L'INTRIGUE HÉBERTISTE Pendant
que le Comité de Salut public s'organise, travaille, combat, écrase le
fédéralisme et le royalisme, refoule la coalition, il est sans cesse guetté
par l'intrigue, menacé par les factions ; et il se demande parfois ai, après
avoir échappé à l'anarchie girondine, la Révolution ne succombera pas à
l'anarchie démagogique. Voilà
le drame poignant qui, de septembre 1793 à mai 1794, bouleverse la conscience
révolutionnaire, et qui torture Robespierre jusqu'à la maladie, jusqu'à
l'épuisement. C'est
le groupe des hébertistes qui tente de discréditer d'abord sournoisement,
puis de renverser violemment le Comité de Salut public. C'est le groupe
d'hommes dont Hébert semblait le chef, mais qui se recrutait surtout parmi
les agents révolutionnaires du ministère de la guerre. Les bureaux de la
guerre, la plus grande partie du club des Cordeliers, une partie de la
Commune, voilà les forces dont pouvait disposer Hébert pour attaquer et
ruiner le Comité de.Salut public. Que lui
reprochaient donc ces hommes ? Quel grief Hébert, Ronsin, Vincent
pouvaient-ils opposer au Comité de Salut public ? Et quel plan d'action
nationale et révolutionnaire pouvaient-ils substituer au 'sien ? Pouvaient-ils
l'accuser de négligence, de paresse ou de lâcheté dans l'administration de la
France en péril ? Le Comité de Salut public suffisait, à force d'énergie, à
une besogne écrasante. Tout le long du jour, chacun des membres du Comité
travaillait avec ses bureaux, et le soir, réunis dans une petite salle, ils
délibéraient sur la marche commune du gouvernement, parfois jusqu'à deux
heures du matin. Il s'était fait entre eux une sorte de partage
d'attributions. Robespierre,
Saint-Just, Couthon, étaient ce que le peuple appelait « les gens de la haute
main », c'est-à-dire ceux qui surveillaient la politique générale de la
Révolution. Barère, Billaud Varenne, Collot d'Herbois étaient chargés surtout
de la correspondance avec les représentants en mission, avec les autorités
constituées de la Révolution et des rapports à la Convention nationale.
Enfin, il y avait le groupe des « gens d'examen » ; c'étaient les spécialistes,
Carnot et Prieur ; qui s'occupaient de l'armée et de l'administration
militaire, Jeanbon Saint-André de la marine, Robert Lindet qui, d'un labeur
immense, veillait à l'approvisionnement de la France, de Paris, des armées.
C'était tous les jours un détail infini ; c'était aussi une responsabilité écrasante
que tous les membres du Comité mettaient en commun, car les mesures prises
par chacun d'eux étaient signées de tous. LE VRAI ROBESPIERRE C'est
une erreur de croire que Robespierre était une sorte de rhéteur épris d'idées
générales et capable seulement de phrases et de théories. La forme de ses
discours où il procède souvent par allusion, où il enveloppe volontiers de
formules générales un exposé très substantiel et des indications ou des
accusations très précises, a contribué à ce malentendu. En fait, il se tenait
au courant de tous les détails de l'action révolutionnaire dans le pays tout
entier et aux armées ; et avec une tension d'esprit incroyable, avec un souci
minutieux du réel il essayait de se représenter l'exacte valeur des hommes
que la Révolution employait. Toujours
aux Jacobins il est prêt à redresser, par les renseignements les plus précis,
les vagues allégations et accusations d'une démagogie querelleuse. Ces hommes
ne se bornaient pas à administrer de leur bureau : ils étaient constamment en
contact avec la violence des événements et des passions[1]. Jeanbon
Saint-André faisait la, tournée des ports, apaisait les émeutes de matelots,
éliminait l'état-major contre-révolutionnaire, suscitait l'enthousiasme des
équipages par la force de la justice, par le souci évident du bien de tous et
de la grandeur de la patrie libre. Carnot
allait sur les champs de bataille veiller à l'exécution de ses plans et il
donnait l'exemple de la vigueur offensive, du courage d'assaut. Saint-Just
dominait les faiblesses d'un système nerveux surmené pour affronter au
premier rang les dangers et les fracas de la guerre. Et pour
Robespierre, quel champ de bataille que les Jacobins ! Quelle âpre et dure
vie d'aller prenne tous les soirs, dans une assemblée populaire souvent
h6idetise et défiante, rendre compte du travail de la journée, dissiper les préventions,
animer les courages, calmer les impatiences, désarmer les calomnies !
Administrer et parler, gouverner sur le forum, associer le peuple à la
discipline gouvernementale, quelle terrible tâche ! Mais c'est par là que la
sorte de dictature du Comité de Salut public ne tournait pas à une étroitesse
de coterie ; c'est par là qu'elle était en communication avec la vie
révolutionnaire. Les
hébertistes pouvaient-ils reprocher au Comité de Salut public de mauvais
choix de généraux, une trop grande complaisance pour les officiers d'ancien
régime ? C'était le refrain d'Hébert en juin, en juillet, en août : «
Chassons tous les nobles de l'armée ! » II remplaçait ainsi par
l'intransigeance commode d'une formule générale le difficile travail d’épuration
et de renouvellement qui suppose le discernement des individus. Il paraissait
oublier qu'il ne suffisait point de chasser les nobles, qu'il fallait se
donner le temps d'éprouver les hommes nouveaux par qui on les remplacerait. Le
Comité de Salut public était d'une vigilance extrême. Le premier mot de
Robespierre, dans sa note de juin, c'est qu'il faut surveiller étroitement
Custine. Et ce n'est pas seulement Custine, c'est Houchard victorieux qui
monte à l'échafaud. LES RESPONSABILITÉS DANS LES DÉSASTRES DE LA VENDÉE Il est
malaisé de faire la part des responsabilités dans les désastres de la guerre
de Vendée en août et septembre. Ils tenaient sans doute autant à une anarchie
générale que le Comité de Salut public n'avait pu d'emblée discipliner dans
l'Ouest qu'à l'incapacité ou aux vices des hommes. Et je me garderai bien
d'accueillir contre Rossignol, même contre Ronsin, les accusations véhémentes
de Philippeaux, dont le parti pris révolta justement Robespierre. Mais, à
prendre les faits et les résultats, ni Ronsin, ni Rossignol, ni Léchelle ne
firent preuve de qualités militaires remarquables. Rossignol, le meilleur de
tous, le plus honnête, le plus sincère, le plus probe, reconnaissait
modestement son insuffisance. La' chance de la guerre ne tourna 'au profit de
la Révolution que lorsque le Comité de Salut public intervint vigoureusement
en octobre et mit fin au désordre que ni le ministère de la guerre où
dominaient les influences hébertistes, ni les chefs hébertistes envoyés sur
place n'avaient su prévenir ou réprimer. Si le
Comité de Salut public commit une erreur en nommant l'incapable Léchelle en
octobre, pour commander une des grandes armées de l'Ouest, ce fut à la
recommandation des hébertistes, pour ne pas rompre avec eux, pour leur
prouver que ce n'était pas dans une pensée de coterie et d'exclusion jalouse,
mais dans l'intérêt de la Révolution, qu'il remaniait dans l'Ouest les armées
et y renouvelait le commandement. Léchelle d'ailleurs s'effaça bien vite,
laissant la place à Kléber. C'est dans cette période que le Comité de Salut
public discerne, encourage, élève aux plus hauts grades les jeunes chefs
intelligents et héroïques, les Marceau, les Kléber, les Jourdan, les Hoche,
qui feront reculer •la contre-révolution européenne. Hébert, qui dénonçait
presque au hasard, qui fut pris, à propos du représentant Duquesnoy envoyé
aux armées et de son frère le général Duquesnoy, en flagrant délit
d'étourderie calomnieuse, aurait-il su démêler dans la nouvelle génération
des combattants révolutionnaires de plus fermes esprits et des cœurs plus
nobles ? Il aurait, au contraire, étouffé tous les germes héroïques en
accablant tous les officiers sous les mêmes suspicions ou les mêmes
déclamations jusqu'au jour où il aurait pu distribuer à quelques incapables
des bureaux de la guerre et des sections tout l'or des galons et tout
l'orgueil des panaches. Est-ce d'un chef hébertiste, est-ce de Vincent ou de
Ronsin, est-ce même du ministre Bouchotte qu'est venue la grande idée
tactique de l'offensive par grandes masses qui a sauvé la Révolution ? Non,
elle est de Hoche et de Carnot, et j'ai déjà noté que Marat qui, en juin et
juillet, reflétait, dans les questions militaires, les opinions des bureaux
de la guerre, concluait à une guerre de défensive dispersée, c'est-à-dire à
la défaite certaine et à la prompte démoralisation des armées de la France
révolutionnaire. LE JUGEMENT' DE MALLET DU PAN SUR LES VICTOIRES
RÉPUBLICAINES Le
royaliste Mallet du Pan, observateur avisé et qui a la haine de la
démocratie, de la Convention et du Comité de Salut public, a bien vu l'œuvre
décisive et immense de celui-ci, son action prodigieuse sur les armées. Il
constate « cet art d'électriser les têtes et les cœurs dont la Convention
fait un usage prodigieux et habituel », et il ajoute : « Le
délire du patriotisme s'augmente par l'opinion, universelle dans l'armée et
commune à tous les partis, que les puissances n'ont d'autre but que de ruiner
la France, de la démembrer, de saccager les villes et les campagnes ; que
leur intérêt pour les malheurs de la famille royale n'est qu'hypocrisie, et
que, sans distinction de monarchie et de république, c'est à la France même,
