HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VI. — LA LUTTE CONTRE LES FACTIONS

 

DEUXIÈME PARTIE.

 

 

COLLOT D'IIERBOIS À LYON

Collot d'Herbois, à Lyon, aurait eu singulièrement besoin d'être averti, car, par une sorte de malentendu sinistre, peut-être à demi volontaire, il outre et il fausse le sens du vote si terrible de la Convention.

Le décret avait dit : « La ville de Lyon sera détruite ; tout ce qui fut habité par les riches sera démoli, il ne restera que la maison du pauvre, les habitations des patriotes égorgés ou proscrits, les édifices spécialement employés à l'industrie, et les monuments consacrés à l'instruction publique. »

Le décret est formidable : mais au fond il laisse subsister Lyon, car pourquoi conserver les édifices spécialement employés à l'industrie si l'industrie ne doit pas renaître, si les ouvriers ne doivent pas rester groupés dans la cité, si bientôt les métiers ne doivent pas battre de nouveau ? Tous les termes étaient calculés pour concilier l'effet de terreur que la Convention voulait produire sur les imaginations avec la nécessité de conserver à la France une magnifique force de travail et de richesse. C'est sans doute ainsi que Couthon eût interprété la pensée de la Convention. Mais il fut suspect de faiblesse et, pour des raisons ou sous des prétextes de santé, il demanda à être déchargé de ce fardeau.

C'est Collot d'Herbois, qui représentait, au Comité de Salut public, l'élément le plus voisin de l'hébertisme, qui reçut mission d'appliquer le décret. Et tout de suite, il ne voit que l'enseigne théâtrale : Lyon sera détruit. Et c'est à la lettre qu'il veut détruire Lyon : il n'y restera, si on le laisse faire, ni une pierre, ni un homme. Son plan est de déporter, de disperser sur toute l'étendue de la France, toute la population ouvrière lyonnaise, cent mille prolétaires. Il ne sait rien de Lyon, de son passé glorieux et triste, de ses révoltes sociales ; il ne sait rien des grandes grèves répétées par où, depuis trois siècles, la classe ouvrière lyonnaise préludait aux grandes luttes prolétariennes des temps futurs. Il ne soupçonne pas la force de révolution latente cachée sous la résignation triste de ces hommes.

« Il faut, écrit-il à Robespierre le 3 frimaire an II, licencier, faire évacuer cent mille individus travaillant, depuis qu'ils existent, à la fabrique, sans être laborieux, et bien éloignés de la dignité et de l'énergie qu'ils doivent avoir ; intéressants à l'humanité, parce qu'ils ont toujours été opprimés ou pauvres, ce qui prouve qu'ils n'ont pas senti la Révolution. En les disséminant parmi les hommes libres, ils en prendront les sentiments, ils ne les auront jamais s'ils restent réunis... »

II écrit à Couthon, le 11 frimaire : « Tu m'as parlé des patriotes de cette ville ; penses-tu qu'il puisse jamais y en avoir ? Je crois la chose impossible. Il y a soixante mille individus qui ne seront jamais républicains. Ce dont il faut s'occuper, c'est de les licencier, de les répandre avec précaution sur la surface de la République, en faisant pour cela le sacrifice que notre grande et généreuse nation est en état de faire. Ainsi disséminés et surveillés, ils suivront au moins le pas de ceux qui marcheront avant ou à côté d'eux. Mais réunis, ce serait pendant longtemps un foyer dangereux, et toujours favorable aux ennemis des vrais principes. »

C'est la déportation en masse du prolétariat lyonnais. Collot prend pour de la paresse, pour de l'atonie, cette réserve, cette habitude discrète' et silencieuse d'hommes qui dépensent à leur travail accoutumé plus d'attention que de force musculaire. Mais, comment peut-il oublier que ce sont les ouvriers lyonnais, qu'il accuse de n'avoir pas « senti la Révolution », qui ont contribué le plus efficacement, par la révolte, à la suppression des octrois dans toute la France. ? Comment peut-il oublier qu'ils avaient formulé récemment un nouveau tarif des salaires avec des considérants d'une haute portée sociale ? Et si le désarroi survenu dans la fabrique de soieries a anéanti leur élan, s'ils ont été pris d'hésitation à la pensée que l'austérité révolutionnaire proscrirait peut-être ou ruinerait leur délicate industrie, est-ce une raison pour désespérer d'eux à jamais ? Ne convient-il pas de les rassurer, au contraire, de leur montrer que la vie d'un peuple renouvelé par la Révolution n'exclura pas la délicatesse du luxe ?

Si on avait laissé faire Collot d'Herbois, s'il avait pu appliquer son programme jusqu'au bout, cette magnifique agglomération ouvrière qui, dans la première moitié du dix-huitième siècle, a donné à tout le prolétariat européen une impulsion si vigoureuse et de si tragiques leçons d'héroïsme, aurait été dispersée comme une poussière à tous les vents. Collot d'Herbois, penché sur ce puits sombre dont il ne percevait pas le bouillonnement profond, rêvait de le tarir ou de le combler. A ce maniaque de destruction qui, en dissipant un immense rassemblement prolétaire, faisait œuvre de contre-révolution économique et sociale, il aurait fallu des conseils de prudence, des rappels ou à l'humanité ou au bon sens, ou mieux, à la Révolution. Mais non, tandis qu'il s'enivre lui-même de sa puissance, comme un roi de théâtre dont le rôle se prolongerait soudain dans la vie, tandis qu'il ne cesse de répéter « qu'il lance la foudre », il y a à côté de lui l'hébertiste Ronsin qui lui souffle des fureurs meurtrières ; et il y a à Paris l'hébertiste Vincent qui placarde les férocités de Ronsin. Ronsin écrit à Vincent : « Il n'y a pas quinze cents lyonnais qui méritent de vivre. » Vincent fait de cette lettre une affiche, comme pour propager dans Paris une contagion de folie haineuse, et pour rendre impossible à Robespierre, au Comité de Salut public, d'avertir Collot d'Herbois qu'il s'égare. C'est le militarisme sauvage de la guerre de Trente ans transporté dans la Révolution. A Nantes, Carrier pousse si loin la répression, qu'il ameute contre lui les patriotes eux-mêmes. Mais ils ne peuvent plus l'aborder. Il ne vit qu'avec des officiers ; là, il ne rencontre ni contradiction, ni blâme, et les plus farouches consignes s'exécutent avec entrain comme à un lendemain d'escalade. Or, Carrier adopte l'hébertisme et est adopté par lui.

 

L'IMPÉRIALISME HÉBERTISTE

L'hébertisme enfin est militariste par son goût pour la guerre illimitée. Elle est devenue pour lui une carrière ; c'est là que tous les tape-durs, sans emploi maintenant dans les sections, pourront déployer leur vigueur et monter en grade. C'est là que ce besoin de commander, de despotiser, qui se développe dans les révolutions prolongées chez les petits groupes d'hommes ardents qui mènent la bataille, trouvera une satisfaction durable et permanente.

« Ne discutez pas, disait Boissel aux révolutionnaires des sections, jouez du bâton. » Mais jouer du bâton prépare à jouer du sabre ; les armées révolutionnaires qui font des battues dans les fermes pourraient être licenciées ; si la guerre avec le monde continue, les galons seront solidement cousus aux manches, et le panache sera fortement attaché au chapeau. Par la prolongation de la guerre la Révolution va à la ruine ou à la servitude. Elle dépense trois cents millions par mois : la France dévore sa substance. Elle peut bien, par un effort héroïque de bravoure, d'abnégation, relever l'assignat malgré ce fardeau écrasant. Elle peut, d'un mouvement presque surhumain, marcher, respirer, combattre ; mais combien de temps ? Bientôt, ou elle tombera épuisée, ou elle sera obligée, pour se refaire, de demander à la guerre le moyen de nourrir la guerre, de faire de la guerre l'industrie nationale de la Révolution, d'organiser, par des rançons formidables, le pillage en grand et d'étendre sur les peuples le système tributaire de l'ancienne Rome conquérante. Dans tous les cas, c'est la défaite de la Révolution, soit qu'elle succombe au déficit de ses finances et de ses forces, soit qu'elle se renie elle-même en suivant un Imperator. C'est là ce qu'avait pensé Robespierre quand il s'était opposé en 1792 à la déclaration de guerre si imprudemment déchaînée par Brissot. Et c'est ce qui lui faisait dire maintenant : « La guerre étrangère est le péril mortel pour la liberté. »

Brissot menait à Hébert, qui mènera à Bonaparte. Girondisme, hébertisme, bonapartisme sont trois termes liés. Ce que l'hébertisme pardonnait le moins à Danton, c'est d'avoir cherché, quand il était au Comité de Salut public, à négocier la paix ; il fermait le débouché immense que ces armées de douze cent mille hommes avec leur énorme appareil d'administration et de commandement offraient aux ambitions et aux convoitises qui, par le monopole des certificats de civisme, se seraient réservé le monopole des grades, des fournitures et des emplois. Et Robespierre aussi était suspect parce qu'on le soupçonnait de désirer la fin de la guerre.

 

CLOOTS ET LES FRONTIÈRES NATURELLES

A la seule idée que l'on traiterait peut-être avant d'avoir assuré à la France au moins l'embouchure du Rhin, Anacharsis Cloots, que l'esprit de système jetait à l'hébertisme dans la question extérieure comme dans la question religieuse, criait au scandale. Cloots se débattait dans de lamentables contradictions.

J'ai dit quelle était la grandeur de sa formule juridique de la souveraineté du genre humain. Appliquée aux faits avec discernement, elle pouvait tempérer les égoïsmes et particularismes nationaux, préparer une vaste union des peuples, prélude nécessaire de leur unité. Il y aurait eu folie à attendre des effets immédiats de la force l'organisation unitaire du genre humain. Même victorieuse, cette guerre effrénée et universelle n'aurait abouti qu'a une monstrueuse dictature militaire, à un césarisme énorme pesant sur l'univers. Et Cloots disait : « Je consens à ce qu'on ne pousse pas la guerre aussi loin que s'étendra un jour prochain la souveraineté humaine ».

