ils n'auraient pas ainsi abondé en
propos de victoire. Je sais que dans le rapport de Saint-Just il n'y avait
presque aucune pointe contre eux : rien ou presque rien, la phrase seulement
où Saint-Just parle de ce temps étrange « qui déifie l'athéisme et où le
prêtre se fait athée, où l'athée se fait prêtre ». C'était
un ressouvenir amer et presque offensant de la déprêtrisation des uns, du
culte de la Raison des autres. Mais enfin, tout le poids du discours semblait
porter contre les dantonistes. Oui, mais après les agitations et les
polémiques de Philippeaux, après l'équivoque silence de Danton, après les
combinaisons et les intrigues de Fabre d'Eglantine et de Bourdon de l'Oise,
après le scandale contre-révolutionnaire du Vieux Cordelier, Robespierre
n'avait qu'un moyen de combattre l'hébertisme : c'était de rejeter avec éclat
le dantonisme, et la brutalité du désaveu qui frappait l'un annonçait la
force des coups qui frapperaient l'autre. Robespierre
et Saint-Just s'étaient construit la hautaine forterei.se de révolution d'où,
par une double sortie, ils allaient faire place nette tout autour d'eux. LES GRIEFS DE SAINT-JUST CONTRE L'HÉBERTISME Saint-Just
avait pris son parti à fond, plus nettement, sans doute, plus violemment que
Robespierre. Entre toutes les lignes de son rapport perce la résolution aiguë
d'accabler à la fois Hébert et Danton. Contre l'hébertisme et le dantonisme
il avait des griefs d'ordre politique et d'ordre économique. Au point de vue
politique, il reprochait à l'hébertisme d'être la vile créature de
l'enthousiasme révolutionnaire. La violence des gestes et la grossièreté des
propos ne suppléent pas aux défaillances de l'inspiration intérieure. « Il
est peu de grandes âmes capables d'enivrer les hommes à la tête d'une armée.
» Il est
peu de grandes âmes aussi capables de concilier dans la conduite d'une
révolution immense, l'élan héroïque de la volonté et de l'esprit et le souci
de la règle. « Je
pense, disait-il, que nous devons être exaltés : cela n'exclut point le sens
commun ni la sagesse. » Et, dans l'hébertisme, il ne trouvait ni exaltation
sincère, ni prudence révolutionnaire, mais un délire d'ambition tapageuse et
de cruauté cupide. Ces hommes ne sont pas le peuple : ils sont les
fonctionnaires bruyants qui s'étalent au devant du peuple, captant tous les
rayons et tous les souffles et laissant à la foule obscure la joie dérisoire
d'applaudir. « Lorsque
je suis dans une société populaire, lue mes yeux sont sur le peuple qui
applaudit et qui se place au second rang, que de réflexions m'affligent ! » Ou
encore (quelques
jours plus tard) : « Dans
les sociétés populaires, on voyait le peuple, uni à ses représentants, les
éclairer et les juger ; mais, depuis que les sociétés populaires se sont
remplies d'êtres artificieux qui viennent briguer à grands cris leur
élévation à la législature, au ministère, au généralat ; depuis qu'il y a
dans ces sociétés trop de fonctionnaires, trop peu de citoyens, le peuple y
est nul. Ce n'est plus lui qui juge le gouvernement, ce sont les
fonctionnaires coalisés qui, réunissant leur influence, font taire le peuple,
l'épouvantent, le séparent des législateurs qui devraient être inséparables
et corrompent l'opinion dont ils s'emparent... » Dès le
8 ventôse, Saint-Just, tout en paraissant tourner surtout son effort contre
les dantonistes, trouait ce rideau de fonctionnaires hébertistes qui séparaient
du peuple souffrant la Convention calomniée. Ainsi, hébertistes et
dantonistes corrompaient le gouvernement par des formes diverses d'égoïsme.
Et, dans l'ordre économique encore, ils étaient funestes. LES CONCEPTIONS ÉCONOMIQUES DE SAINT-JUST On n'a
pas assez vu combien la conduite politique de Saint-Just était dictée par sa
conception économique. Il savait qu'avec cette dépense insensée de trois
cents millions par mois la Révolution se dévorait elle-même : les assignats
cachaient un moment le déficit mais en bouleversant tous les rapports. Et
demain, dans l'abîme toujours élargi, la liberté, la vie même de la France
disparaîtraient. Lois contre l'accaparement, maximum, réquisition, tout cela
n'était qu'expédients provisoires. Il n'y avait qu'un remède, un seul :
modérer les dépenses. En les réduisant, par un effort plus héroïque que le
don de soi sur le champ de bataille, on pourrait retirer peu à peu les
assignats de la circulation. Aux dépenses diminuées l'impôt normal et annuel
pourrait suffire. En retirant les assignats et neutralisant ces milliards de
papier qui « fermentaient dans la République », qui toujours prêts pour tous
les achats haussaient tous les prix et faussaient toutes les transactions, on
rétablirait la circulation régulière, on dispenserait la Révolution de se
faire conquérante, pillarde et dictatoriale, on sauverait la liberté. C'est
là ce que Saint-Just répétait en toute occasion, à propos des lois sur les
subsistances à la fin de 1792, puis en octobre 1793, dans son rapport sur le
gouvernement révolutionnaire. Il n'osait pas, de peur d'être appelé trop tôt
« à boire la ciguë », déclarer ouvertement la guerre à l'assignat. Mais il
allait en ce sens aussi loin qu'il le pouvait sans se faire accuser de
contre-révolution. Donc il
n'y a qu'un moyen d'être vraiment révolutionnaire, c'est d'être économe. Or
l'hébertisme et le dantonisme sont également dépensiers. L'hébertisme veut
jeter les millions et les milliards de la guerre à l'appétit de ses comités,
de ses bureaux, à la convoitise illimitée de sa fausse plèbe. Et le
dantonisme, par son goût de la vie large et facile, par son indulgence aux
faiblesses humaines, donne un signal de prodigalité qui recueilli, propagé
par les fournisseurs, par les administrateurs de tout ordre, militaires ou
civils, par les généraux et les commissaires aux vivres, déchaîne le
gaspillage et la' corruption. L'austérité
de Saint-Just (j'entends celle de ses doctrines, car le secret de la vie
privée nous échappe et il lui est arrivé, on s'en souvient, d'être dénoncé
par des pétitionnaires pour l'excessive dépense de sa table), n'est donc pas
une sorte de plagiat de la Rome antique. Elle est l'expression d'une
nécessité économique. La Révolution périssait si elle •ne devenait pas un
gouvernement à bon marché, un peuple à bon marché. Chimère sans doute, car
comment compter, pour équilibrer les finances de la Révolution, sur ce
contrôle surhumain qui seul aurait donné quelque efficacité aux vues de
Saint-Just ? Ni l'individu, quelle que soit la puissance des mœurs, n'est
capable de se surveiller ainsi lui-même, ni un gouvernement, quelle que soit
sa force de travail et l'étendue de ses regards, même s'il parvient à
simplifier sa tâche en réduisant « le monde de papier » sous lequel
ploient les ministères, ne peut comprimer les dépenses, ni réformer les
habitudes dans l'immense mouvement d'hommes et de choses que suscite la
Révolution armée aux prises avec l'univers. Mais ce parti pris obstiné de
simplicité gouvernementale et d'économie universelle ajoutait à sa haine
contre l'hébertisme et contre le dantonisme. O bien aveugle Collot d'Herbois,
si vous n'avez pas senti la déclaration de guerre cachée dans le manifeste du
8 ventôse ! bien aveugles Cordeliers ! Mais
peut-être et Collot et les Cordeliers firent-ils tout d'abord semblant de ne
pas comprendre. Collot d'Herbois, s'il était capable de quelque clairvoyance,
se demandait sans doute avec angoisse ce qu'il ferait, en quel camp il