non à la France anarchique, qu'elles font la guerre. Enfin, la mollesse de
leurs opérations, le décousu de leur ligne, leur éternelle défensive, l'étude
particulière qu'ont faite leurs généraux de laisser toujours évanouir les
fruits de la victoire et de ne poursuivre aucun avantage, leurs armées toutes
successivement battues, deux campagnes perdues, ont porté l'ivresse des Français
à la dernière période. La nouvelle de la prise de Toulon a excité des
transports de folie dans les armées, on y a joint des fêtes, des hymnes, des
orgies ; l'exaltation actuelle passe toute croyance. » « Vous
pénétrerez facilement encore (c'est un mémoire adressé par Mallet du Pan à
lord Eglin, le 1er février 1794) combien ce fanatisme belliqueux reçoit
d'énergie par le genre de guerre auquel on l'emploie. La tactique du Comité
n'est pas compliquée, attaquer toujours et toujours en grandes masses, voilà
son thème et nous venons de voir si c'est le bon ; or, des soldats toujours
agissants, toujours exaltés par l'espérance d'enfoncer un ennemi plus
circonspect et auxquels cet élan ne permet de voir ni de calculer le danger,
contractent une habitude de témérité et une ardeur impétueuse à marcher au
combat. Célérité et impétuosité sont pour eux les deux éléments de la guerre,
éléments parfaitement conformes à leur caractère et à une guerre
révolutionnaire. Comment voudrait-on qu'ils redoutassent des ennemis, sans
cesse inférieurs, sans cesse culbutés par le nombre, sans cesse enfermés dans
un cercle d'opérations défensives, et qui n'ont jamais voulu prendre la peine
de leur montrer qu'ils étaient redoutables ? Lorsqu'on voit un général
autrichien, retranché derrière quelque redoute, se laisser attaquer
trente-cinq fois en cinq semaines, sans aller une seule fois à l'ennemi se
laisser écraser en détail, forcé ensuite à une déroute, qu'on compare à celle
de Rosbach, et perdre en cinq jours le prix du sang de la plus belle armée ;
lorsque d'une autre part, on voit un sergent d'artillerie (Pichegru) devenu
général en chef, ramener chaque jour pendant un mois ses soldats sur les
Autrichiens et finir par un triomphe éclatant, on peut s'attendre à un excès
d'enthousiasme dans ses troupes, et à l'opinion la plus exagérée de leur
irréductible intrépidité. « Ainsi,
vous avez maintenant à combattre ce qu'il n'a tenu qu'aux généraux et aux
cabinets de la coalition d'éviter ; vous avez à combattre ce qui n'existait
pas dans la première campagne et à un faible degré dans le début de la
seconde : des armées passionnées aux prises avec les armées des souverains,
un peuple soldat fanatisé auquel on oppose des soldats matériels,
indifférents à l'objet de la querelle et dont la discipline n'a pas prévenu
les défaites. » Mais,
comment les armées auraient-elles eu cette confiance et cet élan magnifique
si le Comité de Salut public n'avait pas jugé de haut, si au lieu de
discerner les mérites et les services, il avait tout sacrifié à une étroite
coterie parisienne, empressée d'envahir tous les emplois, et s'il n'avait pas
su, par l'unité vigoureuse de gouvernement et d'administration, intercepter
les divisions et les querelles qui auraient pu paralyser l'élan des soldats ? HÉBERT ET LA GUILLOTINE La
force des armées était dans la grande unité révolutionnaire qu'organisait et
symbolisait le Comité de Salut public. Celui-ci
ne frappait-il point assez fort sur les ennemis intérieurs de la Révolution ?
Était-il trop avare du sang royaliste et du sang girondin ? Hébert et les
siens l'insinuaient sans cesse. Sans cesse, ils se livraient à une facile
surenchère de guillotine. Vraiment quel petit nombre de têtes ! Qu'on
agrandisse les paniers ! Oui, mais à ce jeu terrible il eût été facile de les
dépasser eux-mêmes. La seule formule de la Terreur que puisse accepter
l'homme politique, s'il n'a pas été pris par une ivresse de sang, c'est celle
qu'a donnée Robespierre : « faire de terribles exemples ». Des exemples et
non pas des exécutions. Il suffisait, pour montrer aux peuples et aux rois
que même la pitié ne faisait pas faiblir la Révolution devant le crime royal,
de frapper Marie-Antoinette après Louis, la ci-devant reine après le
ci-devant roi. Demander tous les jours la tète de Madame Elisabeth, de la
sœur de Louis XVI, comme le faisait Hébert, n'était qu'une tactique féroce
pour embarrasser le gouvernement, pour le brouiller avec l'humanité s'il
cédait, avec les violents s'il résistait. Pour l'exemple, il suffisait de
guillotiner Marie-Antoinette ; il était sans doute inutile de l'outrager
bassement et de lui ménager par la calomnie une sorte de revanche devant
l'histoire. Chaumette
et Hébert étaient médiocrement révolutionnaires, lorsque, l'un devant le
Conseil de la Commune et l'autre devant le tribunal même qui jugeait
Marie-Antoinette, ils accusaient celle-ci d'avoir développé chez son fils des
manies vicieuses pour l'abêtir et pour mieux le gouverner en cas de régence.
Hébert servait médiocrement la Révolution lorsqu'il ajoutait que
Marie-Antoinette et Elisabeth, la mère et la tante, prenaient entre elles le
jeune enfant et sollicitaient avant l'heure sa puberté pour le soumettre plus
tard, quand il serait roi, à tous les caprices de leur volonté.
Marie-Antoinette eut un sublime cri de révolte : « J'en appelle à toutes les
mères ! » et cet appel, que l'ignoble Père Duchesne fit jaillir d'un cœur
torturé, a depuis plus d'un siècle recruté pour la réaction. Peut-être aussi
Chaumette fut-il médiocrement inspiré lorsque, au Conseil de la Commune, il
se plaignit que l'on permit aux condamnés, avant de quitter la prison pour
l'échafaud, de boire une gorgée d'eau-de-vie : cela leur donnait du courage,
paraît-il, et les aidait à braver, par leur attitude, la Révolution. Oh ! la
Révolution a-t-elle donc besoin, pour être forte, de la lâcheté de ses
ennemis ? Et nous, dans quelques mois, nous serons tentés lie dire : Qu'on
passe donc, s'il le faut, toute une gourde d'alcool à Hébert pour qu'il meure
moins lâchement ! Mais non, il y aura assez de moqueurs sinistres autour de
sa charrette pour que notre mépris reste silencieux. Pour l'exemple aussi, il
suffisait de faire tomber les têtes des vingt et un girondins qu'on avait pu
saisir ; vous voyez bien : c'est la tête fertile de Brissot, c'est la tête
inspirée de Vergniaud qui sont là, dans la corbeille. La leçon est éclatante,
j'imagine, comme ces fronts furent éclatants : quel besoin est-il maintenant
de pousser à l'échafaud, comme le demande Hébert, les soixante-treize
girondins qui en juin signèrent une protestation contre Je 31 mai ? Dénoncés
par le rapport d'Amar le 5 octobre 1793, ils auraient été envoyés au tribunal
révolutionnaire et au supplice si Robespierre n'était intervenu. Il demanda
un ajournement, et qu'on attendît un rapport du Comité de Sûreté générale :
ils furent internés, non décapités. Quel grief hébertiste contre Robespierre
! Mais pourquoi donc Hébert s'arrêterait-il là ? Il n'y a pas que les
soixante-treize. Il y a tous les appelants aussi qu'il faudrait frapper. Et,
hors de la Convention, les vingt mille citoyens qui ont signé des pétitions
contre le 20 juin, contre le camp sous Paris. Ce sera sur le chemin de la guillotine
un vaste piétinement de troupeau ; et la force exemplaire du supplice se
perdra dans une vapeur d'égorgement. HÉBERT ET LA QUESTION SOCIALE Mais,
du moins, à défaut de clairvoyance révolutionnaire dans l'emploi de la mort,
à défaut de principes supérieurs d'administration et de tactique militaires,
l'hébertisme avait-il un plan social à opposer à la politique intérieure du
Comité de Salut public ? Avait-il, pour soulager les misères du peuple, pour
éduquer les prolétaires, pour les soustraire au, joug oligarchique de la propriété,
une conception et une formule ? Je cherche et je ne trouve qu'incohérence et
néant. LA FIN DE JACQUES ROUX Jacques
Roux, lui, avait un commencement de système : or, Hébert continue contre lui,
implacablement et jusqu'au bout, la lutte qu'il a commencée en février et
mars, et reprise en juin. Après le coup d'assommoir de la fin de juin et du
commencement de juillet, chassé de la Convention, chassé des Cordeliers,
flétri par les Jacobins, Jacques Roux aurait été sans doute abattu sur le
sol, s'il n'avait pas été soutenu, en son quartier des Gravilliers, par la
sympathie fidèle des pauvres gens. Ce prêtre étrange qui, interrogé sur son
état, au club des Cordeliers, avait répondu : « confesseur des malades », et
qui, en effet, appelé par la détresse et la piété dolente des pauvres femmes,
portait de grabat en grabat une consolation et une exaltation, une parole mêlée
de résignation chrétienne et de révolte populaire, cet homme qui suggérait
aux mourants la foi dans un monde inconnu, et qui sollicitait d'eux un
suprême anathème contre le monde présent où l'iniquité de la richesse
triomphait ; ce prêtre exaspéré qui redescendait des mansardes blême de pitié
et de colère, et qui soufflait dans les rues et dans les boutiques la révolte
des malades sans pain, des ouvriers lassés que la cherté du charbon laissait
sans feu, glacés d'avance par la mort ; ce mystique furieux, athée contre
l'Eglise, anarchiste et chrétien contre les bourgeois, révolutionnaire
toujours prêt à maudire la Révolution si elle ne se justifiait point
elle-même en se dépassant ; cet homme déconcertant avait ému plus d'un cœur.
