HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE IV. — L'EFFORT DE LA MONTAGNE POUR RALLIER LE PAYS

 

 

 

LE CADEAU AUX CAMPAGNARDS

La Convention peut travailler : elle fait la Constitution ; et elle promulgue, en outre, du 3 juin au 17 juillet, trois grandes lois destinées à rallier à la Convention et à la Montagne le peuple des campagnes.

Le 3 juin, c'est la loi qui organise le mode de vente des biens des émigrés. C'était d'abord un appel à la démocratie rurale : Voilà des vignes, des prés, des champs, prends-les ; tu as dix ans pour payer. C'était aussi un acte superbe de confiance en l'avenir.

Le 10 juin, la Convention promulgue la loi égalitaire sur le partage des biens communaux, elle reconnaît aux communes un droit de propriété qui leur était contesté jusque-là en beaucoup de points par les seigneurs ; et, après avoir ainsi libéré des prétentions seigneuriales le domaine communal, elle*dit aux citoyens des communes : voici 8 millions d'arpents ; prenez-les, fécondez-les. Et cet appel est entendu. Je ne note, comme exemple, que ce que dit M. Guillemaut du partage dans le Louhannais.

« Bien des délibérations existent dans les registres des corps communaux. Celles de Brienne, notamment, nous en donnent un exemple. L'assemblée générale de la commune demanda, en exécution de la loi, le partage des biens communaux.

« Le plan géométral, le dénombrement et le partage desdits biens ont été opérés par le citoyen Jacqu.es Dufour, géomètre à Pont-de-' Vaux, nommé à cet effet et assisté des citoyens Loup et Ferrand résidant à Romenay.

« Le tirage des lots, au nombre de 495, nombre égal à celui des habitants de la commune, eut lieu par la médiation du citoyen Dufour et par ordre alphabétique des habitants, le quatrième jour des sans-culottides de la deuxième année républicaine. »

 

L'ABOLITION DE LA FÉODALITÉ

Enfin, le 17 juillet, la Convention achève la ruine de la féodalité. Elle abolit sans indemnité tout ce que le décret révolutionnaire du 25 août 1792 avait laissé debout. Partout où elle aperçoit la moindre trace de droit féodal, même quand des rentes purement foncières constituent le fond du contrat, si elles ont été accompagnées, par vanité ou par routine, de clauses ayant une apparence féodale, elle porte la hache. Tant pis pour les bourgeois vaniteux, qui auront voulu saupoudrer d'un peu de féodalité leurs contrats de rente foncière !

Il faudra, pour que les rentes foncières soient respectées, qu'elles soient purement foncières, en la forme comme au fond, et qu'elles ne soient mêlées d'aucun élément féodal si faible, si accessoire, si illusoire soit-il.

« Toutes les redevances ci-devant seigneuriales, droits féodaux censuels, fixes et casuels, même ceux conservés par le décret du 25 août dernier, sont supprimés sans indemnité. Sont exceptées des dispositions de l'article précédent les rentes ou prestations purement foncières et non féodales. Les procès civils ou criminels intentés, soit sur le fonds, soit sur les arrérages des droits supprimés par l'article premier, sont éteints, sans répétition de frais de la part d'aucune des parties. »

Et la Convention, pour rendre sensible à tous les yeux cette destruction suprême, ordonne le brûlement des titres. Ils seront brûlés le jour le la fête du 10 août, quand le peuple célébrera la Constitution nouvelle.

« Les ci-devant seigneurs, les feudistes, commissaires à terrier, notaires et autres dépositaires de titres constitutifs ou récognitifs des droits supprimés par le présent décret, seront tenus de les déposer, dans les trois mois qui suivront la publication du présent décret, au greffe de la municipalité des lieux ; ceux qui seront déposés avant le 10 août prochain, seront brûlés ledit jour, en présence du Conseil général de la Commune et des citoyens ; le surplus sera brûlé à l'expiration des délais. Ceux qui seront convaincus d'avoir caché, soustrait ou recélé des minutes ou expéditions des actes qui doivent être brûlés aux termes de l'article précédent, seront condamnés à cinq ans de prison. »

Par une admirable correspondance et qui a sauvé la Révolution, chaque grand mouvement populaire de Paris a eu pour conséquence une libération plus décisive du paysan. Après le 14 juillet, c'est la nuit du 4 août. Après le 10 août, ce sont les décrets du 25 ; après le 31 mai, ce sont les décrets des 3 juin, 10 juin et 17 juillet. Chaque vibration révolutionnaire de Paris faisait tomber un pan de servitude paysanne. Mais du coup le girondisme, le fédéralisme étaient morts.