prendrait place le jour où éclaterait le conflit entre Robespierre et Hébert,
entre le Comité de Salut public dont il était membre et le club des
Cordeliers dont il était un des héros. Il essayait sans doute d'écarter ou
d'ajourner ce problème importun en se persuadant que la paix allait être
faite, que le Comité de Salut public se rejetait, avec les Cordeliers, à
l'avant-garde hébertiste. Et les Cordeliers, eux, préoccupés d'élargir le
mouvement, n'étaient pas fâchés de faire croire que le Comité de Salut public
leur donnait raison. Ainsi ils endormiraient les &fiances jacobines et
prépareraient plus sûrement leur coup de main. LE COMPLOT HÉBERTISTE Car
c'est bien un coup de main qu'ils préparaient. Ronsin et Vincent rencontrant,
au jardin des Tuileries, Souberbielle, juré au tribunal révolutionnaire, lui
exposèrent une partie de leur dessein. Il s'agissait de mobiliser l'armée
révolutionnaire et d'égorger les suspects dans les prisons. Mais, sans doute,
ils ne lui révélèrent qu'une partie de leur plan, celle qui correspondait aux
journées de septembre, ils ne lui révélèrent point ce qui correspondait au 31
mai. Ils ne lui dirent point que la Convention aussi serait soumise à une
épuration violente. Et sans doute, arrêtés par son indignation et sa surprise
au début de leurs confidences, ils ne se livrèrent point à fond. Mais quel
sens aurait eu cette mobilisation de l'armée révolutionnaire faite en dehors
du Comité de Salut public, si cette armée n'était pas destinée à être
l'instrument de la dictature hébertiste ? Souberbielle épouvanté courut chez
Robespierre malade, pour l'avertir. Aussi bien, les hébertistes ne cachaient
plus leur dessein. A la
séance du club des Cordeliers, du 14 ventôse (4 mars), ils annoncent tout
haut l'insurrection prochaine. Ils voilent le tableau des Droits de l'Homme
pour signifier que la liberté a subi une éclipse et ils décident qu'il
restera voilé jusqu'à ce que le peuple ait reconquis ses droits et écrasé la
faction. La faction, c'était le parti dantoniste où ils affectaient de
confondre Robespierre. Vincent dénonce la conspiration de Philippeaux, de
Bourdon de l'Oise, de Chabot, « plus profondément ourdie, plus à
craindre que celle de Brissot ». Et il fait appel à la guillotine pour
épouvanter les factieux et les traîtres. LES ATTAQUES DE CARRIER Carrier
se lève pour dénoncer l'homicide pitié qui demande compte maintenant aux
patriotes du sang royaliste qu'ils ont versé pour la Révolution : « J'ai
été effrayé, en arrivant à la Convention, des nouveaux visages que j'ai
aperçus à la Montagne, des propos qui se tiennent à l'oreille. On voudrait,
je le vois, je le sens, faire rétrograder la Révolution. On s'apitoie sur le
sort de ceux que la justice nationale frappe du glaive de la loi. Si un homme
est condamné pour des délits étrangers à la Révolution, leur cœur nage dans
la joie, ils le suivent au supplice ; mais, si c'est un contre-révolutionnaire,
leur cœur se serre et la douleur les suffoque. Mais est-il un délit plus
grave que celui de conspirer contre son pays, d'exposer des milliers d'hommes
à une mort certaine ? » Et il
laisse échapper une protestation effrayante, le cri de colère du bon ouvrier
auquel on prend son outil : « Les
monstres, ils voudraient briser les échafauds ! « Mais,
citoyens, ne l'oublions jamais, ceux-là ne veulent point de guillotine qui
sentent qu'ils sont dignes de la guillotine. Cordeliers ! vous voulez faire
un journal maratiste ; j'applaudis à votre idée et à votre entreprise ; mais
cette digue contre les efforts de ceux qui veulent tuer la République est de
bien faible résistance ; l'insurrection, voilà ce que vous devez opposer aux
scélérats. « Cordeliers,
société populaire, vous dans le cœur desquels a toujours brûlé le feu sacré
du patriotisme, soyez toujours les amis de la Révolution ; veillez, démasquez
les traîtres qui voudraient vous anéantir, et la République impérissable
sortira victorieuse et rayonnante de gloire du milieu des combats que ses
ennemis lui livrent de toutes parts. » Carrier
fut très applaudi. Il n'avait pas nommé Robespierre ; mais c'est à
Robespierre surtout qu'il pensait. LES ATTAQUES D'HÉBERT Hébert,
sans le nommer, le désigne par des allusions un peu voilées d'abord, puis
directes et menaçantes : « Vous
frémirez quand vous connaîtrez le projet infernal de la faction ; il tient
à plus de branches, à plus d'individus que vous ne le croyez vous-mêmes :
cette faction est celle qui veut sauver les complices de Brissot, les
soixante-dix royalistes qui tous ont commis les mêmes crimes, qui, par
conséquent, doivent de même monter à l'échafaud. Pourquoi veut-on les
soustraire au supplice ? C'est que les intrigants se sentent dans le cas de
la même punition ; c'est que d'autres intrigants veulent rallier autour
d'eux ces royalistes, afin de régner sur eux-mêmes et d'avoir autant de
créatures. » La
faction, c'est donc le parti mêlé de Danton et de Robespierre. Les
dantonistes veulent sauver les soixante-dix, parce qu'ils se sentent comme
eux comptables de leurs crimes à l'échafaud. Robespierre veut les sauver pour
avoir une clientèle terrifiée et docile qui lui permette (l'installer sa
dictature. Pourquoi
Chabot n'est-il pas encore frappé ? demande Hébert. Pourquoi Fabre
d'Eglantine respire-t-il encore ? Parce que le rapporteur du Comité de sûreté
générale, Amar, est un ancien noble, un faiseur qui cherche à sauver les
coupables. C'est donc tout le système du gouvernement révolutionnaire, la
Convention et une partie de la Montagne avec Danton, le Comité de Salut
public avec Robespierre, le Comité de sûreté générale. avec Amar, qu'Hébert
attaque et discrédite. Et, de
peur que la colère des Cordeliers ne s'épuise sur les fripons à la Chabot,
c'est la responsabilité de Robespierre qu'Hébert met au premier plan. « Les
voleurs font leur métier ; ils rendront tôt ou tard à la Nation ce qu'ils lui
ont volé, et ce sont les meilleures économies, car tout se terminera par des
restitutions ; ce ne sont donc pas les voleurs qui sont le plus à craindre,
mais les ambitieux ! Les ambitieux ! ces hommes qui mettent tous les autres
en avant, qui se tiennent derrière la toile ; qui, plus ils ont de pouvoir,
moins ils sont rassasiables, qui veulent régner. Mais les Cordeliers ne le
souffriront Das (Plusieurs voix : non ! non !) ». Hébert
accuse Robespierre d'avoir soufflé à Camille Desmoulins, derrière la toile,
ses attaques contre le Père Duchesne. « Ces
hommes qui ont fermé la bouche aux patriotes dans les sociétés populaires, je
vous les nommerai ; depuis deux mois, je me retiens ; je me suis imposé la
loi d'être circonspect, mais mon cœur ne peut plus y tenir ; en vain
voudraient-ils attenter à ma liberté. Je sais ce qu'ils ont tramé, mais je
trouverai des défenseurs (Toutes les voix : oui ! oui !). » Boulanger
lui crie (ce
même Boulanger que bientôt défendra Robespierre) : « Père Duchesne, parle
et ne crains rien ; nous serons, nous, les pères Duchesne qui frapperont. » Momoro
insiste : « Je te ferai le reproche que tu t'es fait à toi-même, Hébert ;
c'est que depuis deux mois tu crains de dire la vérité. Parle, nous te
soutiendrons. » Vincent
est presque amer : « J'avais apporté dans ma poche un numéro du Père
Duchesne, écrit il y a quatre mois ; en comparant le ton de vérité-dont il
est plein à ceux d'aujourd'hui, j'aurais cru que le Père Duchesne était mort.
