LES SYSTÈMES DES RÉFORMATEURS Ainsi,
en ces jours d'août, s'enfle la force révolutionnaire, et que pourrait
craindre l'océan ainsi soulevé jusqu'en ses abîmes ? Mais voici que deux
grands et redoutables événements vont, aux premiers jours de septembre 1793,
changer en une sorte de fureur la passion de colère et d'espérance qui
animait le peuple exalté et souffrant. D'abord, c'est la crise des
subsistances qui arrive à son paroxysme. Depuis des mois elle allait
s'aggravant. A mesure que les attaques se multipliaient, à mesure que la guerre
plus étendue exigeait de plus longs convois de vivres et rendait plus
difficile à la France de s'approvisionner au dehors, le prix des denrées les
plus nécessaires allait croissant. Comment remédier à cette cherté ? Les
théoriciens, les systématiques proposaient leurs théories et leurs systèmes.
Eux, c'est tout le régime de la propriété terrienne qu'ils veillent modifier. Dolivier
et Lange donnaient le plein essor à des pensées d'abord contenues ou
timidement exprimées. DOLIVIER Dolivier
se décide à publier son « ESSAI SUR LA JUSTICE PRIMITIVE pour servir de
principe générateur au seul ordre social qui peut assurer à l'homme tous ses
droits et tous ses moyens de bonheur. » C'est sans doute vers la fiai de
juillet 1793 qu'il le fit paraître. II y a plus de six mois que j'ai composé
ce petit ouvrage. Je m'empressais dès lors de le proposer dans quelques
sections de Paris et dans quelques sociétés populaires ; mais, en outre qu'il
y avait à braver les menaçantes alarmes de l'aristocratie propriétaire, les
événements funestes qui survinrent dans le même temps et qui mirent la
République dans un péril imminent, appelèrent trop ailleurs toute
l'attention. Il fallait bien s'assurer du sol avant de songer à la forme de
l'édifice qu'il devait porter. « Aujourd'hui,
c'est le moment de publier cet écrit, ou ce moment n'arrivera jamais. Notre
Révolution est parvenue à la période qui laisse entrevoir le règne de la
justice ; j'en présente les bases. Malheur au peuple, s'il laisse échapper
une si belle occasion de les mettre en œuvre ! » L'extrait
du procès-verbal « d'une assemblée de plusieurs citoyens ; de la commune
d'Auvers, district d'Etampes, tenue le 21 juillet, l'An II de la République
», nous apprend la date approximative de la publication et nous permet de
juger l'effet produit sur les citoyens des campagnes. « Aujourd'hui,
21 juillet, l'An II de la République, nous, citoyens de la commune d'Auvers,
district d'Etampes, nous étant librement assemblés, en forme de société
rurale, pour délibérer sur un écrit qui nous a été communiqué, et qui a pour
titre : Essai sur la justice primitive, par Pierre Dolivier, curé de
Mauchamp, citoyen qui s'est acquis plus d'un titre à notre estime ; après
avoir nommé pour président le citoyen Georges Venard et pour secrétaire Louis
le Grand ; tous, d'une voix unanime, avons d'autant plus applaudi à l'ouvrage
du curé de Mauchamp, qu'il nous a paru présenter le véritable but que l'on y
cherche et offrir les uniques bases sur lesquelles peut s'élever une
République propre à assurer à chacun tous ses droits et tous ses moyens de
bonheur. « Assurément,
nous ne nous flattons pas d'avoir bien saisi tous les raisonnements de
l'auteur. Nous avouons qu'ils sont, en partie, au-dessus de notre portée.
Mais, si ces principes exigent de plus grandes lumières que les nôtres, il ne
nous a fallu que notre bon sens• ordinaire pour sentir vivement certaines
vérités qui en découlent et qui ont laissé dans notre Aine une impression
autrement profonde, que tout ce qui ne parle qu'à l'esprit. Telle est cette
vérité éternelle, qu'il est souverainement injuste que nos lois humaines
disposent à perpétuité du champ de la nature ; qu'elles fassent que les uns y
trouvent gratuitement de grands droits, et les autres aucun, que celui-ci
naisse riche et celui-là pauvre. Comme si chacun ne devait pas mériter
soi-même, soit par ses talents, son travail, son industrie, en un mot, par le
bon ou le mauvais emploi de ses facultés ! Combien cette seule vérité, si
elle était très sentie, ne servira-t-elle pas à nous retirer de l'état de
contradiction, dans lequel nous sommes, et à nous garantir de toute funeste
erreur politique ! « Quant
au moyen provisoire que propose l'auteur, nous ne balançons pas de dire qu'il
doit être adopté dans tout état de cause. En effet, si la multitude doit
continuer à être dépouillée de son droit réel au champ de la nature, à titre
de copartageant, au moins doit-elle y trouver un droit de culture à titre de
colon. « Nous
avons aussi remarqué, dans cet Essai, l'assurance avec laquelle l'auteur
annonce un moyen de former une abondante ressource commune, fournissant
pleinement à tout, même à une éducation vraiment nationale, c'est-à-dire à
l'éducation de toute l'élève citoyenne, ce qui diffère essentiellement des
projets d'instruction publique ; et, cela, sans aucune espèce d'impôt. Qu'on
se figure combien ce moyen simplifierait la machine politique et en
faciliterait tous les mouvements ! Nous l'avouons, ceci nous a paru, au
premier abord, trop merveilleux pour oser y croire ; mais, quelques
explications dans lesquelles le curé de Mauchamp est entré nous en ont fait
non seulement concevoir la possibilité, mais sentir la justesse qui flue
comme nécessairement de l'ordre de choses qu'il établit sur son principe de
justice. « Enfin,
l'auteur propose de développer son plan et d'en présenter tout le système, si
l'opinion publique ne lui oppose pas un obstacle invincible. Nous, pour le
seconder de tout notre pouvoir, votons l'impression de cet Essai, dont nous
désirons qu'un exemplaire parvienne à la Convention ; aux sections et aux
sociétés populaires autant que. possible... » Dolivier,
après avoir craint les foudres de l'aristocratie propriétaire, se risque donc
à formuler cette théorie de la propriété qu'il avait annoncée en termes assez
mystérieux dans sa note pour les habitants révoltés d'Etampes. C'est
sous le couvert, sous le patronage de bons agriculteurs qu'il hasarde son
livre ; et il va s'appliquer, tout en ébranlant le droit de propriété de la
terre, à éviter l'apparence de proposer cette loi agraire qu'un décret
terrible de la Convention prohibait : « Ce
n'est que sur l'immuable justice que peut s'élever le véritable édifice de la
félicité publique ; et vainement la chercherions-nous, cette justice, dans le
monde moral que nous habitons ; elle ne s'y trouve point. Nous n'en avons que
le fantôme qui se prête à toutes les formes que l'on veut qu'il prenne,
chacun le façonne à son gré et prétend ensuite nous le donner pour la justice
même. A entendre les différents partis qui se l'approprient exclusivement,
chacun sûr de l'avoir pour soi. Il me semble voir des vendeurs d'orviétans
crier chacun de son côté : « Venez, c'est moi qui ai trouvé l'unique
remède de tous les maux. » Chaque classe de citoyens ne voit que d'après
le prisme de son intérêt particulier et soutient que ce qu'il voit est essentiellement
la justice. Des riches possesseurs la font consister dans ce qu'ils appellent
leur propriété ; les pauvres, dans un partage agraire qu'ils convoitent ; les
uns et les autres ont tort ; la justice est tout autre chose. « ...
Il y a deux sortes de propriétés : la propriété naturelle et la propriété
civile. La propriété naturelle ne s'étend pas au-delà de la personne de
chaque individu ; c'est le droit qu'il a de jouir de son être et de ses
facultés. La propriété civile est celle qui naît d'un droit commun et
illimité, devenu droit particulier et exclusif. C'est, en ne contraignant pas
dans ses justes bornes le droit de cette dernière propriété qu'elle est
devenue une source intarissable de perversités et de malheurs pour les
peuples. « En
effet, la manière dont nous la trouvons établie n'est propre qu'il perpétuer
le brigandage légal, qu'a accumuler la fortune sur quelques têtes
privilégiées, au détriment de la multitude, et qu'à exciter les trop justes
murmures et la convoitise dé celle-ci. De là, ces tiraillements, ces
combats d'intérêts divers entre les citoyens ; de là toutes ces passions
exaltées qui les agitent et qui les tourmentent si cruellement ; c'est donc à
cette dernière propriété que je m'attache dans ce moment comme étant celle
qui entraîne avec elle les plus grandes et les plus essentielles
conséquences... « La
terre, prise en général, doit être considérée comme le grand communal de la
nature, où tous les êtres animés ont primitivement un droit indéfini sur les
productions qu'il renferme. Chaque espèce d'animaux a son instinct qui le
dirige ; l'homme a de plus la raison avec laquelle il se crée un nouvel ordre
de choses, qui est l'ordre social ; dans cet ordre social le droit indéfini
doit cesser, sans quoi la société ne pourrait subsister ; mais en
échange-chaque individu doit y trouver son droit de partage au grand
communal, sur lequel il a les mêmes prétentions à former que tous ceux qui
l'ont précédé, ou tous ceux avec qui il marche sur le même rang dans la vie.
Nulle loi, nul pacte antérieur n'ont pu l'en dépouiller ; c'est sa légitime
de rigueur, dont il a seul le droit de disposer. En user autrement à son
égard, c'est annuler envers lui la sanction du partage ; c'est lui rendre,
dans toute sa latitude, son droit indéfini sur le communal. Que l'on médite
sur les suites de cette dernière conséquence, elles ne souffrent aucune
restriction. « Cette
vérité est tellement incontestable qu'elle vient d'être hautement reconnue et
consacrée dans la déclaration de la souveraineté populaire. Une génération,
a-t-on dit, n'a pas le droit de faire la loi à la génération suivante, et de
disposer de sa souveraineté ; à combien plus forte raison n'a-t-elle donc
pas le droit de disposer de son patrimoine ? « De
ces principes, contre lesquels je ne vois rien à objecter, il suit évidemment
que les nations seules, et, par sous-division, les communes sont
véritablement propriétaires de leur terrain, parce qu'elles sont en droit
des copartageantes et que les générations n'en sont que les usufruitières,
ou, autrement dit, qu'elles n'en ont que la propriété viagère ; aussi les
hommes ont bien pu régler entre eux cet usufruit et faire des lois de partage
qui leur assurassent à chacun la part qui devait lui revenir, mais ils ont dû
s'arrêter là. Jamais ils n'eurent le droit d'entreprendre sur le fonds, de
s'en investir et de transmettre le domaine sur le même pied dont ils peuvent
disposer de leur usufruit. C'est transiger au-delà des bornes et de ce qui
n'est point à soi ; c'est s'arroger un pouvoir, une juridiction que rien ne
donne, c'est, par conséquent, faire un acte nul, à moins qu'on ne prétende
qu'une génération ait pu, dans certains temps, s'ériger en dominatrice
absolue de tous les peuples ses successeurs et réunir en elle seule toute
leur souveraineté. Eh ! comment les hommes auraient-ils pu acquérir un pareil
domaine sur ce qu'il leur plaît d'appeler leur propriété foncière, eux
qui ne l'ont pas sur leur propriété simple, sur leur propre personne ? « Assurément,
rien ne leur appartient mieux que leur propre existence, rien n'est plus à
eux que ce qui compose leur être ; cependant, lorsqu'ils meurent, ils le
rendent tout entier à la nature ; leurs membres dissous rentrent dans leur
masse commune et vont servir à la formation d'autres êtres qui n'ont rien de
commun avec eux. Par quelle vertu secrète, par quel art magique ont-ils donc
imprimé un caractère indestructible sur ce qui ne fut qu'en leur possession
externe ? « Comment
se fait-il que, tandis qu'eux-mêmes restent dans le grand communal, leurs
biens s'en trouvent toujours séparés ? C'est que ce droit n'est qu'une
violation manifeste de tous les droits, un acte de félonie envers le légitime
empire de la nature, pour amener celui de la fortune : divinité fatale que
les hommes se sont créée contre la teneur même du pacte social et qui est
ainsi devenue la cause funeste de tous leurs maux sociaux. « En
effet, ce ne fut que pour se prêter de mutuels secours et pour multiplier
leurs moyens réciproques de bonheur, que les hommes s'unirent en société.
Cette première disposition éloignait d'eux toute fortuité et supposait la
convention expresse ou tacite que chaque associé, partant de ses droits de
nature qu'il ferait valoir selon son talent, serait tenu de porter dans la
ressource commune son genre d'utilité, s'il en voulait retirer l'intérêt
proportionnel du produit. Mais, dès que le droit de propriété foncière, tel
que nous l'avons, vient à paraître, la convention fut annulée par le fait,
les droits de nature disparurent pour faire place à ceux de la fortune et la
source commune devint une source de brigandage que se disputent, non ceux qui
y mettent constamment le plus du leur, ils en sont trop éloignés, mais ceux
que le sort place à portée du pillage, ou qui savent s'y frayer une route par
toute sorte de moyens. « Ainsi,
par cette infraction des premières intentions du pacte social, il arrive que
tel qui ne porte dans la mise commune que le poids de sa personne, ou ce qui
est encore pis, qu'un faux tribut, qu'une mise nuisible, en retire beaucoup :
tandis que tel autre qui y consacre toute une vie laborieuse et pénible, n'en
retire rien, si ce n'est une surcharge de peines. « Ainsi,
tandis que la riche oisiveté, l'intrigue, l'imposture, l'audace dévorent tous
les avantages de la société en la déchirant, c'est pour réparer leurs
dommages et pour les alimenter, que la probité laborieuse et condamnée à une
pauvreté imméritée se consume. Je sais bien que le mal est universel et que
notre espèce policée, divisée par troupeaux diversement conduits, offre, à
peu près partout, le même scandale d'hommes victimes d'autres hommes. Qu'en
conclure ? Que c'est le malheur inévitable de la société ? Non, c'en est le
crime, et il est tout entier dans notre abusif droit de propriété foncière... « La
justice sociale » établit son empire « sur deux principes immuables
: le premier, que la terre est à tous en général et n'est à personne en
particulier. Le second, que chacun a un droit exclusif au produit de son
travail... « Il
suit de l'un que si la terre est à tous, en général, et n'est à personne en
particulier, nul ne doit en posséder en propre, ou tous doivent avoir le même
avantage ; de l'autre, que si chacun a un droit exclusif au produit de son
travail, il doit être libre d'en disposer à son gré, moyennant toutefois que
la chose publique n'en souffre pas. « De
là il suit encore que la portion de terre répartie à chacun, ayant été tirée
du droit commun, doit y revenir après lui et qu'au contraire, ayant sur le
produit de son industrie un domaine absolu, il peut le transmettre à sa
volonté ou dans l'ordre de succession que la loi établit. Donc, en
dernière analyse, on ne peut acquérir sur le fonds de terre qu'un droit de
possession viagère ; donc il ne peut exister qu'une seule espèce de propriété
transmissible, qui est la propriété mobilière... » Comme
on voit, Dolivier s'arrête au degré où se tenait Babeuf lui-même dans sa
lettre à Coupé de l'Oise. Le droit inaliénable de tout individu qui vient au
monde ne s'applique qu'à la terre. Et lorsque la société a assuré à chaque
individu, par son lot viager de terre, le minimum d'existence, elle ne lui
doit plus rien : elle laisse chacun, sur cette base étroite, mais
indestructible, inaliénable, édifier une fortune plus ou moins haute. Mais
Dolivier, obsédé par la primauté• de la richesse foncière, s'imagine que
l'écart entre les fortunes mobilières serait bien faible quand la propriété
du sol serait également répartie entre tous et quand elle ne pourrait jamais,
par le caprice d'une génération, se concentrer en un petit nombre de mains. Evidemment,
il a en vue une production industrielle parcellaire encore, une société
d'artisans modestes préservés du prolétariat par la possession d'un petit
capital foncier : « Comment
n'est-on pas indigné, révolté de voir le sort politique des hommes abandonné
au hasard de la naissance ou de quelques circonstances particulières et de
voir que le bonheur ou le malheur est le partage d'êtres qui n'ont rien fait
pour mériter l'un plutôt que l'autre ? Quoi ! de deux enfants qui viennent au
monde, dont l'un est le fils d'un riche propriétaire, et l'autre d'un
infortuné manouvrier qui ne possède que ses bras pour subvenir à sa subsistance,
le premier naît avec des droits immenses et le second n'a pas même celui de
reposer nulle part sa chétive existence ! L'un se trouve tout porté au sein
des commodités, des honneurs, des plaisirs, et l'autre, réduit au plus triste
abandon, se trouve condamné aux privations de toute espèce, à la douleur et à
la peine ! Ne sont-ils pas tous les deux également enfants de la nature et de
la société ? Que leur a donc fait celui-ci pour être si cruellement disgracié,
si totalement déshérité ? Et que leur a fait celui-là pour en recevoir de si
grandes faveurs et pour en être si avantageusement pourvu ? « Se
peut-il que cette violation criante des premiers, des plus réels droits de
l'homme, n'ait encore frappé personne ? Et nous osons parler de liberté,
d'égalité ! Quel est donc le sens que nous attachons à ces mots-là ? Où
peut être la liberté, quand le besoin, causé par un dénuement général, rend
dépendant de tout ? Et où peut être l'égalité, quand les uns trouvent
tout fait pour eux, et les autres tout à faire, ou, pour m'exprimer plus
exactement, quand tout est pour les uns et rien pour les autres ? » Mais
voici un vigoureux et admirable réquisitoire contre l'hypocrisie de l'égalité
idéale et juridique démentie par l'inégalité de fait : « Ils
peuvent acquérir, dira-t-on, ils ne sont exclus de rien. La loi nouvelle a
banni toute acception de personnes et a ouvert à tous indistinctement les
portes de l'avancement. Voilà donc ce qu'on entend par le mot d'égalité
? Comme on a besoin d'illusion, comme on s'en laisse imposer par des noms !