Il se contentait, en attendant, d'agrandir la France jusqu'au Rhin et à l'Escaut. De là, son influence révolutionnaire rayonnerait nécessairement sur le monde. Oui, mais pourquoi faire de l'annexion de toute la rive gauche du Rhin et des bouches de l'Escaut une condition nécessaire de paix ? Pourquoi proclamer, comme il le fit aux Jacobins, le 10 octobre, comme il ne cessa de le répéter dans tous les journaux qui accueillirent sa lettre ouverte aux Bataves et aux Belges, que si ceux-ci n'étaient pas incorporés révolutionnairement à la France révolutionnaire, il n'y aurait qu'une paix honteuse et hypocrite, une paix scélérate, « une paix plâtrée » ?

Si la France est tenue envers tous les groupes révolutionnaires épars dans les autres pays à s'annexer ces pays pour étendre la garantie de la Révolution, pourquoi ne pas incorp6rer tous les Etats de l'Allemagne, tous les Etats de l'Italie ? Et, si elle n'est obligée envers les groupes révolutionnaires d'Italie ou d'Allemagne qu'à cette protection indirecte qui résultera pour tous les hommes de la fière autonomie de la France de la Révolution et d'un glorieux exemple de liberté, pourquoi serait-elle contrainte : en tous cas, quelles que puissent être les chances et les combinaisons de paix, à s'annexer Belges et Bataves ? C'est qu'au fond Cloots ne veut pas de la paix, tant que la France révolutionnaire n'aura pas assimilé à elle, même par la force mise au service de l'idée, tous les peuples qui contiennent des éléments de révolution assimilables. Il a dans les forces de la France une confiance indéfinie, inépuisable. Et ce serait une énorme jactance, si Cloots n'était vraiment, et en toute sincérité, possédé par son rêve.

« Tout est grand, colossal, sublime en France. Nous ne comptons que par millions de soldats et par milliards de livres. Il semblerait à chaque recrutement que la guerre commence.

« — C'est bien le moment de nous parler de paix, à nous qui, par la réquisition de nos jeunes gens et par le démonnayage de nos assignats, venons de construire deux bastions devant lesquels se briseront tous les efforts de la ligue royale. Nous avons dans Paris les mines du Pérou, les foyers des Cyclopes, le levier d'Archimède et le coup de pied de Pompée. »

Vantardise démesurée et débordante. Mais est-ce bien Pompée, est-ce bien le chef des aristocrates qui peut, en frappant du pied, faire jaillir des légions ? Non, c'est la Révolution aujourd'hui, ce sera César demain, et cette guerre toujours recommençante, cette guerre sans limites et sans fond, cette réquisition toujours renouvelée des forces évoquent en effet d'avance ces formidables réquisitions impériales qui vont dévorer les générations. Comment, dans un tel état d'esprit, Cloots pourrait-il consentir sérieusement à s'arrêter même à la limite du Rhin ? Ce n'est pour lui qu'une halte, un arrangement tout provisoire et dont on annonce dès maintenant qu'il sera dépassé.

Il ne suffit pas à Cloots d'incorporer Belges et Bataves ; il ne lui suffit pas d'exiger et de prendre Bruxelles, Ostende, Amsterdam, pour équilibrer dans la formation française le Nord et le Midi, les pays de vignobles et d'huiles et les pays de blé et de bétail. Il ne lui suffit pas d'annoncer qu'aux Belges et aux Bataves sera appliquée, comme aux Français, l'intégralité -du programme hébertiste : destruction du culte, anéantissement des aristocrates, déportation des suspects et des fanatiques. L'expansion française révolutionnaire continuera jusqu'à ce que la France se confonde avec l'universelle sans-culotterie.

« Examinez notre position géographique et vous sera& convaincus que l'embouchure, du Rhin est essentielle à notre bonheur. Et encore si le peuple souverain, s'arrête sur le Rhin, ce sera par condescendance, par pitié pour les sots. »

Il ne s'y arrêtera pas longtemps :

« Mais en nous étendant tout le long du Rhin, cet accroissement de prospérité rompra la balance politique ; mais rien n'arrêtera le torrent de la sans-culotterie. Voilà des mais incontestables ; cette perspective n'alarmera que les coquins et les idiots. Il faudra respecter un citoyen français comme jadis un citoyen romain. Et comment défendra-t-on à nos voyageurs, de dessiller les yeux aux peuples asservis ? Où sera l'audacieux qui interrompra nos chants patriotiques ? Notre commerce fera circuler la vérité avec le superflu de l'univers, par les bouches du Rhin et du Rhône, deux cornes d'abondance. Toutes les villes ci-devant hanséatiques, depuis Brême et Strasbourg, jusqu'à Lubeck et Riga, secoueront un joug odieux pour fraterniser avec nous, pour s'incorporer à l'instar de nos établissements maritimes dans la République des Droits de l'Homme.

C'est presque la carte de la France napoléonienne. Je l'ai dit, hébertisme, césarisme : le rêve d'unité et d'absorption légué au César par la Révolution épuisée.

 

ROBESPIERRE CONTRE LES JUSQU'AUBOUTISTES

A Robespierre qui sentait cela ; à Saint-Just qui disait avec une fierté douloureuse : « A chaque bataille nous perdons par milliers des hommes libres, la coalition ne perd que des esclaves » ; ce parti pris de la guerre illimitée était odieux. Et, dans les notes où il se résumait à lui-même sa pensée, Robespierre disait : « Il faut armer non pour aller au Rhin, c'est la guerre éternelle, mais afin de dicter la paix, paix sans conquête. »

Penser cela, essayer de réaliser cela, c'était offrir à la Révolution la dernière chance de salut. Il n'y a point contradiction entre cette politique de paix et la défiance haineuse de Robespierre à l'égard de l'Angleterre, du peuple anglais comme de son gouvernement. Il ne consentait pas à faire la différence ; il rendait la nation anglaise responsable de la politique de Pitt, puisqu'elle tolérait Pitt. Mais, c'était encore pour lui un moyen de préparer la paix en coupant court à toute pensée de propagande. Il disait aux Jacobins :

« Le peuple anglais est en arrière de vous de deux siècles. S'il veut la liberté, qu'il la conquière lui-même. »

Et cela signifiait : « Pas plus auprès du peuple anglais qu'auprès des autres peuples, vous n'avez chance de susciter d'emblée uni mouvement d'opinion qui vous seconde. Vous êtes donc condamnés à faire la guerre tout seuls et, comme vous ne pourriez ainsi la soutenir longtemps, il faut saisir toutes les occasions qui s'offriront de faire honorablement la paix. Il faut profiter des victoires qu'ont su ménager à la France l'énergie et la sagesse du gouvernement révolutionnaire, pour « dicter la paix », non pas une paix ambitieuse et conquérante, mais une paix qui garantisse à la France, dans ses limites traditionnelles, l'usage paisible et fort de sa liberté enfin conquise, le droit et le moyen de mettre la Révolution en œuvre et d'organiser la démocratie. »

Quel scandale pour Cloots ! C'est bien la « paix plâtrée » qui l'indigne, la paix d'abdication et de trahison, la paix d'humiliation nationale et humaine. Et l'historien Avenel, fidèle à l'esprit de l'hébertisme et aux métaphores mêmes de Cloots, désigne les amis de la paix, les révolutionnaires robespierristes, sous le nom de « pacificateurs plâtriers ». C'est une de ces gentillesses romantico-hébertistes où se complaît son ironie lourde. Mais, qu'importait aux hébertistes l'incohérence de Cloots ? Il couvrait de sa philosophie l'immense appétit de pouvoir militaire, de grades, de galons, de lucratives conquêtes, que seule la guerre immense et éternelle pouvait apaiser.

Contre ce parti hébertiste qui n'avait ni programme social, ni programme religieux, ni tactique militaire, ni système administratif, ni vigueur, ni humanité, et qui ne représentait qu'une surenchère de sang et le déchaînement illimité du fonctionnarisme militaire et de la guerre épuisante, Robespierre lutte avec force, avec un mélangé admirable de fermeté et de souplesse. Il ne le provoque pas, il n'envenime pas les difficultés par des déclamations et dénonciations éternelles à la mode girondine. Il oppose aux hébertistes ce qu'on peut appeler des lois organiques de Révolution, la loi du 17 septembre qui, pour prévenir le fédéralisme sectionnaire, oblige les Comités de surveillance à correspondre directement avec la Convention et avec elle seule, destituant ainsi la' Commune de toute action centrale révolutionnaire, la loi /lu 10 octobre qui déclare le gouvernement révolutionnaire jusqu'à la paix et consolide ainsi le Comité de Salut public contre ceux qui le minaient sous prétexte de hâter l'application de la Constitution, enfin et surtout la loi du 4 décembre qui assure la primauté du Comité de Salut public, qui fait de lui la force exécutive dominante et dirigeante, le centre de toute correspondance et de toute action. Ce décret remplace les procureurs syndics de districts, les procureurs de communes et leurs substituts par des « agents nationaux » ; il décide que les procureurs et substituts en fonctions garderont leur mandat, sous le nom d'agents nationaux, sauf « ceux qui sont dans le cas d'être destitués ».

 

LA CENTRALISATION ADMINISTRATIVE

C'est une épuration du personnel administratif révolutionnaire. Et comme c'est la Convention qui est instituée juge en dernier ressort du maintien ou de la révocation, c'est la centralisation du pouvoir révolutionnaire. Les agents nationaux devient correspondre tous les dix jours avec le Comité de Salut public et le Comité de Sûreté générale qui tiennent ainsi en mains tous les ressorts. Les conseils généraux, les présidents et les procureurs généraux syndics des départements sont supprimés ; la présidence du Directoire du département sera exercée alternativement et pendant un mois seulement par chacun des membres du Directoire. De là, accroissement énorme de la puissance des représentants en mission, auxquels faisait souvent échec le procureur général syndic du département, dont Baudot, en juillet, avait violemment dénoncé aux Jacobins la fastueuse puissance. De là, par conséquent, accroissement d'autorité de la Convention ét du Comité de Salut public de qui les représentants relevaient. De plus, les présidents et les secrétaires des Comités révolutionnaires doivent être renouvelés tous lés quinze jours et ne peuvent être réélus qu'après un mois d'intervalle. Donc, pas d'autre autorité révolutionnaire stable que celle du Comité de Salut public, indéfiniment renouvelable.

