COLLOT D'IIERBOIS À LYON Collot
d'Herbois, à Lyon, aurait eu singulièrement besoin d'être averti, car, par
une sorte de malentendu sinistre, peut-être à demi volontaire, il outre et il
fausse le sens du vote si terrible de la Convention. Le
décret avait dit : « La ville de Lyon sera détruite ; tout ce qui fut habité
par les riches sera démoli, il ne restera que la maison du pauvre, les
habitations des patriotes égorgés ou proscrits, les édifices spécialement
employés à l'industrie, et les monuments consacrés à l'instruction publique.
» Le
décret est formidable : mais au fond il laisse subsister Lyon, car pourquoi
conserver les édifices spécialement employés à l'industrie si l'industrie ne
doit pas renaître, si les ouvriers ne doivent pas rester groupés dans la
cité, si bientôt les métiers ne doivent pas battre de nouveau ? Tous les
termes étaient calculés pour concilier l'effet de terreur que la Convention
voulait produire sur les imaginations avec la nécessité de conserver à la
France une magnifique force de travail et de richesse. C'est sans doute ainsi
que Couthon eût interprété la pensée de la Convention. Mais il fut suspect de
faiblesse et, pour des raisons ou sous des prétextes de santé, il demanda à
être déchargé de ce fardeau. C'est
Collot d'Herbois, qui représentait, au Comité de Salut public, l'élément le
plus voisin de l'hébertisme, qui reçut mission d'appliquer le décret. Et tout
de suite, il ne voit que l'enseigne théâtrale : Lyon sera détruit. Et c'est à
la lettre qu'il veut détruire Lyon : il n'y restera, si on le laisse faire,
ni une pierre, ni un homme. Son plan est de déporter, de disperser sur toute
l'étendue de la France, toute la population ouvrière lyonnaise, cent mille
prolétaires. Il ne sait rien de Lyon, de son passé glorieux et triste, de ses
révoltes sociales ; il ne sait rien des grandes grèves répétées par où,
depuis trois siècles, la classe ouvrière lyonnaise préludait aux grandes
luttes prolétariennes des temps futurs. Il ne soupçonne pas la force de révolution
latente cachée sous la résignation triste de ces hommes. « Il
faut, écrit-il à Robespierre le 3 frimaire an II, licencier, faire évacuer
cent mille individus travaillant, depuis qu'ils existent, à la fabrique, sans
être laborieux, et bien éloignés de la dignité et de l'énergie qu'ils doivent
avoir ; intéressants à l'humanité, parce qu'ils ont toujours été opprimés ou
pauvres, ce qui prouve qu'ils n'ont pas senti la Révolution. En les
disséminant parmi les hommes libres, ils en prendront les sentiments, ils ne
les auront jamais s'ils restent réunis... » II
écrit à Couthon, le 11 frimaire : « Tu m'as parlé des patriotes de cette
ville ; penses-tu qu'il puisse jamais y en avoir ? Je crois la chose
impossible. Il y a soixante mille individus qui ne seront jamais
républicains. Ce dont il faut s'occuper, c'est de les licencier, de les
répandre avec précaution sur la surface de la République, en faisant pour
cela le sacrifice que notre grande et généreuse nation est en état de faire.
Ainsi disséminés et surveillés, ils suivront au moins le pas de ceux qui
marcheront avant ou à côté d'eux. Mais réunis, ce serait pendant longtemps un
foyer dangereux, et toujours favorable aux ennemis des vrais principes. » C'est
la déportation en masse du prolétariat lyonnais. Collot prend pour de la
paresse, pour de l'atonie, cette réserve, cette habitude discrète' et
silencieuse d'hommes qui dépensent à leur travail accoutumé plus d'attention
que de force musculaire. Mais, comment peut-il oublier que ce sont les
ouvriers lyonnais, qu'il accuse de n'avoir pas « senti la
Révolution », qui ont contribué le plus efficacement, par la révolte, à
la suppression des octrois dans toute la France. ? Comment peut-il oublier
qu'ils avaient formulé récemment un nouveau tarif des salaires avec des
considérants d'une haute portée sociale ? Et si le désarroi survenu dans la
fabrique de soieries a anéanti leur élan, s'ils ont été pris d'hésitation à
la pensée que l'austérité révolutionnaire proscrirait peut-être ou ruinerait
leur délicate industrie, est-ce une raison pour désespérer d'eux à jamais ?
Ne convient-il pas de les rassurer, au contraire, de leur montrer que la vie
d'un peuple renouvelé par la Révolution n'exclura pas la délicatesse du luxe
? Si on
avait laissé faire Collot d'Herbois, s'il avait pu appliquer son programme
jusqu'au bout, cette magnifique agglomération ouvrière qui, dans la première
moitié du dix-huitième siècle, a donné à tout le prolétariat européen une
impulsion si vigoureuse et de si tragiques leçons d'héroïsme, aurait été
dispersée comme une poussière à tous les vents. Collot d'Herbois, penché sur
ce puits sombre dont il ne percevait pas le bouillonnement profond, rêvait de
le tarir ou de le combler. A ce maniaque de destruction qui, en dissipant un
immense rassemblement prolétaire, faisait œuvre de contre-révolution
économique et sociale, il aurait fallu des conseils de prudence, des rappels
ou à l'humanité ou au bon sens, ou mieux, à la Révolution. Mais non, tandis
qu'il s'enivre lui-même de sa puissance, comme un roi de théâtre dont le rôle
se prolongerait soudain dans la vie, tandis qu'il ne cesse de répéter « qu'il
lance la foudre », il y a à côté de lui l'hébertiste Ronsin qui lui souffle
des fureurs meurtrières ; et il y a à Paris l'hébertiste Vincent qui placarde
les férocités de Ronsin. Ronsin écrit à Vincent : « Il n'y a pas quinze cents
lyonnais qui méritent de vivre. » Vincent fait de cette lettre une affiche,
comme pour propager dans Paris une contagion de folie haineuse, et pour
rendre impossible à Robespierre, au Comité de Salut public, d'avertir Collot
d'Herbois qu'il s'égare. C'est le militarisme sauvage de la guerre de Trente
ans transporté dans la Révolution. A Nantes, Carrier pousse si loin la
répression, qu'il ameute contre lui les patriotes eux-mêmes. Mais ils ne
peuvent plus l'aborder. Il ne vit qu'avec des officiers ; là, il ne rencontre
ni contradiction, ni blâme, et les plus farouches consignes s'exécutent avec
entrain comme à un lendemain d'escalade. Or, Carrier adopte l'hébertisme et
est adopté par lui. L'IMPÉRIALISME HÉBERTISTE L'hébertisme
enfin est militariste par son goût pour la guerre illimitée. Elle est devenue
pour lui une carrière ; c'est là que tous les tape-durs, sans emploi
maintenant dans les sections, pourront déployer leur vigueur et monter en
grade. C'est là que ce besoin de commander, de despotiser, qui se développe
dans les révolutions prolongées chez les petits groupes d'hommes ardents qui
mènent la bataille, trouvera une satisfaction durable et permanente. « Ne
discutez pas, disait Boissel aux révolutionnaires des sections, jouez du
bâton. » Mais jouer du bâton prépare à jouer du sabre ; les armées
révolutionnaires qui font des battues dans les fermes pourraient être
licenciées ; si la guerre avec le monde continue, les galons seront
solidement cousus aux manches, et le panache sera fortement attaché au
chapeau. Par la prolongation de la guerre la Révolution va à la ruine ou à la
servitude. Elle dépense trois cents millions par mois : la France dévore sa
substance. Elle peut bien, par un effort héroïque de bravoure, d'abnégation,
relever l'assignat malgré ce fardeau écrasant. Elle peut, d'un mouvement
presque surhumain, marcher, respirer, combattre ; mais combien de temps ?
Bientôt, ou elle tombera épuisée, ou elle sera obligée, pour se refaire, de
demander à la guerre le moyen de nourrir la guerre, de faire de la guerre
l'industrie nationale de la Révolution, d'organiser, par des rançons
formidables, le pillage en grand et d'étendre sur les peuples le système tributaire
de l'ancienne Rome conquérante. Dans tous les cas, c'est la défaite de la
Révolution, soit qu'elle succombe au déficit de ses finances et de ses
forces, soit qu'elle se renie elle-même en suivant un Imperator. C'est là ce
qu'avait pensé Robespierre quand il s'était opposé en 1792 à la déclaration
de guerre si imprudemment déchaînée par Brissot. Et c'est ce qui lui faisait
dire maintenant : « La guerre étrangère est le péril mortel pour la liberté.
» Brissot
menait à Hébert, qui mènera à Bonaparte. Girondisme, hébertisme, bonapartisme
sont trois termes liés. Ce que l'hébertisme pardonnait le moins à Danton,
c'est d'avoir cherché, quand il était au Comité de Salut public, à négocier
la paix ; il fermait le débouché immense que ces armées de douze cent mille
hommes avec leur énorme appareil d'administration et de commandement
offraient aux ambitions et aux convoitises qui, par le monopole des
certificats de civisme, se seraient réservé le monopole des grades, des
fournitures et des emplois. Et Robespierre aussi était suspect parce qu'on le
soupçonnait de désirer la fin de la guerre. CLOOTS ET LES FRONTIÈRES NATURELLES A la
seule idée que l'on traiterait peut-être avant d'avoir assuré à la France au
moins l'embouchure du Rhin, Anacharsis Cloots, que l'esprit de système jetait
à l'hébertisme dans la question extérieure comme dans la question religieuse,
criait au scandale. Cloots se débattait dans de lamentables contradictions. J'ai
dit quelle était la grandeur de sa formule juridique de la souveraineté du
genre humain. Appliquée aux faits avec discernement, elle pouvait tempérer
les égoïsmes et particularismes nationaux, préparer une vaste union des
peuples, prélude nécessaire de leur unité. Il y aurait eu folie à attendre
des effets immédiats de la force l'organisation unitaire du genre humain.