Obscurément, il se relevait après les coups terribles qui l'avaient presque
assommé, quand ses ennemis, sans doute pour faire leur cour à la Convention,
lancèrent contre lui une nouvelle et flétrissante accusation. Il avait osé
mettre la main sur le nom de Marat qu'Hébert prétendait confisquer. Il
fallait en finir avec lui. On lance contre lui « la veuve de Marat », celle
qui fut sa compagne, Simone Evrard, qui se plaint que Jacques Roux fasse
parler « l'ombre de Marat » : la famille de Marat étant hébertiste. Mais
surtout on tente de le déshonorer en le dénonçant comme un voleur. Accusé
dans sa section d'avoir, comme président du club des Cordeliers, dilapidé les
fonds et notamment de n'avoir pas versé à la caisse un assignat de deux cents
livres reçu par lui pour le club, il se défendit avec force. Il affirma (et c'est
infiniment vraisemblable)
que plusieurs des sommes inscrites sur les registres du club n'avaient pas
été effectivement versées et qu'en quittant la présidence, il dut combler le
déficit de ses propres fonds. Il appela en témoignage de sa bienfaisance, de
sa sollicitude pour les pauvres, quelques-unes des femmes qu'il avait
obligées, pour lesquelles il avait fait des collectes : et elles parlèrent de
lui avec une gratitude extrême. Mais cette tentative pour l'écraser le
révolta, et, un soir, à l'assemblée de la section, il tenta de prendre sa
revanche. Il porta contre un de ses principaux adversaires, Chemin, une
accusation grave ; il ressaisit sur la section toute son autorité ; il fit
casser le bureau où siégeaient ses ennemis. Lui-même fut appelé à la
présidence. C'était le réveil de Jacques Roux aux Gravilliers. Autour de lui,
ses amis, le menuisier Natey, d'autres encore, exhalaient des propos de
colère contre tous ceux qui avaient diffamé Jacques Roux. Hébert et la
Commune laisseront-ils se reformer le parti des Gravilliers, le parti de Roux
? C'est
le 19 août que Roux a fait son coup de force. Dès le 21, Hébert le dénonce
aux Jacobins « Ce prêtre infâme, qui a beaucoup d'influence dans la section
des Gravilliers, avait fait arrêter, à cette section, qu'une adresse serait
présentée à la Convention pour en obtenir la cassation des autorités
constituées, pour accuser le maire même d'accaparement. « Heureusement,
ajoute-t-il, cette section •a reconnu son erreur, elle a rapporté son arrêté,
et elle sera sans doute la première à dénoncer le scélérat qui l'induisit
volontairement en erreur. » Cet
appel fut entendu et les comités civils et de surveillance des Gravilliers,
qui tentaient de disputer la section à l'influence de Jacques Roux, firent,
le 22 août, une démarche à la Commune. Truchon dit en leur nom : « Citoyens
magistrats, vous avez dû être instruits que dimanche dernier, vers minuit,
Jacques Roux s'est introduit dans l'assemblée de la section des Gravilliers ;
il y a cassé le président et le secrétaire ; il a également fait casser, à la
faveur d'un parti qu'il s'est fait, le comité civil et de surveillance et le
commissaire de police, et il a fait mettre plusieurs personnes en état
d'arrestation. La section est entièrement désorganisée ; nous demandons que
le Conseil nomme des commissaires pour se transporter dans notre assemblée et
en réhabiliter les divers membres 'fonctionnaires publics qui ont été
destitués illégalement. » Chaumette,
médiocrement surpris sans doute de cette démarche, se leva aussitôt pour
requérir : « Je trouve ici deux délits très distincts et plus graves l'un que
l'autre. Le crime qu'a commis Jacques Roux, en destituant arbitrairement les
fonctionnaires publics et en lançant les foudres de l'arrestation contre
plusieurs citoyens est, sans contredit, très grave ; mais celui qu'il a
commis en prononçant la dissolution d'une assemblée du peuple souverain, en y
portant l'esprit de discorde et de division, est beaucoup plus répréhensible.
Jacques Roux a attenté à la souveraineté du peuple : quiconque se rend
coupable de ce crime est un contre-révolutionnaire et tout
contre-révolutionnaire doit être puni de mort. » Chaumette
propose donc que le Conseil arrête « que toutes les dénonciations,
charges et renseignements contre Jacques Roux, soient renvoyés à
l'administration de police, et que néanmoins le Conseil nomme six
commissaires pour aller sur-le-champ réorganiser la section des Gravilliers
et y rétablir l'ordre. » Ah !
que de fois des révolutions de cette sorte avaient été faites dans les
sections du temps où la Commune les disputait aux modérés et aux bourgeois !
Mais, de Jacques Roux tout était crime. Hébert s'acharna encore sur lui, l’accusant
d'exciter au pillage, de provoquer à l'insurrection, d'affecter la pauvreté,
tout en distribuant chaque jour des sommes considérables à la section, enfin
d'être un hypocrite. « Cet
homme dit un jour à l'assemblée électorale qu'il se moquait de la religion ;
le lendemain, il dit la messe et a coutume de la dire tous les jours. » Enfin,
l'administrateur de police, Froidure, annonce « qu'un mandat d'amener a été
lancé contre Jacques Roux et quelques-uns de son parti, et qu'il doit
l'interroger incessamment. » C'était
la conclusion prévue ; comment Jacques Roux aurait-il pu lutter, ayant contre
lui Robespierre et Hébert ; tous les deux l'appelaient « le prêtre infâme ». Cependant,
les amis de Roux ne l'abandonnent pas : une délégation de la section des
Gravilliers est choisie (notes communiquées par Bernard Lazare, d'après le
registre de la section) pour s'informer des causes de l'arrestation de Roux.
Il est relâché sous caution le 25. Mais l'information continue. On y mêle, de
nouveau, une inculpation de vol. Roux est accusé d'avoir retenu pour lui une
partie de la collecte faite par lui pour de pauvres gens. Tous les
témoignages démontrent au contraire son désintéressement et sa générosité.
Mais il faut l'abattre par tous les moyens. Le 23
nivôse an II (janvier 1794), ses accusateurs sont convoqués devant le
tribunal de police criminelle pour déposer contre lui au sujet de son coup
d'Etat dans la section. Et, le 25 nivôse, le tribunal, sur les conclusions du
citoyen Jacquelet, agent national, se déclare incompétent, à cause de la
gravité des actes reprochés à Roux ; il le renvoie devant le tribunal
révolutionnaire, et il ordonne que Roux soit réintégré à Bicêtre, pour y
attendre son jugement. Roux,
en entendant ce jugement, se frappe de trois coups de couteau. Son courage
était à bout ; on le transporta sanglant dans une pièce voisine. Les juges
lèvent l'audience et lui demandent comment il s'est porté à un acte « que
réprouvent toutes les lois ». Il
répondit qu'il y avait été conduit par les outrages et les inculpations
atroces de ses persécuteurs. Il dit « qu'il avait le mépris de la vie
présente et dans une autre vie un sort heureux attendait les amis de la
liberté ». C'est
jusqu'au bout le mélange de libre exaltation chrétienne et de ferveur
révolutionnaire. Il
recommande au tribunal et à ses concitoyens l'orphelin recueilli par lui. Il
demande, avant de terminer sa carrière, à être couvert du bonnet rouge, et à
recevoir du président le baiser de paix et de fraternité, ce que le président
fait à l'instant. C'est
vraiment la fin d'une âme noble et étrangement tourmentée. Il ne succomba pas
tout de suite, il fut transporté à l'infirmerie de Bicêtre. Mais
Fouquier-Tinville fut informé qu'il tentait « d'épuiser ses forces » et de se
laisser mourir pour échapper au jugement. Roux se frappa de nouveau et, cette
fois, ayant blessé le poumon, il mourut enfin. Le procès-verbal d'autopsie du
1er ventôse constatait de profondes blessures. Ainsi, Robespierre et Hébert
avaient eu raison de Jacques Roux. Mais la persécution de la Commune fut plus
directe. Si
étroite que fût la doctrine sociale de Jacques Roux, c'était un essai de
systématisation des griefs et des revendications populaires. Et elle ne fut
pas sans influence sur la politique économique et financière de la
Révolution. Bien loin d'adhérer à ce qu'elle avait de sincère et d'audacieux,
l'hébertisme ne songea qu'à écraser l'homme qui la représentait avec une
obstination extraordinaire et une force d'espérance qu'il portait au-delà
même de la mort. Hébert et la Commune furent implacables. - CHAUMETTE ET LA SOCIALISATION DE L'INDUSTRIE Mais
voici, semble-t-il, dans la pensée de Chaumette des tendances socialistes qui
se dégagent. Dans la grande fièvre révolutionnaire de l'automne de 1793, en
ces mois de septembre et d'octobre où la Révolution faisait un effort immense
pour arracher la France à la trahison et à la guerre civile, le peuple à la
détresse et à la faim, quand il fallait s'appuyer sur les prolétaires pour
contenir partout la bourgeoisie aux tendances girondines, et pour imposer aux
gros marchands l'observation du maximum, alors, oui, Chaumette a entrevu que
la socialisation de l'industrie, substituant la Nation aux fabricants
égoïstes et contre-révolutionnaires, pourrait être la solution suprême, en
tous cas l'expédient forcé du salut. Et il y a un haut intérêt historique à
constater ces moments collectivistes de la pensée et de l'action
révolutionnaires. C'est à propos de la résistance au maximum, dont la
municipalité de Paris avait organisé l'application avec un juste
empressement, que Chaumette s'indigne dans la séance de la Commune du 14
octobre. « L'exécution
de la loi qui fixe le prix des denrées et marchandises de première nécessité
éprouve des difficultés. La cupidité de certains marchands, la mauvaise foi
des spéculateurs, devait trouver encore des partisans. Parmi les marchands de
Paris, les uns ont voulu éluder la loi, parce qu'ils ont prétendu qu'ils n'y
étaient pas compris ; d'autres ont argumenté des omissions et des erreurs qui
se sont glissées dans le tarif que la municipalité a fait faire, en exécution
de la loi. L'espace de temps qui y a été employé était trop court pour qu'il
fût parfait ; d'autres marchands, enfin, ont divis& les marchandises
entre leurs parents et leurs amis et, lorsqu'on se présente chez eux, ils
disent qu'ils n'en ont point. « Je ne
parlerai point des marchands détaillistes ; j'attaquerai seulement les gros
marchands, banquiers et commanditaires, ces sangsues du peuple qui ont
toujours fondé leur bonheur sur son infortune. On se rappelle qu'en 1789, et
les années suivantes, tous ces hommes ont fait un très grand commerce, mais
avec qui ? avec l'étranger. On sait que ce sont eux qui ont fait tomber les
assignats — Chaumette reproduit ici assez maladroitement la thèse de Fabre
d'Eglantine —, et que c'est au moyen de l'agiotage sur le papier-monnaie
qu'ils se sont enrichis. « Qu'ont-ils
fait après que leur fortune a été complète ? Ils se sont retirés du commerce,
ils ont menacé le peuple de la pénurie des marchandises ; mais, s'ils ont de
l'or et des assignats, la République a quelque chose de plus précieux, elle a
des bras ; ce sont des bras et non pas de l'or qu'il faut pour faire mouvoir
les fabriques et manufactures. Eh bien ! si ces individus abandonnaient les
fabriques, la République s'en emparera et elle mettra en réquisition les
matières premières. Qu'ils sachent qu'il dépend de la République de réduire,
quand elle le voudra, en boue et en cendres l'or et les assignats qui sont
entre leurs mains. Que le géant du peuple écrase les spéculations mercantiles
! » Ce
n'est là, il est vrai, qu'une menace et une sorte de pis-aller. Chaumette ne
paraît pas concevoir que la mise en œuvre nationale et républicaine des
forces de production serait, même normalement, supérieure à l'exploitation
privée. C'est à défaut de celle-ci qu'il prévoit l'organisation de
l'industrie en service public. Mais
les idées ne perdent pas de leur valeur à jaillir ainsi de la force des
choses plutôt que d'une pensée systématique. Elles ont par là un sens
révolutionnaire plus direct. D'ailleurs, ce n'était pas un effet de séance.