Ceux qui n'ont rien peuvent acquérir ; mais d'abord pourquoi n'ont-ils rien ?
Pourquoi n'est-ce qu'au prix de l'acquisition qu'ils peuvent parvenir à
quelque chose, tandis que d'autres trouvent gratuitement accumulé sur leur
tête ce que la fortune a pris soin d'y placer ? En second lieu, c'est une
grande vérité qu'a dite J.-J. Rousseau que la première pistole est plus
difficile à gagner que le second million. En effet, tout est avantages pour
celui qui peut au-delà ; mais tout devient difficulté, obstacle pour celui
qui est en arrière de ses besoins. Si ceux d'un jour lui laissent quelque
chose de reste, ceux du lendemain le lui absorbent, et souvent même au-delà. « Sans
cesse maîtrisé par les circonstances, il est obligé d'en subir toutes les
variations sans pouvoir jamais en prévenir aucune ; et, tandis qu'il donne
à profiter sur lui, il ne trouve à profiter sur personne ; c'est lui qui sème
et ce sont les riches qui recueillent ; ce sont ceux qui l'emploient qui
retirent le bénéfice de sa main-d'œuvre. « Ainsi,
c'est toujours pour la fortune d'autrui qu'il travaille, non pour la sienne.
Cependant, ces riches se croient fort nécessaires au malheureux ; et,
lorsqu'ils en occupent un grand nombre à leurs terres ou à leurs ateliers,
ils disent, avec une sorte de jactance, qu'ils font vivre beaucoup de monde.
Ils devraient dire qu'il faut beaucoup de monde pour les faire vivre dans
leur opulent loisir. « On
parle quelquefois de la roue de fortune ; mais qui ne sait qu'elle ne tourne
guère que dans la classe des gens aisés ou des intrigants ? C'est presque un
prodige qu'un honnête homme de rien parvienne à se faire un sort ; il faut
pour cela un concours de circonstances qui se rencontrent difficilement ; et
de pareils exemples ne sont que des exceptions à la règle, la masse
infortunée du peuple n'en est pas moins condamnée à se traîner comme elle
peut dans sa misère. On vient de vendre et l'on vend encore tous les jours
beaucoup de biens nationaux ; qui est-ce qui en a profité, et qui est-ce qui
en profite ? Ne sont-ce pas les seuls riches, ou les seuls qui se sont
emparés des moyens de le devenir ? « Les
pauvres, les hommes dénués et éloignés des' intrigues voient tout passer
devant eux sans qu'on les ait mis à portée d'atteindre à rien. Eh ! comment
seraient-ils en état de faire les avances nécessaires, eux qui peuvent à
peine se procurer un misérable grabat pour y reposer leurs membres harassés ?
Il est vrai que, pour les consoler, on leur dit qu'ils ont droit à tout, que
la loi n'exclut personne des avancements qu'elle offre. Oui, elle n'en exclut
personne formellement et par le droit ; mais, par le fait, la multitude s'en
trouve nécessairement exclue. Que serait-ce si j'en prenais une nouvelle
occasion de me récrier, et si je prouvais que la plupart de ces avancements,
pour être ouverts à plus de monde, n'en sont pas moins des attentats contre
les droits réels de cette même multitude et qu'ils ne font que multiplier les
moyens de l'opprimer ? Mais je ne puis pas tout dire à la fois. » Quel
est donc le système proposé par Dolivier ? Il veut que les grands corps de
ferme soient détruits, et que la terre soit divisée en autant de petites
exploitations rurales qu'il y aura de familles. J'imagine (car son essai
n'est qu'une esquisse très générale et où les détails manquent souvent) que
des lots ne seraient accordés qu'aux chefs de famille qui en feraient la
demande et qui s'offriraient à en faire la culture ; car ceux qui, établis
dans les villes comme artisans et avec une suffisante aisance, rie voudraient
pas quitter leur métier ne seraient pas contraints de retourner à la terre.
Ils sauraient seulement qu'en cas de besoin et si un désastre les accable,
ils pourront réclamer leur part du « grand communal ». C'est une sécurité
pour eux ; et la propriété foncière est ainsi une sorte de fonds commun
d'assurance sociale contre les misères et les accidents de la vie. La pensée
de Dolivier serait réalisée aujourd'hui sous une forme plus moderne si un
fonds d'assurance sociale ayant la valeur de la terre de France (c'est-à-dire
une valeur énorme) était consacré à assurer tous les citoyens contre tous les
risques de la vie, contre l'invalidité et le chômage, et aussi à munir chacun
d'eux d'un petit capital d'établissement, soit pour qu'il exerce un métier
indépendant, soit pour qu'en acquérant des actions dans la grande industrie,
il participe au progrès continu de la richesse. Dolivier
se rend bien compte que cette abolition des grandes fermes ne serait pas
seulement une révolution sociale, qu'elle serait une révolution agronomique,
et il répond que le régime des petites exploitations ne sera pas inférieur à
celui des grandes. Mais comment faire passer la propriété foncière des mains
de ceux qui la détiennent aujourd'hui à l'ensemble des citoyens ? Comment
procéder à cette expropriation générale du domaine foncier ? Dolivier ne le
dit point et c'est là sans doute le point vif de sa pensée. Il l'indique,
mais il n'y insiste pas expressément. Il attendait, pour se découvrir
entièrement, d'avoir vu l'effet produit par ses tendances et il se réservait
sans doute d'aller bientôt jusqu'au bout s'il n'était pas arrêté en chemin
par un coup de foudre. Le
décret du 18 mars planait sur les têtes pensantes. Dolivier avertit
d'ailleurs qu'il entend procéder avec ménagement, sauvegarder par des mesures
de transition les habitudes, les intérêts constitués. « Je
crois devoir rassurer les possesseurs actuels en prévenant que je suis loin
de proposer que l'on mette toute la rigueur de mes principes en exécution à
leur égard. Cette mesure ne serait pas seulement trop sévère, elle serait
encore injuste sous beaucoup de rapports et elle ne ferait que punir les
hommes du crime de la loi ; ce sont des malades dont le tempérament a été gâté
par un mauvais régime et qu'il faut traiter avec ménagement. Détruisons la
cause du vice, mais conservons ceux qui en sont atteints ; laissons-leur les
moyens de vivre comme ils sont, puisque le malheur de leur existence leur en
fait un besoin, et contentons-nous de cerner, en quelque sorte, le mal
autour de leur personne, afin qu'il finisse avec elles ; aussi bien
nous-mêmes avons-nous besoin de nous façonner par degré à cet état de justice
que j'envisage. Tout ce que nous pouvons faire, c'est d'en établir le
principe, et c'est au temps à l'amener «à son entier développement. » Il
semble bien que Dolivier songe à absorber, au profit de la Nation, le droit
de propriété foncière au fur et à mesure que s'éteindront les détenteurs
actuels. C'est par la suppression du droit d'héritage sur le domaine agricole
qu'il constituera le domaine commun destiné à être réparti, sans intérêts,
entre les citoyens. Les mesures transitoires et provisoires consistent dans
son plan à diviser les fermes, et à donner à bail, aux conditions qui sont
faites aux grands fermiers actuels, de petits lots. A
mesure que s'accroîtra le domaine national, cette tenue à bail se
transformera évidemment en un usufruit sans intérêt. Le but n'est pa's de
multiplier les fermes, il est de multiplier les petites propriétés viagères
au point d'en assurer un lot à chaque famille : « On
a bien parlé de diviser les fermes, c'est-à-dire de ne pas souffrir qu'un
seul en occupât plusieurs ; on a même agité de restreindre la quantité
d'arpents qui doivent composer une ferme ; mais tout cela n'est bon qu'à
multiplier le nombre des fermiers et non à venir au secours de la multitude,
non à lui procurer les moyens de se suffire elle-même. C'est l'entière
dissolution des corps de ferme qu'il faut ; c'est, comme je viens de le dire,
l'extrême division de la terre entre tous les citoyens qui n'en ont point, ou
qui n'en ont pas suffisamment. Voilà l'unique mesure adéquate qui ranimerait
nos campagnes et porterait l'aisance dans toutes les familles qui gémissent
dans la misère, faute de moyen de faire valoir leur industrie. La terre en
serait mieux cultivée, les ressources domestiques plus multipliées, les
marchés, par conséquent, plus abondamment pourvus et l'on se trouverait
débarrassé de la plus détestable aristocratie, celle des fermiers. » Dolivier
comprend bien qu'il faut qu'il distingue son projet de ce qu'on appelle la
loi agraire, et il s'y ingénie. Qui pourrait le chicaner là-dessus ? Il avait
des raisons décisives de politique et de prudence, mais au fond c'est bien
une loi agraire qu'il proposait, c'est même le seul plan complet et lié de
loi agraire qui ait été proposé sous la Révolution. Pour démarquer son idée
de ce nom fâcheux, il est obligé de supposer que la loi agraire implique une
sorte de prise de possession grossière et brutale, sans précaution, sans
transition, sans ménagement. Mais c'est une supposition tout à fait
arbitraire. « Peut-être
est-il à craindre qu'un premier aperçu de cet essai ne fasse naître l'idée de
la loi agraire, dont il paraît que l'on a voulu faire un instrument de
troubles ; mais, pour ne pas les confondre, il suffit de les comparer entre
eux et dans leurs conséquences. Tout mon raisonnement porte sur un principe
permanent de justice qui assure successivement à chacun ses droits (modifiés)
de nature, que j'appelle son légitime de rigueur, et qui lui garantit
la jouissance pleine de ses acquêts, fruit de ses travaux et de son industrie
; en un mot, je remonte à l'essence même du droit de propriété devenu, par
une fausse application, la cause fatale des abus énormes, des malheurs sans
fin dont nous sommes tantôt coupables et tantôt victimes, et je le rétablis
dans ce qu'il doit être pour devenir une source féconde de toute espèce de
biens. « La
loi agraire, au contraire, loin d'établir quelque principe, ne fait que les
renverser, les briser tous. C'est purement un partage des terres, brusquement
provoqué par la convoitise de ceux qui n'ont rien, n'importe comment, et qui
laisse subsister le même vice qu'il l'a amené... « Dans
mon système nul ne peut être lésé, car nul, en venant au monde, n'y ayant
plus de droit qu'un autre, nul, par conséquent, n'a celui de se plaindre de
n'y trouver que sa juste part au droit commun, sauf à lui à la faire plus ou
moins valoir ; mais la loi agraire, pour établir une apparente égalité,
encore qui ne saurait être que momentanée, blesse à tort et à travers, sans
égard même pour les différences que les droits d'acquêts de chacun doivent y
mettre. Ainsi, l'homme dont les possessions sont le fruit de son talent, de
ses services, du bon emploi de sa jeunesse, s'en trouverait tout à coup
dépouillé et réduit au niveau de celui qui n'aurait rien mérité ou même qui
n'aurait fait que dissiper... Je laisse maintenant à juger de l'immense
distance qu'il y a entre l'un et l'autre. » Babeuf,
qui avait la brochure de Dolivier — j'ai déjà dit qu'elle fut saisie avec ses
papiers le jour de son arrestation —, dut sourire à ces 'distinctions
subtiles ; car ce que, lui, dans sa lettre à Coupé, appelait loi agraire,
c'est précisément le système de Dolivier : inaliénabilité du sol, usufruit de
la terre assuré à tous, liberté de l'industrie. Dolivier s'efforce encore de
dissiper les objections tirées de la suppression de l'héritage foncier. « Mais
la paternité ?... Eh bien ! la paternité, si c'est une douce jouissance pour celle
qui est riche, de transmettre de grands héritages à ses enfants, combien ne
doit-il pas ajouter à l'infortune et à la misère de celle qui est pauvre,
combien ne doit-il pas lui être poignant de n'avoir à transmettre aux siens
que sa peine et sa misère ! Après tout, que se propose le sentiment paternel
? N'est-ce pas le bonheur des enfants ? Or, en est-il un plus grand que celui
d'avoir à vivre sous les auspices d'une patrie juste et vraiment digne de ce
nom ? « ...
Concitoyens, j'ai levé l'étendard de la justice ; que ceux qu'elle intéresse
viennent s'y rallier autour et, tous ensemble, formons une force imposante
qui la fasse triompher de ses ennemis. C'est pour rester isolés et sans point
d'union que nous devenons les victimes des factieux et la proie des
ambitieux. : des hommes pervers qui se jouent de nos malheurs et qui se
plaisent tous les jours à nous en créer de nouveaux. Que le parti de la
justice, qui doit être celui/ de la multitude, se montre enfin, qu'il se
coalise sous cette enseigne non équivoque et bientôt il dissipera tous
les complots de la perfidie et toutes les manœuvres du vil intérêt. « ...