 

LA FIN DES GIRONDINS

Que pouvaient les fugitifs qui, à Evreux, à Caen, essayaient en juin, en juillet, d'organiser la guerre civile, d'entraîner les départements contre Paris ? Ils ne pouvaient, sans se déshonorer et sans se perdre, faire appel aux forces royalistes. Et d'autre part, ils n'auraient pu se donner comme les représentants authentiques de la Révolution que si, à Paris, la Révolution avait été dissoute dans les querelles, dans l'impuissance, dans l'anarchie ridicule ou sauvage.

Or, jamais la Révolution n'avait rayonné de Paris avec plus de force, d'unité, d'éclat et d'espérance sereine que depuis l'élimination de la Gironde. Aussi, sous les pas des fugitifs, la terre de France se dérobe ; et ces orgueilleux, qui avaient si souvent invoqué contre Paris la sagesse et la vigueur des départements, ne trouvent plus dans l'Eure, dans le Calvados, dans les régions mêmes où ils croyaient avoir le plus d'amis, que quelques milliers d'aventuriers à. recruter. Et ces quelques mille carabots, à peine engagés sous la conduite de Wimpfen sur la route de Paris, s'arrêtent à la première étape, se débandent à la première rencontre des détachements armés de la Révolution. Mais voici le châtiment suprême des insensés qui avaient cru qu'ils pouvaient déclamer à l'infini contre tous les actes de la Révolution sans livrer la Révolution elle-même. Wimpfen se tourne vers eux et leur dit : « Que pouvez-vous seuls ? Rien. Il n'y a qu'un salut pour vous : c'est de vous unir aux insurgés de la Vendée et à l'Angleterre. »

Oh ! ils eurent tous une révolte de conscience. ! Mais ce terrible éclair ne leur révéla pas la profondeur de leur faute. Ils auraient dû se retourner vers Paris, ils auraient dû se retourner vers la Révolution et lui crier : « Nous étions égarés. Nous avons cru qu'il était possible d'épurer le torrent sans le contrarier. Nous voyons maintenant que dans la bataille il faut tout accepter de la Révolution, même ses fautes, même ses excès d'une heure. L'offre insultante que nous a faite la contre-Révolution nous prouve qu'elle, s'est trompée sur nous. Mais nous sommes responsables, pour une part, de cette méprise. Ô révolutionnaires de Paris, faites de nous ce que vous voudrez ; mais nous voici ; nous voulons être frappés par la Révolution, mais reconnus et pardonnés par elle. »

Non, ils ne dirent pas cela, leur orgueil implacable les voua à l'erreur sans fin ; et tous, harassés, désespérés, le cœur dévoré par toutes les tortures de la vanité malade et par des rêves impuissants.de vengeance, ils s'enfoncèrent vers la Bretagne ; ils allèrent vers le Finistère, vers l'extrême pointe de la terre française, où les attendait Kervelegan. Ils cheminèrent, haletants, les pieds blessés, évitant les cités, évitant la vie, s'excommuniant eux-mêmes de la Révolution.

 

CHARLOTTE CORDAY TUE MARAT

Or, pendant que le parti girondin, en Normandie, chancelait et se disloquait, une jeune fille de Caen, Charlotte Corday, allait vers Paris, ou pour sauver ou pour venger ceux qu'elle considérait comme les martyrs de la République. Elle s'était exaltée à admirer les héroïnes de Corneille.

Et, croyant que Marat était le génie du despotisme, de l'anarchie et du meurtre, elle avait résolu de le tuer. Le dimanche soir 13 juillet elle insista pour être reçue par lui. Il était dans la baignoire où il se tenait presque toujours depuis qu'une maladie inflammatoire le dévorait. Une planche posée en travers soutenait l'encrier et les feuilles de papier qu'il noircissait encore de sa pensée et de sa fièvre. Elle lui dit quelques mots et lui enfonça son couteau dans le cœur. Il jeta un cri, appela sa compagne Simonne Evrard et mourut.

Charlotte Corday, ayant fait le sacrifice de sa propre vie pour immoler une vie qu'elle jugeait scélérate, ne songea pas à fuir. Devant le tribunal révolutionnaire, elle expliqua son acte en quelques paroles nettes, d'une simplicité héroïque et funeste, qui attestaient à quelles proportions mesquines elle avait réduit le problème de la Révolution. Belle, jeune, modeste et fière, enveloppée pour son trajet à l'échafaud de la chemise rouge des parricides, elle laissa dans les yeux du peuple une vision étrange de pourpre, d'héroïsme et de sang et, dans bien des cœurs, un trouble inconnu. Elle avait tué Marat, mais elle avait surtout tué la Gironde. Qui donc prendrait au sérieux la déclamation girondine contre les maratistes et les assassins ? Après Le Pelletier assassiné, Marat assassiné. Ce sont ceux qu'on dénonce comme meurtriers qui sont frappés au cœur. Ainsi, même dans les esprits qui avaient été prévenus contre Marat, l'étonnement et une sorte de pitié succédaient à la colère et à la haine. Un des ressorts de la propagande girondine était brisé.