» Ainsi
pressé et presque sommé, Hébert se décide à sauter le pas, à mettre
personnellement Robespierre en cause, à annoncer, lui aussi, l'insurrection. « Pour
vous montrer que ce Camille Desmoulins n'est pas seulement un être vendu à
Pitt et à Cobourg, mais encore un instrument dans la main de ceux qui veulent
le mouvoir uniquement pour s'en servir, rappelez-vous qu'il fut chassé, rayé
par les patriotes, et qu'un homme, égaré sans doute... autrement je ne
saurais comment le qualifier, se trouva là fort à propos pour le réintégrer
malgré la volonté du peuple, qui s'était bien exprimée sur ce traître... « Ah
! je dévoilerai tous les complots ! Comment est composé le ministère ? Un
Paré ! D'où vient-il ? Comment est-il parvenu ministre de l'Intérieur ? On ne
sait par quelles intrigues ! Un Deforgues ! » Vincent
: « Un Destournelles, insignifiant, instrument passif ! » Et Hébert
annonce que la faction va composer un ministère ultra-modéré. Mais
qu'importent d'ailleurs ces indices nouveaux ? L'impunité assurée aux
traîtres ne suffit-elle point à accuser la faction ? « Hé
bien ! puisque la faction existe, puisque nous la voyons, quel est le moyen
de vous en délivrer ? l'insurrection. Oui, l'insurrection, et les Cordeliers
ne seront pas les derniers à donner le signal qui doit frapper à mort les
oppresseurs (Vifs applaudissements). » C'est
le compte rendu du Moniteur ; il est confirmé par des rapports de police
nombreux et concordants. Etait-ce
une velléité insurrectionnelle et une menace ? Ou bien y avait-il un plan
d'insurrection arrêté, avec des moyens d'exécution préparés ? Il est malaisé
de le savoir quand un parti a un chef aussi inconsistant, aussi médiocre
d'intelligence et de cœur, aussi versatile et couard que l'était Hébert. Cet
homme, qui haïssait Robespierre et qui rêvait de le détruire, était blême de
peur devant lui. Pas une fois il ne lui fit front aux Jacobins. Et maintenant
encore : en plein cœur des Cordeliers, il n'a que des paroles évasives et de
peureuses réticences. Il paraît n'avoir eu aucun système un peu lié, aucune
tactique suivie. LES SOCIÉTÉS SECTIONNAIRES Quand
se pose devant les Jacobins la grande question des sociétés affiliées, il
fait platement sa cour aux vieux Jacobins en abandonnant les sociétés
récentes comme suspectes d'intrigue. Or, il en était beaucoup qui avaient
surgi depuis le 31 mai et qui, nées en quelque sorte de l'insurrection,
pouvaient être les outils de l'insurrection nouvelle. Dufourny,
qui détestait l'hébertisme, avait, lui, le sentiment de ce danger, et il
disait, le 27 janvier, aux Jacobins : « J'ai
déjà dit ce qu'il fallait penser des sociétés sectionnaires de Paris qui
s'isolent dans un petit arrondissement. De même que chaque faux patriote a sa
carte de citoyen, des patentes de tous les pas qu'il a faits ou qu'il n'a pas
faits dans la Révolution, de même les intrigants des sections ont voulu avoir
des sociétés. Elles n'ont pas demandé l'affiliation ; elles ont voulu former
un Comité central à l'Evêché en opposition à la société des Jacobins.
Citoyens, ayez les yeux ouverts sur ces sociétés sectionnaires et sur leur
projet de Comité central. » Si ces
sociétés s'étaient affiliées, elles pouvaient transformer l'esprit jacobin,
l'absorber dans l'esprit cordelier ; et l'hébertisme en aurait reçu une
grande force. L'hébertiste
Saintex le savait bien, lui qui disait dans la même séance des Jacobins : « Je
pense qu'on doit écarter des sociétés populaires tous les intrigants, tous
les patriotes de circonstance ; mais je pense aussi qu'il serait
impolitique, qu'il serait très nuisible à la liberté que les Jacobins
refusassent leur affiliation à des sociétés qui n'ont eu la possibilité
physique de se former qu'à une époque très nouvelle, depuis que des hommes
énergiques et révolutionnaires ont enflammé de l'amour de la Patrie, ont
électrisé par le feu de leurs discours les citoyens éloignés du centre de la Révolution.
N'entravons pas les progrès du patriotisme. » La
manœuvre était très dangereuse pour Robespierre et le Comité de Salut public.