Si je me trompe, c'est l'amour de l'humanité, c'est le désir pur de notre
bonheur commun qui me séduit et, en cela, mon erreur m'est chère ; quoique
vaincu, je ne m'applaudirai pas moins de ma démarche, et dans ma douleur
amère je me dirai : « Hélas ! ce n'est donc point pour arriver au
règne fortuné de la justice que la France fait, depuis cinq-ans, des efforts
inouïs et que tant d'hommes sacrifient généreusement leur vie ! Ce n'est donc
point à son feu sacré que les cœurs s'enflamment, puisqu'il laisse froids
ceux qu'elle devrait uniquement intéresser ! » Dolivier
était convaincu que son système résolvait ou plutôt supprimait le problème
des subsistances. Une fois brisée l'aristocratie des fermiers, comment
l'accaparement est-il possible ? Et quand d'innombrables petits
propriétaires, obtenant de la terre mieux fécondée un produit plus large,
jetteront sur le marché l'excédent de leur consommation, qui parlera encore
de famine et de prix de famine ? Au demeurant, Dolivier n'est pas favorable à
l'idée de taxer les denrées. « Qu'on
se figure maintenant, dit-il en parlant de son système, c'est-à-dire de la
division des fermes préparant la division des propriétés, qu'on se figure
combien cette mesure serait un puissant véhicule pour répandre dans le peuple
l'ardent amour de la République et le zèle de la défendre ! C'est alors qu'il
en sentirait tout le prix et qu'il s'identifierait réellement avec elle ;
mais quel intérêt veut-on qu'il y prenne, tant qu'on ne s'occupera que du
sort de ceux qui ont, et jamais du sort de ceux qui n'ont rien, et comment ce
peuple se passionnerait-il pour une République dans laquelle il ne se voit
qu'environné de malheurs, sans aucune perspective qui l'encourage ? A la
vérité, à force de plaintes et de murmures, il a enfin obtenu la fixation
du prix des subsistances ; mais cette mesure, commandée par les
circonstances, est elle-même un mal et entraine avec elle une foule
d'inconvénients. Il faut viser au moyen de n'en avoir jamais besoin. » Est-ce
que cette phrase se rapporte au vote de la Convention en niai 1793 ? Non, c'est
le prix du blé seulement qui fut fixé alors ; si elle se rapporte aux mesures
plus étendues adoptées en septembre, elle a été ajoutée après coup au
manuscrit, quoique Dolivier déclare l'avoir laissé tel qu'il était il y a six
mois, et alors c'est seulement en septembre que l'opuscule aurait été imprimé[1]. Mais
quoi ? Dolivier, préoccupé de ménager la démocratie de tout petits fermiers
et bientôt de tout petits usufruitiers qu'il veut constituer et qui
considérera la taxe des denrées comme une gêne, Dolivier a beau n'y voir
qu'un moyen empirique assez injuste et fâcheux, ce n'est pas son système qui
fera refluer le courant qui porte le peuple vers la taxation. Car, même s'il
acceptait pour l'avenir la conception de Dolivier, c'est un soulagement
immédiat que le peuple réclame, c'est l'abaissement immédiat du prix de la
vie. Et cela, Dolivier, avec son système à échéance lointaine, avec ses
transitions lentes, ne le lui apporte pas. LE SYSTÈME DE LANGE Lange
non plus ne répond pas, par sa large et belle vision fouriériste
d'association féconde, aux exigences pressantes de la multitude inquiète et
irritée. Quel
dommage que M. Charlety n'ait pu retrouver l'opuscule publié par Lange en
1793, celui où il systématisait sa pensée, où il donnait son plan
d'organisation comme la solution à tous les problèmes posés, comme le remède
à tous les maux qui s'exaspéraient ! C'est dans les journées troubles et
tristes qui précédèrent l'explosion contre-révolutionnaire de Lyon, que le
grand, rêveur pacifique donna à sa pensée tout son essor. Je n'ai pu en
recueillir que quelques traits à peine par une analyse bibliographique de
quelques lignes. Lange
se préoccupait d'accroître la fécondité du sol et de faciliter le travail en
régularisant le morcellement capricieux de la propriété foncière. Il
n'expropriait pas les détenteurs actuels, ni leurs héritiers. Mais il
arrachait les haies qui séparent les domaines, qui dévorent une partie de la
substance du sol et qui surtout entravent la libre et rapide culture. Il
refaisait à chacun une propriété équivalente à celle qu'il possède déjà, mais
il remplaçait le bornage grossier d'aujourd'hui par un système géodésique :
le point de chaque domaine serait déterminé par le croisement des latitudes
et des longitudes. Il remplaçait par un cadastre scientifique et régulier le
cadastre baroque et incohérent des exploitations foncières, et il permettait
ainsi aux efforts de se grouper, de s'harmoniser. Dès lors, un vaste bâtiment
central, commun à plusieurs domaines voisins, devenait un magasin commun, un
hangar commun, un centre d'exploitation et de vie. Hospices, écoles, se
grouperaient à côté des grands magasins agricoles, et, dans l'abondance de la
terre renouvelée, dans la large effusion de la production agricole
débarrassée d'un particularisme stérilisant, la question des subsistances
disparaîtrait. Il ne resterait plus, ayant nourri et apaisé les citoyens de la
France révolutionnaire, qu'à vaincre l'ennemi du dehors ; et ici, comme pour
faire pressentir Fourier, non seulement par les vues géniales, mais par les
bizarreries d'invention et par la singularité des termes, Lange propose de
créer des ballons de combat qui s'appelleront des Eoles, et qui, gouvernés
par des pyronautes, épieront les mouvements des armées et
déconcerteront tous leurs plans. Bizarre, ai-je dit, mais n'est-ce pas encore
une anticipation géniale de la pratique des armées modernes ? Mais, pas plus
les combinaisons « fouriéristes » de Lange que la loi agraire
soigneusement démarquée de Dolivier, ne résolvaient au gré des souffrances
impatientes le problème de la vie, de la croissante cherté. LA LOI CONTRE L'ACCAPAREMENT La loi
répressive du 26 juillet 1793, contre l'accaparement, parut serrer la
question de plus près. Le peuple croyait que bien des détenteurs de denrées
les gardaient pour spéculer, pour attendre et provoquer de plus hauts cours
de la marchandise, un avilissement plus marqué des assignats. Obliger tous
les citoyens à déclarer les marchandises et denrées détenues par eux, et les
obliger à les vendre sans délai, sans ajournement, au fur et à mesure que se
produiront les demandes de détail, semblait donc un remède approprié. Ce fut
l'objet, de la loi. « La
Convention nationale, considérant tous les maux que les accapareurs font à la
société par des spéculations meurtrières sur les plus pressants besoins de la
vie et sur la misère pUblique décrète : « L'accaparement
est un crime capital. « Sont
déclarés coupables d'accaparement ceux qui dérobent à la circulation des
marchandises ou denrées de première nécessité, qu'ils altèrent et tiennent
enfermées dans un lieu quelconque, sans les mettre en vente journellement et
publiquement. « Sont
également déclarés accapareurs ceux qui font périr ou laissent périr
volontairement les denrées et marchandises de première nécessité. « Les
marchandises de première nécessité sont le pain, la viande, le vin, les
grains, farines, légumes, fruits, le beurre, le vinaigre, le cidre,
l'eau-de-vie, le charbon, le suif, le bois, l'huile, la soude, le savon, le
sel, les viandes et poissons secs, fumés, salés ou marinés, le miel, le
sucre, le papier, le -chanvre, les laines ouvrées et non ouvrées, les cuirs,
le fer et l'acier, le cuivre, les draps, la toile, et généralement toutes les
étoffes, ainsi que les matières premières qui servent à leur fabrication, les
soieries exceptées. » Ainsi,
presque tous les produits de la terre et de l'industrie, presque toutes les
denrées, les matières premières, les marchandises, tombent sous le coup de la
loi : les greniers, les caves, les magasins, les entrepôts, les ateliers,
tout va s'ouvrir à l'inventaire de la Révolution. Et ce système de vente
forcée va mobiliser tous les stocks, les mettre à la disposition de
l'acheteur au détail. Comment va fonctionner ce mécanisme ? D'abord, tout
naturellement, les détenteurs devront déclarer tout ce qu'ils détiennent. « Pendant
les huit jours qui suivront la proclamation de la présente loi, ceux 'qui
tiennent en dépôt, en quelque lieu que ce soit de la République,
quelques-unes des marchandises ou denrées désignées à l'article précédent
seront tenus d'en faire la déclaration à la municipalité ou section dans
laquelle sera situé le dépôt desdites denrées ou marchandises, la
municipalité ou section en fera vérifier l'existence, ainsi que la nature et
la quantité des objets qui y seront contenus, par un commissaire qu'elle nommera
à cet effet. » Comment
s'assurer maintenant que les marchandises ainsi déclarées seront constamment
en vente ? « La
vérification étant finie, le propriétaire des denrées ou marchandises
déclarera au commissaire, sur l'interpellation qui lui en sera faite et
consignée par écrit, s'il veut mettre lesdites denrées ou marchandises en
vente, à petits lots et à tout venant, trois jours au plus tard après sa déclaration
; s'il y consent, la vente sera effectuée de cette manière sans interruption
et sans délai, sous l'inspection d'un commissaire nommé par la municipalité
ou section. » Jusque-là,
il n'y a pas de difficulté. Le commerçant, ou le fermier, ou le fabricant qui
consent à vendre au détail, par petits lots et à tout venant, est soumis à
l'inspection d'un commissaire qui s'assure qu'en effet la vente est publique
et constante. Notez que le commissaire n'intervient pas dans la fixation des
prix. Il suffit au marchand en détail, pour être en règle avec la loi,
d'avoir sur sa porte une pancarte indiquant la qualité et la quantité de ses
marchandises et de tenir constamment ces marchandises à la disposition du
public. Mais tous les détenteurs consentiront-ils à vendre dans ces
conditions ? Les marchands en gros, les propriétaires de vin ou d'huile
accepteront-ils d'être à la disposition du public et de céder les produits et
marchandises par petits lots et à tout venant ? Marchands en gros et
propriétaires voudront-ils, pourront-ils se transformer en commerçants au
détail ? La dévolution résout le problème en se substituant à eux : « Si
le propriétaire (des denrées ou marchandises) ne veut pas ou ne peut pas effectuer ladite vente,
il sera tenu de remettre à la municipalité ou section copie des factures ou
marchés relatifs aux marchandises vérifiées existantes dans le dépôt ; la
municipalité ou section lui en passera reconnaissance, et chargera de suite
un commissaire d'en opérer la vente, suivant le mode ci-dessus indiqué, en
fixant les prix de manière que le propriétaire obtienne, s'il est possible,
un bénéfice commercial d'après les factures communiquées ; cependant, si le
haut prix des factures rendait ce bénéfice impossible, la vente n'en aurait
pas moins lieu sans interruption au prix courant desdites marchandises ; elle
aurait lieu de la même manière si le propriétaire ne pouvait livrer aucune
facture. Les sommes résultantes du produit de cette vente lui seront remises
dès qu'elle sera terminée, les frais qu'elle aura occasionnés étant
préalablement retenus sur ledit produit. » Ainsi,
à chaque comptoir, c'est la Révolution qui s'installe pour distribuer à. tout
venant et au prix courant les marchandises accumulées. C'est la police
révolutionnaire de la vente poussée presque jusqu'à la nationalisation du
commerce. Ici, en effet, ce n'est pas seulement un mode de vente qu'elle
impose. C'est elle qui détermine le prix, qui mesure le bénéfice. Quant
aux fabricants, pour qu'ils ne puissent pas accumuler des denrées ou
marchandises en vue de la spéculation sous prétexte de s'approvisionner des
matières premières de leur industrie, ils seront tenus de déclarer ces
matières premières « et d'en justifier l'emploi ». Précisément,
à l'occasion de cette loi, Delaunay d'Angers signale que les fabricants et
les compagnies capitalistes peuvent accumuler des stocks de matières prétendument
nécessaires à leur entreprise et il dénonce la Compagnie des Indes qui a
entassé dans ses magasins, à Lorient, plus de seize millions de marchandises.
La Convention ordonne que les scellés soient mis sur ces magasins et qu'une
vérification soit faite. Il est vrai, ô ironie, que le dénonciateur Delaunay
était lui-même un agioteur misérable qui cherchait à faire baisser les
actions de la Compagnie pour pêcher une fortune en un coup de filet. La loi
contre l'accaparement était terrible : contre quiconque dérogeait à ses
dispositions, c'était la confiscation et la mort, et le dénonciateur recevait
un tiers des marchandises confisquées. Et il suffit de lire le bulletin du
tribunal révolutionnaire pour constater qu'elle fut appliquée. Elle a sans
doute été utile. En ces jours tragiques où la France était comme en état de
siège, et où il aurait suffi que le resserrement des marchandises fût tenté
en effet par quelques spéculateurs audacieux pour que la rareté se
transformât en détresse et aboutit à la famine, cette immense publicité
commerciale et cette circulation forcée des produits ont peut-être prévenu
des désastres. Mais la
loi ne remédiait pas à la crise des prix. FABRE D'ÉGLANTINE EXPLIQUE L'AGIOTAGE La
hausse des denrées tenait peut-être pour une part à leur rareté, mais elle
tenait surtout à la baisse énorme, au discrédit toujours croissant de
l'assignat. Le 3 août, dans un rapport merveilleux de lucidité, d'ingéniosité
et d'élégance « sur l'agiotage et le change », Fabre d'Eglantine donne
quelques exemples de cette prodigieuse baisse de l'assignat : « Je
définis le change : la différence qui se trouve, par l'influence de
l'opinion, entre la livre assignat et la livre métallique, autrement dit la
livre en numéraire. « Plus
les agioteurs font baisser le change, plus il faut de livres assignats pour
représenter une livre en numéraire. A l'époque du 31 mai et du 2 juin, par
exemple, pour représenter vingt sous métalliques de notre monnaie, il fallait
cinquante sous assignats, et par conséquent soixante livres assignats pour un
louis en or ; aujourd'hui, et depuis près d'un mois, il• faut six francs en
assignats pour représenter vingt sous en numéraire, et près de cent
quarante-quatre livres assignats pour représenter un louis d'or. Vous
comprenez facilement, citoyens, que cette différence dans le change est la
véritable cause du surhaussement des denrées ; car le fabricant, et par suite
le marchand, qui ne veulent jamais perdre et qui veulent, au contraire,
toujours gagner, suivant le cours du change, calculent toujours sur la livre
en numéraire, et pour retirer vingt sous métalliques d'une chose, ils ont
vendu cette chose cinquante sous à l'époque du 2 juin, et ils la vendent
aujourd'hui six francs assignats. » L'assignat
vaut dans le commencement d'août six fois moins que la monnaie de métal ; et
quoique la disproportion des valeurs ne soit pas la même entre l'assignat et
les denrées, cependant celles-ci doivent hausser formidablement. Quelles sont
les causes de cette baisse de l'assignat ? Il en est deux essentielles, la
surabondance des assignats émis en trop grande quantité et le peu de
confiance qu'une partie de la France et la presque totalité du monde ont dans
la victoire de la Révolution. Les
agioteurs utilisent ces causes de discrédit, et ils les aggravent par leurs
opérations. Mais, selon Fabre d'Eglantine, ce n'est pas par des opérations
sur les marchandises. Il fut un temps où les riches, ayant reçu à la suite de
liquidations d'office, ou de remboursements de la dette, de grandes quantités
d'assignats, et n'ayant pas dans l'assignat une grande confiance, achetaient
des quantités énormes de marchandises. Ainsi ils raréfiaient la marchandise
retirée du marché, et ils jetaient au contraire sur le marché une
surabondance d'assignats. De là, hausse de la marchandise et baisse de
l'assignat ; alors, c'est par le jeu de la marchandise et de l'assignat que
se précisait la baisse de l'assignat. C'est dans cette période de l'agiotage
assignats-marchandises que la loi contre l'accaparement aurait produit son
plus grand effet. Car en obligeant les détenteurs des marchandises à vider
leurs magasins et à reprendre des assignats en paiement de ces marchandises,
elle aurait rétabli l'équilibre au profit de l'assignat. Mais l'agiotage a
évolué. « Les
propriétaires d'assignats qui craignent de voir s'évanouir leur propriété
entre leurs mains, cherchent à les troquer contre des valeurs effectives.