Enfin, la loi décide qu'« aucun citoyen déjà employé au service de la République ne pourra exercer ni concourir à l'exercice d'une autorité chargée de la surveillance médiate ou immédiate de ses fonctions ».

C'était un coup très rude à tous ces employés hébertistes du ministère de la Guerre qui avaient encombré en même temps les Comités de surveillance. Le pouvoir de la Commune et de l'hébertisme était donc investi et resserré de tous les côtés, et ces lois, le Comité de Salut public les applique avec une vigueur inflexible et avec la force morale croissante que lui donnent ses victoires au dedans et au dehors.

 

ROBESPIERRE DÉFEND DANTON

En même temps, Robespierre ; toujours présent sur le champ de bataille des Jacobins, défend les révolutionnaires que l'hébertisme menace. Il défend Barère, il défend surtout Danton, dans la séance vraiment tragique et belle du 3 décembre. De retour d'Arcis-sur-Aube où il avait passé un mois, soit qu'il fût malade ou fatigué[1], soit qu'il eût déjà le dégoût des hommes et le besoin de revoir la nature, d'admirer la beauté calme des arbres, il avait été accueilli aux Jacobins par des murmures.

« Quoi donc, s'écria-t-il, n'ai-je plus la physionomie de la liberté ? »

Mais ces appels presque physiques à la solidarité révolutionnaire avaient cessé d'émouvoir. Une suspicion vague enveloppait Danton. Robespierre intervint :

« Tu ne sais donc pas, Danton, qu'il suffit d'être patriote pour être calomnié ! Tu ne sais donc pas ce dont on t'accuse ? Je vais te le dire. Tu as quitté Paris pour émigrer, pour offrir tes services à la contre-Révolution. Tu ne le savais pas ? Apprends-le. Ce sont des hommes nouveaux venus dans la Révolution, mais plus capables, paraît-il, de la servir que toi et moi, qui ont raconté ces choses[2] ».

Sous cette âpre ironie, Hébert, cette fois encore, garde le silence. C'est à fond, c'est sans précaution tortueuse, c'est avec le désir évident, passionné, de sauver cette grande force révolutionnaire, que Robespierre s'engage alors avec Danton. Et sur ce point encore il fait courageusement reculer l'hébertisme.

 

ROBESPIERRE BLÂME LES CRUAUTÉS INUTILES

Enfin, s'il est impossible à Robespierre de surveiller de loin les proconsulats révolutionnaires de Carrier, de Fouché, de Barras, de Collot d'Herbois, s'il lui est impossible à distance de démêler les actes nécessaires de répression des sauvageries inutiles de cruauté et d'orgueil où les hommes se laissaient entraîner, s'il lui est impossible notamment d'entrer en lutte directe contre son collègue Collot d'Herbois et de risquer ainsi une dislocation du Comité de Salut public, du moins il fait connaître par tous les moyens que ni la Convention ni ses représentants « ne doivent multiplier inutilement les coupables ». Il est de plus en plus étroitement et de plus en plus ouvertement lié à Couthon, qui eut tous les courages, excepté celui de verser le sang à Lyon. Il envoie son frère Augustin en mission dans les Bouches-du-Rhône avec des instructions si fermes mais si humaines que bientôt tous les opprimés se tournent vers lui, tous les violents lui demandent protection, et que le nom de Robespierre devient dans cette région du Midi le symbole de la ferme et clémente justice.

Quand les Marseillais envoient une délégation aux Jacobins pour dénoncer les excès de répression de Barras, Robespierre dit que ce sont de bons patriotes, et qu'ils doivent être entendus. Il envoie Saint-Just à Strasbourg pour mettre un terme >à la dictature souvent bouffonne, parfois sanglante, de l'ancien chanoine allemand Schneider. Et là, la politique de Saint-Just est d'autant plus remarquable qu'elle est en contradiction, même avec ce que les journaux dévoués à la Montagne et à Robespierre avaient depuis longtemps conseillé. Qu'on lise, par exemple, les correspondances de Strasbourg au Journal de la Montagne en septembre et octobre 1793 ; on y verra que les citoyens de Strasbourg sont d'un patriotisme révolutionnaire fort tiède, qu'ils sont plus ou moins dévoués à Dietrich et à la vieille bourgeoise strasbourgeoise, et qu'il faut se servir des « patriotes allemands », pour révolutionner la ville. Je lis, par exemple, dans le numéro du 2 septembre :

« L'énergie de la Société populaire s'est soutenue tant qu'il y a eu à Strasbourg une garnison considérable ; mais cette garnison ayant été affaiblie, les bourgeois-clients ont levé la tête, et la Société populaire a perdu une grande partie de la liberté de ses délibérations. Le mal a été augmenté encore par la permanence des sections. Ruhl, qui jusqu'alors avait paru attaché à la cause du peuple et que les patriotes chérissaient, leur a tourné tout à coup le dos, est entré en correspondance avec les sectionnaires contre-révolutionnaires et n'a cessé dans cette correspondance (le jeter de la défaveur sur les meilleurs membres de la Société populaire, en plaisantant sur leur état et sur leur pauvreté ; chose bien propre à faire impression sur les bourgeois de Strasbourg, qui n'ont de respect que pour la richesse et qui ne mesurent le mérite d'un homme que par les affaires commerciales et l'ancienneté de la maison dans la ville impériale de Strasbourg... Mais il y a des remèdes à tous ces maux et il est encore temps de les appliquer. Mettez dans Strasbourg une garnison patriote ; chassez sans miséricorde tous ces gens suspects... Livrez à la vengeance des lois tous les intrigants qui ont maltraité les patriotes, et troublé les séances de la Société... Encouragez les Allemands patriotes qui peuvent éclairer le peuple par leurs discours et leurs écrits. »

Or, c'est précisément cette colonie révolutionnaire allemande qui était devenue, avec Schneider, maîtresse de Strasbourg ; et c'est son despotisme révolutionnaire que Saint-Just allait briser. Grand témoignage de l'effort de modération humaine tenté par Robespierre dans l'atroce déchaînement de la guerre civile. Ni les mitraillades de Lyon, ni les noyades de Nantes n'étaient de son goût. C'est à la suite des lettres du jeune Julien, le disciple vraiment aimé de Robespierre, que Carrier, en février, est 'rappelé de Nantes par le Comité de Salut public.

Cette œuvre de Robespierre était d'autant plus difficile et d'autant plus méritoire qu'il voulait épurer peu à peu le mouvement révolutionnaire de ses excès sans l'affaiblir. Il ne voulait pas, même quand l'énergie du peuple s'égarait, la décourager et la flétrir. Avertir les imprudents et frapper les fripons, mais ne pas anéantir l'élan nécessaire de la Révolution et du peuple, quel problème redoutable, peut-être insoluble, et qui en tous cas ne pouvait être résolu que par une extrême vigueur morale et une grande subtilité et sûreté d'esprit. Saint-Just disait : « Le peuple est comme Guillaume Tell : il faut qu'il touche la pomme sans blesser l'enfant, il faut qu'il se sauve sans se perdre. »

 

L'INTRIGUE DANTONISTE

Pourquoi donc ceux que l'on appelle les dantonistes ne soutinrent-ils pas Robespierre ? Ce fut un malheur immense et une faute irréparable. Ou ils attaquèrent le Comité de Salut public par leurs intrigues, ou ils le compromirent de parti pris. Le refus obstiné de Danton d'entrer dans le Comité de Salut public créait une situation fausse dont les effets funestes allaient se développant. Il était ce que serait aujourd'hui un ministrable puissant qui refuserait le pouvoir. Il devenait, même malgré lui, le centre d'opposition. Même quand il paraissait soutenir le Comité de Salut public, ce concours éveillait des défiances. Danton demande en août que le Comité de Salut public soit le seul pouvoir, que les ministres ne soient que des commis. Il voulait sans doute créer l'unité du pouvoir révolutionnaire. Il reprenait sous une autre forme, la proposition qu'il avait faite, tendant à choisir ou à pouvoir choisir les ministres dans la Convention.

Mais Robespierre, défiant, crut que Danton voulait l'accabler d'une responsabilité immense et exclusive. De même, quand Danton demanda que le Comité de Salut public ait le maniement direct de cinquante millions pour faire face aux intrigues du dedans et du dehors, le Comité de Salut public se récria. Ce serait l'occasion de calomnies incessantes. Et Danton répondit par une belle parole : « Ceux qui redoutent la calomnie ne seront jamais des hommes publics ».

Oui, mais cette parole aurait eu beaucoup plus de force si lui-même, à ce moment, ne s'était pas réservé, si on n'avait pu conjecturer qu'il voulait faire subir à d'autres popularités l'épreuve qu'avait subie la sienne. Surtout, cette sorte de demi-effacement encourageait l'intrigue. Tous ceux qui aspiraient à changer le gouvernement et à le remplacer, tous ceux qui voulaient ruiner le Comité de Salut public pour se substituer à lui ou pour ouvrir les chances à l'inconnu, ou simplement par inquiétude d'esprit et jalousie du pouvoir, tous ceux-là considéraient Danton comme un chef éventuel ; et son silence énigmatique était comme un centre où toutes les ambitions obscures se rattachaient.