Même victorieuse, cette guerre effrénée et universelle n'aurait abouti qu'a
une monstrueuse dictature militaire, à un césarisme énorme pesant sur
l'univers. Et Cloots disait : « Je consens à ce qu'on ne pousse pas la
guerre aussi loin que s'étendra un jour prochain la souveraineté humaine ». Il se
contentait, en attendant, d'agrandir la France jusqu'au Rhin et à l'Escaut.
De là, son influence révolutionnaire rayonnerait nécessairement sur le monde.
Oui, mais pourquoi faire de l'annexion de toute la rive gauche du Rhin et des
bouches de l'Escaut une condition nécessaire de paix ? Pourquoi proclamer,
comme il le fit aux Jacobins, le 10 octobre, comme il ne cessa de le répéter
dans tous les journaux qui accueillirent sa lettre ouverte aux Bataves et aux
Belges, que si ceux-ci n'étaient pas incorporés révolutionnairement à la
France révolutionnaire, il n'y aurait qu'une paix honteuse et hypocrite, une
paix scélérate, « une paix plâtrée » ? Si la
France est tenue envers tous les groupes révolutionnaires épars dans les
autres pays à s'annexer ces pays pour étendre la garantie de la Révolution,
pourquoi ne pas incorp6rer tous les Etats de l'Allemagne, tous les Etats de
l'Italie ? Et, si elle n'est obligée envers les groupes révolutionnaires
d'Italie ou d'Allemagne qu'à cette protection indirecte qui résultera pour
tous les hommes de la fière autonomie de la France de la Révolution et d'un
glorieux exemple de liberté, pourquoi serait-elle contrainte : en tous cas,
quelles que puissent être les chances et les combinaisons de paix, à
s'annexer Belges et Bataves ? C'est qu'au fond Cloots ne veut pas de la paix,
tant que la France révolutionnaire n'aura pas assimilé à elle, même par la
force mise au service de l'idée, tous les peuples qui contiennent des
éléments de révolution assimilables. Il a dans les forces de la France une
confiance indéfinie, inépuisable. Et ce serait une énorme jactance, si Cloots
n'était vraiment, et en toute sincérité, possédé par son rêve. « Tout
est grand, colossal, sublime en France. Nous ne comptons que par millions de
soldats et par milliards de livres. Il semblerait à chaque recrutement que la
guerre commence. « —
C'est bien le moment de nous parler de paix, à nous qui, par la réquisition
de nos jeunes gens et par le démonnayage de nos assignats, venons de
construire deux bastions devant lesquels se briseront tous les efforts de la
ligue royale. Nous avons dans Paris les mines du Pérou, les foyers des
Cyclopes, le levier d'Archimède et le coup de pied de Pompée. » Vantardise
démesurée et débordante. Mais est-ce bien Pompée, est-ce bien le chef des
aristocrates qui peut, en frappant du pied, faire jaillir des légions ? Non,
c'est la Révolution aujourd'hui, ce sera César demain, et cette guerre
toujours recommençante, cette guerre sans limites et sans fond, cette
réquisition toujours renouvelée des forces évoquent en effet d'avance ces
formidables réquisitions impériales qui vont dévorer les générations.
Comment, dans un tel état d'esprit, Cloots pourrait-il consentir sérieusement
à s'arrêter même à la limite du Rhin ? Ce n'est pour lui qu'une halte, un
arrangement tout provisoire et dont on annonce dès maintenant qu'il sera
dépassé. Il ne
suffit pas à Cloots d'incorporer Belges et Bataves ; il ne lui suffit pas
d'exiger et de prendre Bruxelles, Ostende, Amsterdam, pour équilibrer dans la
formation française le Nord et le Midi, les pays de vignobles et d'huiles et
les pays de blé et de bétail. Il ne lui suffit pas d'annoncer qu'aux Belges
et aux Bataves sera appliquée, comme aux Français, l'intégralité -du
programme hébertiste : destruction du culte, anéantissement des aristocrates,
déportation des suspects et des fanatiques. L'expansion française
révolutionnaire continuera jusqu'à ce que la France se confonde avec
l'universelle sans-culotterie. « Examinez
notre position géographique et vous sera& convaincus que l'embouchure, du
Rhin est essentielle à notre bonheur. Et encore si le peuple souverain,
s'arrête sur le Rhin, ce sera par condescendance, par pitié pour les sots. » Il ne
s'y arrêtera pas longtemps : « Mais
en nous étendant tout le long du Rhin, cet accroissement de prospérité rompra
la balance politique ; mais rien n'arrêtera le torrent de la sans-culotterie.
Voilà des mais incontestables ; cette perspective n'alarmera que les coquins
et les idiots. Il faudra respecter un citoyen français comme jadis un citoyen
romain. Et comment défendra-t-on à nos voyageurs, de dessiller les yeux aux
peuples asservis ? Où sera l'audacieux qui interrompra nos chants
patriotiques ? Notre commerce fera circuler la vérité avec le superflu de
l'univers, par les bouches du Rhin et du Rhône, deux cornes d'abondance.
Toutes les villes ci-devant hanséatiques, depuis Brême et Strasbourg, jusqu'à
Lubeck et Riga, secoueront un joug odieux pour fraterniser avec nous, pour
s'incorporer à l'instar de nos établissements maritimes dans la République
des Droits de l'Homme. C'est
presque la carte de la France napoléonienne. Je l'ai dit, hébertisme,
césarisme : le rêve d'unité et d'absorption légué au César par la Révolution
épuisée. ROBESPIERRE CONTRE LES JUSQU'AUBOUTISTES A
Robespierre qui sentait cela ; à Saint-Just qui disait avec une fierté
douloureuse : « A chaque bataille nous perdons par milliers des hommes
libres, la coalition ne perd que des esclaves » ; ce parti pris de la guerre
illimitée était odieux. Et, dans les notes où il se résumait à lui-même sa
pensée, Robespierre disait : « Il faut armer non pour aller au Rhin, c'est la
guerre éternelle, mais afin de dicter la paix, paix sans conquête. » Penser
cela, essayer de réaliser cela, c'était offrir à la Révolution la dernière
chance de salut. Il n'y a point contradiction entre cette politique de paix
et la défiance haineuse de Robespierre à l'égard de l'Angleterre, du peuple
anglais comme de son gouvernement. Il ne consentait pas à faire la différence
; il rendait la nation anglaise responsable de la politique de Pitt,
puisqu'elle tolérait Pitt. Mais, c'était encore pour lui un moyen de préparer
la paix en coupant court à toute pensée de propagande. Il disait aux Jacobins
: « Le
peuple anglais est en arrière de vous de deux siècles. S'il veut la liberté,
qu'il la conquière lui-même. » Et cela
signifiait : « Pas plus auprès du peuple anglais qu'auprès des autres
peuples, vous n'avez chance de susciter d'emblée uni mouvement d'opinion qui
vous seconde. Vous êtes donc condamnés à faire la guerre tout seuls et, comme
vous ne pourriez ainsi la soutenir longtemps, il faut saisir toutes les
occasions qui s'offriront de faire honorablement la paix. Il faut profiter
des victoires qu'ont su ménager à la France l'énergie et la sagesse du
gouvernement révolutionnaire, pour « dicter la paix », non pas une paix
ambitieuse et conquérante, mais une paix qui garantisse à la France, dans ses
limites traditionnelles, l'usage paisible et fort de sa liberté enfin
conquise, le droit et le moyen de mettre la Révolution en œuvre et
d'organiser la démocratie. » Quel
scandale pour Cloots ! C'est bien la « paix plâtrée » qui l'indigne, la paix
d'abdication et de trahison, la paix d'humiliation nationale et humaine. Et
l'historien Avenel, fidèle à l'esprit de l'hébertisme et aux métaphores mêmes
de Cloots, désigne les amis de la paix, les révolutionnaires robespierristes,
sous le nom de « pacificateurs plâtriers ». C'est une de ces
gentillesses romantico-hébertistes où se complaît son ironie lourde. Mais,
qu'importait aux hébertistes l'incohérence de Cloots ? Il couvrait de sa
philosophie l'immense appétit de pouvoir militaire, de grades, de galons, de
lucratives conquêtes, que seule la guerre immense et éternelle pouvait
apaiser. Contre
ce parti hébertiste qui n'avait ni programme social, ni programme religieux,
ni tactique militaire, ni système administratif, ni vigueur, ni humanité, et
qui ne représentait qu'une surenchère de sang et le déchaînement illimité du
fonctionnarisme militaire et de la guerre épuisante, Robespierre lutte avec
force, avec un mélangé admirable de fermeté et de souplesse. Il ne le
provoque pas, il n'envenime pas les difficultés par des déclamations et
dénonciations éternelles à la mode girondine. Il oppose aux hébertistes ce
qu'on peut appeler des lois organiques de Révolution, la loi du 17 septembre
qui, pour prévenir le fédéralisme sectionnaire, oblige les Comités de
surveillance à correspondre directement avec la Convention et avec elle
seule, destituant ainsi la' Commune de toute action centrale révolutionnaire,
la loi /lu 10 octobre qui déclare le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la
paix et consolide ainsi le Comité de Salut public contre ceux qui le minaient
sous prétexte de hâter l'application de la Constitution, enfin et surtout la
loi du 4 décembre qui assure la primauté du Comité de Salut public, qui fait
de lui la force exécutive dominante et dirigeante, le centre de toute