La Convention et le peuple firent à Marat des funérailles triomphales : la douleur des pauvres, des ouvriers fut violente. Ils perdaient un ami, un conseiller qui ne les flattait pas, qui savait au besoin les avertir et les rudoyer. La mort de Marat fut un grand - malheur pour la Révolution. Peut-être s'il avait pu vivre un an encore, aurait-il empêché les funestes déchirements. Sa sœur disait : « Si mon frère avait vécu, Danton ne serait pas mort ». Qu'est-ce à dire ? C'est sans doute qu'il aurait empêché la campagne violente des hébertistes contre Danton et concilié Danton et Robespierre. Mais pourquoi lui supposer cette influence souveraine et ce prestige presque auguste que seule lui donna la mort ? Sans doute il aurait été débordé. En ces jours de juin et de juillet, il semble voisin d'Hébert et de ses amis : il ne les aurait probablement pas suivis jusqu'au bout. Et, devenu un obstacle à leur ambition impatiente, il aurait été calomnié lui aussi et probablement dépassé. Ou bien, pour rester à l'avant-garde du mouvement, et dans l'exaspération de la révolte lyonnaise, de la trahison toulonnaise, il se serait emporté à des fureurs meurtrières et engagé à fond dans la politique hébertiste. On ne peut dire avec certitude s'il aurait guillotiné les hébertistes ou s'il eût été guillotiné avec eux.

 

JACQUES ROUX ET HÉBERT SE DISPUTENT LA SUCCESSION DE MARAT

A peine mort, Hébertistes et Enragés se disputent sa popularité et son nom. Jacques Roux prétendit continuer le journal. Il fit paraître « l'Ami du Peuple par l'ombre de Marat ». Décidément, il ne manquait pas d'audace. Après l'article terrible du 4 juillet, Jacques Roux s'était rendu chez Marat, comme nous l'apprend un rapport de police de Greive au Comité de sûreté générale : « Les citoyens Crosnier, Allain et Greive, de la section de Marseille, s'étant trouvés chez le citoyen Marat mardi neuf de ce mois dans la matinée, Jacques Roux s'est présenté pour demander à Marat la rétractation de ce qu'il avait écrit à son sujet dans son journal, en disant qu'il avait laissé chez lui son extrait baptistaire qui prouvait qu'il ne s'appelait pas Renaudi, comme Marat l'avait dit. Marat lui a répondu avec la fermeté qui l'a toujours caractérisé... Roux lui a répondu sur le ton le plus patelin, le langage le plus faux, d'une manière enfin à le rendre à nos yeux aussi vil que dangereux.

« Aussitôt que Marat l'eût congédié et avant de descendre l'escalier au bout d'un long palier, il s'arrêta un moment et lança sur Marat un regard prolongé de vengeance impossible à dépeindre, tel enfin qu'il nous laissa à tous l'impression la plus profonde. Aussi, dès l'instant que nous avons appris la mort funeste de Marat, nos soupçons, ceux de Greive surtout, ont tombé sur-le-champ sur ce prêtre vindicatif. »

Et c'est au moment où on le soupçonnait ainsi d'avoir été le complice de Charlotte Corday que Roux s'emparait du nom de Marat. Il tentait de reprendre pied à la Commune. Il y expliquait, le 17 juillet, la fameuse adresse en disant que quelques expressions qui avaient choqué étaient l'effet d'une « imagination pétulante o. H cherchait ainsi à faire consacrer l'acte audacieux par lequel il saisissait l'héritage politique et populaire de Marat.

Mais, à la même heure, Hébert s'écriait aux Jacobins (21 juillet) :

« S'il faut un successeur à Marat, s'il faut une seconde victime, elle est toute prête et bien résignée : c'est moi ! Pourvu que j'emporte au tombeau la certitude d'avoir sauvé ma patrie, je suis trop heureux ! Mais plus de nobles ! plus de nobles ! les nobles nous assassinent ! »

Le cœur embaumé de Marat fut suspendu, comme une- relique, à la voûte des Cordeliers : voilà le sanctuaire de la Révolution ! Robespierre, irrité de la manœuvre, proteste contre l'excès des honneurs funèbres. « Jalousie », lui cria Bentabole. Mais Robespierre savait bien que l'hébertisme allait faire parler à sa façon le cœur canonisé de Marat et il voulait rompre le sortilège.