Il le sentit, et c'est pour cela, sans doute, qu'il fit exclure Saintex. Mais
Hébert ne prit aucune part à la lutte. Comme il n'était soutenu 'par aucune
grande idée, il était tout hébété de poltronnerie. L'HÉBERTISME ET LA VIE CHÈRE Sans
doute, les plus confiants et les plus agissants des hébertistes comptaient
sur un mouvement du peuple déterminé par la cherté des vivres. Il y avait
surtout à ce moment une crise de la viande. Les six cents bœufs que la Vendée
expédiait d'habitude à Paris tous les jours ne venaient plus. De plus,
d'énormes réquisitions de bétail étaient faites pour d'immenses armées. Il
fallait de bonne viande pour les nourrir ; il fallait du cuir pour les
chausser. Et à Paris la viande manquait. C'était un effet passager et
inévitable de la guerre et les hébertistes, qui voulaient la guerre à
outrance, étaient bien scélérats de se servir contre le gouvernement
révolutionnaire, contre le Comité de Salut public et la Convention, d'une
crise économique que la guerre provoquait. Ils répandaient des affiches
manuscrites aux Halles, partout où le peuple s'assemblait. Ils les faisaient
distribuer aux longues files de citoyens et de citoyennes qui attendaient à
la porte des boulangers, mais surtout des bouchers. Et comme ils ne pouvaient
dire : « C'est la guerre », ils disaient : « C'est l'accaparement ». Hébert
reprenait peu à peu, contre le commerce, contre presque tout le commerce, le
thème de Jacques Roux, qu'il avait accablé et acculé au désespoir. Mais
l'expérience du 31 mai démontrait que le mouvement spontané et inorganique du
peuple était inefficace. Il fallait des meneurs, un but précis, un plan, une
organisation. LES HÉSITATIONS DE LA COMMUNE Il ne
semble pas que les hébertistes se soient assuré le concours, en quelque sorte
officiel, de la Commune. Chaumette
était trop fluctuant, et on ne pouvait faire fond sur lui. Pendant toute la
crise, Hanriot parut préoccupé et sombre. Que fera-t-il ? Il ne savait. Il se
souvenait des hasardeuses journées du 31 mai et du 2 juin ; et il sentait
bien que cette fois il n'aurait pas contre lui une Convention divisée, plus
qu'à demi livrée à l'insurrection par Danton et Robespierre. Il se heurterait
à la Montagne groupant autour d'elle toute la Convention, à Danton, au Comité
de Salut public, à la politique 'et à la vigueur de Robespierre. Hanriot,
calculateur épais, se réservait. Pache avait, sans doute, quelque sympathie
secrète pour cette vivante et piailleuse niche révolutionnaire qu'il avait
couvée le premier au ministère de la Guerre. Mais il avait l'esprit expectant
et silencieux. Les
hébertistes ne pouvaient non plus. faire fond sur Collot d'Herbois. En ces
jours difficiles, il jouait la conciliation. Il allait des Jacobins aux
Cordeliers, des Cordeliers aux Jacobins. Il morigénait les Cordeliers pour
avoir voilé la Déclaration des Droits de l'Homme : « Est-ce qu'on peut voiler
la nature ? » Et il noyait leur faute sous des effusions fraternelles. Mais
ni il ne désarmait les plus entreprenants des Cordeliers de leurs pensées
insurrectionnelles, ni il n'endormait le regard aigu du Comité de Salut
public. LE PLAN DE RONSIN ET DE VINCENT C'est
Ronsin, semble-t-il, et Vincent qui avaient seuls une idée nette et une
tactique. Ronsin surtout ; c'est par lui que le mouvement cordelier et
hébertiste a un sens. L'idée
mère, c'était de reprendre ou de paraître reprendre la politique de Marat.
C'est pourquoi le cœur de Marat était exposé aux Cordeliers comme une
relique. C'est pourquoi les Cordeliers fondaient un journal impersonnel et
collectif destiné à continuer officiellement la pensée de Marat. Et eux-mêmes
disaient que les vrais révolutionnaires devaient renoncer à toute autre
appellation et se déclarer simplement « maratistes ». Or, être maratiste en
mars 1794, cela, pour les Cordeliers, signifiait deux choses. D'abord il
fallait se débarrasser, d'un coup et par la violence, des ennemis de la
Révolution, il fallait purger les prisons des aristocrates, des modérés, des
Girondins, des suspects de tout ordre qui les encombraient, septembriser les
contre-révolutionnaires. Et (c'était là
encore la pensée de Marat)
pour que cette opération ne se fasse point à l'aveugle, pour que l'ignorante
fureur du peuple ne laisse pas échapper les révolutionnaires et ne s'égare
pas sur des patriotes, il faut que l'opération soit dirigée de haut, avec des
pouvoirs très courts mais dictatoriaux, par un délégué révolutionnaire. C'est
ce que Marat appelait un prévôt révolutionnaire ; c'est ce que les nouveaux
maratistes appelaient « un grand juge ». Ainsi
le chef du pouvoir révolutionnaire serait avant tout un justicier. Mais sur
quelle force active et organisée pouvait compter la Révolution ? Ronsin
n'était pas sûr que la garde nationale marcherait. Mais lui-même Ronsin
n'était-il pas commandant en chef de l'armée révolutionnaire ? C'est
elle qui serait la grande force révolutionnaire. Divers témoins déclarent que
Ronsin voulait la porter à cent mille hommes. Quel crédit accorder à ces
témoignages ? On ne peut les accueillir qu'avec une extrême réserve. Quand on
songe que Billaud Varenne, commentant, le 14 mars, aux Jacobins,
l'arrestation des hébertistes, va jusqu'à dire que Ronsin a proposé à un des
conjurés « de se rendre à Francfort pour avertir nos ennemis du plan de
conspiration et du moment de son exécution », on voit jusqu'où peuvent aller
en ces périodes meurtrières la calomnie et la légende : et l'on devient très
circonspect à juger. Mais, en ce qui touche le rôle destiné par Ronsin à
l'armée révolutionnaire dont il était le chef, les témoignages s'accordent si
bien à la logique de la situation et à la nécessité même des choses, qu'il
est malaisé de ne pas les accueillir. Ronsin n'avait d'autre outil en mains
que l'armée révolutionnaire, et il ne pouvait rien que par elle. Il a songé
certainement à lui donner le plus de puissance possible et d'efficacité.