Et il donna forme précise à son idée. Il requit qu'une commission fût
instituée pour divers objets, mais notamment « pour rédiger une pétition à la
Convention nationale tendant à fixer son attention sur les matières
premières, sur les fabriques, et qu'elle soit priée de les mettre en réquisition,
en prononçant des peines contre les détenteurs ou fabricants qui les
laisseraient dans l'inactivité, ou même de les mettre à la disposition de
la République, qui ne manquera pas de bras pour les faire aller. » C'est
sans doute la première proposition officielle de nationalisation de
l'industrie qui ait été faite. Or, cette idée ne naissait pas seulement à
Paris. Partout, semble-t-il, où des ouvriers sans-culottes avaient à souffrir
du modérantisme ou du fédéralisme des patrons, la pensée leur venait que la
Nation pourrait bien devenir le grand industriel, le grand fabricant dont les
intérêts et la pensée se confondraient avec les intérêts et la pensée des
sans-culottes eux-mêmes. Voici que, dans la même séance de la Commune « une
députation des membres composant le Directoire du département de la Nièvre se
présente ; l'orateur, après avoir donné les détails les plus étendus et les
plus satisfaisants sur la situation politique de ce département, fait le
tableau de cette contrée précieuse par ses productions, ses mines et les bois
immenses qui seraient de la plus grande utilité pour la République si elle
les faisait exploiter pour son compte. » FOUCHÉ DANS LA NIÈVRE Voilà
donc les industries métallurgiques du centre de la France qui demandent,
elles aussi, à être nationalisées. Mais n'est-ce pas l'hébertisme, n'est-ce
pas tout au moins la Commune de Paris qui, par Chaumette, a propagé cette
idée dans la Nièvre ? Précisément, dans la deuxième quinzaine de septembre,
Chaumette est allé dans la Nièvre pour y voir sa vieille mère malade et il y
a porté l'esprit de la grande Commune. Il a trouvé en Fouché un homme tout
préparé à cet ordre de pensées. Fouché, en mission dans l'Allier et la
Nièvre, a mandat de surveiller le Centre. Il doit expédier le plus de forces
possibles sur Lyon ; il doit en tous cas épier, écraser toute velléité
fédéraliste, tout mouvement de sympathie pour la contre-Révolution lyonnaise.
Or, qu'est Lyon ? La ville des prêtres et la ville des grands marchands et
fabricants. Il est impossible d'animer les esprits contre Lyon sans les
exciter contre le fanatisme des prêtres contre l'égoïsme de la grande
fabrique. Ce
n'est pas dans la bourgeoisie industrielle et capitaliste du Centre, ce n'est
pas parmi les propriétaires et exploitants des grands bois qui alimentent le
feu des usines, ce n'est point parmi - les propriétaires et exploitants des
mines et des forges qu'il trouve un concours énergique ou un point d'appui.
Il a donc besoin des ouvriers ; il a besoin des prolétaires ; il a besoin des
pauvres bûcherons et des ouvriers du fer ; mineurs qui extraient le minerai,
fondeurs et marteleurs qui le façonnent. Et, pour qu'il les garde avec lui,
c'est-à-dire avec la Révolution, pour qu'ils ne glissent pas, à l'exemple de
tant d'ouvriers lyonnais, sous la domination politique de leurs maîtres
économiques, il faut que lui, commissaire de la Convention, représentant de la
Révolution, il fasse sentir à tous que c'est le gouvernement révolutionnaire
qui est le vrai maître, le vrai patron. Il faut qu'il donne aux pauvres et
aux prolétaires ce qui leur manque, plus de confiance en eux-mêmes. Et voilà
pourquoi, en ce mois de septembre, quand la ville de Lyon est toute brûlante
de contre-Révolution, Fouché parle de haut aux riches du Centre. Voilà
pourquoi il annonce et promet aux pauvres « la Révolution intégrale ».
Il somme la bourgeoisie de multiplier les sacrifices nécessaires, si
elle-même ne veut périr. Il ébauche au moins le projet de vastes institutions
sociales de protection des faibles et de solidarité. Qu'il ait voulu à ce
moment, avec sa souplesse infinie de tactique et d'ambition, faire sa cour à
la Commune de Paris, qui paraissait plus forte de loin qu'elle ne l'était en
réalité ; qu'il ait voulu conquérir l'utile sympathie de Chaumette, c'est
probable ; niais toute la politique sociale de Fouché à cette date est aussi l'expression
d'une nécessité révolutionnaire. C'est dans cette pensée qu'il interpelle les
riches, dans les derniers jours d'août, par un manifeste véhément : « Le
riche a entre les mains un moyen puissant de faire aimer le régime de la
liberté : c'est son superflu. Si dans cette circonstance où les citoyens sont
tourmentés par tous les fléaux de l'indigence, ce superflu n'est pas employé
à la soulager, la République a le droit de s'en emparer pour cette
destination... Riches égoïstes, si vous êtes sourds aux cris de l'humanité ;
si vous êtes insensibles aux angoisses de l'indigence, écoutez au moins les
conseils de votre intérêt et réfléchissez : que sont devenus depuis la
Révolution tous ceux qui, comme vous, n'étaient tourmentés que du désir
insatiable et sordide du pouvoir et de la fortune ? » Ceux-là
ne comprennent rien à l'histoire qui croient que le futur duc d'Otrante,
plusieurs fois millionnaire, chef de la police et maître occulte de bien des
pouvoirs, n'a pas été sincère en écrivant ces lignes. Il se livrait au
soulèvement de forces énormes et il jugeait sans doute tout à fait vain de
discuter avec elles. Du 19
septembre au 15 octobre il prend, à Nevers ou à Moulins, une série d'arrêtés
qui instituent des « comités philanthropiques » chargés de lever sur les
riches de quoi nourrir les pauvres, qui organisent pour les valides le droit
au travail, qui déclarent « suspects, les manufacturiers qui négligent
de faire travailler, les entrepreneurs qui ne pourvoient pas à la subsistance
de leurs ouvriers ». Dans
les usines, dans les forges, notamment à Guérigny, où il charge Chaumette de
faire une enquête, il réglemente le travail dans l'intérêt des ouvriers, il
révoque et emprisonne un inspecteur des manufactures trop complaisant aux
grands industriels. Ainsi il est fort voisin de cette sorte de collectivisme
proposé éventuellement par Chaumette ; et il n'est pas étrange qu'il y ait
accord entre les vues des délégués de la Nièvre et celles du procureur de la
Commune. Au demeurant, ils témoignent que c'est à lui, pour une large part,
c'est-à-dire à la Commune de Paris, que le Centre doit ce mouvement
révolutionnaire et social. L'orateur de la séance du 14 octobre à la Commune
de Paris, « donne au républicain Chaumette les plus grands éloges ;
c'est lui qui, par son ardent civisme et ses nombreuses relations dans ces
contrées qui l'ont vu naître, est parvenu à les préserver des exhalaisons
pestilentielles que soufflaient les aristocrates et les malveillants ». Mais,
si la Commune de Paris, par Chaumette (beaucoup plus préoccupé qu'Hébert du
côté social des problèmes révolutionnaires) donnait à cette tendance
collectiviste une forme vigoureuse et nette, elle ne faisait que formuler le
mouvement général de la Révolution. Qu'était, à bien des égards, la loi
contre les accapareurs, sinon la substitution de la Nation aux commerçants
individuels ? Qu'était la loi du maximum, surtout quand elle aura été
complétée le 11 brumaire selon les indications de l'expérience par les
dispositions qui tarifiaient le bénéfice commercial, qu'était cette grande
loi sinon une première nationalisation de la vie économique ? Et la lutte
même dont cette loi était née devait, par sa logique, aboutir à une formule
de nationalisation plus complète, plus intérieure, si je puis dire, à la
production. CAMBON ET LA NATIONALISATION DE LA BANQUE Dans la
même période, Cambon faisait procéder à ce qu'on peut appeler la
nationalisation de la Banque, de toute la banque, au moins en ce qui
concernait ses opérations avec l'étranger. La Nation se substituait aux
banquiers, se chargeait de recouvrer à leur place les traites sur l'étranger
et de payer à leur place les traites tirées sur la France par l'étranger ;
c'était, je le répète, la nationalisation de toutes les opérations
internationales de la Banque. Mallet du Pan a bien vu le sens de cette
audacieuse mesure, destinée soit à permettre au gouvernement français de
vigoureuses représailles contre les pays qui suspendraient le paiement de ce
qu'ils devaient aux citoyens français, ou surtout à soutenir le cours de
l'assignat, en supprimant les opérations à la baisse et toutes les manœuvres
d'agiotage de la Banque. « Tous
les efforts du Comité de salut public, dit Mallet du Pin, dans son Mémoire du
1er février 1794, tendent à soutenir et à élever le papier (l'assignat), à en