 

FABRE D'ÉGLANTINE

Fabre d'Églantine était le chef et l'inspirateur de l'intrigue. Sa tête, suivant le mot de Danton lui-même, était un imbroglio. Homme de théâtre, fertile en combinaisons, observateur ingénieux et ironique, promenant sa lorgnette sur les événements et sur les hommes, il s'amusait à la politique comme à un jeu de l'esprit. Et, tout de suite, les rapports difficiles et compliqués de Robespierre et de l'hébertisme lui apparurent comme une matière admirable à combinaisons, à complications et à réussites. Ou Robespierre se jetterait dans l'hébertisme et se livrerait à lui. Alors il se perdait avec la secte insensée et les dantonistes restaient les maîtres de la Révolution qu'ils modéraient à leur gré, qu'ils apaisaient et gouvernaient. Ou bien Robespierre, par peur de l'hébertisme, se replierait sur les dantonistes, solliciterait leur appui, et alors on le tenait à discrétion, on le compromettait en exigeant de lui des mesures décisives où sa popularité s'amoindrirait.

Ainsi, en ce jeu égoïste et subtil, tantôt Fabre d'Eglantine conspire, même avec les hébertistes, contre le Comité de Salut public, tantôt il veut obliger le Comité de Salut public à brusquer les opérations contre le parti d'Hébert au risque de tout compromettre. En septembre 1793, c'est le rapport de Philippeaux sur les affaires de Vendée qui fournit à Fabre d'Eglantine l'occasion d'une manœuvre contre le Comité et contre Robespierre. Philippeaux, en Vendée, avait créé un conflit violent avec Ronsin, avec Rossignol, les généraux hébertistes. Il revenait de l'Ouest l'âme ulcérée, la parole toute gonflée d'accusations. Il savait bien qu'au fond le Comité de Salut public n'avait, pour les délégués du ministère de la. Guerre, qu'une médiocre sympathie, et la preuve c'est que, peu après, le 2 octobre, le Comité de Salut public pr9pose, pour la guerre de l'Ouest, tout un plan de réorganisation qui, sans rompre brutalement avec le parti militaire d'Hébert, en diminuerait l'importance. Il était donc facile et sage de faire crédit au Comité de Salut public.

Le patriotisme révolutionnaire voulait que Philippeaux lui fit part, discrètement, sans tapage, des fautes commises en Vendée. Mais non, il ne rêve que scandale et vengeance. Le jugement porté par lui sur les hommes et sur les choses, sur les plans et sur Tes chefs, jugement que contredisent à fond Choudieu et Levasseur, il faut que la Convention l'adopte ; il faut que le Comité de Salut public le fasse sien. Et, s'il n'obéit pas sans délai, s'il ne met pas au premier plan la question Philippeaux, Philippeaux le dénoncera comme le complice des désorganisateurs, des conspirateurs, des traîtres. C'était l'heure où l'hébertisme préparait son assaut. Qu'importe à Philippeaux ? Ou plutôt, c'est tant mieux pour Fabre d'Eglantine, car c'est seulement par une coalition confuse que le Comité de Salut public peut être ébranlé et il est bien plus ingénieux d'ailleurs et bien plus divertissant d'envelopper Robespierre dans un réseau d'intrigues contradictoires où il ne pourra se reconnaîtra.

L'agioteur politique qu'était Fabre d'Eglantine jouait à ce moment à la baisse sur le Comité de Salut public, et cette baisse politique, il fallait, comme font les agioteurs des baisses financières, la déterminer par tous le% moyens.

 

L'ASSAUT DU 25 SEPTEMBRE CONTRE LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC

C'est le 25 septembre que la spéculation se développa et que la bataille se livra à la Convention. Contre le Comité de Salut public étaient ligués ceux qui, lui reprochaient sa faiblesse et ceux qui lui reprochaient son exagération. Il avait contre lui des Montagnards extrêmes auxquels on essayait de faire peur de sa dictature. Il avait contre lui les dantonistes intrigants et souples. Il avait contre lui aussi les représentants en mission qu'il avait rappelés, ou qui, mécontents de leur rôle, se plaignant de l'ingratitude de la Révolution qui ne reconnaissait pas leurs services, cherchaient à prendre leur revanche sur le pouvoir.

Briez, qui avait dû livrer Valenciennes, Merlin dé Thionville qui, malgré son héroïsme, n'avait pu sauver Mayence et qui n'était pas encore tout à fait relevé du discrédit de la défaite, tous se plaignaient de n'avoir pas été assez soutenus, exhalaient leur amertume. D'autres pensaient que le Comité n'avait pas assez épuré les états-majors. D'autres lui faisaient grief de frapper Houchard après sa victoire d'Hondschoote. Plusieurs s'indignaient ou paraissaient s'indigner parce que des représentants en voyage avaient été un moment arrêtés par des autorités révolutionnaires qui invoquaient la consigne sévère du Comité de Salut public ordonnant de surveiller tous les courriers. Attentats, tyrannie, incapacité : c'était l'accumulation de tous les griefs, c'était la coalition immorale et âpre des politiques contradictoires, c'était une de ces tristes manœuvres dont le régime parlementaire a donné tant d'exemples, mais qui, dans la gravité formidable des périls publics, était cette fois vraiment criminelle.

Fabre d'Eglantine, pour avoir tout le loisir de nouer le nœud et d'embrouiller les fils, voulait que la discussion fût continuée au lendemain. Le Comité allait sombrer quand Robespierre, véhément, terrible, accusateur, retourna la Convention et sauva le gouvernement révolutionnaire.

 

LE COMITÉ DE CLÉMENCE

Mais voici que soudain les dantonistes manifestent une impatience extrême de clémence et d'humanité. Plus de suspects : plus d'effusion de sang ; qu'un grand comité de clémence absorbe peu à peu tous les autres comités. Oui, mais la Révolution est-elle donc finie ? Est-il possible de refroidir brusquement l'effervescence révolutionnaire sans glacer la Révolution ? Voici qu'à ce mot de clémence qui semble comme un désaveu de toutes les colères et de toutes les énergies qui ont sauvé la liberté et la France, les contre-révolutionnaires reprennent espoir ; voici que les patriotes s'inquiètent et se demandent si ce n'est pas eux qui vont être livrés, si on ne les châtiera pas de l'ardeur que, hier encore, on encourageait. Voici que Robespierre, qui ne peut débarrasser la Révolution de l'hébertisme qu'à la condition de maintenir l'énergie révolutionnaire et de garder la confiance des patriotes, est soudain débordé, compromis, paralysé par les manœuvres des dantonistes qui semblent ne lui laisser d'alternative qu'entre la violence sauvage et un modérantisme contre-révolutionnaire. Jamais il n'y eut plus funeste inconscience ou plus coupable manœuvre, et grande est la responsabilité de Danton d'avoir laissé faire. Il s'était tût le 25 septembre. Il se tait encore en décembre. Et il laisse faire Camille Desmoulins comme il laisse faire Fabre d'Eglantine. Car c'est l'imprudent Camille Desmoulins, c'est l'étourdi pamphlétaire qui se met subitement à outrer la modération et la clémence, comme il outra la violence et la calomnie.

Oh ! sans doute, la Révolution violente, sanglante, ne pouvait être un régime normal. Ces guillotines en permanence sur les places des villes, c'était atroce et humiliant. Sans doute aussi, dans le mouvement révolutionnaire, les viles et lâches passions, le besoin de domination basse, le goût du meurtre, le despotisme démagogique et ignominieux, se mêlaient aux plus nobles passions, aux plus généreux enthousiasmes, à la raison la plus hardie et à l'esprit de sacrifice le plus sacré. Oui, la France ne pourrait pas vivre éternellement sous la loi des suspects et sous la discipline des guillotines ambulantes, des visites domiciliaires, des certificats de civisme. Oui, le triomphe de la Révolution serait précisément d'apaiser la Révolution, de rendre à la vie humaine enfiévrée, surmenée, son rythme normal dans une démocratie ordonnée et une liberté large.

 

LE VIEUX CORDELIER

Oui, Desmoulins avait beau jeu, dans le numéro du 3 de son Vieux Cordelier, à dénoncer tous les abus de la triste délation révolutionnaire. Mais était-il possible, sans trahison, était-il permis à ces fils de la Révolution, à l'heure tragique où celle-ci était menacée par l'univers, de lui donner les atroces couleurs du despotisme de Tibère ?

« Crime de contre-révolution à Libon Drusus, d'avoir demandé aux diseurs de bonne aventure s'il ne possèderait pas un jour de grandes richesses. Crime de contre-révolution au journaliste Cremutius Cordus d'avoir appelé Brutus et Cassius les derniers des Romains. Crime de contre-révolution à un des descendants de Cassius d'avoir chez lui un portrait de son bisaïeul. Crime de contre-révolution à Mamercus Scaurus d'avoir fait une tragédie où il y avait tel vers à qui l'on pouvait donner deux sens... Crime de contre-révolution d'être allé à la garde-robe sans avoir vidé ses poches, ce qui était un malique de respect à la figure sacrée des tyrans. Crime de contre-révolution de se plaindre du malheur des temps, car c'était faire le procès du gouvernement. Crime' de contre-révolution de ne pas invoquer le génie divin dei Caligula... Il fallait montrer de la joie de la mort de son ami, de son parent, si l'on ne voulait s'exposer à périr soi-même. Sous Néron, plusieurs dont il avait fait mourir les proches, allaient en rendre grâce aux dieux : ils illuminaient. Du moins il fallait avoir un air de contentement, un air ouvert et calme. On avait peur que la peur même ne rendît coupable... Tout donnait de l'ombrage au tyran. Un citoyen avait-il de la popularité : c'était un rival du prince, qui pouvait susciter une guerre civile. Suspect. Fuyait-on, au contraire, la popularité, et se tenait-on au coin de son feu, cette vie retirée vous avait fait remarquer, vous avait donné de la considération. Suspect. Etiez-vous riche : il y avait un péril imminent que le peuple ne fût corrompu par vos largesses. Suspect. Etiez-vous pauvre : comment donc ! invincible empereur, il faut surveiller de près cet homme. Il n'y a personne d'entreprenant comme celui qui n'a rien. Suspect. Etiez-vous d'un caractère sombre, mélancolique, ou mis en négligé ; ce qui vous affligeait, c'est que les affaires publiques allaient bien. Suspect. Un citoyen était-il vertueux et austère dans ses mœurs ; bon ! nouveau Brutus, qui prétendait par sa pâleur et sa perruque de Jacobin, faire la censure d'une cour aimable et bien frisée. Suspect. »

Oui, Desmoulins avait beau jeu, surtout s'il oubliait que la France révolutionnaire luttait, non pour la tyrannie d'un homme, mais pour la liberté de tous, s'il oubliait que depuis quatre ans elle avait été toute enveloppée, toute saturée de trahisons : trahison du roi, trahison de Dumouriez, trahison des nobles allant à l'étranger grossir les armées d'invasions et préparer les sinistres hécatombes ; atroce trahison de Toulon livré aux Anglais. Lui était-il donc interdit de se défendre ? et les révolutionnaires peuvent-ils faire un crime à la Révolution d'avoir épié les manœuvres incessantes de l'ennemi qui, en effet, conspirait, intriguait, corrompait, multipliait les faux assi-' guais, les fausses nouvelles pour ruiner et pour affoler la France libre ? Le couteau de Desmoulins était ciselé avec un art incomparable, mais il le plantait au cœur de la Révolution. Il lui était facile aussi d'attendrir les cœurs par la vision de la liberté apaisée, humaine et noble.