Billaud dit aux Jacobins « que la conspiration avait des ramifications jusque
dans l'armée. » Comment en serait-il autrement, puisque le Père Duchesne, à
gros paquets et à grands frais, était envoyé dans les camps par le ministère
de la Guerre ? « Tout
a été tenté, ajoute le sombre Conventionnel, pour engager les soldats à
déserter l'armée de la République », et, sous la phrase perfide, on démêle,
en effet, la vérité probable. Les hébertistes donnaient sans doute aux
volontaires, à tous ceux qui pourraient obtenir des congés ou des
permissions, le mot d'ordre de se concentrer à Paris où ils seraient
incorporés à l'armée révolutionnaire, largement payés et associés à la
révolution nécessaire qui, enfin, débarrasserait la France des intrigants et
des traîtres. Des témoins déclarent que Ronsin marquait la• plus vive
admiration pour Cromwell, et ici encore on démêle des analogies, d'ailleurs
superficielles et grossières, qui pouvaient séduire Ronsin. C'est avec une
armée révolutionnaire que Cromwell châtia les traîtres et organisa le
pouvoir. C'est avec une armée révolutionnaire que Cromwell brisa le Parlement
déshonoré et mutilé, le Parlement. Croupion. Et n'était-ce point aussi une
Convention-Croupion que cette assemblée que le peuple avait déjà dû entamer
d'une centaine de Girondins, qui allait être amputée encore des membres
gangrenés de l'affaire Chabot ? Que restait-il donc ? le vicieux Danton et le
cauteleux Robespierre. Cromwell-Ronsin
dispersera sans doute ces débris, et la France révolutionnaire, sillonnée en
tous sens d'une bonne armée de sans-culottes, choisira des hommes neufs. Le
nouveau pouvoir sera aisément populaire. D'abord il débarrassera le peuple,
il débarrassera la cité de cet énorme abcès des prisons qui va grossissant
tous les jours et qui ne se vide que goutte à goutte. Dans les prisons il y a
des patriotes fervents que la faction a incarcérés : ils seront appelés à la
liberté et à la vengeance. Ils sont les indicateurs tout désignés du grand
juge ; quant aux autres détenus, ils seront fauchés en quelques jours, c'est
la méthode humaine, celle qui, en épouvantant les coupables, sauve les
innocents, celle aussi qui épargne aux victimes les angoisses de l'attente,
au peuple la nausée de la guillotine quotidienne et d'une terreur qui, en se
prolongeant, perd ses prises sur les âmes blasées. Le
nouveau pouvoir révolutionnaire amènera l'abondance, et, s'il le faut, il
distribuera au peuple les trésors que le Comité de Salut public a accumulés,
à la Monnaie et au Trésor public ; quel besoin a l'Etat de ce métal puisqu'il
peut créer des assignats ? Mais surtout il est probable que les conjurés
hébertistes qui, par les bureaux de la Guerre, connaissaient et maniaient
tout le mécanisme des approvisionnements militaires, ravitailleraient
largement Paris. Le procédé était simple. Une partie des approvisionnements
immenses que le Comité de Salut public acheminait aux armées serait réservé à
Paris ; et les armées seraient invitées à vivre révolutionnairement sur les
pays occupés. C'est
donc une sorte de coup d'Etat militaire que l'hébertisme préparait, un 18
brumaire démagogique qui aurait déshonoré, ensanglanté et ruiné la France,
qui en aurait fait une Pologne de septembriseurs, dévorant en quelques jours
toutes ses ressources matérielles et morales, le crédit reconstitué de ses
assignats, le crédit de ses armées dont l'admirable discipline humaine dans
les pays conquis arrachait maintenant à Mallet du Pan lui-même un témoignage
d'admiration ; oui, une Pologne démagogique, incohérente, impuissante,
bientôt livrée à la contre-Révolution européenne comme une proie dépecée et
démembrée. C'est l'avenir du monde, pour deux siècles peut-être, qui se
jouait dans cette lutte de l'hébertisme et de la Convention. LA TACTIQUE DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC Le
Comité de Salut public épiait toutes les démarches de l'adversaire. Averti
par la déclaration insurrectionnelle du 4 mars, il attendait ou qu'une
démarche imprudente lui livrât les hébertistes, ou que les indices qu'il
recueillerait sur le projet de conjuration lui permissent d'émouvoir
l'opinion et de rallier le peuple autour de lui. Il savait les faiblesses de
l'ennemi, les hésitations et les poltronneries d'Hébert. Il savait que, le soir
du 4 mars, quand fut faite aux Cordeliers la motion insurrectionnelle,
Vincent constata tout haut que « bien des mines s'allongeaient ». Il
savait qu'aux armées la propagande hébertiste ne parvenait pas à détourner
vers Paris l'élan de patriotisme révolutionnaire tourné contre la vieille
Europe. Il savait que Collot d'Herbois ne songeait après tout qu'à se sauver
lui-même, et qu'à condition qu'on fît semblant de n'avoir pas entendu le
discours de Carrier et qu'on ne créât pas ainsi contre le noyeur de Nantes,
un précédent redoutable au mitrailleur et assommeur de Lyon, le déclamateur
ambigu et prudent laisserait faire. Le Comité savait aussi que le rapport
révolutionnaire du 8 ventôse avait excité dans le peuple le plus vif
enthousiasme. Il admirait que le même gouvernement qui avait discipliné les
forces, organisé la Révolution et la Nation, ouvrit aux citoyens de vastes
perspectives sociales. C'était l'avènement d'un monde nouveau dans les
convulsions du combat. Oui, le Comité de Salut public pouvait agir, il
pouvait se découvrir et frapper l'hébertisme ; il serait suivi. LE RAPPORT D'ACCUSATION DE SAINT-JUST C'est
le 23 ventôse (13 mars),
que le Comité frappa. C'est Saint-Just, cette fois encore, qui fut chargé du
rapport. Fidèle à sa tactique ou plutôt à son point de vue, il se garde de
concentrer sur l'hébertisme toute l'attaque. Et, quand on lit ce discours, on
se demande s'il va être suivi par l'arrestation des dantonistes ou par celle
des hébertistes, ou plutôt on est sûr qu'il sera suivi, peut-être le même
soir, peut-être à quelques jours d'intervalle, de l'arrestation des uns et
des autres ; et ce fut simplement l'impatience des hébertistes se préparant à
un coup de main qui leur assura un tour de priorité. On dit parfois que
Robespierre et le Comité de Salut public se sont servis des dantonistes pour
frapper l'hébertisme et qu'ensuite, par un coup de bascule violent, ils ont
eu raison du dantonisme. Non, la marche du Comité de Salut public ne fut pas
sournoise. Le discours de Saint-Just était une sorte d'acte d'accusation
collectif où Danton était enveloppé comme Hébert. La foudre grondait sur tout
l'horizon à la fois : Saint-Just avait trouvé, dans les soupçons du peuple,
qui s'exagérait volontiers l'intervention de l'étranger dans les affaires
intérieures de la Révolution, le moyen commode de grouper les griefs les plus
divers. C'est de ce centre de perspective qu'il développa tous les complots.
Ou plutôt, il n'y avait, sous l'apparence de complots multiples, qu'un seul
complot, le complot de l'étranger[1] cherchant à perdre la
Révolution, tantôt en corrompant quelques-uns des révolutionnaires pour
déshonorer toute la Convention, tantôt en excitant à « commettre des
atrocités pour en accuser la Révolution et le peuple », tantôt en conseillant
une « parricide indulgence » qui livrait la liberté : Chabot, Hébert, Danton. Saint-Just,
qui avait le sens de la nature, de ses phénomènes larges et un peu confus,
confondait dans un symbolisme vaste les conjurations en apparence les plus
distinctes : « Tous
les complots sont unis ; ce sont les vagues qui semblent se fuir et qui se
mêlent cependant. La faction des indulgents qui veulent sauver les criminels,
et la faction de l'étranger, qui se montre hurlante, parce qu'elle ne peut
faire autrement sans se démasquer, mais qui tourne la sévérité contre les
défenseurs du peuple ; toutes ces factions se retrouvent la nuit pour
concerter leurs attentats du jour ; elles paraissent se combattre pour que
l'opinion se combatte entre elles ; elles se rapprochent ensuite pour
étouffer la liberté entre deux crimes... « C'est
l'étranger qui attise ces factions, qui les fait se déchirer par un jeu de sa
politique, et pour tromper l'œil observateur de la justice populaire... Ces
partis divers ressemblent à plusieurs orages dans le même horizon, qui se
heurtent et qui mêlent leurs• éclairs et leurs coups pour frapper le peuple.