4iminuer l'emploi, à restreindre la masse en circulation et à faire remonter
le change par des payements en espèces. C'est dans cette vue que le Comité de
Salut public s'est emparé dernièrement de l'actif et du passif de la Banque
de Paris et du royaume, en prenant tout le papier sur l'étranger qui se
trouvait chez les banquiers, et en se chargeant de payer leurs créances au
dehors. Vraisemblablement, le but de cette opération, qui se consomme en ce
moment, est, ou de spolier le commerce de ses créances dans l'étranger et
l'étranger de ses créances sur la France, ou de faire hausser les changes en
faveur de celle-ci, en offrant, ainsi que le fait le Comité, d'acquitter les
remises en argent ou en assignats. » Mais,
de même en ce qui concerne particulièrement l'industrie, ce n'est pas
seulement la Commune de Paris, ce ne sont pas seulement ceux qui sont animés
de son esprit, qui menacent la bourgeoisie industrielle de saisir les
fabriques et de les remettre à la Nation. BAUDOT ET LES MARCHANDS Baudot
n'était pas hébertiste : il avait même du mépris pour Hébert. C'était un
dantoniste, mais dont la vigueur révolutionnaire était restée intacte. Or,
aux Jacobins, le 21 juillet 1793, il avait prononcé contre les grands
marchands égoïstes des paroles violentes : « A
Marseille, à Bordeaux comme à Lyon, des commerçants se sont rendus
dépositaires de toutes les denrées et refusent de les donner, soit pour or ou
argent ou pour les assignats qui valent encore mieux. Puisqu'ils tiennent en
leurs mains tout ce qui peut soutenir la vie de leurs semblables, il est
clair que l'existence des citoyens est à leur disposition. Il faut permettre
au peuple de leur faire rendre gorge ; il faut donner aux sans-culottes la
propriété de tout ce qu'ils prendront sur eux. » Ce
n'est pas dans une vue de réorganisation sociale, c'est seulement dans une
pensée de combat révolutionnaire que Baudot voulait écraser l'aristocratie
mercantile et c'était presque l'appel anarchique au pillage. Mais, le 27
septembre, à Castres, dans cette ville de bourgeoisie industrielle, de
fabrication de draps, qui un moment avait paru suivre son représentant
Lasource dans la lutte contre la Montagne, c'est la nationalisation des
fabriques que Baudot fait entrevoir nettement à ceux qui résisteraient. J'ai
donné plus haut la reproduction photographique de la page du registre de la
municipalité de Castres où le discours de Baudot est résumé. La
séance du Conseil de la Commune, qui se tenait à huis clos pour des mesures
de sûreté générale, devint publique quand on annonça le représentant « Le
citoyen Baudot a dit que plusieurs départements s'étaient laissé égarer par
les malveillants sur les journées du 31 mai, 1er et 2 juin ; que le
département du Tarn avait des reproches à se faire ; que, néanmoins, déjà
depuis longtemps on ne pouvait compter au nombre des vrais républicains que
ceux qui adhéraient formellement à cette Révolution mémorable et salutaire et
que ces journées étaient le signe auquel on reconnaissait les patriotes... Il
a dit que le fédéralisme avait été enfanté par l'égoïsme, que c'étaient ceux
qui avaient gagné le plus à la Révolution en tenant le peuple dans la misère
et en ne proportionnant pas le prix des salaires des ouvriers aux profits
énormes qu'ils faisaient sur leur fabrication ; mais qu'ils sachent que,
s'il le faut, la nation s'emparera de leurs fabriques et pourvoiera ainsi
elle-même à la subsistance de la classe industrielle qui peuple les ateliers. « Le
citoyen représentant, considérant ensuite le haut prix du pain, sa mauvaise
qualité en général et la rareté des subsistances, a exhorté le Conseil
général de s'occuper sans relâche de ce grand objet de sa sollicitude, conseillant
d'ôter aux boulangers la fabrication du pain et d'établir une boulangerie
municipale ». Nationalisation
des fabriques, boulangerie municipale, ce serait un programme socialiste
complet, si Baudot n'avait pas vu seulement dans ces mesures un remède
temporaire à une crise exceptionnelle. Le Conseil de la commune lui répondit
qu'il avait le projet « d'établir une boulangerie afin que le pain qu'on
distribue soit plus beau et de meilleure qualité ». Ce qui
prouve qu'alors la pensée immanente des événements était plus hardie que la
pensée des hommes, c'est que Baudot, dans ses notes, semble avoir
complètement oublié cette crise quasi-socialiste de son esprit. Ce n'est
certes point par calcul qu'il a gardé le silence là-dessus : les notes qu'il
a laissées sont d'une sincérité évidente. Or, quand il combat le communisme
de Babeuf, il ne songe pas un instant que lui-même a proposé, qu'il a presque
imposé un régime collectiviste de l'industrie. « La
liberté, écrit-il, ne saurait être entièrement dans la dépendance du
magistrat, comme l'entendaient Babeuf, Darthé, Buonarroti et autres. La
liberté ne peut s'entendre que de la permission de faire ce qui n'est pas
défendu par la loi. Il faut que l'homme, pour être libre, puisse diriger à
sa volonté son travail, son industrie, son commerce et l'application de son
intelligence aux arts et aux sciences, toutes les fois que la loi ne s'y
oppose pas. Le magistrat qui forcerait l'homme dans le travail qu'il doit à
la société serait un tyran, et l'homme qui subirait cette direction serait un
esclave. Owen et d'autres ont essayé en Ecosse et aux Etats-Unis un
gouvernement comme Babeuf, mais dans un cercle circonscrit et comme objet de
spéculation commerciale, et sans succès. » Qu'est-ce
à dire ? c'est que, même en septembre 1793, Baudot ne croyait pas ébaucher un
ordre communiste et, quand l'ardeur du combat révolutionnaire fut tombée, le
sens même des idées sociales qu'il formulait alors disparut de son esprit.
L'horizon des jours tempérés ne se souvient même plus des grands éclairs qui
traversèrent les jours ardents. Mais c'était bien un éclair de communisme
révolutionnaire qui traversait en août, septembre et octobre 1793, l'horizon
brûlant. Depuis
que les prolétaires, qui en général étaient Montagnards, avaient à lutter
contre la bourgeoisie girondine, la contradiction entre le régime politique
qui organisait leur souveraineté et le régime économique qui organisait leur
dépendance commençait à leur apparaître. Et c'est dans la nationalisation
générale de l'industrie que résidait pour eux la solution de l'antinomie. Le
7 août 1793, à propos d'une manufacture d'armes nationale créée à Montauban
sur l'initiative de Jeanbon Saint-André, la Société populaire, où les
ouvriers dominaient, Lui écrit : « C'est
là que l'industrie active pourra s'exercer sans dépendre de celui qui
l'exerce et sans lui faire le sacrifice d'aucune portion de sa liberté. Si LA NATION
POUVAIT SEULE OCCUPER TOUTES LES MAINS LABORIEUSES, ELLE ANÉANTIRAIT D'UN
SEUL COUP L'ARISTOCRATIE DANS TOUTES SES RAMIFICATIONS et elle préviendrait pour
jamais son retour.
» Les
manufactures de tout ordre, manufactures d'armes, de cordages, etc., que,
dans l'intérêt de la défense nationale, improvisait partout la Nation, les
municipalités, multipliaient les exemples du service public industriel et
suggéraient l'idée collectiviste. Les représentants en mission, ayant besoin
de minerai pour fondre canons et fusils, encouragent les ouvriers mineurs par
des réformes. Aux mines de plomb argentifère de Poullaouen, Laignelot assure
aux ouvriers, de la part de la Nation et comme complément de salaire, le pain
à bon marché. SAINT-ANDRÉ ET- LA RÉGIE DES MINES Jeanbon
Saint-André, lorsqu'en mars 1794 il presse à Brest, à Lorient, les
constructions navales et l'armement des navires, constate avec colère qu'aux
mines de Carhaix la compagnie, qui exploitait un reste de concession d'ancien
régime, était dure aux ouvriers. « Ceux-ci, maltraités et malheureux, meurent
de faim. » Et il n'y a pas la moindre retraite ou le moindre secours pour les
vieux. Ils sont « inhumainement abandonnés à la misère aussitôt qu'épuisés
par le travail, leurs forces ne leur permettent plus d'alimenter l'avarice et
la cupidité ». « Je
ferai en sorte, écrit-il au Comité de salut public, qu'ils aient au moins du
pain. » Provisoirement,
il met la mine en régie, mais il suggère l'idée qu'elle devrait devenir
propriété nationale et être exploitée par la Nation. La fermentation
socialiste qui 'se manifeste en ces jours ardents n'est donc pas l'effet
particulier de la pensée hébertiste, mais de tout le mouvement
révolutionnaire. L'HÉBERTISME N'A PAS DE DOCTRINE SOCIALE Parmi
ceux d'ailleurs qui participaient à des degrés ou sous des fermes diverses au
mouvement hébertiste, il y avait des tendances sociales très différentes.