correspondance et de toute action. Ce décret remplace les procureurs syndics
de districts, les procureurs de communes et leurs substituts par des « agents
nationaux » ; il décide que les procureurs et substituts en fonctions
garderont leur mandat, sous le nom d'agents nationaux, sauf « ceux qui sont
dans le cas d'être destitués ». LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE C'est
une épuration du personnel administratif révolutionnaire. Et comme c'est la
Convention qui est instituée juge en dernier ressort du maintien ou de la
révocation, c'est la centralisation du pouvoir révolutionnaire. Les agents
nationaux devient correspondre tous les dix jours avec le Comité de Salut
public et le Comité de Sûreté générale qui tiennent ainsi en mains tous les
ressorts. Les conseils généraux, les présidents et les procureurs généraux
syndics des départements sont supprimés ; la présidence du Directoire du
département sera exercée alternativement et pendant un mois seulement par
chacun des membres du Directoire. De là, accroissement énorme de la puissance
des représentants en mission, auxquels faisait souvent échec le procureur
général syndic du département, dont Baudot, en juillet, avait violemment
dénoncé aux Jacobins la fastueuse puissance. De là, par conséquent,
accroissement d'autorité de la Convention ét du Comité de Salut public de qui
les représentants relevaient. De plus, les présidents et les secrétaires des
Comités révolutionnaires doivent être renouvelés tous lés quinze jours et ne
peuvent être réélus qu'après un mois d'intervalle. Donc, pas d'autre autorité
révolutionnaire stable que celle du Comité de Salut public, indéfiniment
renouvelable. Enfin,
la loi décide qu'« aucun citoyen déjà employé au service de la République ne
pourra exercer ni concourir à l'exercice d'une autorité chargée de la
surveillance médiate ou immédiate de ses fonctions ». C'était
un coup très rude à tous ces employés hébertistes du ministère de la Guerre
qui avaient encombré en même temps les Comités de surveillance. Le pouvoir de
la Commune et de l'hébertisme était donc investi et resserré de tous les
côtés, et ces lois, le Comité de Salut public les applique avec une vigueur
inflexible et avec la force morale croissante que lui donnent ses victoires
au dedans et au dehors. ROBESPIERRE DÉFEND DANTON En même
temps, Robespierre ; toujours présent sur le champ de bataille des Jacobins,
défend les révolutionnaires que l'hébertisme menace. Il défend Barère, il
défend surtout Danton, dans la séance vraiment tragique et belle du 3
décembre. De retour d'Arcis-sur-Aube où il avait passé un mois, soit qu'il
fût malade ou fatigué[1], soit qu'il eût déjà le dégoût
des hommes et le besoin de revoir la nature, d'admirer la beauté calme des
arbres, il avait été accueilli aux Jacobins par des murmures. « Quoi
donc, s'écria-t-il, n'ai-je plus la physionomie de la liberté ? » Mais
ces appels presque physiques à la solidarité révolutionnaire avaient cessé
d'émouvoir. Une suspicion vague enveloppait Danton. Robespierre intervint : « Tu ne
sais donc pas, Danton, qu'il suffit d'être patriote pour être calomnié ! Tu
ne sais donc pas ce dont on t'accuse ? Je vais te le dire. Tu as quitté Paris
pour émigrer, pour offrir tes services à la contre-Révolution. Tu ne le
savais pas ? Apprends-le. Ce sont des hommes nouveaux venus dans la
Révolution, mais plus capables, paraît-il, de la servir que toi et moi, qui
ont raconté ces choses[2] ». Sous
cette âpre ironie, Hébert, cette fois encore, garde le silence. C'est à fond,
c'est sans précaution tortueuse, c'est avec le désir évident, passionné, de
sauver cette grande force révolutionnaire, que Robespierre s'engage alors
avec Danton. Et sur ce point encore il fait courageusement reculer
l'hébertisme. ROBESPIERRE BLÂME LES CRUAUTÉS INUTILES Enfin,
s'il est impossible à Robespierre de surveiller de loin les proconsulats
révolutionnaires de Carrier, de Fouché, de Barras, de Collot d'Herbois, s'il
lui est impossible à distance de démêler les actes nécessaires de répression
des sauvageries inutiles de cruauté et d'orgueil où les hommes se laissaient
entraîner, s'il lui est impossible notamment d'entrer en lutte directe contre
son collègue Collot d'Herbois et de risquer ainsi une dislocation du Comité
de Salut public, du moins il fait connaître par tous les moyens que ni la Convention
ni ses représentants « ne doivent multiplier inutilement les coupables ». Il
est de plus en plus étroitement et de plus en plus ouvertement lié à Couthon,
qui eut tous les courages, excepté celui de verser le sang à Lyon. Il envoie
son frère Augustin en mission dans les Bouches-du-Rhône avec des instructions
si fermes mais si humaines que bientôt tous les opprimés se tournent vers
lui, tous les violents lui demandent protection, et que le nom de Robespierre
devient dans cette région du Midi le symbole de la ferme et clémente justice. Quand
les Marseillais envoient une délégation aux Jacobins pour dénoncer les excès
de répression de Barras, Robespierre dit que ce sont de bons patriotes, et
qu'ils doivent être entendus. Il envoie Saint-Just à Strasbourg pour mettre
un terme >à la dictature souvent bouffonne, parfois sanglante, de l'ancien
chanoine allemand Schneider. Et là, la politique de Saint-Just est d'autant
plus remarquable qu'elle est en contradiction, même avec ce que les journaux
dévoués à la Montagne et à Robespierre avaient depuis longtemps conseillé.
Qu'on lise, par exemple, les correspondances de Strasbourg au Journal de
la Montagne en septembre et octobre 1793 ; on y verra que les citoyens de
Strasbourg sont d'un patriotisme révolutionnaire fort tiède, qu'ils sont plus
ou moins dévoués à Dietrich et à la vieille bourgeoise strasbourgeoise, et
qu'il faut se servir des « patriotes allemands », pour révolutionner la
ville. Je lis, par exemple, dans le numéro du 2 septembre : « L'énergie
de la Société populaire s'est soutenue tant qu'il y a eu à Strasbourg une
garnison considérable ; mais cette garnison ayant été affaiblie, les
bourgeois-clients ont levé la tête, et la Société populaire a perdu une
grande partie de la liberté de ses délibérations. Le mal a été augmenté
encore par la permanence des sections. Ruhl, qui jusqu'alors avait paru
attaché à la cause du peuple et que les patriotes chérissaient, leur a tourné
tout à coup le dos, est entré en correspondance avec les sectionnaires
contre-révolutionnaires et n'a cessé dans cette correspondance (le jeter de
la défaveur sur les meilleurs membres de la Société populaire, en plaisantant
sur leur état et sur leur pauvreté ; chose bien propre à faire impression sur
les bourgeois de Strasbourg, qui n'ont de respect que pour la richesse et qui
ne mesurent le mérite d'un homme que par les affaires commerciales et
l'ancienneté de la maison dans la ville impériale de Strasbourg...
Mais il y a des remèdes à tous ces maux et il est encore temps de les
appliquer. Mettez dans Strasbourg une garnison patriote ; chassez sans
miséricorde tous ces gens suspects... Livrez à la vengeance des lois tous les
intrigants qui ont maltraité les patriotes, et troublé les séances de la
Société... Encouragez les Allemands patriotes qui peuvent éclairer le
peuple par leurs discours et leurs écrits. » Or,
c'est précisément cette colonie révolutionnaire allemande qui était devenue,
avec Schneider, maîtresse de Strasbourg ; et c'est son despotisme
révolutionnaire que Saint-Just allait briser. Grand témoignage de l'effort de
modération humaine tenté par Robespierre dans l'atroce déchaînement de la
guerre civile. Ni les mitraillades de Lyon, ni les noyades de Nantes
n'étaient de son goût. C'est à la suite des lettres du jeune Julien, le
disciple vraiment aimé de Robespierre, que Carrier, en février, est 'rappelé
de Nantes par le Comité de Salut public. Cette
œuvre de Robespierre était d'autant plus difficile et d'autant plus méritoire
qu'il voulait épurer peu à peu le mouvement révolutionnaire de ses excès sans
l'affaiblir. Il ne voulait pas, même quand l'énergie du peuple s'égarait, la
décourager et la flétrir. Avertir les imprudents et frapper les fripons, mais
ne pas anéantir l'élan nécessaire de la Révolution et du peuple, quel
problème redoutable, peut-être insoluble, et qui en tous cas ne pouvait être
résolu que par une extrême vigueur morale et une grande subtilité et sûreté
d'esprit. Saint-Just disait : « Le peuple est comme Guillaume Tell : il
faut qu'il touche la pomme sans blesser l'enfant, il faut qu'il se sauve sans
se perdre. » L'INTRIGUE DANTONISTE Pourquoi
donc ceux que l'on appelle les dantonistes ne soutinrent-ils pas Robespierre
? Ce fut un malheur immense et une faute irréparable. Ou ils attaquèrent le
Comité de Salut public par leurs intrigues, ou ils le compromirent de parti
pris. Le refus obstiné de Danton d'entrer dans le Comité de Salut public
créait une situation fausse dont les effets funestes allaient se développant.