» Le soir
même, Momoro, Vincent, Hébert, Ronsin étaient arrêtés. Et Robespierre,
reparaissant pour la première fois depuis un mois aux Jacobins, venait
prendre la responsabilité de la décision terrible, et surveiller l'effet
produit. Il y eut dans une partie du peuple de la stupeur, chez quelques-uns
un commencement de révolte. « Ce sont nos patriotes, disaient les femmes
aux Cordeliers, il faudra bien qu'on nous les rende. » Mais les meneurs
secondaires des Cordeliers découverts maintenant par l'arrestation des chefs
étaient frappés d'hésitation et de terreur. Peu à
peu les explications données aux Jacobins par le Comité de Salut public
Taillèrent les esprits. Les Jacobins, qui prenaient sur les Cordeliers une
revanche éclatante, se groupèrent en masse autour du Comité de Salut public.
Celui-ci, pour bien marquer qu'il n'entendait faire aucune concession aux
indulgents, fit arrêter, quatre jours après, Hérault de Séchelles et Simond,
accusés d'avoir tenté de sauver un homme prévenu d'émigration. LES AGENTS DE L'ÉTRANGER Dans le
procès fait aux hébertistes, et auxquels Anacharsis Cloots déjà détenu fut
adjoint, on mêla la faction d'Hébert et un groupe d'intrigants, Proli,
Pereyra, Desfieux. Quel lien y avait-il entre ces hommes et la faction
d'Hébert ? Aucun, semble-t-il. Ils étaient, eux, les entremetteurs
internationaux. Ils cherchaient à mettre la République en communication avec
les autres puissances. Ils s'offraient à tous les révolutionnaires préoccupés
de la paix comme les diplomates occultes et bénévoles, comme les négociateurs
secrets et irresponsables que l'on peut utiliser sans péril, pouvant toujours
les désavouer. Ce sont eux qui avaient, un moment, formé l'entourage de
Dumouriez. Ce sont eux qui semblent avoir été initi4 à la politique de
ménagement que Dumouriez et Danton voulaient (si sagement d'ailleurs) pratiquer envers la Prusse pour
la détacher de la coalition[2]. Ce sont eux qui avaient tenté
de réconcilier Dumouriez avec les Jacobins, sans doute pour se donner à
eux-mêmes le moyen de continuer leur rôle équivoque de négociateurs après
l'écrasement prévu de la Gironde, que Desfieux haïssait parce que ses tares d'aventurier
et de failli bordelais étaient connues d'elle. Il y avait donc, en somme, une
sorte d'antinomie entre cette politique d'intrigues européennes tendant à la
paix, et la politique hébertiste tendant à la perpétuité de la guerre.
Rapprocher Anacharsis Cloots et Proli, destiner ces deux têtes au même panier
semblait donc un audacieux et sinistre paradoxe. Mais tous ces hommes
s'étaient rencontrés avec Hébert chez le banquier hollandais Kock, avec les
frères Frey. Chez ces révolutionnaires bataves et autrichiens avaient
fréquenté Chabot comme Proli, Proli comme Hébert et Cloots. Admirable
illustration, pour le Comité de Salut public, de la solidarité qui reliait
entre eux, malgré leur contradiction apparente, ceux qu'il appelait d'un même
mot « la faction de l'étranger ». Ces
à-peu-près terribles se mêlent toujours à la justice des révolutions. L'EXÉCUTION DES HÉBERTISTES Les
hébertistes se défendirent mal ; j'entends par là qu'ils nièrent. Ronsin et
Momoro eurent de la fermeté et du courage. Momoro même, quelques beaux cris
profonds et sincères : « On m'accuse, moi, qui ai tout donné pour la
Révolution ! » Hébert
ne put vaincre son accablement. Mais ni les uns ni les autres n'eurent la
hauteur d'esprit d'avouer leur pensée, de justifier leur tentative, de
proclamer leur dessein. Ils furent condamnés à mort. Momoro envoya à sa femme
un billet d'adieu émouvant et fier : « Ne
garde pas l'imprimerie que seule tu ne pourrais conduire. Elève mon fils à
être républicain, comme je le fus et comme je le suis. Je vais tranquille à
l'échafaud. » Le
grand Cloots, sur la charrette, avait une sérénité admirable. Il regardait
d'un regard bienveillant le peuple immense qui outrageait les vaincus.
Qu'importe ! l'idée ne peut mourir ; et la sans-culotterie universelle
couvrira un jour le vaste monde heureux et apaisé. « Ensevelissez-moi
sous la verte pelouse. » Il rêvait aux bois, aux prairies que commençait
à éveiller germinal, et où circulait la sève infatigable de la vie, éternelle
substance des choses et des êtres. Toutes
les invectives, toutes les insultes, tous les sarcasmes sanglants du Père
Duchesne remontaient vers Hébert : le flot trouble et sale lui rejetait
toutes les ordures qu'à pleins baquets, pendant trois ans, il avait vidées. « Mets
ta tête à la fenêtre, père Duchesne ! Crache donc dans le sac, père Duchesne
! » C'étaient
les muscadins et les contre-révolutionnaires mêlés au peuple grouillant,
c'étaient les révolutionnaires aussi, dans une confusion abjecte et lâche,
qui soufflaient l'haleine de sa propre bouche à celui qui allait mourir.
Hébert pleurait. Quand il fut lié sur la planche, le charpentier aide du
bourreau lui frotta le nez de son bonnet rouge. Ces deux âmes étaient de
niveau. LE MALAISE DE LA CONSCIENCE POPULAIRE Ces
exécutions laissaient le peuple dans un grand trouble. Les uns, en petit
nombre, persistaient à penser, même après le jugement, que les condamnés
étaient innocents. La plupart disaient : Mais à qui donc pourra-t-on se
confier maintenant ? Serons-nous toujours trompés ? Ceux qui font les motions
modérées sont suspects ; et ceux qui font des motions violentes sont des
traîtres qui cherchent à nous éblouir. On
savait gré au Comité de Salut public de sa vigilance, de sa fermeté. Mais on
avait l'impression que, pour ne pas se laisser devancer par les
conspirateurs, il avait été obligé de systématiser un peu les choses, de
forcer les griefs, de transformer en un complot tout formé, tout près
d'éclater, ce qui n'avait été peut-être que le rêve incertain encore
d'esprits surchauffés. Ce malaise descendait, en quelque sorte, de couche en
couche jusqu'au fond de la conscience révolutionnaire, et il allait gâter jusque
dans le passé les souvenirs révolutionnaires et les pieuses admirations du
peuple. Car enfin, ces hommes qui viennent de monter à l'échafaud, ils se
disaient maratistes, et se réclamaient de Marat. Albertine Marat, la sœur du
grand mort, leur avait écrit une lettre d'adhésion et de sympathie. Et où se
renseignait Marat dans les derniers jours de sa vie ? Au ministère de la
Guerre, c'est Vincent qui le tenait au courant des intrigues des généraux,
qui lui dénonçait Custine. Est-ce que Marat, lui aussi, aurait été de la
conjuration ? Est-ce que lui aussi avait songé à faire violence encore à la
Convention, à recommencer contre la Montagne le 31 mai, à instituer une
dictature, à partager le pouvoir avec Hébert et Ronsin ? Les
muscadins répandaient ces bruits pour affoler, en quelque sorte, la piété
révolutionnaire du peuple et glacer en lui, par un doute universel, le feu de
la Révolution. Les
amis d'Hébert chuchotaient aussi ces choses, pour mêler dans l'imagination du
peuple hébertisme et maratisme, pour glisser un remords et une épouvante dans
la joie tour à tour cynique et inquiète de la foule qui s'était moqué
d'Hébert jusque sur l'échafaud. Quoi ! Si Marat avait vécu, est-ce que lui
aussi aurait été de la charrette ? Question terrible, que nul n'osait
formuler, et qui restait au fond des cœurs comme un poids qu'aucune
respiration ne soulevait. LA FACTION DE DANTON Mais
voici une nouvelle angoisse et une nouvelle meurtrissure. C'est le tour de
Danton maintenant et de ses amis. Qui donc pouvait se flatter qu'il échappât
? On a raconté que dans les quinze jour-qui séparent l'arrestation d'Hébert
de celle de Danton, Robespierre disputa Danton et Camille Desmoulins au
Comité de Salut public et au Comité de sûreté générale. Quelle que fût la
sincérité de ces résistances, quelle que fût la souffrance de Robespierre à
livrer son ami Camille et de quelque trouble qu'il fût saisi en voyant le
couteau s'abaisser sur Danton, ce n'était ou ne pouvait être qu'un jeu de
surface. Au
fond, le jour où Robespierre avait décidé de frapper Hébert, il avait livré
Danton. Il avait obtenu l'assentiment révolutionnaire contre l'hébertisme
qu'en rassurant les révolutionnaires ardents contre toute tentative de
modérantisme. Il n'avait entraîné le Comité de Salut public, le Comité de
sûreté générale qu'en promettant tout haut, dans son discours du 5 février,
par le discours de Saint-Just du 8 ventôse, de frapper la faction dantoniste.