D'abord, ils ont commencé par accaparer des marchandises ; mais, outre qu'ils
ont craint la colère du peuple, ils ont senti que ne pouvant exporter ces
marchandises, ils seraient obligés de les vendre et de n'en retirer que des
assignats ; ils ont alors cessé ce commerce, et ils l'ont abandonné à ceux
qui ont confiance dans l'assignat mais qui spéculent sur la misère publique. « Les
propriétaires d'assignats, que sous ce rapport nous nommerons capitalistes,
ayant renoncé aux valeurs en marchandises, dont la garde est trop dangereuse
et la possession trop visible et embarrassante, ne se sont pas jetés non plus
sur les biens-fonds : 1° parce qu'ils n'ont pas plus de foi dans les biens
nationaux que dans l'assignat qui les représente ; 2° parce qu'ils n'auraient
pas trouvé à acheter assez de biens patrimoniaux ; 3° enfin parce que, d'une
part, le haut prix de l'impôt les effraie, et que, de l'autre, ils veulent
presque tous, du moins la majeure partie, avoir une valeur effective facile à
cacher, facile à dérober à l'impôt et facile à transporter hors de France, et
surtout hors de la République. « Les
louis d'or et les écus sont devenus alors l'objet de la convoitise des
capitalistes. Les avares et les spéculateurs les avaient prévenus ; l'or et
l'argent monnayé avaient disparu ; il a fallu acheter de ceux-ci ces louis et
ces écus, et les capitalistes, les trembleurs, n'ont pu s'en procurer que par
de très grands sacrifices. C'est ainsi que les louis d'or qui, après
l'émigration complète des nobles, n'avaient été élevés qu'à la valeur de 40 à
50 livres assignats, qui, à l'époque du 10 août, étaient retombés à la valeur
de•30 livres assignats, sont aujourd'hui montés à la valeur de 130 à 140
livres assignats. « Mais,
comme l'or et l'argent deviennent, par l'effet de cette peur, plus chers et
plus rares chaque jour, comme l'or et l'argent forment aussi des volumes
visibles et des masses pesantes, périlleuses à transporter, inquiétantes à
cacher, la peur des capitalistes en a redoublé, et c'est sur ce degré de
frayeur et d'anxiété que l'agiotage a fondé ses plus terribles opérations et
notre ruine. » Quel
placement en effet vont trouver les capitalistes désireux de se débarrasser
d'assignats en qui ils n'ont pas confiance ? Ayant renoncé aux marchandises,
aux biens-fonds, aux louis d'or et aux écus, il ne leur reste plus qu'à
acheter des traites sur l'étranger, des lettres de change sur Londres,
Hambourg, Amsterdam. Et c'est ici la troisième forme, la troisième période de
l'agiotage, la plus terrible pour l'assignat révolutionnaire. Car ces traites
sur l'étranger se font rares, la guerre presque universelle et le blocus des
mers ayant interrompu les échanges internationaux. Dès lors, tous les gros
porteurs d'assignats se précipitant vers ces traites et lettres de change sur
l'étranger, celles-ci vont prendre, par rapport à l'assignat, une valeur
énorme. Et si, en France, le change entre l'assignat et l'or est désastreux
pour l'assignat, le change entre l'assignat et les effets de banque sur
l'étranger est plus désastreux encore. Le discrédit de l'assignat sur les
marchés du dehors est colossal, et il réagit sur le crédit de l'assignat au
dedans. De là, depuis deux mois, une chute terrible des assignats sur tous
les marchés de France comme sur tous les marchés du monde. Oui, mais comme
les lettres de change sur l'étranger sont vite absorbées, cette cause de
discrédit cesserait vite de fonctionner. Il n'y aurait plus pour l'assignat
occasion de se mesurer avec les effets de banque sur l'étranger ; et, dès
lors, comme c'est l'opinion seule qui, par ses mouvements, précipite les
cours, l'opinion n'étant plus avertie chaque jour par le contraste violent de
la valeur de l'assignat et de la valeur des effets sur l'étranger,
retournerait peut-être à l'assignat. Mais, c'est ici, dans la construction
dialectique de Fabre d'Eglantine, qu'intervient l'infernal génie de Pitt. Pitt a
résolu d'alimenter la spéculation à la baisse sur les assignats au moyen des
lettres de change sur Londres. Il a des agents à Paris, des courtiers juifs
et cosmopolites, des banquiers et sous-banquiers ; et ceux-ci sont autorisés
à tirer des effets sur les banquiers de Londres. Les
banquiers de Londres, jouant le jeu de Pitt, paient ; et quand les banquiers
de Paris, également dans le jeu, doivent les rembourser au bout de trois
mois, s'ils subissent une perte parce que l'assignat a baissé dans
l'intervalle, c'est Pitt qui supporte la différence. Ainsi le Trésor anglais
fait les frais d'un jeu systématique et constant à la baisse sur l'assignat
français. C'est une façon nouvelle de faire la guerre. Je ne sais si Fabre
d'Eglantine n'a pas cédé à la tentation de construire un système ingénieux.
Peut-être a-t-il trop simplifié l'évolution de l'agiotage ; il me paraît
probable que les périodes qu'il distingue empiétaient l'une sur l'autre et,
tout en se succédant, se superposaient. Je veux dire que les gros porteurs
d'assignats ne renonçaient pas soudain à acheter des marchandises pour
n'acheter que de l'or, ni à acheter de l'or pour se procurer des lettres de
change sur Londres et sur Hambourg. Il est vraisemblable qu'ils continuaient
en partie leurs opérations antérieures, mais en les réduisant, et qu'ainsi
réduites ils les cumulaient avec les combinaisons nouvelles. Mais, dans
l'ensemble, la marche qu'il indique est probablement la vraie. Il est naturel
que l'agiotage se soit peu à peu dégagé des opérations visibles, un peu
massives, qui avaient appelé l'attention et la colère des peuples, pour
s'insinuer en des combinaisons plus subtiles. Les dénonciations mêmes contre
les accapareurs avaient contribué à porter leurs opérations sur la Banque
internationale, dont les subtils mécanismes échappaient au regard du peuple.
Et il est tout naturel, dès lors, que Pitt ait songé à utiliser, pour
déprécier, l'assignat français, pour ruiner moralement et financièrement la
Révolution, ces négociations de banque sur lesquelles, par la Banque de
Londres, il pouvait avoir la haute main. Seulement, ici aussi, il est
probable que Fabre d'Eglantine exagère quand il attribue ou paraît attribuer
au jeu direct de Pitt les plus sensibles effets de dépréciation subis par
l'assignat. LES REMÈDES DE CAMBON Mais,
dans tous les cas, il y avait urgence, il y avait nécessité vitale à trouver
un remède ; lequel ? Le premier, évidemment, le plus décisif, c'était.
d'assurer, par un effort immense et par une concentration de tontes les
énergies, la victoire de la Révolution. La victoire révolutionnaire, c'était
le crédit de l'assignat en France et dans le monde. Le Conseil, le Comité de
Salut public, Robespierre, le peuple entier, y travaillaient de toute leur
âme. Puis, comme une des causes les plus immédiates du discrédit de
'l'assignat était sa surabondance, il fallait en restreindre le plus possible
l'émission, et rappeler au trésor une partie du papier émis. Pour cela,
Cambon imaginait et faisait adopter par la Convention trois combinaisons
principales. En
premier lieu, il s'appliquait à hâter le paiement des sommes dues à l'Etat
par les acquéreurs de biens nationaux, et à repasser en un seul paiement
immédiat les paiements échelonnés par annuités que la loi avait prévus. Il
offrait, dans cette vue, une prime de 13 p. 100 à ceux qui se libéreraient
par anticipation ; et en outre il mettait en vente le droit qu'avait l'Etat à
ces annuités. Comme les acquéreurs de biens nationaux, débiteurs de l'Etat,
lui payaient un intérêt de 5 p. 100 sur ce qu'ils lui devaient, le citoyen
qui se substituait à l'Etat plaçait ses fonds à un intérêt de 5 p. 100 : ce
qui était fort avantageux, le placement étant absolument sûr. Ainsi se
feraient, du moins Cambon l'espérait, d'abondantes rentrées d'assignats au
Trésor. En
second lieu, les contre-révolutionnaires ayant affecté d'accorder une
préférence aux assignats émis sous Louis XVI et qui portaient l'effigie
royale, comme si la monarchie restaurée ne devait tenir compte que de
ceux-là, la Convention démonétisa les assignats à face royale. C'était un
capital de 558 millions d'assignats qui était ainsi retiré de la circulation.
A vrai dire, ils n'étaient pas détruits, et la valeur que les porteurs
avaient en mains n'était pas frappée de nullité. Mais ces assignats cessaient
d'être monnaie : ils n'étaient plus admis qu'à payer les contributions
arriérées, à solder ce qui était dû sur la vente des biens nationaux, et à
acquérir les annuités provenant de la vente des biens nationaux. Ils avaient
ainsi un débouché suffisant, puisque l'arriéré des contributions était de 600
à 700 -millions et que le reste à payer pour les domaines nationaux était
d'environ 1.500 millions. Mais ils ne faisaient pas double emploi avec la
masse des assignats, et la seule affectation qui leur demeurait était
essentiellement révolutionnaire. L'EMPRUNT FORCÉ ET PROGRESSIF Enfin
l'emprunt forcé d'un milliard, décrété en principe au mois de mai, mais qui
n'était pas encore appliqué, entrait en exécution. Les assignats étant admis
au pair pour le versement de l'emprunt, les contribuables allaient
s'empresser de verser au Trésor un milliard d'assignats. C'était là l'objet
principal de ce vaste emprunt, qui était en réalité un impôt remboursable. Il
participait de l'emprunt et de l'impôt. ll était impôt, puisqu'il était forcé
et qu'il ne portait pas d'intérêt. Il était emprunt, puisque la somme ainsi
imposée devait être rendue, mais rendue en domaines nationaux. Et c'était
encore un moyen d'attacher des millions de citoyens au succès de la
Révolution ; puisque le gage de l'emprunt aurait disparu avec la Révolution
elle-même. En
fait, l'emprunt d'un milliard se substituait aux contributions ordinaires :
contribution foncière, contribution mobilière, contribution 'des patentes,
pour lesquelles les rôles avaient été si lentement élaborés. Le milliard de
l'emprunt ne dépasse guère de plus de 300 millions le total des contributions
arriérées. La
Convention saisit cette occasion de rectifier, indirectement et par le mode
d'établissement de cet emprunt-impôt, le système fiscal de la Révolution :
elle y introduit la déclaration et la progression. C'est, en effet, le revenu
déclaré de chaque contribuable qui va régler, selon une loi de progression,
le versement que chacun doit faire pour l'emprunt : « Les citoyens tenus
de contribuer à l'emprunt forcé remettront au greffe de la municipalité de
leur domicile, et, à Paris, au Comité civil de leur section, une déclaration
exacte de leurs revenus pendant l'année 1793, et des charges qui les
diminuent. » — « La déclaration des revenus des rentes perpétuelles
sur l'Etat ou sur des particuliers, des capitaux placés à intérêt ou luis en
valeur dans le négoce ; celle des bénéfices commerciaux, de banque, courtage,
commissions, entreprises et fournitures de l'année 1793 ; celle des fonds
oisifs gardés en caisse, en portefeuille ou chez des dépositaires, sera faite
en entier et san, déduction de la contribution mobilière ; les fonds oisifs
seront estimés produire 5 p. 100 d'intérêt ; seront réputés fonds oisifs, les
sommes qui excéderont la moitié des revenus d'une année. » C'était
donc la déclaration explicite, détaillée tout à la fois et globale. Pour les
revenus fonciers, les propriétaires étaient autorisés à les déclarer d'après
les rôles de la contribution foncière qui les ménageaient ; et il devait être
déduit un cinquième pour le principal (le cette contribution. Le Comité des
finances de, la Convention estimait, en effet, qu'en taxant la terre beaucoup
plus fortement que les autres valeurs (selon le système des physiocrates) la
Révolution avait commis une erreur sur laquelle il faudrait revenir un jour.
Le rapport pour l'année 1793 le dit expressément : « Si
l'on consulte les fabricants, les négociants, les commerçants, les rentiers
de bonne foi, et tous ceux qui ont médité sur la nature de l'impôt, sur la
valeur comparée des richesses territoriales et mobilières, ils vous diront
que les richesses mobilières et d'industrie égalent au moins, si elles ne
surpassent, les richesses territoriales ; cependant elles ne supportent que
60 millions, tandis que l'on en jette 240 sur les fonds, comme si les
richesses mobilière n'étaient que le quart du produit du revenu foncier. » Il est
vrai que le non-paiement des contributions atténuait très souvent cette
inégalité. Mais, par l'établissement de l'emprunt forcé, tous les revenus de
toute provenance venaient se confondre dans le revenu total du contribuable :
ainsi la disproportion des charges qui pesaient sur l'agriculture et sur
l'industrie était effacée. Une fois le revenu de chacun déclaré et vérifié,
c'est un tarif fortement progressif qui était appliqué : « La
portion du revenu qui est soumise à l'emprunt forcé, sera taxée comme il suit
:
« La
taxe sera, en conséquence, pour 1.000 francs soumis à l'emprunt, de 100 fr.
« Au-delà
de 9.000 livres de revenus, à quelque somme qu'il s'élève, la taxe sera,
outre les 4.500 livres dues pour 9.000 livres, la totalité de l'excédent : de
sorte qu'un revenu de 10.000 livres sera taxé 5.500 livres, un revenu de
11.000 livres sera taxé 6.500 livres et ainsi de suite. » Si
forte que soit la progression, on remarquera qu'elle n'aboutit jamais à
demander au citoyen un versement supérieur ou même égal à une année de son
revenu. Ceux qui ont plus de 9.000 livres de revenu, seront tenus de
contribuer pour la totalité de leur revenu d'un an moins 4.500 livres. Donc,
à la rigueur, les Français n'étaient pas obligés d'entamer leur capital : il
leur suffisait de réduire extraordinairement leurs dépenses cette année-là.