Il était ce que serait aujourd'hui un ministrable puissant qui refuserait le
pouvoir. Il devenait, même malgré lui, le centre d'opposition. Même quand il
paraissait soutenir le Comité de Salut public, ce concours éveillait des
défiances. Danton demande en août que le Comité de Salut public soit le seul
pouvoir, que les ministres ne soient que des commis. Il voulait sans doute
créer l'unité du pouvoir révolutionnaire. Il reprenait sous une autre forme,
la proposition qu'il avait faite, tendant à choisir ou à pouvoir choisir les
ministres dans la Convention. Mais
Robespierre, défiant, crut que Danton voulait l'accabler d'une responsabilité
immense et exclusive. De même, quand Danton demanda que le Comité de Salut
public ait le maniement direct de cinquante millions pour faire face aux
intrigues du dedans et du dehors, le Comité de Salut public se récria. Ce
serait l'occasion de calomnies incessantes. Et Danton répondit par une belle
parole : « Ceux qui redoutent la calomnie ne seront jamais des hommes publics
». Oui,
mais cette parole aurait eu beaucoup plus de force si lui-même, à ce moment,
ne s'était pas réservé, si on n'avait pu conjecturer qu'il voulait faire
subir à d'autres popularités l'épreuve qu'avait subie la sienne. Surtout,
cette sorte de demi-effacement encourageait l'intrigue. Tous ceux qui
aspiraient à changer le gouvernement et à le remplacer, tous ceux qui
voulaient ruiner le Comité de Salut public pour se substituer à lui ou pour
ouvrir les chances à l'inconnu, ou simplement par inquiétude d'esprit et
jalousie du pouvoir, tous ceux-là considéraient Danton comme un chef éventuel
; et son silence énigmatique était comme un centre où toutes les ambitions
obscures se rattachaient. FABRE D'ÉGLANTINE Fabre
d'Églantine était le chef et l'inspirateur de l'intrigue. Sa tête, suivant le
mot de Danton lui-même, était un imbroglio. Homme de théâtre, fertile en
combinaisons, observateur ingénieux et ironique, promenant sa lorgnette sur
les événements et sur les hommes, il s'amusait à la politique comme à un jeu
de l'esprit. Et, tout de suite, les rapports difficiles et compliqués de
Robespierre et de l'hébertisme lui apparurent comme une matière admirable à
combinaisons, à complications et à réussites. Ou Robespierre se jetterait
dans l'hébertisme et se livrerait à lui. Alors il se perdait avec la secte
insensée et les dantonistes restaient les maîtres de la Révolution qu'ils
modéraient à leur gré, qu'ils apaisaient et gouvernaient. Ou bien
Robespierre, par peur de l'hébertisme, se replierait sur les dantonistes,
solliciterait leur appui, et alors on le tenait à discrétion, on le
compromettait en exigeant de lui des mesures décisives où sa popularité
s'amoindrirait. Ainsi,
en ce jeu égoïste et subtil, tantôt Fabre d'Eglantine conspire, même avec les
hébertistes, contre le Comité de Salut public, tantôt il veut obliger le
Comité de Salut public à brusquer les opérations contre le parti d'Hébert au
risque de tout compromettre. En septembre 1793, c'est le rapport de
Philippeaux sur les affaires de Vendée qui fournit à Fabre d'Eglantine
l'occasion d'une manœuvre contre le Comité et contre Robespierre.
Philippeaux, en Vendée, avait créé un conflit violent avec Ronsin, avec Rossignol,
les généraux hébertistes. Il revenait de l'Ouest l'âme ulcérée, la parole
toute gonflée d'accusations. Il savait bien qu'au fond le Comité de Salut
public n'avait, pour les délégués du ministère de la. Guerre, qu'une médiocre
sympathie, et la preuve c'est que, peu après, le 2 octobre, le Comité de
Salut public pr9pose, pour la guerre de l'Ouest, tout un plan de
réorganisation qui, sans rompre brutalement avec le parti militaire d'Hébert,
en diminuerait l'importance. Il était donc facile et sage de faire crédit au
Comité de Salut public. Le
patriotisme révolutionnaire voulait que Philippeaux lui fit part,
discrètement, sans tapage, des fautes commises en Vendée. Mais non, il ne
rêve que scandale et vengeance. Le jugement porté par lui sur les hommes et
sur les choses, sur les plans et sur Tes chefs, jugement que contredisent à
fond Choudieu et Levasseur, il faut que la Convention l'adopte ; il faut que
le Comité de Salut public le fasse sien. Et, s'il n'obéit pas sans délai,
s'il ne met pas au premier plan la question Philippeaux, Philippeaux le
dénoncera comme le complice des désorganisateurs, des conspirateurs, des
traîtres. C'était l'heure où l'hébertisme préparait son assaut. Qu'importe à
Philippeaux ? Ou plutôt, c'est tant mieux pour Fabre d'Eglantine, car c'est
seulement par une coalition confuse que le Comité de Salut public peut être
ébranlé et il est bien plus ingénieux d'ailleurs et bien plus divertissant
d'envelopper Robespierre dans un réseau d'intrigues contradictoires où il ne
pourra se reconnaîtra. L'agioteur
politique qu'était Fabre d'Eglantine jouait à ce moment à la baisse sur le
Comité de Salut public, et cette baisse politique, il fallait, comme font les
agioteurs des baisses financières, la déterminer par tous le% moyens. L'ASSAUT DU 25 SEPTEMBRE CONTRE LE COMITÉ DE SALUT
PUBLIC C'est
le 25 septembre que la spéculation se développa et que la bataille se livra à
la Convention. Contre le Comité de Salut public étaient ligués ceux qui, lui
reprochaient sa faiblesse et ceux qui lui reprochaient son exagération. Il
avait contre lui des Montagnards extrêmes auxquels on essayait de faire peur
de sa dictature. Il avait contre lui les dantonistes intrigants et souples.
Il avait contre lui aussi les représentants en mission qu'il avait rappelés,
ou qui, mécontents de leur rôle, se plaignant de l'ingratitude de la
Révolution qui ne reconnaissait pas leurs services, cherchaient à prendre
leur revanche sur le pouvoir. Briez,
qui avait dû livrer Valenciennes, Merlin dé Thionville qui, malgré son
héroïsme, n'avait pu sauver Mayence et qui n'était pas encore tout à fait
relevé du discrédit de la défaite, tous se plaignaient de n'avoir pas été
assez soutenus, exhalaient leur amertume. D'autres pensaient que le Comité
n'avait pas assez épuré les états-majors. D'autres lui faisaient grief de
frapper Houchard après sa victoire d'Hondschoote. Plusieurs s'indignaient ou
paraissaient s'indigner parce que des représentants en voyage avaient été un
moment arrêtés par des autorités révolutionnaires qui invoquaient la consigne
sévère du Comité de Salut public ordonnant de surveiller tous les courriers.
Attentats, tyrannie, incapacité : c'était l'accumulation de tous les griefs,
c'était la coalition immorale et âpre des politiques contradictoires, c'était
une de ces tristes manœuvres dont le régime parlementaire a donné tant
d'exemples, mais qui, dans la gravité formidable des périls publics, était
cette fois vraiment criminelle. Fabre
d'Eglantine, pour avoir tout le loisir de nouer le nœud et d'embrouiller les
fils, voulait que la discussion fût continuée au lendemain. Le Comité allait
sombrer quand Robespierre, véhément, terrible, accusateur, retourna la
Convention et sauva le gouvernement révolutionnaire. LE COMITÉ DE CLÉMENCE Mais
voici que soudain les dantonistes manifestent une impatience extrême de
clémence et d'humanité. Plus de suspects : plus d'effusion de sang ; qu'un
grand comité de clémence absorbe peu à peu tous les autres comités. Oui, mais
la Révolution est-elle donc finie ? Est-il possible de refroidir brusquement
l'effervescence révolutionnaire sans glacer la Révolution ? Voici qu'à ce mot
de clémence qui semble comme un désaveu de toutes les colères et de toutes
les énergies qui ont sauvé la liberté et la France, les
contre-révolutionnaires reprennent espoir ; voici que les patriotes
s'inquiètent et se demandent si ce n'est pas eux qui vont être livrés, si on
ne les châtiera pas de l'ardeur que, hier encore, on encourageait. Voici que
Robespierre, qui ne peut débarrasser la Révolution de l'hébertisme qu'à la
condition de maintenir l'énergie révolutionnaire et de garder la confiance
des patriotes, est soudain débordé, compromis, paralysé par les manœuvres des
dantonistes qui semblent ne lui laisser d'alternative qu'entre la violence
sauvage et un modérantisme contre-révolutionnaire. Jamais il n'y eut plus
funeste inconscience ou plus coupable manœuvre, et grande est la
responsabilité de Danton d'avoir laissé faire. Il s'était tût le 25
septembre. Il se tait encore en décembre. Et il laisse faire Camille
Desmoulins comme il laisse faire Fabre d'Eglantine. Car c'est l'imprudent
Camille Desmoulins, c'est l'étourdi pamphlétaire qui se met subitement à
outrer la modération et la clémence, comme il outra la violence et la calomnie. Oh !
sans doute, la Révolution violente, sanglante, ne pouvait être un régime
normal. Ces guillotines en permanence sur les places des villes, c'était
atroce et humiliant. Sans doute aussi, dans le mouvement révolutionnaire, les
viles et lâches passions, le besoin de domination basse, le goût du meurtre,
le despotisme démagogique et ignominieux, se mêlaient aux plus nobles
passions, aux plus généreux enthousiasmes, à la raison la plus hardie et à
l'esprit de sacrifice le plus sacré. Oui, la France ne pourrait pas vivre
éternellement sous la loi des suspects et sous la discipline des guillotines
ambulantes, des visites domiciliaires, des certificats de civisme. Oui, le
triomphe de la Révolution serait précisément d'apaiser la Révolution, de
rendre à la vie humaine enfiévrée, surmenée, son rythme normal dans une
démocratie ordonnée et une liberté large. LE VIEUX
CORDELIER Oui,
Desmoulins avait beau jeu, dans le numéro du 3 de son Vieux Cordelier,
à dénoncer tous les abus de la triste délation révolutionnaire. Mais était-il
possible, sans trahison, était-il permis à ces fils de la Révolution, à
l'heure tragique où celle-ci était menacée par l'univers, de lui donner les
atroces couleurs du despotisme de Tibère ? « Crime
de contre-révolution à Libon Drusus, d'avoir demandé aux diseurs de bonne
aventure s'il ne possèderait pas un jour de grandes richesses. Crime de
contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d'avoir appelé Brutus et
Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des
descendants de Cassius d'avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de
contre-révolution à Mamercus Scaurus d'avoir fait une tragédie où il y avait
tel vers à qui l'on pouvait donner deux sens... Crime de contre-révolution
d'être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses poches, ce qui était un
malique de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution
de se plaindre du malheur des temps, car c'était faire le procès du
gouvernement. Crime' de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin
dei Caligula... Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son
parent, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs
dont il avait fait mourir les proches, allaient en rendre grâce aux dieux :
ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air
ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendît coupable... Tout
donnait de l'ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité : c'était
un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect.