C'est le gage que demandaient les terroristes des comités. C'est le gage
qu'exigeaient Billaud Varenne, Collot d'Herbois, Amar. « Nous
nous sommes compromis en frappant une avant-garde téméraire et sans doute
factieuse. Les indulgents aussi ne sont-ils pas des factieux ? A ton tour,
maintenant, Robespierre, de te meurtrir toi-même jusque dans tes amitiés. » Et
Saint-Just était là, pour imposer l'inflexibilité romaine aux révoltes
coupables de l'amitié et aux vaines exigences du cœur. Donc, ils furent
arrêtés et jugés. Et ce qu'il y eut d'atroce, c'est que, comme on n'avait pas
contre Danton et ses amis les éléments matériels de culpabilité immédiate et
flagrante qu'on pouvait relever contre l'hébertisme, il fallut, pour les
accuser, dénaturer tout leur passé, calomnier toute leur vie. Oui, il
fallut faire de Danton un royaliste ; il fallut en faire un vendu ; il fallut
en faire un traître. A l'homme du 10 août, Saint-Just osa dire : « Tu te
cachas dans cette nuit terrible. » Et on le jugea pêle-mêle avec Chabot, avec
d'Eglantine, avec des hommes ou accusés ou convaincus de friponnerie et de
vol. Et Robespierre avait fourni à Saint-Just les notes pour ce rapport[3]. On les a retrouvées. Comment,
par quel effort de pensée a-t-il donc pu jeter cette ombre criminelle sur
toute la vie d'un homme que, le 3 décembre encore, devant les Jacobins,
devant la Révolution, devant le monde il défendait et glorifiait ? Peut-être
aussi eût-il l'effroyable courage de mentir pour payer sa dette et la dette
de la Révolution à ceux qui n'avaient sacrifié l'hébertisme qu'à regret. Il y
eut des résistances. A la Convention, quand on apprit que Danton était
arrêté, l'émoi fut vif. Mais le niveau de terreur passa vite sur les têtes.
Et ces résistances n'eurent d'autre effet que d'amener Robespierre à
s'engager lui-même plus à fond, à donner de sa personne, à s'éclabousser
lui-même du sang de Danton. Quel
est ce privilège, et qui donc ose demander que Danton soit admis à
s'expliquer à la barre. Lui-même l'avait demandé en vain pour Fabre
d'Eglantine : y aura-t-il ici des faveurs pour les grands coupables ? Non,
nous ne voulons pas d'idole ; nous ne voulons pas surtout d'une idole dès
longtemps pourrie. « Idole pourrie », disait Robespierre. Vadier, se frottant
les mains à l'arrestation de Danton comme il fera bientôt à celle de
Robespierre, avait dit : « Nous viderons bientôt ce turbot farci. » Les contre-révolutionnaires
se répétaient ces mots et ils attendaient l'heure où ils pourraient abattre
en effet toute la Révolution comme une idole pourrie, et vider, comme un
turbot farci, le peuple souverain. LE PROCÈS DES DANTONISTES Danton
et ses amis se défendirent devant le tribunal révolutionnaire et se
débattirent. Tantôt Danton semblait accepter et appeler la mort : « Ma
demeure sera bientôt le néant et mon nom vivra dans le Panthéon de
l'histoire. » Ou encore : « La vie m'est à charge, qu'on en finisse ! »
Tantôt il se révoltait contre l'accusation monstrueuse de royalisme, de
trahison, de vénalité. Il sommait ses accusateurs de comparaître, il appelait
et défiait Robespierre absent ; et, par les fenêtres ouvertes de la salle, sa
voix de tocsin allait jusque sur les quais faire vibrer le peuple qui
s'étonnait, ne comprenait plus. Dans sa protestation vigoureuse, un peu
théâtrale parfois, mais puissante, et dont il est vrai que les échos
soulevaient encore ses partisans, il n'y a, sur la marche de la Révolution,
aucune idée d'avenir. Danton n'osait-il pas devant les juges avouer toute sa
politique ; voulait-il à tout prix gagner la foule, et prenant ensuite
l'offensive contre Robespierre, réaliser sa pensée secrète ? Il serait tombé
au gouffre de contre-Révolution. En tout
cas, il n'a pas fait de ce suprême plaidoyer son testament révolutionnaire.
S'il avait un plan, s'il avait un dessein pour modérer la Révolution sans la
perdre, pour organiser la démocratie sans la livrer, il a perdu une occasion
incomparable de les promulguer et_ de prendre possession de l'avenir. Etonné
et effrayé de la résistance des dantonistes, le Comité de Salut public fit
décréter à la Convention que les accusés qui troubleraient l'ordre seraient
mis hors des débats. Ils furent emmenés et c'est en leur absence que le
tribunal révolutionnaire prononça la sentence de mort. Ah ! quel adieu
poignant Camille Desmoulins laissait à sa femme, à sa famille adorée ;
quiconque peut lire cette immortelle page sans être bouleversé jusqu'aux
racines du cœur n'a plus gardé une fibre humaine. Et Danton aussi, à la
minute suprême, eut comme une défaillance du cœur en songeant à sa femme et à
ses enfants. « Allons, Danton, dit-il, pas de faiblesse ! » Et il jeta à ce
peuple qui laissait faire un regard de fierté et de dédain. Ces hommes
aimaient la vie, ils l'aimaient pour elle-même, parce qu'elle était la vie,
parce qu'elle était l'amour, parce qu'elle était la liberté. « Allons-nous
endormir, disait Danton, dans le sein de la gloire. » C'est la gloire qui de
son rayonnement leur cacha l'horreur de la mort. L'ARBITRAGE DE LA GUILLOTINE Ce qui
est effrayant et triste, ce n'est pas que tous ces révolutionnaires,
combattants de la même cause, se soient tués les uns les autres. Quand ils
entrèrent dans ce combat, ils acceptèrent d'avance l'hypothèse de la mort.