Cloots, leur allié dans la lutte antichrétienne, était opposé, dans l'ordre
économique, à toute intervention de l'Etat, à toute réglementation. Il
voulait la libre expansion infinie de toutes les forces individuelles dans
l'humanité unifiée et, se comparant au prédicateur catholique qui, consulté
sur un article du-carême, répondait : « Mangez un bœuf, mais soyez chrétien
», il disait : « Ayez des millions, mais soyez bons citoyens ». Ce n'est donc
pas au nom d'une doctrine sociale que l'hébertisme pouvait combattre le
Comité de Salut public. L'HÉBERTISME ET LA QUESTION RELIGIEUSE Dans la
question religieuse, l'hébertisme n'a été que violence superficielle et
vaine, incohérence et contradiction. D'août à novembre un mouvement très vif
de déchristianisation s'est dessiné. Ce n'est plus seulement contre les
prêtres insermentés, ce n'est même plus contre l'Eglise, c'est contre le
christianisme même qu'une partie du peuple révolutionnaire est soulevé. Et il
essaie d'en arracher jusqu'à l'idée de l'esprit des hommes en détruisant les
symboles et les emblèmes qui, par les yeux, le faisaient entrer dans la
pensée. C'est la guerre au culte comme moyen de guerre à la croyance. Ce sont
les prêtres qui ont fanatisé la Vendée ; ce sont les prêtres qui, à Lyon, ont
été les complices des riches égoïstes. La Révolution ne sera assurée, la
liberté humaine ne sera définitive que lorsque la puissance qui s'est emparée
des âmes et qui les soumet à toutes les tyrannies de la terre et du ciel aura
disparu. Et qu'on ne distingue pas entre les prêtres insermentés, entre les
prêtres constitutionnels ? Quelle a été leur action en Vendée, à Lyon, à
Toulon, à Marseille, en Lozère ? Ou ils ont été secrètement complices de
l'ennemi par leur inertie, par leur timidité, ou bien ils ont été
impuissants. Leur demi-fanatisme a moins de prise sur les ignorants que le
fanatisme entier des autres. Si donc les prêtres constitutionnels n'ont pas
produit la diversion qu'on attendait d'eux, s'ils n'ont pas servi de caution
utile à la Révolution auprès des croyants et des simples, quel• est leur rôle
? et pourquoi la Révolution se prêterait-elle plus longtemps à un compromis
qui n'est que duperie ? Car, pour ménager les prêtres constitutionnels, pour
ne pas offenser « leur foi », on est obligé de ménager les prêtres
réfractaires : on ne peut pas aller jusqu'au fond des questions, et mettre à
nu la racine de mensonge sur laquelle s'appuie toute l'Eglise,
constitutionnelle ou réfractaire. Qu'on en finisse donc et, puisque le
fanatisme forme autour des esprits une couche épaisse et impénétrable à la
raison, puisqu'il est inutile de discuter avec des hommes qui croient par
habitude machinale, c'est cette habitude machinale qu'il faut rompre. Il faut
prouver à ces abêtis que le Dieu qu'ils adorent n'est qu'impuissance et néant
; et pour cela, il faut lui arracher les instruments de son culte. Il faut
lui enlever les vases sacrés ; il faut les profaner à la face du ciel, pour
attester aux plus grossiers des fanatiques le néant d'un Dieu qui ne sait
même plus se défendre. Il faudrait des siècles à la philosophie pour libérer
l'esprit par l'esprit ; c'est par la force qu'il faut briser les chaînes que
l'ignorance, cette forme de l'esclavage, a rivées. Voici les calices et les
ostensoirs, et qu'un âne revêtu de l'étole, coiffé de la mitre, battant ses
flancs d'une hostie attachée à sa queue, promène la dérision du culte
antique, et dégoûte à jamais les croyants eux-mêmes d'une foi qui se prête à
d'aussi dégradantes parodies. D'ailleurs,
le peuple révolutionnaire, le peuple des sections est devenu familier avec
l'Eglise : c'est dans les églises qu'ont lieu les réunions patriotiques.
C'est du haut de la chaire que les représentants en mission prêchent la
guerre pour la liberté. Mais comment permettre que dans la même enceinte
s'organise la servitude des esprits, c'est-à-dire la guerre contre la liberté
? Tous ces vases, tous ces flambeaux sur l'autel, ce sont des armes de
contre-Révolution ; qu'on les brise et qu'on les fonde pour en faire des
armes de Révolution ou pour donner à la Révolution saturée de papier la
monnaie d'or dont elle a besoin. Déjà la cloche est descendue du clocher,
elle a été fondue, elle est devenue canon, et la corde de la cloche est un
cordage des navires équipés par Jeanbon Saint-André pour les croisières
contre l'Anglais. Mais il
ne suffit pas de brutaliser le culte. Il faut arracher aux prêtres eux-mêmes
l'aveu qu'ils ont menti, qu'ils ont jusqu'ici trompé les hommes. Leur enlever
leurs ornements est bien, mais les amener eux-mêmes à rejeter leur étole, à
la piétiner sera mieux. Et le triomphe de la raison sera que les prêtres se
déprêtrisent, qu'ils renient eux-mêmes le Dieu si longtemps annoncé par eux
et qu'ils révèlent aux fanatiques le vide du tabernacle où depuis des siècles
résidait l'illusion humaine. Grand triomphe ! Cloots, Léonard Bourdon,
quelques autres encore, décident l'évêque de Paris, Gobel, à venir à la
Convention abjurer ses fonctions. C'était le 7 novembre. D'autres abjurations
suivirent. Des prêtres en foule envoyaient leurs lettres de prêtrise, ou par
entraînement révolutionnaire, ou parce que l'Evangile, décoloré peu à peu par
eux de ses teintes naturelles, se confondait, en une sorte d'équivoque
grisâtre, avec la Déclaration des Droits de l'Homme ; ou pour se débarrasser
d'une fonction tous les jours plus difficile et plus fausse, ou encore par
lâcheté. Chaumette
triomphait et la Commune, ne voulant pas laisser chômer l'imagination du
peuple, instituait une grande fête civile pour remplacer les fêtes
religieuses. Elle proclamait le culte de la Raison et, le 10 novembre, à
Notre-Dame, devant la statue de la liberté, « élevée au lieu et place de la
ci-devant Sainte-Vierge », des voix célébrèrent l'affranchissement de
l'homme. La Convention, invitée le soir à une réédition de la fête, se rendit
en corps à Notre-Dame. La Raison (c'était la citoyenne Momoro) descendit de
son trône et elle embrassa le président de la Convention, Lalot. L'hébertisme
semblait maître de Paris et de la Révolution. Certes,
il pouvait y avoir quelque grandeur dans cette tentative radicale et brutale
de déchristianisation et on entrevoit la justification théorique qui peut en
être essayée. L'esprit humain porte un lourd fardeau de superstitions et
d'habitudes. Si une secousse violente peut faire tomber en un jour des
épaules de l'homme ce séculaire fardeau, quelle délivrance ! Comme l'humanité
sera libre, et comme l'esprit entrera plus audacieusement dans le mystère du
monde quand les formes surannées, traditionnelles, de la croyance auront
disparu ! Même les grandes interprétations religieuses de l'univers
redeviendront possibles quand elles ne risqueront plus de se confondre, par
de superficielles analogies, avec les superstitions du passé ou d'être
exploitées par la rouerie de l'Eglise au profit de sa domination. Après tout,
la force peut briser des croyances qui ne furent formées que par
l'automatisme ; l'aveugle habitude est aussi une forme de la force et la
brève violence de l'heure libératrice ne fait qu'abolir les effets de la
lente et obscure violence des siècles. Oui,
mais l'opération hébertiste ne pouvait réussir ou même être tentée qu'à une
condition. Il fallait au moins que l'hébertisme eût pris nettement parti sur
la question décisive. Voulait-il simplement taquiner et outrager le culte, ou
voulait-il le déraciner ? S'il ne voulait que l'outrager, la tentative était
aussi stérile que basse et, s'il voulait le déraciner, il fallait qu'il
proclamât bien haut que la liberté des cultes, inscrite dans la Constitution,
était un leurre et un péril. Il fallait penser et il fallait dire que la
croyance chrétienne, principe de servitude, n'avait pas le droit de
s'affirmer. C'est seulement au nom du droit qu'on peut opérer des révolutions
aussi profondes. Si la Révolution n'a pas le courage de dire : « Je ne
reconnais pas le droit du christianisme à exister et j'en écraserai toutes
les manifestations, ou collectives ou individuelles » ; si elle ne dit pas
cela, la guerre au culte n'est qu'une ignominieuse parade et la plus
grossière tyrannie. Or, l'hébertisme ne s'est même pas posé le problème, et
il a flotté misérablement de violences démagogiques qu'aucun principe
n'ennoblissait à des rétractations dictées par la sottise ou par la peur. L'ARRÊTÉ DE. FOUCHÉ DU 9 OCTOBRE Fouché
décide, dans le mémorable arrêté pris à Nevers le 9 octobre : « ARTICLE PREMIER. — Tous les cultes des diverses
religions ne pourront être exercés que dans leurs temples respectifs. « ART. 2. — La République ne'
reconnaissant point de culte dominant ou privilégié, toutes les enseignes
religieuses qui se trouvent sur les routes, sur les places et généralement
dans tous les lieux publics seront anéanties. « ART. 3. — Il est défendu sous peine
de réclusion à tous les ministres, à tous les prêtres, de paraître ailleurs
que dans leurs temples hvec leurs costumes. « ART. 4. — Dans chaque municipalité,
tous les citoyens morts, de quelque secte qu'ils soient, seront conduits au
lieu désigné pour la sépulture commune, couverts d'un voile funèbre sur
lequel sera peint le Sommeil, accompagnés d'un officier public, entourés.de
leurs amis revêtus de deuil et d'un détachement de leurs frères d'armes. « ART. 5. — Le lieu commun où leurs
cendres reposeront sera isolé de toute habitation, planté d'arbres sous
l'ombre desquels s'élèvera une statue représentant le Sommeil. Tous les
autres signes seront détruits. « ART. 6. — On lira sur la porte de
ce champ, consacré par un respect religieux aux cendres des morts, cette
inscription : « La mort est un sommeil éternel ». Au
fond, c'était un arrêté modéré. Il respectait la liberté des croyances et
même la liberté des cultes. Je sais bien que l'inscription : « La
mort est un sommeil éternel », a la prétention d'être une formule
matérialiste et on a pu dire ainsi que c'était le matérialisme officiel,
obligatoire pour les morts sinon pour les vivants. A vrai dire, l'inscription
est plus enfantine qu'agressive. Elle est encore plus antiscientifique
qu'antichrétienne. Le sommeil est une fonction de la vie : la mort en est la
dissolution. Parler de sommeil, c'est encore flatter le besoin de survivance
: c'est prolonger la forme de la vie, enveloppée seulement de silence et de
repos. La mort est plus dramatique et plus poignante, elle est la dissolution
de la forme, la dissolution de la conscience. L'homme se demande si cette
dissolution est apparente ou réelle, provisoire ou définitive. C'est là le
problème de la mort. Il serait trop commode de l'éluder par un mythe aussi
enfantin que les conceptions du sauvage. Au demeurant, l'arrêté de Fouché
respectait (il ne pouvait pas y toucher) l'organisation officielle et constitutionnelle du
culte. Il se bornait à refouler tous les cultes à l'intérieur de leurs
temples. C'est une loi de police des cultes ; ce n'est pas une loi bien
décisive et bien profonde. LA COMMUNE ET LA LIBERTÉ DES CULTES La
Commune de Paris s'engagea plus avant et, le 17 novembre, elle prit un
arrêté, sur le réquisitoire de Chaumette, qui supprimait, en fait, la liberté
des cultes. « Le
Conseil arrête : « 1°
Que toutes les églises ou temples de toutes religions ou de tous cultes, qui
ont existé à Paris, seront sur-le-champ fermés ; « 2°
Que tous les prêtres ou ministres de quelque culte que ce soit demeureront
personnellement et individuellement responsables de tous les troubles dont la
source viendrait d'opinions religieuses ; que celui qui demandera l'ouverture
soit d'un temple, soit d'une église, sera arrêté comme suspect... » Evidemment,
si ce n'est pas la suppression du culte domestique très difficile à
atteindre, c'est la suppression révolutionnaire du culte collectif. La messe
publique est supprimée ; la messe privée est bien près d'être assimilée à
une, manœuvre suspecte et clandestine. C'est bien la fin de tous les cultes.