« A. quel signe veut-on que je reconnaisse cette liberté divine ? Cette liberté ne serait-elle qu'un vain nom ? N'est-ce qu'une actrice de l'Opéra, la Candeille ou la Maillart promenée avec un bonnet rouge, ou bien cette statue de quarante-six pieds de haut que propose David ? Si par la liberté vous n'entendez pas comme moi les principes, mais seulement un morceau de pierre, il n'y eut jamais d'idolâtrie plus stupide et si coûteuse que la vôtre.

« Ô mes chers concitoyens ! serions-nous donc avilis à ce point de nous prosterner devant de telles divinités ? Non, la liberté, cette liberté descendue du ciel, ce n'est point une nymphe de l'Opéra, ce n'est point un bonnet rouge, une chemise sale ou des haillons ; la liberté, c'est le bonheur, c'est la raison, c'est l'égalité, c'est la justice, c'est la Déclaration des Droits, c'est votre sublime Constitution. Voulez-vous que je la reconnaisse, que je tombe à ses pieds, que je verse tout mon sang pour elle ? Ouvrez les prisons à ces deux cent mille cho-yens que vous appelez suspects, car, dans la Déclaration des Droits, il n'y a pas de maison de suspicion, il n'y a que des maisons d'arrêt. Le soupçon n'a point de prisons, mais l'accusateur public ; il n'y a point de gens suspects, il n'y a que des prévenus de délits fixés par la loi, et ne croyez pas que cette mesure serait funeste à la République, ce serait la mesure la plus révolutionnaire que vous eussiez prise. Vous voulez exterminer tous vos ennemis par la guillotine ? Mais y eut-il jamais plus grande folie ? Pouvez-vous en faire périr un seul sur l'échafaud sans vous faire des ennemis de sa famille ou de ses amis ? Croyez-vous que ce soient ces femmes, ces vieillards, ces cacochymes, ces égoïstes, ces traînards de la Révolution que vous enfermez qui sont dangereux ? De vos ennemis, il n'est resté parmi vous que les lâches et les malades ; les braves et les forts ont émigré ; ils ont péri à Lyon ou dans la Vendée : tout le reste ne mérite pas votre colère. »

Ah oui ! Mais Desmoulins ne faisait qu'ajouter aux tortures de la Révolution : le supplice de l'homme qui traverse le désert en feu, c'est de songer à la source fraîche ; l'angoisse de l'homme battu de la tempête s'accroît lorsque, par-delà la mer des épouvantes et des naufrages, son cœur voit le doux foyer lointain. Les révolutions demandent à l'homme le sacrifice le plus effroyable, non pas seulement de son repos, non pas seulement de sa vie, mais de l'immédiate tendresse humaine et de la pitié. Peut-être, après tout, en cette lutte tragique de la Révolution contre le monde, le cœur de l'homme était-il soumis à une épreuve surhumaine. Celui de Danton avait fléchi ; celui de Desmoulins éclatait. Mais quelle erreur et quel désastre ! Le seul moyen d'amener, en effet, l'ère de clémence et de rentrer dans la normale vie humaine, c'était de donner au gouvernement révolutionnaire prestige et force. Il ne pouvait calmer la Révolution qu'en la sauvant. Il ne pouvait lui rendre la paix intérieure sans lui donner la paix avec l'univers. Et cette paix, la Révolution ne pouvait la dicter que par la vigueur de son élan, par la puissance de son action.

C'est Robespierre qui travaillait vraiment à humaniser la Révolution lorsque, sans déclamation sentimentale, il donnait à la force révolutionnaire cette unité, cette rapidité qui préparaient l'apaisement par la victoire. Ce n'était pas seulement le régime des tribunaux révolutionnaires et la loi des suspects qui faisaient violence à la nature humaine. Il n'était pas dans l'ordre, non plus, que quatorze cent mille hommes fussent aux frontières et qu'en bien des cités, en bien des villages, il ne restât que des femmes et des enfants pour faire aller les métiers et labourer la terre. Il n'était pas dans l'ordre. non plus, en une société fondée sur la propriété privée et sur la concurrence, qu'un régime de réglementation et de réquisition mît tous les marchands et toutes les marchandises, tous les producteurs et tous les produits, sous la surveillance révolutionnaire, sous les pénalités terribles de la loi contre les accapareurs, sous le niveau du maximum. Et pourquoi Desmoulins décompose-t-il ainsi l'immense crise ? Pourquoi veut-il désarmer soudain la Révolution de sa vigueur au dedans, quand il ne peut ni désarmer les quatorze armées révolutionnaires, ni désarmer les lois sur les subsistances ? Une même détente de paix, de liberté, d'humanité, se produira en tous sens par la victoire de la Révolution. Et cette victoire est-elle assurée, en décembre 1793, quand Camille Desmoulins lance ses brûlots de clémence ?

Et, à quel moment Desmoulins se risque-t-il ? Au moment même où son opération pouvait le plus compromettre et gêner Robespierre dans la lutte humaine qu'il avait entreprise contre les • excès de l'hébertisme et les prétentions de la Commune.

C'est le 29 novembre que Robespierre avait demandé aux Jacobins de procéder à une épuration générale de leur Comité et de la société elle-même. Il voulait éliminer quelques-uns des éléments hébertistes qui des Cordeliers avaient envahi les Jacobins.

La tentative était hardie, car les Jacobins n'était pas une société fermée, ils étaient ouverts à tous les mouvements de la Révolution, et les infiltrations hébertistes y étaient profondes. Précisément le jour où Robespierre fait cette motion, c'est Anacharsis Cloots qui préside aux Jacobins, lui que Robespierre voulait exclure. C'est le 3 décembre que Robespierre se solidarise avec Danton. C'est le 4 décembre que la Convention vote la loi qui organise le pouvoir révolutionnaire et qui assure la primauté du Comité de Salut public sur la Commune et sur l'hébertisme. Et c'est au moment où Robespierre a besoin que l'hébertisme, poursuivi par lui, ne soit sauvé par aucune diversion, c'est au moment où il a tendu la main aux dantonistes, c'est au moment où il arme le pouvoir révolutionnaire d'une force légale qui lui permettra d'écraser peu à peu les factions sanglantes et inhumaines, c'est à ce moment que Desmoulins, sous prétexte d'humanité, fournit à Hébert une occasion admirable de reprendre l'offensive, compromet Robespierre solidarisé de la veille avec Danton, en donnant à la politique dantoniste une couleur de modérantisme et de contre-révolution, et neutralise les effets de la grande loi du 4 décembre.

 

LE ROYALISME DES DANTONISTES

Cette manœuvre soudaine jetait un tel désarroi dans la marche de la Révolution, elle servait si bien les intérêts des royalistes et les intérêts des furieux, c'est-à-dire deux fois les royalistes, l'excès de la fureur devant aboutir au royalisme par l'épuisement, que les contemporains se sont demandés si Danton n'avait pas une sorte de pacte secret avec la monarchie. L'hypothèse, est certainement fausse[3]. Mais le malheur immense et la faute de Danton, à ce moment, c'est que nul ne sait quelle est sa politique, quel est le but où il tend. La marche de Robespierre, à cette date, est décidée et claire. Il aurait voulu, sans violence, refouler peu à peu et éliminer l'hébertisme, former avec les dantonistes réconciliés un grand parti de la Révolution à la fois vigoureux et légal qui aurait découragé les forces ennemies q rendu possible, sans péril pour les patriotes les plus fervents, l'avènement de la Constitution et des négociations de paix. Au contraire, à voir l'étourderie avec laquelle, en décembre, les dantonistes déclarent la guerre à Hébert par des procédés qui aliénaient d'eux nécessairement Robespierre, ils n'auraient pu, en effet, faire fonds que sur les royalistes assagis, sur ceux qui auraient accepté le retour à la Constitution de 1791.

De là à supposer que Danton ne répugnait pas à une restauration monarchique, qui aurait mis sur le trône ou le duc d'Orléans, ou le jeune Louis XVII élevé loin des siens, et entouré d'un Conseil de régence donnant des garanties à la nation révolutionnaire, il n'y avait pas loin. Les dantonistes, par les intrigues de Fabre, d'Eglantine, par les pamphlets de Camille Desmoulins, par la. Dénonciation retentissante de Philippeaux, reprenaient exactement le jeu de la Gironde. C'était le système des papiers rolandistes qui recommençait. Et, de même que les Girondins s'acculèrent eux-mêmes à n'avoir plus d'autre alliance possible que celle des royalistes, de même que ceux d'entre eux qui étaient républicains frémirent d'épouvante au bord de l'abîme de contre-révolution monarchique qui s'ouvrait à leur approche, de même Danton se serait sans doute foudroyé de son propre anathème le jour où il aurait constaté qu'en s'éloignant de Robespierre il s'était mis dans l'ombre du Temple.