Elle était entre eux l'arbitre désignée ; et les partis qui se disputaient la
direction de la Révolution n'avaient pas le temps de ménager d'autres solutions.
Dans ces heures si pleines, si prodigieusement concentrées, où les minutes
valent des siècles, la mort seule répond à l'impatience des esprits et à la
hâte des choses. On ne sait à quel autre procédé les factions rivales
auraient pu recourir pour régler leurs litiges. On imagine mal girondins,
hébertistes, dantonistes, accumulés dans la prison du Luxembourg. Ils
auraient formé avant peu un Parlement captif, un Parlement d'opposition où
Vergniaud, Danton, Hébert, auraient dénoncé d'une même voix la tyrannie
robespierriste. Et nul n'aurait pu dire avec certitude où siégeait la
Convention, aux Tuileries ou au Luxembourg. Autour de cette Convention de
prisonniers illustres se seraient groupés tous les mécontentements et toutes
les forces hostiles au gouvernement révolutionnaire. Dans
les périodes calmes et lentes de la vie des sociétés, il suffit d'enlever le
pouvoir aux partis qui ne répondent pas aux nécessités présentes. Ces partis
dépossédés peuvent préparer leur lente revanche, sans paralyser le parti en
possession. Mais, quand un grand pays révolutionnaire lutte à la fois contre
les factions intérieures armées contre le monde, quand la moindre hésitation
ou la moindre faute peuvent compromettre pour des siècles peut-être le destin
de l'ordre nouveau, ceux qui dirigent cette entreprise immense n'ont pas le
temps de rallier les dissidents, de convaincre leurs adversaires. Ils ne
peuvent faire une large part à l'esprit de dispute ou à l'esprit de
combinaison. Il faut qu'ils combattent, il faut qu'ils agissent, et pour
garder intacte toute leur force d'action, pour ne pas la disperser, ils
demandent à la mort de faire autour d'eux l'unanimité immédiate dont ils ont
besoin. La Révolution n'était plus à ce moment qu'un canon monstrueux, et il
fallait que ce canon fût manœuvré sur son affût, avec sûreté, rapidité et
décision. Les servants n'avaient pas le droit de se quereller. Ils n'en
avaient pas le loisir. A la moindre dispute qui s'élève entre eux, c'est
comme si la Révolution était enclouée. La mort rétablit l'ordre et permet de
continuer la manœuvre. L'entreprise
des révolutionnaires était immense et leur base d'opération était très
étroite. Ils étaient à la merci de Paris. Ce fut le grand crime de la Gironde
d'avoir opposé ou tenté d'opposer les départements à Paris. Ce fut le grand
crime de la Gironde d'avoir obligé Paris à intervenir par la force, le 31
mai, pour mettre un terme aux divisions insensées, à la politique de
déclamation, de contention et de querelle. Si elle n'avait pas, dès
l'origine, brisé l'unité révolutionnaire de la Convention, si les délégués de
toute la France avaient pu délibérer fraternellement, la Révolution aurait eu
une base bien plus large, et le gouvernement révolutionnaire n'aurait pas été
contraint de surveiller avec inquiétude les moindres mouvements du peuple de
Paris. Maintenant,
au contraire, la Convention était encore cernée dans Paris : c'est Paris qui
était le point d'appui et le levier, et comme il suffisait de l'insurrection
de quatre ou cinq mille hommes résolus pour mettre la main sur ce levier, le
Comité de Salut public faisait appel, pour prévenir toutes les velléités
insurrectionnelles, à la rapidité de la mort. Encore une fois, celle-ci était
du jeu, et quelque pitié qui s'attache à ces existences si brutalement
tranchées, ce n'est point cette tragédie de l'échafaud qui émeut le plus
profondément l'esprit attentif. Ce qui
est affligeant et terrible, c'est que les révolutionnaires n'aient pas su
trouver le centre d'action commune qui aurait permis de coordonner tous les
efforts. S'étant divisés, s'étant calomniés s'étant haïs, ils ne pouvaient
plus rendre un peu d'unité à la Révolution décomposée par eux qu'en
supprimant l'adversaire. La mort était la rançon lamentable de leurs fautes,
le contrepoids sinistre de leurs égoïsmes et de leurs erreurs. Les querelles,
les malentendus, les ambitions et les étourderies aboutissaient à cette
anatomie misérable que formule un des dantonistes jetés au Luxembourg : « Désarticuler
les vertèbres du cou. » L'AFFAIBLISSEMENT DE LA RÉVOLUTION La
Révolution était affaiblie non par l'effusion du sang révolutionnaire, mais
par les divisions de pensée et les conflits de conscience qui rendaient
inévitable l'intervention chirurgicale du bourreau. Ce n'est point par la décapitation de tous ces grands hommes, c'est par leur antagonisme que la Révolution fut livrée à la dictature. Supposons que Vergniaud, Danton, Hébert, Robespierre survivent. Si leur querelle s'est prolongée, Bonaparte surgira : il se servira d'abord des uns contre les autres, et puis il les réconciliera par la fusillade, l'emprisonnement et la déportation. En se guillotinant les uns les autres, les chefs de la Révolution ont simplement épargné au futur dictateur militaire l'odieux des sanglantes exécutions. L'effet de ces amputations successives fut moins de supprimer de grandes forces individuelles que de tuer peu à peu la confiance du peuple en la Révolution et en lui-même. Comment aurait-il pu susciter en lui des chefs nouveaux quand Samson, en lui montrant du haut de l'échafaud la tête blême de tous les révolutionnaires, l'avertissait qu'il avait toujours été dupé ? Ainsi chacune de ces existences arrachées emportait à ses racines un peu de la Révolution. |
[1]
Il y avait derrière les Hébertistes les réfugiés étrangers qui poussaient à la
guerre à outrance : Cloots, Kock, Proli ; derrière les Dantonistes, des sujets
ennemis, comme les Frey, beaux-frères de Chabot, considérés comme les espions
du gouvernement autrichien, comme l'équivoque Gusman et bien d'autres. — A. M.
[2]
Proli avait été employé par Danton après la trahison de Dumouriez à des
négociations secrètes avec l'Autriche, par l'intermédiaire de sa mère restée à
Bruxelles. Il avait figuré ensuite dans le parti hébertiste. Les papiers de
Vonck, conservés à la bibliothèque royale de Bruxelles, prouvent qu'il avait
été employé par Kaunitz à répandre l'argent parmi les démocrates belges. — A.
M.
[3]
On trouvera ces notes dans mon livre Robespierre terroriste. Je les al
vérifiées et ai prouvé leur exactitude. — A. M.