Fuyait-on, au contraire, la popularité, et se tenait-on au coin de son feu,
cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la
considération. Suspect. Etiez-vous riche : il y avait un péril imminent que
le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Suspect. Etiez-vous pauvre :
comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de près cet homme. Il
n'y a personne d'entreprenant comme celui qui n'a rien. Suspect. Etiez-vous
d'un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous
affligeait, c'est que les affaires publiques allaient bien. Suspect. Un
citoyen était-il vertueux et austère dans ses mœurs ; bon ! nouveau Brutus,
qui prétendait par sa pâleur et sa perruque de Jacobin, faire la censure
d'une cour aimable et bien frisée. Suspect. » Oui,
Desmoulins avait beau jeu, surtout s'il oubliait que la France
révolutionnaire luttait, non pour la tyrannie d'un homme, mais pour la
liberté de tous, s'il oubliait que depuis quatre ans elle avait été toute
enveloppée, toute saturée de trahisons : trahison du roi, trahison de
Dumouriez, trahison des nobles allant à l'étranger grossir les armées
d'invasions et préparer les sinistres hécatombes ; atroce trahison de Toulon
livré aux Anglais. Lui était-il donc interdit de se défendre ? et les révolutionnaires
peuvent-ils faire un crime à la Révolution d'avoir épié les manœuvres
incessantes de l'ennemi qui, en effet, conspirait, intriguait, corrompait,
multipliait les faux assi-' guais, les fausses nouvelles pour ruiner et pour
affoler la France libre ? Le couteau de Desmoulins était ciselé avec un art
incomparable, mais il le plantait au cœur de la Révolution. Il lui était
facile aussi d'attendrir les cœurs par la vision de la liberté apaisée,
humaine et noble. « A.
quel signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine ? Cette liberté ne
serait-elle qu'un vain nom ? N'est-ce qu'une actrice de l'Opéra, la Candeille
ou la Maillart promenée avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de
quarante-six pieds de haut que propose David ? Si par la liberté vous
n'entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre,
il n'y eut jamais d'idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la vôtre. « Ô
mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point de nous
prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, cette liberté
descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de l'Opéra, ce n'est point un
bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons ; la liberté, c'est le
bonheur, c'est la raison, c'est l'égalité, c'est la justice, c'est la
Déclaration des Droits, c'est votre sublime Constitution. Voulez-vous que je
la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle
? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille cho-yens que vous appelez
suspects, car, dans la Déclaration des Droits, il n'y a pas de maison de
suspicion, il n'y a que des maisons d'arrêt. Le soupçon n'a point de prisons,
mais l'accusateur public ; il n'y a point de gens suspects, il n'y a que des
prévenus de délits fixés par la loi, et ne croyez pas que cette mesure serait
funeste à la République, ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous
eussiez prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ?
Mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul
sur l'échafaud sans vous faire des ennemis de sa famille ou de ses amis ?
Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces
égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez qui sont dangereux
? De vos ennemis, il n'est resté parmi vous que les lâches et les malades ;
les braves et les forts ont émigré ; ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée :
tout le reste ne mérite pas votre colère. » Ah oui
! Mais Desmoulins ne faisait qu'ajouter aux tortures de la Révolution : le
supplice de l'homme qui traverse le désert en feu, c'est de songer à la
source fraîche ; l'angoisse de l'homme battu de la tempête s'accroît lorsque,
par-delà la mer des épouvantes et des naufrages, son cœur voit le doux foyer
lointain. Les révolutions demandent à l'homme le sacrifice le plus
effroyable, non pas seulement de son repos, non pas seulement de sa vie, mais
de l'immédiate tendresse humaine et de la pitié. Peut-être, après tout, en
cette lutte tragique de la Révolution contre le monde, le cœur de l'homme
était-il soumis à une épreuve surhumaine. Celui de Danton avait fléchi ;
celui de Desmoulins éclatait. Mais quelle erreur et quel désastre ! Le seul
moyen d'amener, en effet, l'ère de clémence et de rentrer dans la normale vie
humaine, c'était de donner au gouvernement révolutionnaire prestige et force.
Il ne pouvait calmer la Révolution qu'en la sauvant. Il ne pouvait lui rendre
la paix intérieure sans lui donner la paix avec l'univers. Et cette paix, la
Révolution ne pouvait la dicter que par la vigueur de son élan, par la
puissance de son action. C'est
Robespierre qui travaillait vraiment à humaniser la Révolution lorsque, sans
déclamation sentimentale, il donnait à la force révolutionnaire cette unité,
cette rapidité qui préparaient l'apaisement par la victoire. Ce n'était pas
seulement le régime des tribunaux révolutionnaires et la loi des suspects qui
faisaient violence à la nature humaine. Il n'était pas dans l'ordre, non
plus, que quatorze cent mille hommes fussent aux frontières et qu'en bien des
cités, en bien des villages, il ne restât que des femmes et des enfants pour
faire aller les métiers et labourer la terre. Il n'était pas dans l'ordre.
non plus, en une société fondée sur la propriété privée et sur la
concurrence, qu'un régime de réglementation et de réquisition mît tous les
marchands et toutes les marchandises, tous les producteurs et tous les
produits, sous la surveillance révolutionnaire, sous les pénalités terribles
de la loi contre les accapareurs, sous le niveau du maximum. Et pourquoi
Desmoulins décompose-t-il ainsi l'immense crise ? Pourquoi veut-il désarmer
soudain la Révolution de sa vigueur au dedans, quand il ne peut ni désarmer
les quatorze armées révolutionnaires, ni désarmer les lois sur les
subsistances ? Une même détente de paix, de liberté, d'humanité, se produira
en tous sens par la victoire de la Révolution. Et cette victoire est-elle
assurée, en décembre 1793, quand Camille Desmoulins lance ses brûlots de
clémence ? Et, à
quel moment Desmoulins se risque-t-il ? Au moment même où son opération pouvait
le plus compromettre et gêner Robespierre dans la lutte humaine qu'il avait
entreprise contre les • excès de l'hébertisme et les prétentions de la
Commune. C'est
le 29 novembre que Robespierre avait demandé aux Jacobins de procéder à une
épuration générale de leur Comité et de la société elle-même. Il voulait
éliminer quelques-uns des éléments hébertistes qui des Cordeliers avaient
envahi les Jacobins. La
tentative était hardie, car les Jacobins n'était pas une société fermée, ils
étaient ouverts à tous les mouvements de la Révolution, et les infiltrations
hébertistes y étaient profondes. Précisément le jour où Robespierre fait
cette motion, c'est Anacharsis Cloots qui préside aux Jacobins, lui que
Robespierre voulait exclure. C'est le 3 décembre que Robespierre se
solidarise avec Danton. C'est le 4 décembre que la Convention vote la loi qui
organise le pouvoir révolutionnaire et qui assure la primauté du Comité de
Salut public sur la Commune et sur l'hébertisme. Et c'est au moment où
Robespierre a besoin que l'hébertisme, poursuivi par lui, ne soit sauvé par
aucune diversion, c'est au moment où il a tendu la main aux dantonistes,
c'est au moment où il arme le pouvoir révolutionnaire d'une force légale qui
lui permettra d'écraser peu à peu les factions sanglantes et inhumaines,
c'est à ce moment que Desmoulins, sous prétexte d'humanité, fournit à Hébert
une occasion admirable de reprendre l'offensive, compromet Robespierre
solidarisé de la veille avec Danton, en donnant à la politique dantoniste une
couleur de modérantisme et de contre-révolution, et neutralise les effets de
la grande loi du 4 décembre. LE ROYALISME DES DANTONISTES Cette
manœuvre soudaine jetait un tel désarroi dans la marche de la Révolution,
elle servait si bien les intérêts des royalistes et les intérêts des furieux,
c'est-à-dire deux fois les royalistes, l'excès de la fureur devant aboutir au
royalisme par l'épuisement, que les contemporains se sont demandés si Danton
n'avait pas une sorte de pacte secret avec la monarchie. L'hypothèse, est
certainement fausse[3]. Mais le malheur immense et la
faute de Danton, à ce moment, c'est que nul ne sait quelle est sa politique,
quel est le but où il tend. La marche de Robespierre, à cette date, est
décidée et claire. Il aurait voulu, sans violence, refouler peu à peu et éliminer
l'hébertisme, former avec les dantonistes réconciliés un grand parti de la
Révolution à la fois vigoureux et légal qui aurait découragé les forces
ennemies q rendu possible, sans péril pour les patriotes les plus fervents, l'avènement
de la Constitution et des négociations de paix. Au contraire, à voir
l'étourderie avec laquelle, en décembre, les dantonistes déclarent la guerre
à Hébert par des procédés qui aliénaient d'eux nécessairement Robespierre,
ils n'auraient pu, en effet, faire fonds que sur les royalistes assagis, sur
ceux qui auraient accepté le retour à la Constitution de 1791. De là à
supposer que Danton ne répugnait pas à une restauration monarchique, qui
aurait mis sur le trône ou le duc d'Orléans, ou le jeune Louis XVII élevé