Et on pouvait attendre de la Commune qu'après avoir pris un arrêté aussi
hardi, qui révolutionnait le fond même de la vie et qui allait soulever ou
des réclamations violentes ou d'innombrables protestations muettes, on
pouvait attendre d'elle qu'elle le défendît délibérément, qu'elle s'appliquât
à en faire comprendre le grand sens et l'audace nécessaire. Quand on affronte
les siècles il faut être prêt à un long et rude et douloureux combat. Mais
Robespierre parle aux Jacobins le 21 novembre. Il s'élève contre la politique
antichrétienne de la Commune, et la Commune s'aplatit de peur. En huit jours
elle chante une lamentable palinodie. Le 28
novembre, à la Commune, Chaumette met les révolutionnaires en garde contre
les mesures qui peuvent aigrir le fanatisme religieux. Il rappelle que
l'article 7 de la Déclaration des Droits garantit expressément le libre
exercice des cultes. Et il affirme que l'opinion ne doit pas être maîtrisée
par la terreur, « mais par la vérité, la raison, la justice ». La persécution
ne ferait que développer de sombres enthousiasmes comme ceux du Nazaréen et
des premiers chrétiens. « Rien
n'est si cher à l'homme que ses opinions ; il y sacrifie son bonheur et
souvent sa vie ; les idées absurdes, les notions chimériques sont celles dont
la plupart des hommes se dépouillent le plus difficilement, même parmi les
gens instruits. » Il
demande enfin au Conseil de déclarer « que l'exercice des cultes étant libre,
il n'a jamais entendu et n'entendra jamais empêcher les citoyens de louer des
maisons, de payer leurs ministres, pour quelque culte que ce soit, pourvu que
l'exercice de ce culte ne nuise pas à la société par sa manifestation ; que,
du reste, il fera respecter la volonté des sections qui ont renoncé au culte
catholique, pour ne reconnaître que celui de la Raison, de la Liberté et des
vertus républicaines ». Ce
n'est plus la suppression des Eglises ; c'est la séparation des Eglises et de
l'Etat et un programme de large tolérance sous la garantie de la loi. Les
citoyens de toutes les religions pourront louer des immeubles pour l'exercice
commun des cultes. Les sections qui ont disposé des édifices religieux pour
le culte de la Raison resteront en possession, mais elles ne pourront pas
inquiéter ceux qui chercheront dans un autre immeuble un abri pour leur
croyance. Oui, mais que devient alors toute la politique de la Commune ? Que
signifie le déchaînement hébertiste ? De quel droit offenser les croyants par
la profanation des objets du culte, si ce n'est pas pour les guérir
violemment de leur foi ? C'est le suprême désordre d'esprit et le signe d'une
médiocrité intellectuelle qui condamnait l'hébertisme à un lamentable échec.
Mais Hébert surtout, comment se fait-il qu'aux Jacobins, ce soir du 21
novembre où Robespierre attaqua de front sa politique religieuse, il n'ait
pas dit un mot ? L'OPINION DE ROBESPIERRE Robespierre
lui avait donné pourtant l'exemple de la netteté et du courage. Robespierre
n'avait pas seulement condamné l'intolérance comme impolitique. « C'est elle,
avait-il dit, qui rallume le fanatisme. » 0.0 plutôt elle est elle-même une
autre forme du fanatisme. « On
a dénoncé des prêtres pour avoir dit la messe : ils la diront plus longtemps
si on les empêche de la dire. Celui qui veut les empêcher est plus fanatique
que celui qui dit la messe. » Et à
qui fera-t-on croire que les prêtres avec leurs dévotes sont maintenant le
plus redoutable ennemi ? On égare la Révolution. Mais
Robespierre ne se borne point à une déclaration politique. Il fait une
profession de foi déiste. Il formule une philosophie qui est selon lui la
règle nécessaire de la vie sociale. « Il
est des hommes qui veulent aller plus loin ; qui, sous le prétexte de
détruire la superstition, veulent faire une sorte de religion de l'athéisme
lui-même. Tout philosophe, tout individu peut adopter là-dessus l'opinion qui
lui plaira. Quiconque voudrait lui en faire un crime serait un insensé ; mais
l'homme public, mais le législateur serait cent fois plus insensé qui
adopterait un pareil système. La Convention nationale l'abhorre. La
Convention n'est point un faiseur de livres, un auteur de systèmes métaphysiques
; c'est un corps politique et populaire, chargé de faire respecter non
seulement les droits mais le caractère du peuple français. Ce n'est point en
vain qu'elle a proclamé la Déclaration des Droits de l'Homme en présence de
l'Etre suprême. On dira peut-être que je suis un esprit étroit, un homme à
préjugés ; que sais-je ? un fanatique. J'ai déjà dit que je ne parlais ni
comme un individu, ni comme un philosophe systématique, mais comme un
représentant du peuple. L'athéisme est aristocratique. L'idée d'un grand Être,
qui veille sur l'innocence opprimée et qui punit le crime triomphant, est
toute populaire. » (Vifs applaudissements). Dangereuse
théorie qui opposait l'intolérance du déisme officiel à l'intolérance de
l'athéisme obligatoire. Robespierre a beau distinguer l'individu du citoyen :
quelle sera la liberté de l'individu devant le problème du monde, si le
citoyen devient suspect pour avoir professé des opinions qui avilissent « le
caractère français » ? Si l'athéisme est aristocratique, l'athée
est bien près d'être aristocrate ; or, on sait ce qui attend l'homme
convaincu d'aristocratie. Et, à tout cela, Hébert ne répond rien, rien. S'il
avait eu quelques idées dans le cerveau, s'il avait eu vraiment le sens du
mouvement antichrétien violent qu'il avait ou déchaîné, ou encouragé, il
aurait répondu à Robespierre en commentant le mot de Chalier : « Nous
avons abattu le tyran des corps, il faut abattre le tyran des âmes. » « Et
de même que nous faisons disparaître tous les emblèmes de la tyrannie féodale
et monarchique, nous devons faire disparaître tous les emblèmes de la
tyrannie religieuse. « Les
prêtres ne sont dangereux que parce qu'ils parlent au nom de Dieu. Leur
laisser Dieu, c'est leur laisser l'instrument suprême de domination. Et le
dieu de Robespierre n'est qu'une pâle copie du dieu de l'Evangile. L'appétit
fanatique du peuple excité par le déisme ne trouvera satisfaction entière que
dans le christianisme. La preuve que le déisme n'est qu'un christianisme
atténué, c'est qu'il conduit à peu près à la même intolérance. Robespierre
propose et impose une philosophie d'Etat comme on imposait sous l'ancien
régime une religion d'Etat : le livre du monde va être de nouveau fermé à
triple sceau, et nul ne pourra, sous peine de mort, briser les scellés
opposés par l'orthodoxie déiste de l'univers. « Quoi
donc ? et quel est le blasphème proféré par Robespierre contre la Révolution
? Il a besoin d'un Être suprême pour veiller sur l'innocent et châtier le
coupable. Mais cette fonction de justice, l'homme ne veut plus la laisser à
Dieu : tout le sens de la Révolution, c'est qu'elle donne à l'humanité
affranchie la noble mission de faire justice. Si la protection de l'innocence
et le châtiment du coupable sont la fonction et la raison d'être de Dieu,
c'est la Révolution qui est Dieu. » Oui,
Robespierre avait fourni un beau thème à Hébert ; mais le lâche Hébert, lâche
d'esprit et lâche de volonté, n'a trouvé en soi, quand il a fallu répondre,
que défaillance et néant. Il ira bientôt balbutiant qu'il n'est pas athée,
qu'il considère Jésus comme le premier des sans-culottes, « comme le
premier fondateur du club des Jacobins ». Mais comment, s'il n'ose pas faire
remonter son invective jusqu'à Jésus, comment espère-t-il éliminer la
religion dont Jésus est l'objet et le centre ? Il n'avait pas songé à ces
choses, il avait cru que les mascarades d'un faux rationalisme pousseraient
sa popularité. II n'avait pas médité une minute sur le problème religieux, et
il se taisait maintenant, par impuissance comme par poltronnerie. Vraiment,
le christianisme n'aurait pas duré dix-huit siècles s'il avait suffi de
l'hébertisme pour le renverser. Et puis, ni Hébert, ni Chaumette n'avaient pris
garde à ceci : c'est que, pour procéder utilement à l'arrachement du
christianisme, pour anéantir la croyance en détruisant ses emblèmes et en
prohibant ses cérémonies, il aurait fallu pouvoir appliquer cette politique à
la fois dans toutes les régions de la France. Réduire en poudre la croix
d'une commune, si la croix de la commune voisine reste debout, abattre un
clocher si là-bas à l'horizon se profile la silhouette d'un autre, c'est
laisser subsister l'obsession religieuse. C'est manquer cet effet d'oubli
total, qui seul pouvait légitimer en quelque façon l'emploi de la violence.