Mais beaucoup sans doute prélevèrent sur leur capital, sur leur réserve
d'assignats notamment, de quoi faire face à l'emprunt forcé. Dans le rapport
de la Commission des finances, Ramel, pour faire accepter plus aisément aux
riches cette lourde taxe, leur persuade que_ la rentrée au Trésor d'un
milliard d'assignats va amener la baisse des denrées et que par conséquent
les citoyens retrouveront d'un côté ce qu'ils ont prêté de l'autre. « Il me
semble entendre lei hommes fortunés répondre à cette assertion qu'elle
pourrait être vraie, si tous les citoyens, sans distinction, venaient
présenter la moitié des sommes qu'ils ont en leur pouvoir. Nous vous
permettrions de faire usage de ce raisonnement, si vous aviez partagé jusqu'à
ce jour, avec vos frères, le poids du jour, la fatigue de la Révolution. Si
vous vous étiez présentés les premiers pour renverser le trône et repousser
les satellites des despotes, vous pourriez invoquer cette exacte égalité,
dont vous ne parlez que lorsque vous voulez qu'on vous ménage. Avez-vous,
comme le pauvre, payé de vos sueurs et de votre sang votre dette à la Patrie
? » Aussi
bien, il s'en faut que tout le poids de l'emprunt ne portât que sur les
riches. Ramel nous apprend en effet (et c'est un état très intéressant de la
répartition de la richesse en 1793) que, d'après l'aperçu des rôles des
contributions, « la moitié de la fortune générale appartient aux citoyens qui
ont moins de 1.000 livres de rentes ; car, dans les contributions, ce sont
les petites sommes qui font les grandes. Ceux-là possèdent donc la moitié des
3 milliards auxquels était évalué le revenu public, soit un revenu de 1.500
millions ; sur les 1.500.000 livres restant, le tiers n'est pas possédé par
des particuliers riches de plus de 6.000 livres de rente ». H est vrai que
pour ceux-là, au-dessus de 4.500 livres, l'emprunt forcé prenait tout le
revenu. LE MAXIMUM SOUTIEN DE L'ASSIGNAT Mais ni
la démonétisation des assignats à face royale, ni la négociation des
annuités, ni l'emprunt forcé d'un milliard, ne pouvaient suffire à faire
rebondir le crédit de l'assignat. Il n'y avait qu'une solution décisive du
problème : c'était de fixer, par le maximum, le prix de toutes les
marchandises. Dès lors, non seulement il n'y avait plus de discrédit de
l'assignat, Mais ce discrédit n'avait même plus de sens : car, du moment que
l'assignat devait être toujours accepté en paiement, et que le rapport de
l'assignat à toutes les marchandises était déterminé par la loi,
qu'importaient les variations de l'assignat sur les marchés étrangers ?
Qu'importe qu'un assignat de cent livres ne puisse se négocier à Londres que
contre trente livres en guinées, si cet assignat achète, en France, toutes
les marchandises, quelles qu'elles soient, qui sont taxées cent livres ?
Ainsi, dans la mesure où fonctionnerait le maximum, la question de l'assignat
est non seulement résolue mais abolie. C'est ce qu'a noté admirablement
(après coup, il est vrai) Mallet du Pan, dans les mémoires qu'il adresse aux
puissances étrangères pour les mettre en garde contre un optimisme frivole. C'est à
la date du 1er février 1794 que se placent ses observations : « Le total de
ce papier en circulation a diminué depuis qu'on a démonétisé les assignats
royaux... Du mois de mai au mois d'octobre, les assignats étaient tombés à
soixante et soixante-quinze pour cent de perte ; ils sont remontés maintenant
à trente-trois, à trente-cinq, dans Paris ; de quarante-huit à cinquante,
dans les pays qui soutiennent encore des rapports commerciaux avec la France
; il est des départements où ils ne perdent que vingt-cinq ou trente, et ils
seraient encore plus bas à Paris, sans les fréquents achats de numéraire qu'a
faits la Trésorerie nationale dans le mois de décembre et le commencement de
janvier. « Au
surplus, depuis la loi du maximum qui, par son extension à la plupart des
denrées et des marchandises, embrasse toutes les consommations essentielles,
la dépréciation des assignats n'est plus onéreuse au gouvernement.
Celle-là s'exécute avec rigueur ; personne n'ose plus s'en plaindre ; elle a
délivré la République de toute la dépense équivalente à l'excédent du prix
qu'elle payait au-devant de sa consommation : c'est une économie énorme ; la
Convention ne pouvait prescrire à l'opinion de prendre les assignats au pair,
mais elle a rempli le mème but en soumettant à un tarif invariable la valeur
des denrées et des marchandises. Lorsqu'on est parvenu à forcer les
citoyens non seulement de vendre, mais encore de vendre à un prix indépendant
de la valeur que le papier-monnaie peut prendre au cours de la place, et• que
la nature même du papier-monnaie doit laisser toujours au-dessous du
numéraire, il est fort indifférent que le papier-monnaie ait plus ou moins de
crédit. l'a Convention a donc fait une opération très économique et une
opération très populaire, car les sans-culottes consommant et ne possédant
pas, il leur est fort doux d'acheter ce papier à un prix qui lèse
exclusivement celui qui vend. » Et
encore, celui qui vend n'est-il lésé que s'il veut acheter sur un marché
étranger, hors de la sphère d'action de la loi du maximum. Mais les
Conventionnels avaient-ils prévu nettement, avant l'épreuve, cet heureux
effet du maximum ? Longtemps ils hésitèrent. Ce n'est que sous la menace des
sections qu'ils avaient voté en mai la taxe sur les blés, et la loi de mai
n'était appliquée que très mollement. Beaucoup d'entre eux craignaient de
faire violence à la loi de la concurrence qui, seule, pouvait équilibrer les
prix et les valeurs. Ou bien ils objectaient que si la taxation était réduite
à quelques articles, elle ruinerait une catégorie de citoyens qui vendraient
selon la taxe et achèteraient selon le libre cours du marché ; si, au
contraire, elle s'appliquait à tous les citoyens, elle enrichissait le
capitaliste, le propriétaire oisif, celui qui ayant des assignats en grand
nombre, et recevant en assignats ses rentes, ses loyers, ses fermages, avait
tout bénéfice à voir la valeur de l'assignat s'élever, la valeur des
marchandises décroître. Même après le vote du maximum, Saint-Just répétera
obstinément que les taxes furent rendues nécessaires « par les circonstances
», mais « qu'elles ont doublé le revenu du riche ». Comme
la Convention était pressée, par les ouvriers, de taxer les denrées pour
rétablir l'équilibre entre le prix des marchandises et le salaire du travail,
elle songea un moment, selon l'indication donnée par Condorcet lui-même et
que j'ai citée, à prendre la question par l'autre bout, c'est-à-dire à
instituer par la loi non un maximum des denrées, mais un minimum des
salaires. LE PROJET DU MINIMUM DES SALAIRES Il est
très intéressant de constater que les comités réunis de l'agriculture et des
finances avaient préparé en avril 1793 un projet de loi en ce sens. Je ne
l'ai pas retrouvé : il serait très curieux d'avoir les procès-verbaux de ces
deux commissions à cette date. Beffroy le dit très catégoriquement dans son
exposé du 25 avril : « Déjà les Comités réunis d'agriculture et des finances
ont arrêté un projet de loi qui doit, non porter le pain au taux des
salaires, ce qui est subversif de tout principe, mais les salaires au taux
des denrées, ce qui est d'exacte justice ; cette loi contiendra le
propriétaire et le cultivateur, pour leur propre intérêt, à ne point porter
les denrées à des prix excessifs. » C'est
donc une échelle mobile des salaires que deux comités de la Convention
avaient voulu établir par la loi, plutôt que de se prêter à la taxation des
denrées. Mais comment adapter sûrement les salaires à la variation incessante
des denrées ? Comment mettre le fabricant, dont peut-être le produit n'aura
pas haussé de valeur, dans l'obligation de payer à ses ouvriers le salaire
proportionné au prix que des manœuvres d'accaparement et d'agiotage donneront
aux denrées ? De plus, quelle sera la sauvegarde des humbles citoyens qui ne
reçoivent pas de salaire, des modestes artisans qui pourront être affamés
soudain par le prix exorbitant des choses nécessaires à la vie ? Ainsi se
fermait l'issue par où la Convention cherchait à s'évader. LE PAIN À DEUX SOUS D'autres,
comme Dubois-Crancé, proposaient d'établir, dans toute la France, des
magasins où l'on vendrait du pain à deux sous : la Nation ferait les frais de
la différence. C'était l'extension à tout le pays du régime de subvention
pratiqué à Paris. Mais quoi ! la Nation, pour faire face à cette dépense
énorme, allait être obligée d'émettre encore des assignats, c'est-à-dire de
hausser encore le prix des denrées, sauf pour le pain. Et suffisait-il donc
de donner au peuple le pain à bon marché, si, pour tout le reste, pour la
viande, pour les vêtements, pour les matières premières de l'industrie, il
fallait subir des prix effroyables ? La Convention flottait donc, incertaine,
impuissante. Cambon qui, sans doute, désirait tout bas le maximum et en
pressentait les heureux effets pour le crédit de l'assignat, n'osait pas
proclamer que sa politique économique et financière était au fond celle de
Jacques Roux. C'est
un mouvement du peuple qui emporta toutes les hésitations et toutes les
résistances : LA MANIFESTATION DU 4 SEPTEMBRE Le 4
septembre au soir, la Commune fut envahie par une grande foule : c'étaient
des pauvres, des artisans, des prolétaires qui venaient crier qu'ils en
avaient assez des prix de famine, de la rareté croissante, de la cherté plus
dure tous les jours. Ils emplissaient la grande salle : ils couvraient la
place de l'Hôtel-de-Ville. « Quel
mauvais pain mêlé d'orge nous mangeons ! que font nos administrateurs ?
Pourquoi Garin refuse-t-il au peuple l'entrée des magasins et le contrôle des
opérations ?[2] Est-ce qu'il volerait, lui
aussi ? Il a délégué, pour les achats de grains de boulangerie, des meuniers
connus dans toute la région, Lorfèvre meunier à Pontoise, Garreau boulanger à
Versailles, Lapareillé boulanger. Les fermiers les connaissent, et quand ils
se présentent pour acheter ils disent : « Ah ! ce sont les hommes
de Garin : Paris a besoin de pain ». Et ils haussent les prix. Quels
accapareurs ! et tous ces courtiers ont encore vingt sous par sac de
commission. C'est nous qui payons tout cela. Car, si on n'augmente pas en
apparence le prix de notre pain, on en réduit la qualité. Quand finiront ces
tromperies ? » Et de
cette grondante colère sortaient des questions précises. Ces hommes irrités
ne permettaient pas à Pache de s'échapper en de vagues réponses : Avez-vous
de la farine, oui ou non ! Combien y en a-t-il ? Pour combien de temps ? Nous
garantissez-vous que le pain ne manquera pas ? Quand nos femmes seront-elles
dispensées d'aller faire queue chez un boulanger pendant des heures ? Elles
ont (les enfants à la maison. Et les aristocrates mêlés aux groupes animaient
les colères de propos perfides : « Les lâches, les imbéciles ! Ils veulent la
République et ils n'ont pas de pain ! » Chaumette
ne voulut point se laisser déborder, ou peut-être fut-il gagné par une
contagion de violence. Il parle, et jamais il n'a été si véhément et si aigre
: « Et
moi aussi j'ai été pauvre et, par conséquent, je sais ce que c'est que les
pauvres. C'est ici guerre ouverte des riches contre les pauvres ; ils veulent
nous écraser ; hé bien ! il faut les prévenir, il faut les é9raser nous-mêmes
; nous avons la force en mains. Les malheureux qu'ils sont ! Ils ont dévoré
les fruits de nos travaux ; ils ont mangé nos chemises ; ils ont bu notre
sueur... et ils voudraient encore s'abreuver de notre sang... Qu'il soit
formé à l'instant une armée révolutionnaire qui parcoure toutes les campagnes
; que chaque rayon de cette armée traîne à sa suite instrument fatal des
vengeances du peuple, et que tous les accapareurs, tous les fermiers riches
qui se refuseraient de nous fournir des subsistances tombent sous nos
coups... » Mais
voici Hébert qui se dresse en chef d'insurrection : « Que
le peuple, dès demain, se porte en masse à la Convention, qu'il l'entoure
comme il a fait au 10 août, au 2 septembre, et au 31 mai, et qu'il
n'abandonne pas ce poste jusqu'à ce que la représentation nationale ait
adopté les moyens qui sont proposés pour nous sauver... » Est-ce
une Révolution nouvelle qui s'avance, la Révolution des subsistances ? « Que
l'armée révolutionnaire parte à l'instant même où le décret aura été rendu,
mais surtout que la guillotine suive chaque rayon, chaque colonne de cette
armée ! » Qu'elle
suive ? non, mais qu'elle précède ! C'est ce que Chaumette demandera bientôt
: qu'elle soit en tête de la colonne et que sa silhouette se profile sur le
vaste horizon plat de la Beauce ; que la sinistre visiteuse aille cogner le
soir à la porte du riche fermier ; qu'elle allonge son ombre sur les larges
guérets empourprés du couchant d'automne. Les blés enfouis par le fermier
spéculateur jailliront de la terre comme une source inépuisable. Aux
Jacobins, où se répétaient les rumeurs venues de l'Hôtel de Ville, l'émoi fut
grand. Était-ce un coup de main des Enragés sur la Commune ? Était-ce une
entreprise de la Commune sur la Convention ? L'ATTITUDE DE ROBESPIERRE Robespierre,
condamné dès lors à des prodiges d'équilibre, s'exalta en paroles terribles
contre les accapareurs afin d'avoir le droit de dénoncer ce qu'il y avait de
suspect selon lui dans la brusque invasion de l'Hôtel de Ville : « Si
les fermiers opulents ne veulent être que les sangsues du peuple, nous les
livrerons au peuple lui-même. Si nous trouvions trop d'obstacles à faire
justice des traîtres, des conspirateurs, des accapareurs, nous dirions au
peuple de s'en faire justice lui-même. » Paroles
terribles ; mais il ajoute : « Réunissons-donc
ce faisceau redoutable contre lequel tous les efforts des ennemis du bien
public se sont brisés jusqu'à ce jour. Ne perdons pas de vue qu'ils ne
désirent autre chose que de nous rendre suspects les uns aux autres, et particulièrement
de nous faire haïr et méconnaître toutes les autorités constituées. Des
malveillants, des scélérats se joignent aux groupes qu'on voit à la porte des
boulangers, et les irritent par des propos perfides. On alarme le peuple en
lui persuadant que-les subsistances vont lui manquer. On a voulu armer le
peuple contre lui-même, le porter sur les prisons pour y égorger les
prisonniers, bien sûr qu'on trouverait moyen de faire échapper les scélérats
qui y sont détenus, et d'y faire périr l'innocent, le patriote que l'erreur a
pu y conduire. « Ces
scélérats ont voulu égorger la Convention nationale, les Jacobins, les
patriotes. Ils ont cherché à leur aliéner le peuple en leur attribuant tous
les maux dont ils l'ont rendu victime. On assure que dans ce moment Pache
at assiégé non par le peuple, mais par quelques intrigants qui l'injurient,
l'insultent, le menacent. » Ainsi
la guerre était déclarée une fois de plus aux Enragés par Robespierre. Mais
la force révolutionnaire gouvernementale ne peut maîtriser le mouvement.
Elle-même, en protestant contre la Terreur, prononce des paroles de terreur ;
et c'est demain Robespierre lui-même qui présidera, comme président de la
Convention, à l'ouverture officielle de l'ère sanglante. Les Jacobins
eux-mêmes, enfiévrés par des paroles terribles de Royer, décident de se mêler
à la Commune et au peuple pour aller le lendemain à la Convention, pour la
sommer d'agir. LA NOUVELLE DE LA PRISE DE TOULON Or, au
moment où la crise des 'subsistances aboutissait à ce paroxysme et où le
peuple, non affamé, mais exaspéré par les difficultés de vivre, allait sommer
la Révolution de lui donner la sécurité et l'abondance, une nouvelle terrible
se propageait : Toulon s'était livré aux Anglais. Robespierre,
dans cette même séance du 4, aux Jacobins, avait commencé à préparer les
esprits au choc redoutable : « Toulon
est peut-être pris. Nous vaincrons sans Toulon, nous vaincrons sans escadre. » Mais
oui, la nouvelle est confirmée ; et c'est affreux. Toulon n'a pas été pris.