loin des siens, et entouré d'un Conseil de régence donnant des garanties à la
nation révolutionnaire, il n'y avait pas loin. Les dantonistes, par les
intrigues de Fabre, d'Eglantine, par les pamphlets de Camille Desmoulins, par
la. Dénonciation retentissante de Philippeaux, reprenaient exactement le jeu
de la Gironde. C'était le système des papiers rolandistes qui recommençait. Et,
de même que les Girondins s'acculèrent eux-mêmes à n'avoir plus d'autre
alliance possible que celle des royalistes, de même que ceux d'entre eux qui
étaient républicains frémirent d'épouvante au bord de l'abîme de
contre-révolution monarchique qui s'ouvrait à leur approche, de même Danton
se serait sans doute foudroyé de son propre anathème le jour où il aurait
constaté qu'en s'éloignant de Robespierre il s'était mis dans l'ombre du
Temple. Il
n'est pas indifférent que deux observateurs aussi remarquables, aussi avisés
que Mallet du Pan et Gouverneur Morris aient cru que la politique de Danton
avait un arrière-fond royaliste. lIs se trompaient, mais leur erreur même est
grave. Mallet
du Pan dit — et on va voir comme les traits sont forcés et souvent inexacts —
: « Dès la fin de novembre, et pour tenir tête aux hébertistes (le parti de
la Commune), Robespierre s'unit avec Danton, son ennemi mortel, mais menacé
comme lui, ayant à se reprocher sa vénalité, les sommes qu'il reçut de la
liste civile, une fortune scandaleuse, des connivences avec le Temple et son
opposition au procès de la reine. » La
fortune de Danton n'était pas scandaleuse ; il n'avait reçu du Trésor royal,
en 1790, que le remboursement de sa charge — peut-être un peu complaisamment
établi par les ministres du roi qui cherchaient, en effet, à amadouer « le
démagogue » —. Mais, ce que je retiens, c'est l'impression qu'a eue Mallet du
Pan d'une entente secrète de Danton avec le Temple. Plus tard, faisant
l'histoire des modérés, Mallet du Pan dit : « Réduits
à la seconde ligne par la supériorité de Robespierre et de ses coadjuteurs,
ils s'étaient rangés sous la bannière de Danton ; ils participèrent à ses
craintes, à ses projets et ont failli participer à sa destinée. Comme leur
chef et intimidés par le tribunal révolutionnaire à l'élévation duquel ils
avaient concouru, ils laissèrent périr la reine de France et Mm* Elisabeth,
avec le désir de les sauver. » Gouverneur
Morris est plus précis. Il n'attribue aucunement à Danton un plan de
restauration monarchique. Il croit qu'il se proposait surtout, à la fin de
1793 et en 1794, de modérer la Révolution pour n'être pas écrasé lui-même
sous ses débris. Mais il ajoute que Danton ne croyait pas à la République,
qu'il avait du mépris pour la foule, qu'il pressentait l'avènement d'un César
et qu'il laissait à l'avenir de décider quel serait ce chef, ou Danton
lui-même ou peut-être un héritier du roi. Qu'on suive la progression dans la
correspondance de Gouverneur Morris ; le 21 Janvier 1794, il écrit : « Il
y a trois partis parmi les faiseurs du jour. L'un peut être appelé les
dantonistes, parti avec lequel Robespierre est lié, et qui désire, par la
douceur ou par quelque chose qui ressemble à un gouvernement légal, inspirer
une sorte d'attachement à la Révolution. Ils craignent que le peuple, si
souvent trompé, n'essaie enfin, par un effort unanime, effort non d'une
conspiration, mais de la répulsion générale qu'inspire la tyrannie, de renverser,
quelque imprévu que soit, le régime qui doive lui succéder, l'édifice que ces
hommes soutiennent au prix du sang, et dont les débris les écraseraient dans
leur chute. » Et pour
consolider quelques-uns des résultats de la Révolution, Danton serait prêt à
accepter un compromis avec la royauté. C'est ce que Morris écrivait il y a un
an, en décembre 1792 « Peu
après le 10 août, j'ai eu des renseignements auxquels vous pouvez croire,
portant que le plan de Danton était, en obtenant l'abdication du roi, de se
faire nommer lui-même chef d'un conseil de régence, composé de ses créatures,
pour le temps de la minorité du dauphin ; cette idée n'a jamais été
entièrement abandonnée. » Et
Morris répète en 94.que le plan de Danton, tel, qu'il l'a exposé, est
toujours le même. Aussi bien, comme il l'écrit. le 15 avril 1794 (quelques jours
après la mort de Danton)
: « Danton
a toujours cru, et ce qu'il y a de plus malheureux pour lui, a toujours
soutenu qu'un système de gouvernement par le peuple en France était absurde ;
que la foule est trop ignorante, trop inconstante, trop corrompue pour
fournir une administration basée sur la légalité ; qu'habituée à obéir, il
lui faut un maître, et qu'en supposant même que le peuple eût été élevé dans
les principes de la liberté, et qu'il joignît à l'énergie du sentiment la
force de l'habitude, cependant, comme dans l'ancienne Rome, il aurait atteint
l'époque où Caton devint fou, et César un mal nécessaire. La conduite de
Danton fut à l'unisson de ses principes ; mais il était trop voluptueux pour
son ambition, et trop indolent pour conquérir le pouvoir suprême. » Non,
Danton ne désespérait pas ainsi de la démocratie et de la liberté, et Morris,
convaincu dès lors que la France marchait rapidement au despotisme, supposait
volontiers aux hommes de la Révolution les pensées dont lui-même était plein.
C'est à peine s'il accorde que Robespierre fût attaché à la République : « Je
crois que l'affermissement de la République serait, tout bien considéré, ce
qui lui conviendrait le mieux. » Danton
ne s'était pas amusé à souffler le feu de la fournaise et à y ajouter du
minerai pour assister seulement au bouillonnement du métal et pour laisser le
destin refondre la statue de la monarchie. J'imagine qu'il n'avait pas un
système très lié, qu'il ne voulait pas enfermer d'avance en une formule la
force inconnue des événements, mais qu'il avait encore assez de confiance en
lui-même et aux hommes, malgré des accès de lassitude et de dégoût, pour
espérer des réussites de la liberté. Mais ce qui reste inquiétant, c'est que
la logique de la politique de modération hasardeuse et outrancière des
dantonistes les conduisait à une alliance involontaire avec la monarchie. Et
l'ambiguïté de la conduite de Danton, couvrant de son silence ou morigénant
d'un ton de reproche fraternel et complaisant Fabre d'Eglantine, Philippeaux
et Desmoulins, jetait à tous les périls la Révolution que Robespierre, avec
une obstination héroïque, voulait sauver tout à la fois de la démagogie et de
la contre-Révolution[4]. LA BATAILLE AUX JACOBINS Robespierre
fut exaspéré et meurtri. Du coup, après l'explosion des pamphlets de Camille,
la Société des Jacobins devient une arène. Hébert, accablé en novembre par la
vigoureuse et sage offensive de Robespierre, rebondit. Et l'épuration se
poursuit comme une bataille où la victoire passe sans cesse d'un camp à
l'autre. C'est Robespierre qui, le 12 décembre, fait rejeter Cloots ;
Robespierre fut terrible. Il l'accusa de méditer la guerre sans fin. Et il
alla jusqu'à l'outrager, jusqu'à animer contre lui la défiance chauvine et la
jalousie. Que veut ce baron prussien ? et cet homme, avec ses cent mille
livres de rentes, peut-il être un sans-culotte ? Cloots, noyé sous ce flot,
ne se défendit pas ; il sortit des Jacobins comme un cadavre emporté à la
dérive par le courant. Lâchement
Hébert avait gardé le silence. Mais Desmoulins est obligé de se justifier le
14. Mais, le 21, Nicolas insiste contre lui. Il demande que le Vieux
Cordelier soit jugé : Hébert élargit l'accusation : Fabre d'Eglantine aussi
doit rendre compte de ses intrigues. La société jacobine hésite à exclure
Desmoulins, d'abord à cause des services qu'il a rendus à la Révolution, et
puis parce qu'il fut l'ami de jeunesse de Robespierre ; il semble qu'en le
frappant, on frappe un peu celui-ci. Robespierre
essaie de le sauver lui-même. Il l'adjure de revenir à la prudence, de ne pas
faire la joie des ennemis de la Révolution. Le 5 janvier, la querelle entre Desmoulins
et Hébert est personnelle et violente. Robespierre consent à ce qu'on brûle
les numéros du Vieux Cordelier, mais demande que la société garde Camille. «
Brûler n'est pas répondre », s'écrie celui-ci. Et il accule Robespierre
à la rupture. La colère et la douleur de Robespierre étaient d'autant plus
grandes qu'il savait bien que Desmoulins avait cédé à une fantaisie violente
de son imagination et de sa sensibilité. L'intrigue profonde était ailleurs ;
elle était dans les menées de Fabre d'Eglantine. Mais Desmoulins était celui
qui se découvrait le plus et qui compromettait Robespierre son ami. Par une
sorte de diversion suprême, le jour même où il défendait encore Camille, le 8
janvier 1794, Robespierre s'engageait à fond contre Fabre d'Eglantine : « Je
demande que cet homme qu'on ne voit jamais qu'une lorgnette à la main, et qui
sait si bien exposer des intrigues au théâtre, vienne s'expliquer ici. » Ainsi
s'aggravait l'imbroglio, et, par les démarches imprudentes ou funestes des
dantonistes, la lutte que Robespierre avait voulu engager courageusement aux
Jacobins contre l'hébertisme aboutissait. à quoi ? A obliger Robespierre à
suivre Hébert dans l'acte d'accusation contre Fabre d'Eglantine. Les
intrigues de quelques-uns des dantonistes, l'imprudence de quelques autres,
le détachement de Danton qui grondait un peu et qui laissait faire, tout cela
réduisait Robespierre à la défensive, juste à l'heure où il avait décidé
l'offensive héroïque contre la faction d'Hébert. En vain il essayait, pour
gagner du temps et pour rétablir son plan de campagne, de proposer aux