Il n'est pas indifférent que deux observateurs aussi remarquables, aussi avisés que Mallet du Pan et Gouverneur Morris aient cru que la politique de Danton avait un arrière-fond royaliste. lIs se trompaient, mais leur erreur même est grave.

Mallet du Pan dit — et on va voir comme les traits sont forcés et souvent inexacts — : « Dès la fin de novembre, et pour tenir tête aux hébertistes (le parti de la Commune), Robespierre s'unit avec Danton, son ennemi mortel, mais menacé comme lui, ayant à se reprocher sa vénalité, les sommes qu'il reçut de la liste civile, une fortune scandaleuse, des connivences avec le Temple et son opposition au procès de la reine. »

La fortune de Danton n'était pas scandaleuse ; il n'avait reçu du Trésor royal, en 1790, que le remboursement de sa charge — peut-être un peu complaisamment établi par les ministres du roi qui cherchaient, en effet, à amadouer « le démagogue » —. Mais, ce que je retiens, c'est l'impression qu'a eue Mallet du Pan d'une entente secrète de Danton avec le Temple. Plus tard, faisant l'histoire des modérés, Mallet du Pan dit :

« Réduits à la seconde ligne par la supériorité de Robespierre et de ses coadjuteurs, ils s'étaient rangés sous la bannière de Danton ; ils participèrent à ses craintes, à ses projets et ont failli participer à sa destinée. Comme leur chef et intimidés par le tribunal révolutionnaire à l'élévation duquel ils avaient concouru, ils laissèrent périr la reine de France et Mm* Elisabeth, avec le désir de les sauver. »

Gouverneur Morris est plus précis. Il n'attribue aucunement à Danton un plan de restauration monarchique. Il croit qu'il se proposait surtout, à la fin de 1793 et en 1794, de modérer la Révolution pour n'être pas écrasé lui-même sous ses débris. Mais il ajoute que Danton ne croyait pas à la République, qu'il avait du mépris pour la foule, qu'il pressentait l'avènement d'un César et qu'il laissait à l'avenir de décider quel serait ce chef, ou Danton lui-même ou peut-être un héritier du roi. Qu'on suive la progression dans la correspondance de Gouverneur Morris ; le 21 Janvier 1794, il écrit :

« Il y a trois partis parmi les faiseurs du jour. L'un peut être appelé les dantonistes, parti avec lequel Robespierre est lié, et qui désire, par la douceur ou par quelque chose qui ressemble à un gouvernement légal, inspirer une sorte d'attachement à la Révolution. Ils craignent que le peuple, si souvent trompé, n'essaie enfin, par un effort unanime, effort non d'une conspiration, mais de la répulsion générale qu'inspire la tyrannie, de renverser, quelque imprévu que soit, le régime qui doive lui succéder, l'édifice que ces hommes soutiennent au prix du sang, et dont les débris les écraseraient dans leur chute. »

Et pour consolider quelques-uns des résultats de la Révolution, Danton serait prêt à accepter un compromis avec la royauté. C'est ce que Morris écrivait il y a un an, en décembre 1792

« Peu après le 10 août, j'ai eu des renseignements auxquels vous pouvez croire, portant que le plan de Danton était, en obtenant l'abdication du roi, de se faire nommer lui-même chef d'un conseil de régence, composé de ses créatures, pour le temps de la minorité du dauphin ; cette idée n'a jamais été entièrement abandonnée. »

Et Morris répète en 94.que le plan de Danton, tel, qu'il l'a exposé, est toujours le même. Aussi bien, comme il l'écrit. le 15 avril 1794 (quelques jours après la mort de Danton) :

« Danton a toujours cru, et ce qu'il y a de plus malheureux pour lui, a toujours soutenu qu'un système de gouvernement par le peuple en France était absurde ; que la foule est trop ignorante, trop inconstante, trop corrompue pour fournir une administration basée sur la légalité ; qu'habituée à obéir, il lui faut un maître, et qu'en supposant même que le peuple eût été élevé dans les principes de la liberté, et qu'il joignît à l'énergie du sentiment la force de l'habitude, cependant, comme dans l'ancienne Rome, il aurait atteint l'époque où Caton devint fou, et César un mal nécessaire. La conduite de Danton fut à l'unisson de ses principes ; mais il était trop voluptueux pour son ambition, et trop indolent pour conquérir le pouvoir suprême. »

Non, Danton ne désespérait pas ainsi de la démocratie et de la liberté, et Morris, convaincu dès lors que la France marchait rapidement au despotisme, supposait volontiers aux hommes de la Révolution les pensées dont lui-même était plein. C'est à peine s'il accorde que Robespierre fût attaché à la République : « Je crois que l'affermissement de la République serait, tout bien considéré, ce qui lui conviendrait le mieux. »

Danton ne s'était pas amusé à souffler le feu de la fournaise et à y ajouter du minerai pour assister seulement au bouillonnement du métal et pour laisser le destin refondre la statue de la monarchie. J'imagine qu'il n'avait pas un système très lié, qu'il ne voulait pas enfermer d'avance en une formule la force inconnue des événements, mais qu'il avait encore assez de confiance en lui-même et aux hommes, malgré des accès de lassitude et de dégoût, pour espérer des réussites de la liberté. Mais ce qui reste inquiétant, c'est que la logique de la politique de modération hasardeuse et outrancière des dantonistes les conduisait à une alliance involontaire avec la monarchie. Et l'ambiguïté de la conduite de Danton, couvrant de son silence ou morigénant d'un ton de reproche fraternel et complaisant Fabre d'Eglantine, Philippeaux et Desmoulins, jetait à tous les périls la Révolution que Robespierre, avec une obstination héroïque, voulait sauver tout à la fois de la démagogie et de la contre-Révolution[4].

 

LA BATAILLE AUX JACOBINS

Robespierre fut exaspéré et meurtri. Du coup, après l'explosion des pamphlets de Camille, la Société des Jacobins devient une arène. Hébert, accablé en novembre par la vigoureuse et sage offensive de Robespierre, rebondit. Et l'épuration se poursuit comme une bataille où la victoire passe sans cesse d'un camp à l'autre. C'est Robespierre qui, le 12 décembre, fait rejeter Cloots ; Robespierre fut terrible. Il l'accusa de méditer la guerre sans fin.

Et il alla jusqu'à l'outrager, jusqu'à animer contre lui la défiance chauvine et la jalousie. Que veut ce baron prussien ? et cet homme, avec ses cent mille livres de rentes, peut-il être un sans-culotte ? Cloots, noyé sous ce flot, ne se défendit pas ; il sortit des Jacobins comme un cadavre emporté à la dérive par le courant.

Lâchement Hébert avait gardé le silence. Mais Desmoulins est obligé de se justifier le 14. Mais, le 21, Nicolas insiste contre lui. Il demande que le Vieux Cordelier soit jugé : Hébert élargit l'accusation : Fabre d'Eglantine aussi doit rendre compte de ses intrigues. La société jacobine hésite à exclure Desmoulins, d'abord à cause des services qu'il a rendus à la Révolution, et puis parce qu'il fut l'ami de jeunesse de Robespierre ; il semble qu'en le frappant, on frappe un peu celui-ci.

Robespierre essaie de le sauver lui-même. Il l'adjure de revenir à la prudence, de ne pas faire la joie des ennemis de la Révolution. Le 5 janvier, la querelle entre Desmoulins et Hébert est personnelle et violente. Robespierre consent à ce qu'on brûle les numéros du Vieux Cordelier, mais demande que la société garde Camille. « Brûler n'est pas répondre », s'écrie celui-ci. Et il accule Robespierre à la rupture. La colère et la douleur de Robespierre étaient d'autant plus grandes qu'il savait bien que Desmoulins avait cédé à une fantaisie violente de son imagination et de sa sensibilité. L'intrigue profonde était ailleurs ; elle était dans les menées de Fabre d'Eglantine. Mais Desmoulins était celui qui se découvrait le plus et qui compromettait Robespierre son ami. Par une sorte de diversion suprême, le jour même où il défendait encore Camille, le 8 janvier 1794, Robespierre s'engageait à fond contre Fabre d'Eglantine : « Je demande que cet homme qu'on ne voit jamais qu'une lorgnette à la main, et qui sait si bien exposer des intrigues au théâtre, vienne s'expliquer ici. »

Ainsi s'aggravait l'imbroglio, et, par les démarches imprudentes ou funestes des dantonistes, la lutte que Robespierre avait voulu engager courageusement aux Jacobins contre l'hébertisme aboutissait. à quoi ? A obliger Robespierre à suivre Hébert dans l'acte d'accusation contre Fabre d'Eglantine.

Les intrigues de quelques-uns des dantonistes, l'imprudence de quelques autres, le détachement de Danton qui grondait un peu et qui laissait faire, tout cela réduisait Robespierre à la défensive, juste à l'heure où il avait décidé l'offensive héroïque contre la faction d'Hébert. En vain il essayait, pour gagner du temps et pour rétablir son plan de campagne, de proposer aux Jacobins de hauts objets de discussion. Le club n'était plus qu'une arène où les révolutionnaires se dégradaient et se déchiraient. Saint-Just traduisait l'arrière-pensée de Robespierre, lorsqu'il écrivait le 8 ventôse (26 février) :

« Dernièrement, on s'est moins occupé des victoires de la République que de quelques pamphlets. On distrait l'opinion des plus purs conseils, et le peuple français de sa gloire, pour l'appliquer à des querelles polémiques : ainsi Rome sur son déclin, Rome dégénérée, oubliant ses vertus, allait voir au cirque combattre des bêtes. »

Au cirque des Jacobins, le dantonisme et l'hébertisme se déchiraient et montraient tous deux leurs crocs à Robespierre et au Comité de Salut public.