Toulon n'a pas été forcé. Toulon s'est donné à l'ennemi. Toulon a trahi la
France et toute la Révolution. Les sections royalistes l'emportent, et c'est
au nom de Louis XVII que l'amiral Hood est accueilli dans le grand port. Et
ce ne sont pas seulement les aristocrates qui trahissent. Les chefs de
l'escadre ont presque tous fait le jeu des Anglais : la plupart des matelots,
avec l'amiral Saint-Julien, sont restés fidèles à la République. Mais les
ouvriers de l'arsenal, fatigués d'être payés en assignats, se sont rendus
pour être payés en or. Ainsi l'ennemi fait d'abord de la misère, et ensuite à
cette misère il inocule la trahison. Ce poison horrible est dans nos veines :
par- quelle magique incantation de fureur, par quelle exsudation sanglante
l'en ferons-nous sortir ? Fabre
d'Eglantine a dit que l'étranger, installé au cœur de la Banque, organisait
la contre-Révolution par le discrédit _des assignats. Barère a lu à la
Convention des lettres, des comptes saisis par le Comité de salut public et
qui démontrent que l'Anglais a des agents cachés partout. Il en a dans nos
places fortes pour mettre le feu aux arsenaux et aux' poudrières. Il en a
dans nos clubs, pour affoler le peuple souffrant. Et ces guinées anglaises
achètent les ouvriers de nos ports après avoir commandité les fanatiques de
Vendée. Qui
sait si l'étranger n'est pas caché jusque dans notre colère que ses propos
exaspèrent pour la changer en délire ? Il faut se défendre ; il faut se
venger ; il faut faire peur à la contre-Révolution et au monde. Voici
le Dies irœ, où toute pitié va mourir. LA JOURNÉE DU 5 SEPTEMBRE À LA CONVENTION Des
milliers de citoyens, conduits par Pache et Chaumette, sont entrés à la
Convention. Chaumette refait son discours de la veille à la Commune ; mais
avec quel surcroît d'autorité, depuis que le crime de Toulon est connu, il
dénonce la conspiration de l'étranger contre la liberté française ! « L'ennemi
veut affamer le peuple pour qu'il change sa souveraineté contre un morceau de
pain. « —
Non, non, le peuple restera libre. » C'est
le cri de la Montagne, et du peuple des tribunes. « Vous,
Montagne à jamais célèbre dans les pages de l'histoire, soyez le Sinaï des
Français, lancez au milieu des foudres les décrets éternels de la justice et
de la volonté du peuple ! Assez longtemps, le feu concentré de l'amour du
bien public a bouillonné dans vos flancs, qu'il fasse une éruption violente ! « Plus
de quartier ! plus de miséricorde aux traîtres ! (Non, non,
crient d'une même voix la Convention et le peuple). Si nous ne les devançons pas,
ils nous devanceront ; jetons entre eux et nous la barrière de l'éternité ! » Ô !
Chaumette, l'image n'est pas très juste. Elle ne le serait que si, eux, ils
restaient éternellement des morts, et si vous, vous restiez éternellement des
vivants. Ce n'est pas la barrière de l'éternité que vous allez jeter entre
eux et vous ; c'est la barrière de la mort, et cette barrière-là, elle est
aisée à franchir. O Chaumette, regardez celui qui préside, et dont le visage
concentré et soucieux refoule je ne sais quel secret profond. Il vous aidera
un jour à passer de l'autre côté de la mort. C'est à la création immédiate
d'une armée révolutionnaire qui, lançant des colonnes de toutes parts, ira
porter chez les accapareurs et les conspirateurs la mort ou l'épouvante, que
Chaumette conclut. La
délégation jacobine demande la mise en jugement immédiate et la condamnation
rapide des détenus girondins. « Dans
les places publiques, les républicains parlent avec indignation des forfaits
de Brissot, ils ne prononcent son nom qu'avec horreur. On se rappelle que ce
monstre a été vomi par l'Angleterre en 1789, pour troubler notre Révolution
et entraver sa marche. Nous demandons qu'il soit jugé, ainsi que ses
complices. « Le
peuple s'indigne de voir encore des privilèges au milieu de la République.
Quoi les Vergniaud, les Gensonné et autres scélérats, dégradés par leur
trahison de la dignité de représentants, auraient pour prison un palais,
tandis que de pauvres sans-culottes gémissent dans les cachots sous les
poignards des fédéralistes... « Il
est temps que l'égalité promène la faux sur toutes les têtes. 7 Il est temps
d'épouvanter tous les conspirateurs. Eh bien ! législateurs, PLACEZ LA
TERREUR A L'ORDRE DU JOUR.
» La
formule était trouvée : elle fut couverte d'acclamations. Rassurez-vous,
citoyen délégué ; vous aurez la tête de Brissot et celle de Vergniaud, et
bien d'autres encore. Dans le panier de la guillotine, tous les jours rempli
et vidé, il y aura place pour bien des têtes, et pour la vôtre aussi à
l'aventure. Tous ces hommes, hélas ! qui, il y a quelques jours à peine, dans
la fête auguste de la fédération, invoquaient la bienfaisante Nature et
buvaient l'eau limpide à la coupe de la fraternité sainte, c'est le sang des
hommes qu'ils vont boire à la coupe de la fureur et de la mort, Et ils sont
restés les mêmes, et à travers l'atroce besogne de meurtre que leur suggère
ou que leur impose le délire des événements, ils gardent leur grand rêve
d'apaisement fraternel. Que le
destin fut cruel de vous gorger ainsi d'une amère saveur de sang, ô vous qui
cherchiez la justice et qui aimiez l'humanité ! L'histoire a fait de vous des
sacrificateurs, c'est-à-dire des suppliciés. Les révolutions sont la forme
barbare du progrès. Si noble, si féconde, si nécessaire que soit une
révolution, elle appartient toujours à l'époque inférieure et demi-bestiale
de l'humanité. Est-il, permis d'entrevoir le jour où la forme du progrès
humain sera _vraiment humaine ? Drouet
avait scandalisé la Convention par une expression brutale : « Soyons brigands
pour le bonheur du peuple. » Thuriot
lui répondit : « La
France n'est pas altérée de sang ; elle n'est altérée que de justice. » Oui,
mais quand viendra l'heure où la soif de justice ne se désaltèrera plus dans
le sang ? DANTON ET LES 40 SOUS DES SECTIONNAIRES Danton,
pareil au fondeur qui échauffe le métal pour le rendre ductile, passionna les
esprits pour les assouplir à sa tactique de sagesse. Quand il les eut comme
enflammés de parole révolutionnaire, c'est contre l'ennemi du dehors surtout
qu'il tourna leur colère véhémente. Que les ministres reçoivent cent millions
et que partout on fabrique des piques. Et soudain, comme s'il voulait frapper
les contre-révolutionnaires, les modérés qui abondaient dans les sections, il
proposa une mesure à deux fins : Les
ouvriers, obligés de travailler pour vivre, ne pouvaient se rendre aux
assemblées de sections. Au contraire, les muscadins, les fils de bourgeois y
allaient en nombre. Que propose Danton ? Qu'il n'y ait que deux assemblées de
sections par semaine, et que les ouvriers qui s'y rendent reçoivent 2 livres
par séance. Oui, la force populaire sera ainsi dominante dans les sections.
Mais les Enragés, qui, eux, soutenus par leur exaltation même, allaient aux
assemblées des sections et qui parfois y faisaient la loi, sont frappés du
même coup. Ces petites minorités ardentes vont être noyées dans un large
flot. Les Enragés le comprirent bien, et quelques jours après, Varlet vint
protester en leur nom contre une mesure humiliante, selon lui, et dégradante
pour le peuple autant que funeste à la liberté. Mais
Robespierre s'éleva avec force contre Varlet, la mesure fut maintenue : sous
le couvert d'une proposition populaire, Danton avait aboli la permanence des
sections, dégagé le pouvoir exécutif et la Convention de leur intervention
presque quotidienne et donné à l'action populaire une base plus large et
mieux équilibrée. Ainsi, jusque sous l'action véhémente du peuple, la
Convention gardait sa maîtrise. Le 5
septembre marque l'ouverture officielle de la Terreur par la création de
l'armée révolutionnaire, par une vigoureuse adaptation nouvelle du tribunal
révolutionnaire divisé en quatre sections pour mieux suffire à sa besogne
accrue. J'observe que ni les délégués des Jacobins ni ceux de la Commune ne
parlèrent du maximum[3]. C'est surtout par la terreur
communiquée aux fermiers, aux marchands, aux accapareurs, qu'ils comptaient
régler la question des subsistances. LA LOI DU 29 SEPTEMBRE SUR LE MAXIMUM GÉNÉRAL Mais la
Convention comprit que seule la taxation légale des denrées pouvait assurer
la subsistance du peuple sans livrer la France à un despotisme sauvage, et,
le 29 septembre, elle rendit le grand décret qui tarifait toute la vie
économique de la Nation, les marchandises, les salaires. « Les
objets que la Convention nationale a jugés de première nécessité, et dont
elle a cru devoir fixer le maximum ou le plus haut prix sont : la viande
fraîche, la viande salée et le lard, le beurre, l'huile douce, le bétail, le
poisson salé, le vin, l'eau-de-vie, le vinaigre, le cidre, la bière, le bois
à brûler, le charbon de bois, le charbon de terre, la chandelle, l'huile à
brûler, le sel, la soude, le savon, la potasse, le sucre, le miel, le papier
blanc, les cuirs, les fers, la fonte, le plomb, l'acier, le cuivre, le
chanvre, le lin, les laines, les étoffes, les toiles, les matières premières
qui servent aux fabriques, les sabots, les souliers, les colza et navette, le
tabac. » Comme
on voit, les grains ne sont pas compris clans ce tableau, parce que les
grains et farines avaient été l'objet d'une loi spéciale de maximum le 3 mai
1793. Sur quelle base la Convention va-t-elle régler le prix maximum de
toutes les marchandises ? Elle n'adopte pas la même méthode que pour les
grains. Pour ceux-ci, elle avait décidé que le Cours moyen entre le 1er
janvier et le 1er mai 1793, établi dans chaque département par les
mercuriales des districts, serait le prix maximum. Ce maximum devait décroître
le 1er juin d'un dixième, puis d'un vingtième sur le prix restant au 1er
juillet, d'un trentième au 1er août et d'un quarantième au 1er septembre. Il
parut plus sage à la Convention, pour maximer l'ensemble des marchandises, de
prendre pour base les prix de 1790. A ce
moment, les perturbations économiques résultant des assignats, de la guerre,
des désastres coloniaux, des agitations révolutionnaires, ne s'étaient pas
encore produites : depuis cette époque, non seulement il y avait eu une
hausse générale des marchandises, mais il y avait eu une hausse particulière
plus marquée de quelques-unes d'entre elles. Ainsi, prendre comme base des
mercuriales ultérieures, c'était s'exposer à consacrer et à consolider des
rapports de prix factices et accidentels entre les diverses catégories de
produits. L'année
1790 offrait au contraire une mesure normale, et les rapports de prix y
étaient déterminés par les frais de production et par le bénéfice moyen. Mais
comme il y avait eu depuis lors une ha tisse générale et comme il n'était pas
possible d'espérer qu'on ramènerait d'emblée l'assignat au pair, la
Convention décréta que le maximum serait formé du prix de 1790 et du tiers de
ce prix en sus. A vrai
dire, il semble que la Convention aurait pu ne pas se préoccuper de cette
dépréciation de l'assignat, et s'en tenir purement et simplement aux prix de
1790. Qu'importe, en effet, au marchand de laine de vendre sa laine cinquante
pour cent de plus qu'en 1790, s'il est obligé en même temps de payer
cinquante pour cent de plus tous les produits qu'il achète ? Du moment qu'en
somme toutes les valeurs de 1790 uniformément majorées de cinquante pour cent
garderont exactement leurs rapports de 1790, pourquoi ne pas exprimer ce
rapport de valeur sous la forme même qu'il avait en 1790, et s'en tenir
purement et simplement aux prix de cette époque ? Oui, mais d'abord tous les
produits, toutes les marchandises n'étaient pas compris dans le nouveau
tableau du maximum, si étendu fût-il. Le prix des grains, par exemple, étant
maximé au prix courant des quatre premiers mois de 1793, était très supérieur
à celui de 1790. Dès lors le pouvoir d'achat des assignats aurait été moindre
pour les blés que pour les autres marchandises ou denrées. De plus,
l'assignat perdant par rapport à l'or et aux papiers étrangers, il était
difficile de lui donner une valeur pleine pour tout le reste sans produire un
déséquilibre inquiétant. Or, si les assignats avaient pu acquérir tous les
produits selon les prix de 1790, c'est-à-dire selon des prix antérieurs à
ceux que la baisse de l'assignat avait produits, c'est comme si l'assignat
avait eu sa valeur pleine pour tous ces produits, tout en n'ayant qu'une
valeur réduite à l'égard de l'or et des effets étrangers. Enfin, si le prix
de tous les objets avait été ramené aux prix' de 1790, la valeur des
assignats en circulation aurait été singulièrement accrue. Les détenteurs
d'assignats auraient pu, avec une même quantité et une même valeur nominale
d'assignats, acheter beaucoup plus d'objets qu'avant la loi du maximum. Et
ramener les prix des objets au niveau de 1790 aurait eu pour conséquence
d'abord d'enrichir démesurément les porteurs d'assignats, ensuite d'accroître
encore la disproportion entre la valeur des objets et la masse surabondante
des assignats. Voilà
pourquoi (sauf pour le charbon et le bois à brûler dont le prix de 1790 ne
fut relevé que d'un vingtième) la Convention décrète que « le maximum du prix
de toutes les denrées et marchandises énoncées à l'article premier sera, pour
toute l'étendue de la République, jusqu'au mois de septembre prochain, le
prix que chacune d'elle avait en 1790, tel qu'il est constaté par les
mercuriales ou le prix courant de chaque département, et le tiers en sus,
déduction faite des droits fiscaux et autres auxquels elles étaient alors
soumises, sous quelque dénomination qu'ils aient existé. » Comme
on le voit, la Convention, à ce moment, ne légifère que pour une année. Elle
n'institue pas lé maximum comme un régime définitif, mais seulement comme un
remède à de passagères et extraordinaires difficultés. La base adoptée par
elle pour la détermination des prix est beaucoup trop générale et trop vague
; quel est, en effet, le prix d'une marchandise ? Est-ce son prix à la
fabrication, dans l'atelier du producteur ? ou bien dans lé magasin de gros ?
ou bien dans le magasin de détail ? D'innombrables
difficultés d'application vont surgir qui n'empêcheront pas une première mise
en œuvre un peu grossière ou arbitraire de la loi, mais qui obligeront
bientôt la Révolution à une analyse plus profonde du mouvement économique.