Jacobins de hauts objets de discussion. Le club n'était plus qu'une arène où
les révolutionnaires se dégradaient et se déchiraient. Saint-Just traduisait
l'arrière-pensée de Robespierre, lorsqu'il écrivait le 8 ventôse (26 février) : « Dernièrement,
on s'est moins occupé des victoires de la République que de quelques
pamphlets. On distrait l'opinion des plus purs conseils, et le peuple
français de sa gloire, pour l'appliquer à des querelles polémiques : ainsi
Rome sur son déclin, Rome dégénérée, oubliant ses vertus, allait voir au
cirque combattre des bêtes. » Au
cirque des Jacobins, le dantonisme et l'hébertisme se déchiraient et
montraient tous deux leurs crocs à Robespierre et au Comité de Salut public. LE SCANDALE DE LA COMPAGNIE DES INDES Ce qui
aggravait le malaise, c'était l'affaire obscure d'agiotage, de faux et de
corruption à laquelle était mêlé Chabot et où va être impliqué Fabre
d'Eglantine. Elle couvait sourdement depuis deux mois, depuis la fin de
vendémiaire. On se souvient que Delaunay, en juillet, avait dénoncé les
manœuvres dolosives de la Compagnie des Indes, laquelle soustrayait à tout
impôt le revenu de ses actions en les remplaçant par de simples inscriptions
de transfert et, sous prétexte de procéder à sa liquidation, prolongeait son
existence et ses opérations, malgré la loi qui l'avait dissoute, et
accroissait même son capital. De même, dans ce rapport du 3 août sur
l'agiotage, que j'ai déjà analysé, Fabre d'Eglantine signalait les manœuvres
illicites et illégales de cette grande Compagnie capitaliste. « Par
la loi du 22 août 1792, disait-il, les compagnies financières sont
assujetties à un impôt du vingtième de leurs bénéfices. La Compagnie des
Indes se moquant toujours de la loi (comme pour les mutations d'actions
dissimulées en un registre secret de transfert) a converti ses bénéfices en
entassement de capitaux simulés. « Et
la liquidation aussi est simulée ; et la preuve, c'est qu'elle est du double
plus riche qu'elle ne l'était en commençant cette prétendue liquidation. Ces
deux coups successifs frappés par Delaunay et Fabre d'Eglantine éveillent
l'attention de la Convention. Et elle décrète, le 17 vendémiaire (8 octobre), que la Compagnie sera tenue de
se dissoudre sous la surveillance et par les soins du gouvernement. C'était
le coup mortel. Delaunay, qui avait dénoncé la Compagnie, s'opposa à la
mesure décisive qui assurait l'exécution de la loi. Pourquoi ? Il parait bien
démontré qu'il n'était qu'un agioteur véreux. Il avait attaqué la Compagnie
des Indes ou pour déterminer une baisse des actions et spéculer ensuite en
produisant un mouvement inverse de hausse, ou plutôt pour faire chanter la
Compagnie. Ayant vu en lui un adversaire redoutable, elle l'acheta. Il devint
son homme, et il commença à jouer cyniquement ce rôle en essayant d'amortir,
devant la Convention, l'effet des coups que lui-même avait portés. Au
contraire, Fabre d'Églantine, fidèle à lui-même, appuya vigoureusement devant
la Convention, le 17 vendémiaire, les mesures rigoureuses que son discours du
3 août avait en quelque sorte rendues nécessaires. Oui, mais voici que le
texte du décret, renvoyé pour rédaction, selon l'habitude de la Convention,
au Comité des Finances, est falsifié. Notamment — je ne retiens que la
falsification la plus grave — la liquidation par l'Etat disparaissait et la
Compagnie restait chargée du soin de se liquider elle-même. C'est Delaunay et
Julien de Toulouse qui avaient fait le faux et ils avaient associé à leur
opération l'abject et lâche et cupide Chabot, mêlé aux affaires de finances
depuis qu'il fréquentait chez les banquiers autrichiens Frey, dont il venait
d'épouser la sœur (5 octobre), avec une dot de deux cent mille francs. Chabot
avait accepté de corrompre Fabre d'Eglantine, celui-ci était secrétaire, et
les faussaires avaient besoin ou de sa complicité active, ou tout au moins de
son silence complaisant pour que le décret falsifié passât sans encombre. Chabot,
engagé ainsi dans le crime, n'osa pas aller jusqu'au bout. La silhouette de
l'échafaud le hantait et, pris d'épouvante, il alla porter chez Robespierre
non pas une confession sincère, mais un récit arrangé le sauvait. Il avait,
dit-il, fait semblant d'écouter les propositions corruptrices qui lui étaient
faites afin de découvrir la conjuration immonde par laquelle l'étranger se
flattait de corrompre et de discréditer la Convention. Delaunay et Jullien
étaient des malfaiteurs : ils lui avaient remis cent mille francs pour qu'il
les portât à Fabre d'Eglantine et qu'il achetât celui-ci. Mais Chabot ne
voulait pas se risquer plus loin. Il avertissait Robespierre et il tenait à
la disposition du Comité de sûreté générale les cent mille francs qu'il avait
reçus pour une œuvre de corruption à laquelle il avait fait semblant de se
prêter pour démasquer les coupables. Le
Comité de sûreté générale trouva plus que louche le récit de Chabot, que
Robespierre parait avoir accueilli avec une confiance assez ingénue. Chabot
fut arrêté ; une enquête fut ouverte : et que-découvre le Comité ? que le
décret falsifié portait la signature de Fabre d'Eglantine. Fabre d'Eglantine,
quand il fut appelé à s'expliquer devant le tribunal révolutionnaire, affirma
que la pièce était un faux. Il avait signé le texte exact et c'est après coup
que les faussaires, abusant de sa signature, avaient ajouté la disposition
favorable à la Compagnie. Il l'affirma et je crois aussi, avec Louis-Blanc et
Michelet, qu'il l'a démontré. Certainement, le tribunal révolutionnaire, âpre
à la condamnation, n'a pas fait ce qu'il aurait dû faire pour résoudre
l'énigme. Mais, à mon sens, Louis Blanc et Michelet n'ont pas assez dit que
si Fabre d'Eglantine fut compromis par la scélératesse des deux faussaires,
il a été perdu aussi par ses habitudes d'intrigue, par l'obscurité éternelle
et l'éternelle complication de son jeu. Il
reste à expliquer comment les deux faussaires avaient pu compter sur lui au
point de jouer ainsi de sa signature. Il ne suffisait sans doute pas que
Chabot se fût porté garant de Fabre d'Eglantine : car quel crédit pouvait
avoir en ce point la parole de Chabot ? Et d'ailleurs comment Chabot lui-même
aurait-il pu compter sur l'adhésion de Fabre ? Evidemment, quand Delaunay et
Jullien remirent cent mille francs à Chabot pour les porter à Fabre, ils
s'imaginaient non pas tenter Fabre, mais le récompenser du service qu'il leur
avait rendu déjà en leur abandonnant sa signature. Encore une fois, comment
avaient-ils été conduits à se faire de Fabre d'Eglantine cette idée ? Sans
aucun doute Delaunay s'imagina que Fabre, en attaquant la Compagnie des
Indes, jouait le même jeu intéressé que lui, et que la seule différence entre
eux était que Fabre avait joué ce jeu plus longtemps. Peut-être le tour un peu
singulier du rapport de Fabre d'Eglantine sur l'agiotage avait-il suggéré à
Delaunay la pensée que Fabre cherchait lui aussi à faire un coup. Il était,
en effet, assez bizarre de développer tout un rapport sur le change, pour
aboutir à la fin à une motion sur la Compagnie des Indes, et encore cette
motion avait-elle une forme suspensive et mystérieuse, qui semblait calculée
pour couvrir des manœuvres d'agiotage. H annonce, en effet, à la fin de son
rapport qu'il n'indiquera pas tout de suite les mesures qu'il a à proposer,
parce que la discussion devant les comités pourrait en être longue et que,
dans cet intervalle, les spéculateurs pourraient agioter. Oui,
mais alors pourquoi annoncer des mesures destinées à frapper la Compagnie des
Indes, avant d'être en état de spécifier ces mesures ? Ceux qui voudraient
précisément déterminer une baisse en affolant les porteurs par le vague même
de la menace procéderaient ainsi, et Delaunay put croire que Fabre
d'Eglantine manœuvrait dans le même sens que lui. Il y a, d'ailleurs, dans
les explications mêmes de Fabre d'Eglantine, un point assez obscur et
inquiétant. H dit que Chabot lui soumit. d'abord un projet de décret. « Chabot
m'appela et me mena dans la salle de la Liberté (à la Convention) et là il me
dit : « Voici le nouveau projet de décret, bien intitulé projet en
toutes lettres ; c'est Delaunay qui l'a rédigé, je suis chargé de te le
communiquer, et de te dire de le corriger, si tu ne le trouves pas bien, afin
d'éviter les disputes. » Je lis ce projet, et bientôt je m'aperçois qu'au
moyen de cette rédaction les administrateurs de la Compagnie des Indes
pourraient se rattacher à nouveau à leur proie, et en écarter le
gouvernement. Je fis donc sur-le-champ les corrections nécessaires pour
imprimer mon opinion au projet, laquelle était toujours que les
administrateurs ne puissent pas éluder la main du gouvernement, et je signai
ce projet au crayon avec paraphe à chaque correction et je renvoyai ainsi le
tout à Delaunay, et à mes collègues. » En
vérité, voilà qui est étrange. Je ne m'arrête pas à la remarque que fera
bientôt Cambon, appelé comme témoin devant le tribunal révolutionnaire :
qu'il était contraire à tous les usages de signer un projet de décret, lequel
n'étant que la mise en œuvre d'un vote de la Convention, était une œuvre
collective. Mais il y a dans la conduite de Fabre d'Eglantine une sorte
d'inconscience. Il sait bien que ni Chabot ni Delaunay ne peuvent se tromper.
Il sait notamment que Delaunay a essayé de sauver la Compagnie des Indes,
qu'il a combattu l'amendement proposé par lui, Fabre, et adopté par la
Convention. Et quand, ensuite, c'est le même Delaunay qui se charge de mettre
au net une décision qu'il a tout fait pour empêcher, Fabre ne s'étonne pas !