 

LE SCANDALE DE LA COMPAGNIE DES INDES

Ce qui aggravait le malaise, c'était l'affaire obscure d'agiotage, de faux et de corruption à laquelle était mêlé Chabot et où va être impliqué Fabre d'Eglantine. Elle couvait sourdement depuis deux mois, depuis la fin de vendémiaire. On se souvient que Delaunay, en juillet, avait dénoncé les manœuvres dolosives de la Compagnie des Indes, laquelle soustrayait à tout impôt le revenu de ses actions en les remplaçant par de simples inscriptions de transfert et, sous prétexte de procéder à sa liquidation, prolongeait son existence et ses opérations, malgré la loi qui l'avait dissoute, et accroissait même son capital. De même, dans ce rapport du 3 août sur l'agiotage, que j'ai déjà analysé, Fabre d'Eglantine signalait les manœuvres illicites et illégales de cette grande Compagnie capitaliste.

« Par la loi du 22 août 1792, disait-il, les compagnies financières sont assujetties à un impôt du vingtième de leurs bénéfices. La Compagnie des Indes se moquant toujours de la loi (comme pour les mutations d'actions dissimulées en un registre secret de transfert) a converti ses bénéfices en entassement de capitaux simulés.

« Et la liquidation aussi est simulée ; et la preuve, c'est qu'elle est du double plus riche qu'elle ne l'était en commençant cette prétendue liquidation.

Ces deux coups successifs frappés par Delaunay et Fabre d'Eglantine éveillent l'attention de la Convention. Et elle décrète, le 17 vendémiaire (8 octobre), que la Compagnie sera tenue de se dissoudre sous la surveillance et par les soins du gouvernement. C'était le coup mortel. Delaunay, qui avait dénoncé la Compagnie, s'opposa à la mesure décisive qui assurait l'exécution de la loi. Pourquoi ? Il parait bien démontré qu'il n'était qu'un agioteur véreux. Il avait attaqué la Compagnie des Indes ou pour déterminer une baisse des actions et spéculer ensuite en produisant un mouvement inverse de hausse, ou plutôt pour faire chanter la Compagnie. Ayant vu en lui un adversaire redoutable, elle l'acheta. Il devint son homme, et il commença à jouer cyniquement ce rôle en essayant d'amortir, devant la Convention, l'effet des coups que lui-même avait portés.

Au contraire, Fabre d'Églantine, fidèle à lui-même, appuya vigoureusement devant la Convention, le 17 vendémiaire, les mesures rigoureuses que son discours du 3 août avait en quelque sorte rendues nécessaires. Oui, mais voici que le texte du décret, renvoyé pour rédaction, selon l'habitude de la Convention, au Comité des Finances, est falsifié. Notamment — je ne retiens que la falsification la plus grave — la liquidation par l'Etat disparaissait et la Compagnie restait chargée du soin de se liquider elle-même. C'est Delaunay et Julien de Toulouse qui avaient fait le faux et ils avaient associé à leur opération l'abject et lâche et cupide Chabot, mêlé aux affaires de finances depuis qu'il fréquentait chez les banquiers autrichiens Frey, dont il venait d'épouser la sœur (5 octobre), avec une dot de deux cent mille francs. Chabot avait accepté de corrompre Fabre d'Eglantine, celui-ci était secrétaire, et les faussaires avaient besoin ou de sa complicité active, ou tout au moins de son silence complaisant pour que le décret falsifié passât sans encombre.

Chabot, engagé ainsi dans le crime, n'osa pas aller jusqu'au bout. La silhouette de l'échafaud le hantait et, pris d'épouvante, il alla porter chez Robespierre non pas une confession sincère, mais un récit arrangé le sauvait. Il avait, dit-il, fait semblant d'écouter les propositions corruptrices qui lui étaient faites afin de découvrir la conjuration immonde par laquelle l'étranger se flattait de corrompre et de discréditer la Convention. Delaunay et Jullien étaient des malfaiteurs : ils lui avaient remis cent mille francs pour qu'il les portât à Fabre d'Eglantine et qu'il achetât celui-ci. Mais Chabot ne voulait pas se risquer plus loin. Il avertissait Robespierre et il tenait à la disposition du Comité de sûreté générale les cent mille francs qu'il avait reçus pour une œuvre de corruption à laquelle il avait fait semblant de se prêter pour démasquer les coupables.

Le Comité de sûreté générale trouva plus que louche le récit de Chabot, que Robespierre parait avoir accueilli avec une confiance assez ingénue. Chabot fut arrêté ; une enquête fut ouverte : et que-découvre le Comité ? que le décret falsifié portait la signature de Fabre d'Eglantine. Fabre d'Eglantine, quand il fut appelé à s'expliquer devant le tribunal révolutionnaire, affirma que la pièce était un faux. Il avait signé le texte exact et c'est après coup que les faussaires, abusant de sa signature, avaient ajouté la disposition favorable à la Compagnie. Il l'affirma et je crois aussi, avec Louis-Blanc et Michelet, qu'il l'a démontré. Certainement, le tribunal révolutionnaire, âpre à la condamnation, n'a pas fait ce qu'il aurait dû faire pour résoudre l'énigme. Mais, à mon sens, Louis Blanc et Michelet n'ont pas assez dit que si Fabre d'Eglantine fut compromis par la scélératesse des deux faussaires, il a été perdu aussi par ses habitudes d'intrigue, par l'obscurité éternelle et l'éternelle complication de son jeu.

Il reste à expliquer comment les deux faussaires avaient pu compter sur lui au point de jouer ainsi de sa signature. Il ne suffisait sans doute pas que Chabot se fût porté garant de Fabre d'Eglantine : car quel crédit pouvait avoir en ce point la parole de Chabot ? Et d'ailleurs comment Chabot lui-même aurait-il pu compter sur l'adhésion de Fabre ? Evidemment, quand Delaunay et Jullien remirent cent mille francs à Chabot pour les porter à Fabre, ils s'imaginaient non pas tenter Fabre, mais le récompenser du service qu'il leur avait rendu déjà en leur abandonnant sa signature. Encore une fois, comment avaient-ils été conduits à se faire de Fabre d'Eglantine cette idée ? Sans aucun doute Delaunay s'imagina que Fabre, en attaquant la Compagnie des Indes, jouait le même jeu intéressé que lui, et que la seule différence entre eux était que Fabre avait joué ce jeu plus longtemps. Peut-être le tour un peu singulier du rapport de Fabre d'Eglantine sur l'agiotage avait-il suggéré à Delaunay la pensée que Fabre cherchait lui aussi à faire un coup. Il était, en effet, assez bizarre de développer tout un rapport sur le change, pour aboutir à la fin à une motion sur la Compagnie des Indes, et encore cette motion avait-elle une forme suspensive et mystérieuse, qui semblait calculée pour couvrir des manœuvres d'agiotage. H annonce, en effet, à la fin de son rapport qu'il n'indiquera pas tout de suite les mesures qu'il a à proposer, parce que la discussion devant les comités pourrait en être longue et que, dans cet intervalle, les spéculateurs pourraient agioter.

Oui, mais alors pourquoi annoncer des mesures destinées à frapper la Compagnie des Indes, avant d'être en état de spécifier ces mesures ? Ceux qui voudraient précisément déterminer une baisse en affolant les porteurs par le vague même de la menace procéderaient ainsi, et Delaunay put croire que Fabre d'Eglantine manœuvrait dans le même sens que lui. Il y a, d'ailleurs, dans les explications mêmes de Fabre d'Eglantine, un point assez obscur et inquiétant. H dit que Chabot lui soumit. d'abord un projet de décret.

« Chabot m'appela et me mena dans la salle de la Liberté (à la Convention) et là il me dit : « Voici le nouveau projet de décret, bien intitulé projet en toutes lettres ; c'est Delaunay qui l'a rédigé, je suis chargé de te le communiquer, et de te dire de le corriger, si tu ne le trouves pas bien, afin d'éviter les disputes. » Je lis ce projet, et bientôt je m'aperçois qu'au moyen de cette rédaction les administrateurs de la Compagnie des Indes pourraient se rattacher à nouveau à leur proie, et en écarter le gouvernement. Je fis donc sur-le-champ les corrections nécessaires pour imprimer mon opinion au projet, laquelle était toujours que les administrateurs ne puissent pas éluder la main du gouvernement, et je signai ce projet au crayon avec paraphe à chaque correction et je renvoyai ainsi le tout à Delaunay, et à mes collègues. »

En vérité, voilà qui est étrange. Je ne m'arrête pas à la remarque que fera bientôt Cambon, appelé comme témoin devant le tribunal révolutionnaire : qu'il était contraire à tous les usages de signer un projet de décret, lequel n'étant que la mise en œuvre d'un vote de la Convention, était une œuvre collective. Mais il y a dans la conduite de Fabre d'Eglantine une sorte d'inconscience. Il sait bien que ni Chabot ni Delaunay ne peuvent se tromper. Il sait notamment que Delaunay a essayé de sauver la Compagnie des Indes, qu'il a combattu l'amendement proposé par lui, Fabre, et adopté par la Convention. Et quand, ensuite, c'est le même Delaunay qui se charge de mettre au net une décision qu'il a tout fait pour empêcher, Fabre ne s'étonne pas ! Fabre ne s'indigne pas ! Bien mieux, Delaunay a l'audace de proposer à la signature de Fabre un texte contraire au vote de la Convention, contraire à l'amendement que Fabre a fait adopter, et Fabre ne se révolte pas ! Fabre ne va pas crier au Comité : « Vous avez remis le travail de rédaction à des coquins ! » Non, il se borne philosophiquement à quelques corrections au crayon[5], et il livre ensuite sa signature à des voleurs que lui-même prend en flagrant délit de vol. C'est une singulière insouciance que Delaunay avait interprétée sans doute comme une prudente complicité et qui l'avait enhardi au coup d'audace du faux définitif sur le décret lui-même.