Mais il était impossible, en déterminant le prix des marchandises ou denrées,
de ne pas en déterminer aussi le prix du travail : car si le prix total du
produit ne peut pas excéder un certain niveau, comment serait-il possible
qu'un des éléments de ce prix, le salaire, pût se développer indéfiniment ? Mais la
Convention tient à consolider au profit des ouvriers une partie au moins des
conquêtes qu'ils ont réalisées dans l'ordre des salaires. Et elle décrète que
« le maximum ou le plus haut prix respectif des salaires, gages,
main-d'œuvre et journées de travail dans chaque lieu sera fixé, à commencer
de la publication de cette loi jusqu'au mois de septembre prochain, par les
conseils généraux des communes au même taux qu'en 1790, auquel il sera ajouté
la moitié 'de ce prix en sus ». Ainsi,
pour le maximum des produits et marchandises, le prix de 1790 est majoré d'un
tiers, pour les salaires il est majoré de la moitié. Si donc l'on voulait
chiffrer, d'après cette double base, l'amélioration réelle de la condition
des salariés, l'accroissement réel de leur puissance d'achat, on pourrait
dire que le bien-être des ouvriers s'est accru de fa différence de la moitié
au 'tiers, c'est-à-dire d'un sixième. Un relèvement d'un sixième par rapport
à la condition des salariés en 1790, voilà, en quelque sorte, la traduction
arithmétique et le bilan officiel de la Révolution. Voilà
donc qu'en septembre la Révolution menacée et irritée, mais confiante et
forte, déploie une grande puissance d'organisation, de terreur et de combat. L'ACTION DU COMITÉ DE SALUT PUBLIC C'est
le Comité de salut public qui devient de plus en plus la force d'impulsion et
de régulation. Depuis le 10 juillet il est renouvelé. Danton en est sorti. Il
avait déclaré d'avance qu'il ne voulait pas être réélu, et la Convention ne
le nomma pas. Le 5
septembre, après le discours révolutionnaire et avisé que j'ai commenté tout
à l'heure, un des Conventionnels s'écria : « Danton a une tête
révolutionnaire ; il faut qu'il entre au Comité de salut public ». D'acclamation
et à l'unanimité, la Convention le désigna. Mais il s'obstina dans son refus.
Y avait-il chez lui un commencement de lassitude ? Cédait-il à cette sorte de
paresse qui souvent l'alanguissait et qui ne lui permettait guère que des
accès d'énergie et de brusques réveils ? Trouvait-il au Comité la besogne
trop continue, trop absorbante et minutieuse ? Remarié depuis peu, voulait-il
se ménager des loisirs pour ce nouvel amour où s'acharnait la fougue de son
tempérament ? Sans, doute aussi sa résolution était l'indice d'une secrète
meurtrissure et d'un calcul politique. Il avait pris, dans des temps
difficiles, des responsabilités sans nombre, et il en sentait le poids.
Souvent il devait se défendre aux Jacobins : son orgueil, moins tenace et
profond que celui de Robespierre, mais violent et tumultueux, en souffrait.
Il savait, par la cruelle expérience de ses relations avec Dumouriez, comme
il est aisé à l'homme public, dès qu'il agit, dès qu'il a une fonction
précise et une partie du pouvoir, de se compromettre. Il lui en coûtait sans
doute d'être si souvent défendu et comme protégé par Robespierre qui, lui,
s'était ménagé, qui avait surveillé les événements plus qu'il ne les avait
dirigés, et qui maintenant pouvait appliquer son autorité intacte à la
conduite de la Révolution libérée de la paralysante agitation girondine comme
de la tutelle monarchique. Et Danton avait conclu que l'heure était venue
pour lui de se réserver, de se tenir un peu en marge, de laisser ainsi sa
popularité révolutionnaire se refaire, tandis que d'autres, au contact du
pouvoir, deviendraient nécessairement plus mesurés. Lui, du dehors, les soutiendrait,
les encouragerait : il ne leur tendrait pas de piège, il ne les affaiblirait
pas par une opposition systématique ou un dénigrement sournois. Mais il ne
s'engagerait pas à fond, et ils seraient obligés de paraître au premier plan
des responsabilités. Ils sortiraient enfin du sanctuaire. Alors, quand
l'heure serait venue, quand tous auraient compris que la Révolution a besoin
de se régler elle-même, de se contenir, il interviendrait de nouveau, il
reprendrait les négociations diplomatiques qu'il avait amorcées au premier
Comité de salut public et qui étaient peut-être prématurées. Il donnerait la
paix à la France de la Révolution, et avec la paix un régime plus stable,
plus libéral et plus humain. Ce plan, assez sage en apparence et avisé, avait
deux défauts. D'abord Danton oubliait qu'une force comme la sienne ne peut
pas être hors du pouvoir et de la responsabilité. Hors du Comité de salut
public comme dans le Comité il restait une partie du pouvoir, une partie de
la Révolution, et il allait être responsable de son abstention, de sa
bouderie apparente, et de l'usage qui en serait fait par des intrigants, plus
qu il n'eût été responsable par une participation directe au gouvernement.
Enfin, qui sait si la Révolution laisserait à ses combinaisons le temps de se
développer ? Compter sur le temps, quelle erreur en cette période de vie
concentrée où les minutes valaient des siècles, où les événements brûlaient
et pouvaient dévorer en un jour les plus fortes renommées ! Robespierre,
lui, n'entra pas au Comité de salut public le premier jour. Peut-être ne
voulut-il pas, en y entrant le jour même où Danton en sortait, servir le
calcul qu'il devinait dans la politique dantoniste et appeler sur lui-même,
par ce contraste saisissant, toute la lumière des responsabilités. Mais il ne
tarda pas à comprendre que sa place était maintenant au Comité, qu'elle était
au gouvernement. Il comprit qu'à rester au dehors il s'exposait au rôle
ingrat d'être aux Jacobins le défenseur officieux, l'avocat bénévole du
Comité toujours attaqué et qu'il était dangereux pour lui de ne pas diriger
du dedans un gouvernement dont il paraissait solidaire. Le 27
juillet, en remplacement de Gasparin malade, il entra au Comité de salut
public. Carnot y entra le 14 août ; Billaud Varenne y fut adjoint en
septembre ; il se composa donc de Jeanbon Saint-André, de Barère, de
Robespierre, de Couthon, d'Hérault-Séchelles, de Thuriot, de Prieur de la
Marne, de Saint-Just, de Robert Lindet, de Billaud Varenne, de Collot
d'Herbois. LA RÉPRESSION JUDICIAIRE. Par son
impulsion, la terreur révolutionnaire s'affirma au dedans ; la force
révolutionnaire s'affirma au dehors. La loi du 17 septembre ordonne qu'on
dresse des listes de suspects ; et dans toute la France les comités de
surveillance ont ainsi la main sur tous ceux qui tentaient d'affaiblir la
Révolution. Vingt-trois
Girondins, Marie-Antoinette, Mme Roland, Bailly, furent appelés devant le
tribunal révolutionnaire, c'est-à-dire à l'échafaud. A quoi bon insister sur
leur défense ? Assez longuement les Girondins firent tête à l'accusation.
Mais le prétoire révolutionnaire n'était qu’un champ de bataille ; ils
étaient les vaincus, c'est-à-dire les condamnés. Et d'ailleurs sur tous
pesaient des charges terribles : trahison si c'était la reine, guerre civile
si c'étaient les Girondins. Condamnée le 16 octobre, Marie-Antoinette écrivit
à Mme Elisabeth, sœur de Louis XVI, une lettre émouvante et fière : « C'est
à vous, ma sœur, que j'écris pour la dernière fois. Je viens d'être condamnée
non pas à une mort honteuse, elle ne l'est que pour les criminels, mais à
aller rejoindre votre frère... » Elle refusa les consolations et les
sacrements des prêtres assermentés. Debout sur la charrette qui la menait au
supplice, les mains liées derrière le dos, elle paraissait fouiller du regard
les maisons le long desquelles elle passait ; que cherchait-elle ? La
foule crut qu'elle s'amusait du mouvement des flammes tricolores, avec une
sorte de puérilité que donne parfois l'approche de la mort qui livre au
hasard des impressions l'esprit délié de l'ordre des choses. Elle cherchait
un prêtre insermenté, de qui elle pût recevoir la seule bénédiction qui
comptât pour elle. Elle le reconnut à une fenêtré, et s'inclina
imperceptiblement. Ce signe léger mettait entre la foule et elle un abîme
plus profond que la mort. Barnave
fut conduit au supplice le 29 octobre. Il essaya de dire quelques mots au
peuple ; à quoi bon ? Depuis les jours où sa parole trouvait de l'écho
s'étaient écoulés des siècles, et la foule qu'il croyait haranguer était dans
un lointain infini. Le 1er novembre, vingt-et-un Girondins, parmi eux
Brissot, Gensonné, Carra, Vergniaud, Claude Fauchet, Boyer-Fonfrède,
Lasource, furent conduits au pied de l'échafaud : quelle charretée de gloire
et de déception, d'intrigue et de génie ! La Révolution, à pleins tombereaux,
charriait au bourreau des hommes qui furent à elle, qui l'avaient servie et
qui ne croyaient pas l'avoir méconnue. Ils avaient appris sans doute, avant
de mourir, que sans eux la Révolution saurait combattre, organiser et
vaincre, et ce fut le plus terrible châtiment de leur étourderie vaniteuse.
Toutes, ces têtes blêmes furent recueillies dans un même panier. Quelques
jours après, le 8 novembre, c'est Mme Roland qui mourait, calme, stoïque,
mais toujours accusatrice : « Ô Liberté ! que de crimes on commet en ton
nom ! » Triste écho de l'éternelle dénonciation où depuis un an les
Roland s'étaient obstinés. CARNOT ET LA VICTOIRE Pendant
que la Révolution frappait un grand coup terrible et confondait la Gironde et
la royauté dans le pêle-mêle de la mort, elle domptait la guerre civile, elle
refoulait l'insolence étrangère. Carnot donnait aux armées l'organisation
tout ensemble et l'élan. Il réalisait l'amalgame qui n'avait guère été encore
que projeté ou timidement appliqué. Désormais, volontaires et soldats de
ligne sont fondus. Et l'emportement de l'offensive jette partout les soldats
de la Révolution sur l'ennemi déconcerté. Le
général Carteaux, en une marche rapide, culbute les détachements que la
contre-Révolution marseillaise avait distribués dans la vallée du Rhône. A la
fin d'août il entre à Marseille. Lyon est investi ; de Saint-Etienne, de
Saint-Chamond, de Clermont, partent des milliers de volontaires qui vont
grossir l'armée assiégeante. Couthon, monté dans la chaire de la cathédrale
de Clermont, y prêche contre la ville rebelle, contre la cité des riches, des
moines et des rois, la croisade sainte de la liberté et de la loi. Les
boulets rouges pleuvent sur la grande ville sombre ; elle s'enflamme, et
l'horizon est comme illuminé au loin d'une aurore boréale. Le 9 octobre elle
est forcée, et le général Précy ne peut sauver que quelques bataillons
décimés. La Convention, par un décret terrible, ôte à la ville vaincue
jusqu'à son nom ; ce ne sera plus Lyon, ce sera Commune-Affranchie, et les
maisons des riches, les somptueuses demeures des fabricants égoïstes qui
avaient rappelé la royauté, tomberont sous le marteau... Toulon
est repris sur les Anglais le 19 décembre. En Vendée la lutte est plus
acharnée et plus vaste. Dès juin, le mouvement s'était systématisé. Les chefs
vendéens avaient résolu de concentrer leurs forces et d'assaillir les villes.
Ils s'étaient emparés de Saumur, et avaient donné l'assaut à Nantes. Ils
s'imaginaient forcer aisément la ville. Une foule de pillards, hommes et
femmes, paysans avides et cruels comme des loups, attendaient, sur toutes les
routes, l'heure de la tuerie et du pillage. Les fiancés se donnaient
rendez-vous chez les orfèvres pour y prendre l'anneau nuptial. Les
révolutionnaires de Nantes résistèrent héroïquement. Un moment, on crut que
la ville était forcée. En un suprême effort ils la dégagèrent. Les Vendéens
se replièrent, mais rentrés dans le Bocage, comme le sanglier dans son abri,
ils y refirent leurs forces. Pendant
ce temps l'action révolutionnaire flottait. La direction de la guerre était
disputée entre des coteries rivales, entre les chefs hébertistes désignés par
le ministère de la Guerre, et quelques-uns des représentants conventionnels.
Ronsin, Rossignol, étaient, d'un côté, soutenus par Choudieu ; Tunck était de
l'autre, soutenu par Goupilleau, Bourdon de l'Oise : querelles, dénonciations
réciproques, anarchie et impuissance. Le 2 octobre, Barère, au nom du Comité
de salut public, sonne le tocsin d'alarme : « C'est la Vendée qu'il faut
détruire ». Le
Comité rétablit l'unité des opérations, concentre les armées et les
responsabilités, investit de sa confiance de jeunes officiers héroïques et
sages : Kléber, Marceau. Deux fortes colonnes marchent à la rencontre l'une
de l'autre, traversent et trouent la Vendée. Les Vendéens, pour échapper à
cette étreinte, veulent élargir le champ de la guerre, en porter le feu au
nord de la Loire. Ils la franchissent en effet après la sanglante bataille
d'Ancenis, où Bonchamps est tué. Mais une fois au nord de la Loire, ces
hommes déracinés de leurs champs sont comme frappés de nostalgie. Ils ont
perdu le contact avec la terre des aïeux qui renouvelait sans cesse leur
fanatisme étroit. Ils s'unissent un moment aux bandes de chouans du
Bas-Maine, mais ils tournent bientôt sur eux-mêmes et, affaiblis,
démoralisés, repassent la Loire. Du jour
où ils l'avaient franchie pour aller vers le Nord, Barère avait jeté un cri
de joie prophétique : « Il n'y a plus de Vendée ». Dès novembre, si
elle était encore un terrible embarras, elle avait cessé d'être un péril. Or,
pendant que la Convention, servie par le Comité de salut public, écrasait le
royalisme, le fédéralisme et la trahison à Marseille, à Lyon, à Toulon, en
Vendée, l'armée du Nord infligeait à la coalition des défaites successives.
Le 6 septembre, l'armée de Houchard déloge les troupes anglaises et
autrichiennes qui se 'préparaient à investir Dunkerque. C'est la bataille
d'Hondschoote. Mais qu'importe que Dunkerque soit sauvé ! Le Comité de salut
public avait donné l'ordre à Houchard de s'engager à fond de pousser et
d'envelopper l'ennemi par une offensive formidable. Houchard a hésité, il
s'est contenté d'une demi-victoire. Qu'il soit frappé ; il est révoqué,
traduit pour désobéissance devant le tribunal révolutionnaire, exécuté.
Houchard après Custine : terrible leçon ! La victoire ou la mort. Et la
tiédeur, l'indécision sont châtiées comme félonie. Mais si
le duc d'York qui commandait autour de Dunkerque une armée mêlée d'Anglais,
d'Autrichiens et de Hanovriens, avait subi un échec, le danger restait grand
sur un autre point de la frontière. Le général autrichien Clairfayt
investissait Maubeuge, et s'apprêtait, avec une armée de 120.000 hommes
solidement établie entre Mons et la mer, à reprendre la marche en avant.