Or l'hébertisme savait bien, quand il se jetait dans cette politique, qu'il
ne pourrait pas l'appliquer partout avec une rapidité et une simultanéité
suffisantes. Et les représentants en mission constatent que le culte, un
moment interrompu en une région, reprend bientôt par la contagion de la
région voisine. Les communes redemandent les prêtres qu'elles ont déprêtrisés.
Et tout le champ est envahi de nouveau de la superstition qu'on ne pouvait
tuer qu'en la déracinant partout à la fois. Mais
quoi ! même là où l'hébertisme parait réussir, ce n'est qu'un trompe-l'œil.
Les observateurs remarquent que les fêtes de la Raison sont suivies surtout
par des femmes : elles continuent en réalité à aller à l'église : elles vont,
selon le mot de Chaumette, respirer « l'odeur cadavéreuse des temples de
Jésus », même quand ces temples sont affectés à un autre culte. Elles
cherchent dans le symbolisme nouveau la vague continuation du symbolisme
ancien. Pour avoir voulu se passer du temps et de la raison, l'hébertisme n'a
fait que modifier le décor de superstition. Les foules passent de l'adoration
de la nature, invoquée au 10 août, au culte de la raison, et bientôt au culte
de l'Etre suprême ; et c'est toujours la même ignorance sous l'apparente
diversité des formules. Non, non, il n'est pas possible de se passer de
l'esprit pour libérer l'esprit. LA MISÈRE DE L'HÉBERTISME Profonde
est donc la misère intellectuelle et morale de cet hébertisme violent et
sournois, arrogant et vide, qui guette le Comité de Salut public, qui lui
tend des embûches, et qui cherche par tous les moyens, par l'intrigue
d'abord, bientôt par la force, à s'emparer du pouvoir et à confisquer la
Révolution. Il ne
pouvait pas alléguer qu'il représentait Paris. Tout ce qu'avait voulu le
grand Paris patriote et révolutionnaire, il l'avait maintenant par la
Convention épurée et par le Comité de Salut public. Il avait voulu que la
force révolutionnaire fût concentrée et agissante : elle l'était. Il avait
voulu que les vaines querelles où s'épuisait la Convention fussent apaisées,
ou écrasées : elles l'étaient, et la Convention travaillait, comme une
machine puissante et silencieuse, à broyer les insurgés, les traîtres, les
ennemis, Il avait voulu que l'avenir de la démocratie fût assuré contre la
mainmise orgueilleuse d'une oligarchie de beaux parleurs et de bourgeois
arrogants : la démocratie avait reçu la garantie d'une Constitution populaire
et elle enveloppait le gouvernement. Paris avait voulu enfin qu'on ne se
méfiât ni de Paris, ni du peuple, que de fortes lois assurent la subsistance
des prolétaires : c'est en harmonie avec Paris que la Convention et le Comité
de Salut public gouvernaient, c'est pour le peuple qu'ils édictaient le
maximum. Aller au-delà,
réclamer davantage pour Paris et pour la Commune, c'était parler, non plus au
nom de Paris, mais au nom d'une coterie parisienne. C'était déchirer la belle
unité révolutionnaire de Paris et de la France ; c'était recommencer en sens
inverse, par le particularisme parisien, le crime du fédéralisme girondin.
C'est cet esprit de coterie effervescente et ambitieuse que l'hébertisme
tentait d'imposer à la France. C'est pour assurer l'orgueilleuse primauté de
certains hommes, c'est pour donner à la Commune une préséance de vanité,
c'est pour accaparer au profit de quelques sectionnaires et de quelques
commis tous les emplois et tous les grades, que l'hébertisme voulait mettre
la main sur le pouvoir, et qu'il dénigrait le gouvernement central de la
Révolution. C'est pour libérer de tout contrôle le ministère de la guerre et
en faire la forteresse hautaine du pouvoir exécutif révolutionnaire que les
hébertistes cherchaient à dissoudre le Comité de Salut public ou à le
déconsidérer. C'est parce qu'ils espéraient jouer, dans l'Assemblée qui
succéderait à la Convention, un rôle important et décisif, c'est parce qu'ils
voulaient profiter en hâte de leur popularité parisienne pour devenir
représentants et ministres, que les hébertistes demandaient l'application précipitée
de la Constitution, « l'organisation constitutionnelle du ministère »,
c'est-à-dire la dissolution de la Convention, le destin de la liberté et de
la Nation remis au hasard d'élections en pleine crise de guerre civile et de
guerre étrangère. Eux, les prétendus révolutionnaires, ils veulent mettre fin
avant l'heure au gouvernement révolutionnaire, dans l'espoir d'être du
gouvernement qui suivra ou de le dominer. Dès
maintenant, Hébert ne pardonne pas à Danton et à Robespierre de n'avoir pas
fait de lui, le successeur de Garat au ministère de l'Intérieur. Le père
Duchesne a hâte de fumer sa pipe dans un salon ministériel, et il faut voir
avec quel dépit misérable, mal couvert sous des grimaces de dédain, il
commente son échec devant les commères que convoque sa fiction et qui lui
font une cour admirative et empressée. LE MILITARISME HÉBERTISTE Ce
n'est pas seulement cet esprit de coterie misérable et de particularisme
ambitieux que représentait l'hébertisme. Il est encore, sous forme
démagogique, la première apparition du militarisme dans, la Révolution
française. Oui, l'hébertisme est militariste par son origine même ; c'est
dans les bureaux de la guerre qu'il est né et qu'il a grandi. Il a le sabre
traînant et la moustache provocatrice. Il est militariste par le goût de la
brutalité et de la parade. Il se plaît aux expéditions de l'armée révolutionnaire,
aux gestes terrifiants qui ressemblent aux allures d'une armés en pays
conquis. Et ces chefs populaires (c'est Chaumette qui nous l'apprend) se couvrent de dorures pour
marcher derrière la guillotine, comme les prêtres se revêtent d'étoles
splendides pour aller sous le dais. Il est militariste par l'horreur et la
crainte du pouvoir civil. Casser la Convention lui serait un jeu, et il
installerait au pouvoir, le lendemain, tout un état-major à panaches. Le
furieux hébertiste Vincent disait des commissaires de la Convention aux
armées : « Qu'on achète des mannequins et qu'on les habille du costume
dessiné par David. Voilà les délégués de la Convention. » Belle affectation
de simplicité démocratique chez ces officiers révolutionnaires qui se chamarraient
à plaisir. Non, ce qui choquait Vincent, c'était précisément que les délégués
de la Convention ne fussent pas des mannequins et que, par eux, les armées de
la Révolution, dont l'hébertisme espérait envahir tous les grades, fussent
tenues sous la discipline du gouvernement central et de la loi. L'hébertisme
était militariste par sa complaisance à une politique prolongée d'exécutions
militaires. Son idéal révolutionnaire, c'était, le lendemain d'un assaut, les
sauvages représailles de guerre sur les villes vaincues. Lyon est pris, la
répression s'y déchaîne. Marseille est pris ; la fureur de revanche s'y
déploie. Toulon capitule ; la trahison est noyée dans le sang. La Vendée
fléchit ; Nantes devient le centre d'opérations du bourreau. L'HÉBERTISME EN PROVINCE Partout
les commissaires de la Convention, Fréron et Barras à Toulon et à Marseille,
Collot d'Herbois à Lyon, Carrier à Nantes, par un inévitable entraînement de
la nature humaine, subissent les terribles passions de guerre civile. Il faut
qu'ils soient non seulement les interprètes farouches de la loi et les
vengeurs de la Révolution, il faut encore qu'ils assouvissent la rage des
patriotes qui furent menacés et torturés, et aussi l'instinctive colère des
soldats qui prennent leur revanche des fatigues et des périls que leur a
imposés la cité rebelle. Oui, c'est là pour les commissaires, dans la fumée
mal dissipée de la bataille, à la lueur troublante des incendies qu'un vent
de haine prolonge, c'est là une terrible fatalité, et ceux qui leur jettent
trop facilement l'anathème oublient les crimes de la contre-Révolution, les
horreurs vendéennes, les atrocités des réacteurs toulonnais pendant au croc
des boucheries les patriotes égorgés. Mais enfin ce lendemain d'assaut ne peut pas devenir pour la Révolution une politique normale. De Paris, qui n'est pas au foyer même de la guerre civile, devraient venir des conseils de mesure, de sagesse et d'humanité. Or l'hébertisme s'acharne à souffler sur le feu. |
[1]
La publication du carnet de Robespierre est une justification saisissante du
jugement de Jaurès. Voir ce carnet dans mon livre : Robespierre terroriste.
— A. M.