 

DANTON AU SECOURS DES MAÎTRES CHANTEURS

Quand Danton apprit le 15 janvier, par le rapport d'Amar à la Convention, l'arrestation de Fabre d'Eglantine, son ami, il demanda d'abord qu'il fût admis à s'expliquer à la barre. Billaud Varenne et Vadier lui répondirent avec violence. Et Vadier ajouta que l'affaire de Fabre se rattachait à celle de Chabot. Danton n'insista point ce jour-là ; mais sans doute, il ne tarda pas à savoir avec plus de précision quelle était l'accusation qui Pesait sur Fabre d'Eglantine. Si vraiment il n'eut pas de doute, s'il fut convaincu que Fabre d'Eglantine était victime d'une machination scélérate, qu'il succombait au crime d'un faussaire exploité par l'animosité d'ennemis politiques, par quel abandon des siens et de lui-même garda-t-il pendant deux mois et demi le silence ? Comment, au risque d'être foudroyé, n'alla-t-il pas crier aux Jacobins, à la Convention sa certitude de l'innocence de Fabre, sa colère et son mépris contre les misérables qui essayaient de le perdre par le faux et la calomnie ? Sans doute, il fut troublé, et se demanda, à lui-même avec épouvante si la passion de l'imbroglio n'avait pas jeté l'intrigant éternel à quelque basse aventure. Ou du moins il reconnut l'impossibilité d'expliquer le flegme de Fabre d'Eglantine devant la manœuvre criminelle de Delaunay, essayant de fausser la volonté de la Convention.

Mais quoi ! est-ce qu'au discrédit des déchirements va se joindre pour la Révolution le discrédit de la corruption ? Au moment où elle ne peut se sauver qu'en imposant au vaste monde des tyrans, et des esclaves la terreur tout ensemble et le respect, faudra-t-il que la Révolution se dévore elle-même ? Faudra-t-il qu'elle soit prise entre des furieux qui veulent la souiller de sang, et des indulgents corrompus qui veulent la livrer sans défense aux trahisons des contre-révolutionnaires et au mépris de l'univers ? Tout le bénéfice du premier effort, immense et glorieux, du Comité de Salut public et de la Convention, à Lyon, à Marseille, à Toulon, en Vendée, en Belgique, sur le Rhin, tout le crédit révolutionnaire amassé par la sagesse et la vigueur du gouvernement va se perdre dans une flaque mêlée de sang et de boue. Haut les cœurs, et que la Révolution soit sauvée même au prix des décisions les plus violentes et des plus brutales exécutions !

 

L'ARRESTATION DE VINCENT, DE RONSIN ET DE MAILLARD

C'est précisément une initiative de Fabre d'Eglantine, entraînant la Convention à une démarche imprudente, qui exaspère la crise et en accélère le dénouement. Le 17 décembre, il demanda à la Convention l'arrestation de Vincent., C'était doublement une faute, d'abord parce que le fait d'avoir affiché la lettre violente de Ronsin sur Lyon, seul grief allégué par Fabre, ne suffisait pas à fonder une accusation. Il était enfantin de s'attacher à un détail alors que tout un système était en jeu. Et ensuite, c'est au Comité de Salut public et au Comité de sûreté générale, seuls en état de recueillir des informations, seuls capables.de saisir le moment où un acte politique pouvait être utilement accompli, qu'il convenait de laisser la direction de la lutte. Mais Fabre voulait beaucoup moins atteindre les hébertistes que gêner Robespierre.

La Convention adjoignit à Vincent, Ronsin et Maillard. Ces arrestations provoquèrent dans la clientèle hébertiste déjà vaste, dans les bureaux du ministère de la Guerre, aux Cordeliers, dans plusieurs sections, un émoi très vif et une agitation prolongée. Quoi ? est-ce que le rolandisme va recommencer ? Est-ce que nous revenons à l'époque où tous les placards des patriotes étaient dénoncés, où toutes les paroles étaient 'calomniées ? Est-ce que maintenant, comme au temps de la Commission des Douze, il n'y aura plus de sûreté pour les meilleurs combattants de la Révolution ? On frappait Hébert avant le 31 mai, on frappe maintenant les amis d'Hébert : le peuple laissera-t-il faire ? Devant ces récriminations et ces analogies, les Jacobins, gênés, se taisaient. Fabre d'Eglantine, comme étonné et effrayé de l'ébranlement qu'il avait produit, écrivait au Comité de sûreté générale pour préciser son initiative et limiter sa responsabilité[6]. Les Cordeliers exultaient, et, par la faute de l'intrigant dantoniste, paraissaient prendre la direction du mouvement. Collot d'Herbois accourait de Lyon. Frapper Vincent, pour avoir reproduit les propos de Ronsin sur les Lyonnais que Collot d'Herbois lui-même avait tenus dix fois, c'était menacer, c'était presque frapper Collot d'Herbois lui-même. Ainsi, Fabre, sous prétexte de hâter la chute de l'hébertisme, obligeait Robespierre ou à couvrir Collot d'Herbois, ou à dissoudre le Comité de Salut public ; et, dans les deux cas, c'était faire le jeu des hébertistes. Les Cordeliers décidèrent que le jour même où Collot reprendrait séance à la Convention (le 21 décembre) ils y porteraient le buste, les cendres et la tête de Chalier. Qui oserait désavouer le martyr en calomniant, en incarcérant ceux qui avaient voulu le venger ? Le 23 décembre, les Cordeliers lisent à la Convention une pétition menaçante. « Nous sommes et nous resterons les Cordeliers que rien n'abattra. »

Le même soir, aux Jacobins, Collot est dramatique. Il donne lecture de deux lettres de Lyon, dont l'une de Fouché, qui annonce que Gaillard, un des amis de Chalier, « s'est tué de désespoir, se croyant abandonné par les patriotes ».

Voilà où mène le modérantisme. Voilà l'effet de l'arrestation de Ronsin et de Vincent : la violence faite aux patriotes parisiens est une menace pour tous les révolutionnaires de France.

« Il faut, s'écrie Collot, prévenir de nouveaux malheurs. H faut ranimer le courage de nos frères les Jacobins, qui sont en ce moment à Commune-Affranchie. J'en ai parlé au Comité de Salut public ; Robespierre lui-même s'est chargé d'écrire à nos malheureux frères. Un courrier extraordinaire leur sera dépêché, et je demande que la Société y joigne une lettre rassurante, une lettre consolatrice, et que nous fassions tous ici le serment de ne pas survivre à celui de nos frères qui pourrait être attaqué. »

« Tous les membres de la Société se lèvent à la fois et font ce serment terrible avec la plus grande énergie, aux applaudissements réitérés des tribunes. »

Les Jacobins devenus une succursale des Cordeliers, Robespierre sous la domination des hébertistes et sous le canon de Collot, quel triomphe pour Fabre d'Eglantine, et comme il devait savourer ses intrigues, s'amuser aux péripéties ! Cependant, Robespierre, patient, assidu, tenace, n'abandonne pas hi lutte ; et, le 27 janvier, il pare le coup qu'un des agents cordeliers lui portait aux Jacobins. Brichet proposait, en effet, que la Société demandât le lendemain à la Convention de mettre en jugement les restes des Brissotins et de s'épurer elle-même par l'élimination du Marais. Les restes des Brissotins, c'était les soixante-treize que Robespierre avait sauvés. Le Marais, c'était Barère sans lequel Robespierre eût été à la merci ou de Fabre d'Eglantine, ou d'Hébert.

« Depuis le 31 mai, s'écria Robespierre, il n'y avait plus de Marais ; ou bien si ce que vous appelez le Marais était menacé par vous, le Marais ferait alliance, pour se sauver, avec la faction des indulgents ; et vous auriez fortifié celle-ci que vous prétextez vouloir détruire. »

Et il fit exclure des Jacobins Saintex et Brichet, « monsieur Brichet », comme dit âprement Robespierre. En vain, Brichet protesta contre « le despotisme d'opinion ».

Toutes les fois que Robespierre prenait une de ces vigoureuses offensives qu'il préparait par une tactique Patiente et souple, les Jacobins se retrouvaient avec lui. Mais l'exagération des Cordeliers redoubla : et Mallet nous apprend que le lendemain « Paris fut tapissé de placards inflammatoires contre Robespierre, où on le dénonçait sous le caractère d'un tyran. A aucune période de sa faveur il n'avait essuyé une bourrasque si publique, indice de sa décadence dans l'opinion, à la fin de janvier ».

La mise en liberté de Ronsin, de Vincent et de Maillard, contre lesquels le Comité de sûreté générale déclare ne point trouver de charges, loin d'apaiser l'hébertisme l'exalte et l'enflamme. Il sait ou il croit qu'avec de l'audace il emportera tout. D'ailleurs, ni Grammont, ni Lapallu, ni bien d'autres agents violents de l'hébertisme ne sont relâchés.

 

 

 



[1] Soit pour faire oublier les attaques que ses amis avaient dirigées contre le Comité de Salut public à la séance du 25 septembre, — A. M.

[2] En réalité, Danton avait été accusé auprès de Hérault de Séchelles par un agent du Comité de Salut public, Louis Comte, qui avait révélé ses connivences avec les fédéralistes. — A. M.

[3] Jaurès n'a pas connu les preuves que nous avons rassemblées dans nos Etudes robespierristes et dans notre Danton et la paix. L'hypothèse, qui lui semblait fausse, nous parait à nous trop certaine. — A. M.

[4] Jaurès n'a pas fait attention à la gravité du témoignage de Garat. Cet ami de Danton révèle qu'il voulait négocier la paix, supprimer le maximum, accorder une amnistie générale et rappeler les émigrés. Voir aussi les mémoires de Théodore Lameth, la déposition de Talon devant la justice du Consulat, la correspondance de Miles, les souvenirs de Courtois, etc. — A. M.

[5] Corrections insignifiantes. J'ai publié tout le dossier judiciaire du procès avec le fac-simile des principales pièces dans mon livre L'Affaire de la Compagnie des Indes et je crois avoir prouvé d'une façon irrésistible que Fabre était coupable et complice de Delaunay. -- A. M.

[6] La lettre de Fabre est du 11 pluviôse. On la trouvera dans les Papiers inédits trouvés chez Robespierre, t. III, p.p. 366-372. Mais quand Fabre écrivit cette lettre de deuil-rétractation, il était déjà en prison. — A. M.