Carnot courut à l'armée, elle était commandée par Jourdan qui s'était signalé
à Hondschoote. Le 16 octobre, à Wattignies, les jeunes soldats de la
République culbutèrent la grande armée autrichienne. Cobourg et Clairfayt
étaient vaincus comme le duc d'York. Les
jours de Valmy et de Jemappes étaient revenus, mais plus purs de tout élément
suspect, plus nettement et hardiment révolutionnaires. A Valmy, à Jemappes
qui donc avait vaincu ? Était-ce l'élan de patriotisme et de révolution des
soldats ? Était-ce le génie brillant et ambigu de l'aventurier d'ancien
régime passé au service de la Révolution ? Ici, c'est le génie de la
Révolution qui éclate et triomphe. Carnot, Jourdan, Kléber, Marceau, Hoche,
tous ces hommes ne sont rien que par la Révolution, et ils ne combattent que
pour elle. Aucune arrière-pensée n'est en eux, aucun dessein obscur, aucun
sous-entendu redoutable. Leur pensée est transparente, toute traversée de
l'ardente lumière de la Révolution et c'est son génie qu'ils mettent en
œuvre, son génie immense et impersonnel, l'élan, la force des masses en
mouvement, toute une démocratie chargée de puissance électrique et foudroyant
l'ennemi. Sans doute, il y a organisation, pensée, méthode, discipline. Et la
science personnelle, l'héroïsme individuel de ceux qui administrent et qui
commandent, est un élément nécessaire de la victoire. Mais tout leur art et
toute leur gloire est de servir la Révolution selon son propre génie. Ah
certes, la lutte n'est pas finie : la force de la coalition n'est pas sérieusement
entamée, et si la campagne de 1793 se termine pour elle par des échecs
imprévus, elle en sera quitte pour ouvrir au printemps une campagne nouvelle.
La Révolution est condamnée à un effort infini. Mais, dès maintenant, elle a
démontré au monde que ses premières victoires de 1792 ne furent pas le
sourire éphémère de la fortune un moment charmée et une heureuse surprise. Non,
malgré la trahison de Dumouriez, malgré la vaine agitation girondine, malgré
la crise d'anarchie gouvernementale aboutissant à la guerre civile, la France
révolutionnaire a suscité des énergies innombrables et elle a refait cette
union de volonté et d'action qui peut fixer le destin et organiser la
victoire. LE CALENDRIER RÉVOLUTIONNAIRE La
Convention, aux premiers jours d'octobre 1793, a adopté un calendrier
nouveau. Elle a décidé que les années de la vie française compteraient, non
plus à partir de la naissance du christianisme, mais à partir de la naissance
de la République. C'est le 22 septembre 1792, que commence l'ère nouvelle.
C'est l'an Ier de la Révolution, l'an Ier de l'humanité libre. Les
révolutionnaires, en substituant l'ère révolutionnaire à l'ère chrétienne,
témoignent que dans leur pensée la Révolution est un fait historique au moins
aussi grand que le fut le christianisme, et d'une signification universelle. Ils
espèrent bien, en effet, que tous les hommes et tous les peuples de ce qui
fut l'humanité chrétienne dateront maintenant de la grande date
révolutionnaire leur vie renouvelée. Précisément et, comme si la faveur des
événements voulait rattacher le nouvel ordre humain à l'ordre de la nature,
c'est le 22 septembre, le jour même où la République fut proclamée, que le
soleil entre dans l'équinoxe d'automne, c'est-à-dire au point d'où il éclaire
également les deux pôles de la terre. C'est Romme, le rapporteur, qui note
cette concordance symbolique : le droit nouveau aussi va éclairer les deux
pôles, envelopper de sa lumière toutes les nations et toutes les races. Mais
ce n'est pas seulement à son point de départ que l'ordre de la Révolution
coïncide avec l'ordre de la nature. Il faut que cette concordance se marque
dans l'évolution de chaque année et dans la marche des jours. C'est pourquoi,
dans le calendrier révolutionnaire, les noms des mois vont refléter la
couleur changeante des saisons et, par la vertu des mots et des images,
mettre l'homme des cités modernes en contact familier avec les forces
mouvantes du monde. LE RAPPORT DE FABRE D'ÉGLANTINE Fabre
d'Eglantine a caractérisé ce haut symbolisme en un rapport merveilleux de
coloris et de charme (sauf peut-être quelques traits de polémique un peu
gros). Il veut
qu'on transpose dans l'ordre de la vérité les procédés par lesquels l'Eglise
captivait l'imagination humaine : « Les
prêtres, dont le but universel et définitif est et sera toujours de subjuguer
l'espèce humaine et de l'enchaîner sous leur empire, les prêtres
instituaient-ils la commémoration des morts, c'était pour nous inspirer du
dégoût pour les richesses terrestres et mondaines, afin d'en jouir plus
abondamment eux-mêmes ; c'était pour nous mettre sous leur dépendance par la
fable et les images du purgatoire. Mais, voyez leur adresse à se saisir de
l'imagination des hommes et à la gouverner à leur gré ! Ce n'est point sur un
théâtre riant de fraîcheur et de gaîté, qui nous eût fait chérir la vie et
ses délices, qu'ils jouaient cette farce ; c'est le second jour de novembre
qu'ils nous ramenaient sur le berceau de nos pères ; c'est lorsque le départ
des beaux jours, un ciel triste et grisâtre, la décoloration de la terre et
la chute des feuilles remplissaient notre âme de mélancolie et de tristesse ;
c'est à cette époque que, profitant des adieux de la nature, ils s'emparaient
de nous, pour nous promener à travers l'A vent et leurs prétendues fêtes
multipliées, etc. « ...
De même, c'est pour des raisons ingénieuses et profondes que l'Eglise avait
placé des cérémonies triomphales et publiques comme la Fête-Dieu dans les
jours les plus beaux, les plus longs et les plus effervescents' de l'année. « Les
prêtres enfin, toujours pour le bénéfice de leur domination, voulaient-ils
subjuguer complètement la masse des cultivateurs, c'est-à-dire presque tout
le peuple, c'est la passion de l'intérêt qu'ils mettaient en jeu en frappant
la crédulité des hommes par les images les plus grandes. Ce n'est point sous
un soleil brûlant et insupportable qu'ils appelaient le peuple dans les
campagnes ; les moissons alors sont serrées, l'espoir du laboureur est rempli
; la séduction n'eût été qu'imparfaite ; c'est dans le joli mois de mai,
c'est au moment où le soleil naissant n'a point encore absorbé la rosée et la
fraîcheur de l'aurore, que tes prêtres, environnés ch. superstition et de
recueillement, traînaient les peuplades crédules au millet des campagnes ;
c'est là gus sous le nom de Rogations leur ministère s'interposait entre le
ciel et nous ; c'est là qu'après avoir déployé à nos yeux la nature dans sa
plus grande beauté, qu'après nous avoir étalé la terre dans sa parure, ils
semblaient nous dire et nous disaient effectivement : « C'est nous, prêtres,
qui avons reverdi ces campagnes ; c'est nous qui fécondons ces champs d'une
si belle espérance ; c'est par nous que vos greniers se rempliront. » Or, si
l'Eglise a associé une doctrine d'illusion et de mensonge à la vie de la
nature, comment la Révolution, qui est le retour des hommes à la nature et à
la vérité, ne serait-elle point en communication avec la magnifique diversité
des choses ? Le Comité proposait donc de nommer les mois d'après la vie même
des saisons. « Nous
avons cherché même à mettre à profit l'harmonie imitative de la langue dans
la composition et la prosodie de ces mots et dans le mécanisme de leur
désinence ; de telle manière que les noms des mois qui composent l'automne
ont un son grave et une mesure moyenne ; ceux de l'hiver, un son lourd et une
mesure longue ; ceux du Printemps, un son gai et une mesure brève ; et ceux
de l'été, un son sonore et une mesure large. « Ainsi
les trois premiers mois de l'année, qui composent l'automne, prennent leur
étymologie, le premier des vendanges, qui ont lieu de septembre en octobre ;
ce mois se nomme Vendémiaire ; le second, des brouillards et des
brumes basses qui sont, si je puis m'exprimer ainsi, la transsudation de la
nature d'octobre en novembre ; ce mois se nomme Brumaire ; le
troisième, du froid, tantôt sec, tantôt humide, qui se fait sentir de
novembre en décembre, ce mois se nomme Frimaire. « Les
trois mois d'hiver prennent leur étymologie, le premier, de la neige qui
blanchit la terre de décembre en janvier, ce mois se nomme Nivôse ; le
second, des pluies qui tombent généralement avec plus d'abondance de janvier
en février, ce mois se nomme Pluviôse ; le troisième, des giboulées
qui ont lieu, et du vent qui vient sécher la terre, de février en mars, ce
mois se nomme Ventôse. « Les
trois mois du printemps prennent leur étymologie, le premier, de la
fermentation et du développement de la sève, de mars en avril, ce mois se
nomme Germinal ; le second, de l'épanouissement des fleurs, d'avril en
mai, ce mois se nomme Floréal ; le troisième, de la fécondité riante
et de la récolte des prairies, de mai en juin, ce mois se nomme Prairial. « Les
trois mois de l'été prennent leur étymologie, le premier, de l'aspect des
pays ondoyants et des moissons dorées qui couvrent les champs de juin en
juillet, ce mois se nomme Messidor ; le second, de la chaleur tout à
la fois solaire et terrestre qui embrase l'air de juillet en août, ce mois se
nomme Thermidor — on avait songé un moment à le nommer Fervidor
— ; le troisième, des fruits que le soleil dore et mûrit d'août en septembre,
ce mois se nomme Fructidor. » Ainsi
donc les noms des mois sont : Automne
: Vendémiaire, Brumaire, Frimaire. Hiver :
Nivôse, Pluviôse, Ventôse. Printemps
: Germinal, Floréal, Prairial. Eté : Messidor,
Thermidor, Fructidor. La
Révolution Serait éternellement jeune comme la nature ; l'humanité délivrée
des superstitions et de la servitude, se retrempait à la source de vie, et
selon le mot de Romme : « Le Temps ouvrait à l'histoire un livre
nouveau. » La Convention, en inscrivant sur les premières pages de ce
livre les victoires terribles et glorieuses de la liberté, semblait défier à
jamais les rois de le déchirer et les prêtres de le noircir. ROBESPIERRE ET LA DICTATURE RÉVOLUTIONNAIRE Mais à
quoi était dû ce réveil de la Nation. ? A l'action énergique et concentrée du
pouvoir révolutionnaire. Comment la victoire pourrait-elle se prolonger
jusqu'à la libération complète ? Par l'union et l'action des forces
révolutionnaires, organisées en gouvernement. C'est
ce que Robespierre a compris, c'est la pensée qu'il exprime dans une note où,
entrant au Comité de Salut public, il avait tracé pour lui-même son plan
d'action. Elle a été trouvée dans. ses papiers ; elle date sans doute de
septembre 1793 : « Quel
est le but ? L'exécution de la, Constitution en faveur du peuple. « Quels
seront nos ennemis ? Les hommes vicieux et les riches. « Quels
moyens emploieront-ils ? La calomnie et l'hypocrisie. « Quelles
causes peuvent favoriser l'emploi de ces moyens ? L'ignorance des
sans-culottes. « Il
faut donc éclairer le peuple. Mais quels sont les obstacles à l'instruction
du peuple ? Les écrivains mercenaires qui l'égarent par des impostures
journalières et impudentes. « Que
conclure de là ? « 1°
Qu'il faut proscrire 'ces écrivains comme les plus dangereux ennemis de la
patrie ; « 2°
Qu'il faut répandre de bons écrits avec profusion. « Quels
sont les obstacles à l'établissement de la liberté ? La guerre étrangère et
la guerre civile. « Quels
sont les moyens de terminer la guerre étrangère ? « —
De mettre des généraux républicains à la tête de nos armées et de punir ceux
qui nous ont trahis. « Quels
sont les moyens de terminer la guerre civile ? « —
De punir les traîtres et les conspirateurs, surtout les députés et les
administrateurs coupables ; d'envoyer des troupes patriotes, sous des chefs
patriotes, pour réduire les aristocrates de Lyon, de Marseille, de Toulon, de
la Vendée, du Jura et de toutes les autres contrées où l'étendard de la
rébellion et du royalisme a été arboré, et de faire des exemples terribles de
tous les scélérats qui ont outragé la liberté et versé le sang des patriotes. « 1°
Proscription des écrivains perfides et contre-révolutionnaires ; propagation
de bons écrits ; 2° punition des traîtres et des conspirateurs, surtout des
députés et des administrateurs coupables ; 3° nomination de généraux
patriotes ; destitution et punition des autres ; 4° subsistances et lois
populaires. » Voilà
le programme de gouvernement que Robespierre s'était tracé, et dont nous
avons vu l'exécution partielle. Ce n'est à aucun degré un programme de
dictature permanente. Ce qu'il se propose, c'est l'application de la
Constitution, c'est-à-dire le retour à un régime normal où toute la
démocratie gouvernera et où le pouvoir ne sera pas concentré dans un Comité.
Mais pour que la Constitution soit appliquée dans son esprit, c'est-à-dire «
en faveur du peuple », il faut que ce peuple même, libéré de la guerre étrangère
et de la guerre civile, soit en état de faire fonctionner la Constitution. La
Nation abandonnée au libre jeu des partis et des classes est- elle en état de
se sauver ? Non, car la classe riche est trop égoïste et la classe pauvre, la
classe des sans-culottes, est trop ignorante encore. Qu'est-ce à dire ? C'est
que pendant la période de crise, il faut qu'un gouvernement fort, portant en
soi toute l'énergie, toute la puissance de la Révolution, s'élève au-dessus
d'es deux classes, maîtrisant l'égoïsme de l'une, éclairant l'ignorance de
l'autre, et préparant ainsi l'avènement de la démocratie légale. Robespierre
avait exprimé cette pensée sous une forme plus âpre, mais dont lui-même sans
doute s'effraya ; car il a raturé sur son manuscrit ces quelques mots
saisissants : « Le peuple... Quel autre obstacle y a-t-il à
l'instruction du peuple ? La misère. « Quand
le peuple sera-t-il donc éclairé ? « —
Quand il aura du pain, et que les riches et le gouvernement cesseront de
soudoyer des plumes et des langues perfides pour le tromper. «
Lorsque leur intérêt sera confondu avec celui du peuple. « Quand
leur intérêt sera-t-il confondu avec celui du peuple ? Jamais. Ce jamais implacable et pessimiste semblait enfermer éternellement la Révolution dans un cercle vicieux. Et la conclusion logique eût été une sorte de dictature éternelle faisant violence, dans l'intérêt du peuple, à son incurable ignorance. La vraie pensée de Robespierre, c'est que la Révolution ne pouvait être sauvée que par la force d'un gouvernement révolutionnaire, s'appuyant à la Convention, mais réalisant la concentration de toutes les forces de -combat. Dissoudre ou affaiblir la Convention, dissoudre ou affaiblir le Comité de Salut public est donc un crime inexpiable contre la Révolution : 'est la livrer à l'anarchie, c'est-à-dire à l'ennemi. |
[1]
C'est le 16 octobre 1793 que Dolivier fit hommage à la Convention de son Essai
sur la justice primitive. On en trouvera le texte aux Archives
parlementaires, t. p. 608 et suiv. — A. M.
[2]
Sur Garin, administrateur des subsistances de la ville et sur l'ouverture des
magasins réclamée par les sections, on pourra consulter notre étude des Annales
révolutionnaires de 1922, t. XIV, p. 27, et sur les journées des 4 et 5
septembre dans la même revue (Id., p. 477), l'article intitulé L'inauguration
de la Terreur. — A. M.
[3]
Le 4 septembre, la Convention avait voté le principe du maximum général. — A.
M.