Fabre ne s'indigne pas ! Bien mieux, Delaunay a l'audace de proposer à la
signature de Fabre un texte contraire au vote de la Convention, contraire à
l'amendement que Fabre a fait adopter, et Fabre ne se révolte pas ! Fabre ne
va pas crier au Comité : « Vous avez remis le travail de rédaction à des
coquins ! » Non, il se borne philosophiquement à quelques corrections au
crayon[5], et il livre ensuite sa
signature à des voleurs que lui-même prend en flagrant délit de vol. C'est
une singulière insouciance que Delaunay avait interprétée sans doute comme
une prudente complicité et qui l'avait enhardi au coup d'audace du faux
définitif sur le décret lui-même. DANTON AU SECOURS DES MAÎTRES CHANTEURS Quand
Danton apprit le 15 janvier, par le rapport d'Amar à la Convention,
l'arrestation de Fabre d'Eglantine, son ami, il demanda d'abord qu'il fût
admis à s'expliquer à la barre. Billaud Varenne et Vadier lui répondirent
avec violence. Et Vadier ajouta que l'affaire de Fabre se rattachait à celle
de Chabot. Danton n'insista point ce jour-là ; mais sans doute, il ne tarda
pas à savoir avec plus de précision quelle était l'accusation qui Pesait sur
Fabre d'Eglantine. Si vraiment il n'eut pas de doute, s'il fut convaincu que
Fabre d'Eglantine était victime d'une machination scélérate, qu'il succombait
au crime d'un faussaire exploité par l'animosité d'ennemis politiques, par
quel abandon des siens et de lui-même garda-t-il pendant deux mois et demi le
silence ? Comment, au risque d'être foudroyé, n'alla-t-il pas crier aux
Jacobins, à la Convention sa certitude de l'innocence de Fabre, sa colère et
son mépris contre les misérables qui essayaient de le perdre par le faux et
la calomnie ? Sans doute, il fut troublé, et se demanda, à lui-même avec
épouvante si la passion de l'imbroglio n'avait pas jeté l'intrigant éternel à
quelque basse aventure. Ou du moins il reconnut l'impossibilité d'expliquer
le flegme de Fabre d'Eglantine devant la manœuvre criminelle de Delaunay,
essayant de fausser la volonté de la Convention. Mais
quoi ! est-ce qu'au discrédit des déchirements va se joindre pour la
Révolution le discrédit de la corruption ? Au moment où elle ne peut se
sauver qu'en imposant au vaste monde des tyrans, et des esclaves la terreur
tout ensemble et le respect, faudra-t-il que la Révolution se dévore
elle-même ? Faudra-t-il qu'elle soit prise entre des furieux qui veulent la
souiller de sang, et des indulgents corrompus qui veulent la livrer sans
défense aux trahisons des contre-révolutionnaires et au mépris de l'univers ?
Tout le bénéfice du premier effort, immense et glorieux, du Comité de Salut
public et de la Convention, à Lyon, à Marseille, à Toulon, en Vendée, en
Belgique, sur le Rhin, tout le crédit révolutionnaire amassé par la sagesse
et la vigueur du gouvernement va se perdre dans une flaque mêlée de sang et
de boue. Haut les cœurs, et que la Révolution soit sauvée même au prix des
décisions les plus violentes et des plus brutales exécutions ! L'ARRESTATION DE VINCENT, DE RONSIN ET DE MAILLARD C'est
précisément une initiative de Fabre d'Eglantine, entraînant la Convention à
une démarche imprudente, qui exaspère la crise et en accélère le dénouement.
Le 17 décembre, il demanda à la Convention l'arrestation de Vincent., C'était
doublement une faute, d'abord parce que le fait d'avoir affiché la lettre
violente de Ronsin sur Lyon, seul grief allégué par Fabre, ne suffisait pas à
fonder une accusation. Il était enfantin de s'attacher à un détail alors que
tout un système était en jeu. Et ensuite, c'est au Comité de Salut public et
au Comité de sûreté générale, seuls en état de recueillir des informations,
seuls capables.de saisir le moment où un acte politique pouvait être
utilement accompli, qu'il convenait de laisser la direction de la lutte. Mais
Fabre voulait beaucoup moins atteindre les hébertistes que gêner Robespierre. La
Convention adjoignit à Vincent, Ronsin et Maillard. Ces arrestations
provoquèrent dans la clientèle hébertiste déjà vaste, dans les bureaux du
ministère de la Guerre, aux Cordeliers, dans plusieurs sections, un émoi très
vif et une agitation prolongée. Quoi ? est-ce que le rolandisme va
recommencer ? Est-ce que nous revenons à l'époque où tous les placards des
patriotes étaient dénoncés, où toutes les paroles étaient 'calomniées ?
Est-ce que maintenant, comme au temps de la Commission des Douze, il n'y aura
plus de sûreté pour les meilleurs combattants de la Révolution ? On frappait
Hébert avant le 31 mai, on frappe maintenant les amis d'Hébert : le peuple
laissera-t-il faire ? Devant ces récriminations et ces analogies, les
Jacobins, gênés, se taisaient. Fabre d'Eglantine, comme étonné et effrayé de
l'ébranlement qu'il avait produit, écrivait au Comité de sûreté générale pour
préciser son initiative et limiter sa responsabilité[6]. Les Cordeliers exultaient, et,
par la faute de l'intrigant dantoniste, paraissaient prendre la direction du
mouvement. Collot d'Herbois accourait de Lyon. Frapper Vincent, pour avoir
reproduit les propos de Ronsin sur les Lyonnais que Collot d'Herbois lui-même
avait tenus dix fois, c'était menacer, c'était presque frapper Collot
d'Herbois lui-même. Ainsi, Fabre, sous prétexte de hâter la chute de
l'hébertisme, obligeait Robespierre ou à couvrir Collot d'Herbois, ou à
dissoudre le Comité de Salut public ; et, dans les deux cas, c'était faire le
jeu des hébertistes. Les Cordeliers décidèrent que le jour même où Collot
reprendrait séance à la Convention (le 21 décembre) ils y porteraient le buste, les
cendres et la tête de Chalier. Qui oserait désavouer le martyr en calomniant,
en incarcérant ceux qui avaient voulu le venger ? Le 23 décembre, les
Cordeliers lisent à la Convention une pétition menaçante. « Nous sommes
et nous resterons les Cordeliers que rien n'abattra. » Le même
soir, aux Jacobins, Collot est dramatique. Il donne lecture de deux lettres
de Lyon, dont l'une de Fouché, qui annonce que Gaillard, un des amis de
Chalier, « s'est tué de désespoir, se croyant abandonné par les patriotes ». Voilà
où mène le modérantisme. Voilà l'effet de l'arrestation de Ronsin et de
Vincent : la violence faite aux patriotes parisiens est une menace pour tous
les révolutionnaires de France. « Il
faut, s'écrie Collot, prévenir de nouveaux malheurs. H faut ranimer le
courage de nos frères les Jacobins, qui sont en ce moment à
Commune-Affranchie. J'en ai parlé au Comité de Salut public ; Robespierre
lui-même s'est chargé d'écrire à nos malheureux frères. Un courrier
extraordinaire leur sera dépêché, et je demande que la Société y joigne une
lettre rassurante, une lettre consolatrice, et que nous fassions tous ici le
serment de ne pas survivre à celui de nos frères qui pourrait être attaqué. » « Tous
les membres de la Société se lèvent à la fois et font ce serment terrible
avec la plus grande énergie, aux applaudissements réitérés des tribunes. » Les
Jacobins devenus une succursale des Cordeliers, Robespierre sous la
domination des hébertistes et sous le canon de Collot, quel triomphe pour
Fabre d'Eglantine, et comme il devait savourer ses intrigues, s'amuser aux
péripéties ! Cependant, Robespierre, patient, assidu, tenace, n'abandonne pas
hi lutte ; et, le 27 janvier, il pare le coup qu'un des agents cordeliers lui
portait aux Jacobins. Brichet proposait, en effet, que la Société demandât le
lendemain à la Convention de mettre en jugement les restes des Brissotins et
de s'épurer elle-même par l'élimination du Marais. Les restes des Brissotins,
c'était les soixante-treize que Robespierre avait sauvés. Le Marais, c'était
Barère sans lequel Robespierre eût été à la merci ou de Fabre d'Eglantine, ou
d'Hébert. « Depuis
le 31 mai, s'écria Robespierre, il n'y avait plus de Marais ; ou bien si ce
que vous appelez le Marais était menacé par vous, le Marais ferait alliance,
pour se sauver, avec la faction des indulgents ; et vous auriez fortifié
celle-ci que vous prétextez vouloir détruire. » Et il
fit exclure des Jacobins Saintex et Brichet, « monsieur Brichet », comme dit
âprement Robespierre. En vain, Brichet protesta contre « le despotisme
d'opinion ». Toutes
les fois que Robespierre prenait une de ces vigoureuses offensives qu'il
préparait par une tactique Patiente et souple, les Jacobins se retrouvaient
avec lui. Mais l'exagération des Cordeliers redoubla : et Mallet nous apprend
que le lendemain « Paris fut tapissé de placards inflammatoires contre
Robespierre, où on le dénonçait sous le caractère d'un tyran. A aucune
période de sa faveur il n'avait essuyé une bourrasque si publique, indice de
sa décadence dans l'opinion, à la fin de janvier ». La mise en liberté de Ronsin, de Vincent et de Maillard, contre lesquels le Comité de sûreté générale déclare ne point trouver de charges, loin d'apaiser l'hébertisme l'exalte et l'enflamme. Il sait ou il croit qu'avec de l'audace il emportera tout. D'ailleurs, ni Grammont, ni Lapallu, ni bien d'autres agents violents de l'hébertisme ne sont relâchés. |
[1]
Soit pour faire oublier les attaques que ses amis avaient dirigées contre le
Comité de Salut public à la séance du 25 septembre, — A. M.
[2]
En réalité, Danton avait été accusé auprès de Hérault de Séchelles par un agent
du Comité de Salut public, Louis Comte, qui avait révélé ses connivences avec
les fédéralistes. — A. M.
[3]
Jaurès n'a pas connu les preuves que nous avons rassemblées dans nos Etudes
robespierristes et dans notre Danton et la paix. L'hypothèse, qui
lui semblait fausse, nous parait à nous trop certaine. — A. M.
[4]
Jaurès n'a pas fait attention à la gravité du témoignage de Garat. Cet ami de
Danton révèle qu'il voulait négocier la paix, supprimer le maximum, accorder
une amnistie générale et rappeler les émigrés. Voir aussi les mémoires de
Théodore Lameth, la déposition de Talon devant la justice du Consulat, la
correspondance de Miles, les souvenirs de Courtois, etc. — A. M.
[5]
Corrections insignifiantes. J'ai publié tout le dossier judiciaire du procès
avec le fac-simile des principales pièces dans mon livre L'Affaire de la
Compagnie des Indes et je crois avoir prouvé d'une façon irrésistible que
Fabre était coupable et complice de Delaunay. -- A. M.
[6]
La lettre de Fabre est du 11 pluviôse. On la trouvera dans les Papiers
inédits trouvés chez Robespierre, t. III, p.p. 366-372. Mais quand Fabre
écrivit cette lettre de deuil-rétractation, il était déjà en prison. — A. M.