 

MORT DU FÉDÉRALISME

Du coup la Gironde est morte : Bordeaux même, après quelques velléités, s'arrête et attend. Le Tarn, qui avait ébauché un mouvement fédéraliste et délégué deux membres de la bourgeoisie industrielle de Castres, Mazon et Jaurès, pour protester auprès de la Convention, fut ressaisi en quelques jours par l'active propagande montagnarde. La Constitution fournit aux hésitants, à ceux qui ne voulaient pas prendre parti entre la Gironde et la Montagne, un prétexte à attendre, à ajourner. Or, ces ajournements étaient funestes à la cause girondine. « Acceptons la Constitution » disaient ces hommes indécis. Elle nous permettra de nous débarrasser à la fois des deux factions qui se sont dévorées l'une l'autre, et d'envoyer à une assemblée nouvelle de « nouveaux ouvriers ». Mais, accepter la Constitution, c'était reconnaître la Convention mutilée comme la puissance souveraine. C'était consacrer la proscription de la Gironde. Tout travaillait donc contre celle-ci et la bourgeoisie girondine, prise entre les éléments populaires et la contre-Révolution, ne pouvait rien.

 

LA VENDÉE CONTINUE

Est-ce à dire que tout danger de guerre civile est conjuré ? Non, la Vendée est tous les jours plus redoutable : les troupes catholiques et royales, s'étant emparées de Saumur le 9 juin, agrandissaient soudain leur tactique. Ce n'était plus la guerre dispersée des haies et des hameaux. Les révoltés concentrent leurs forces sous le commandement du saint de l'Anjou, de Cathelineau, et décident d'assiéger Nantes. Ils lancent à la grande ville révolutionnaire une sommation effroyable : « Ou vous capitulerez, OU LA VILLE DE NANTES, LORSQU'ELLE TOMBERA EN NOTRE POUVOIR, SERA LIVRÉE A UNE EXÉCUTION MILITAIRE, ET LA GARNISON PASSÉE AU FIL DE L'ÉPÉE. »

Des milliers d'hommes et de femmes, comme des bandes de loups et de louves, se pressaient pour le pillage et pour la curée. « Allons ! allons ! on passera chez les orfèvres ! » et les yeux luisaient d'un éclat de métal. La cité fut à demi forcée, mais, en un sursaut d'héroïsme et de désespoir, elle rejeta l'assaillant. Hélas ! en ces cités qui ont senti presque au cœur la pointe du couteau, que de furieuses passions s'allument ! que de haines le lendemain ! que de représailles et contre l'ennemi et contre ceux qu'on soupçonne d'avoir été ses complices par complaisance ou par inertie !

Cathelineau blessé à mort va mourir. Mais les Vendéens, rentrés dans le Bocage, prennent avec Lescure et la Rochejacquelein une sinistre revanche. Ils investissent à Châtillon l'armée républicaine, le 11 juillet, et massacrent les soldats gisants et prisonniers. Guerre atroce !

 

RÉVOLTE DE LYON ET DE MARSEILLE

Mais ce n'est pas seulement la révolte de la Vendée qui continue, Lyon et Marseille sont en révolte déclarée contre la Convention. L'assemblée électorale de Marseille déclare qu'elle ne reconnaît plus une assemblée usurpatrice et asservie et elle nomme deux députés, Vence et Gilly, pour la Convention de Bourges qui devait se substituer à celle de Paris. A Lyon, les sectionnaires jettent en défi à la Révolution, le 17 juillet, la tête de Chalier. Chalier après Marat. Mais à Paris, c'était une femme qui frappait. A Lyon, c'était la cité, prise d'une frénésie de modérantisme et de contre-Révolution. Or, pendant que s'organisait ainsi la guerre civile, les Prussiens et les Autrichiens poussaient leur pointe. Le 15 juillet, Condé succombait ; le 25, c'était Mayence, après un siège de près de quatre mois et une résistance héroïque. Le P' août, c'était Valenciennes. La France révolutionnaire va-t-elle donc être acculée ? Non, elle est toute soulevée de courage et de confiance. Le pire cauchemar qui l'obsédait, le cauchemar girondin, est dissipé. Marseille et Lyon se révoltent, mais sous l'inspiration et sous la conduite des royalistes. En Normandie, c'est le général royaliste Wimpfen qui jette le masque ; à Lyon, c'est le général royaliste Précy qui prend la conduite des opérations, c'est lui qui- va diriger la résistance de la ville assiégée. Donc la Révolution n'a pas à combattre contre elle-même ; si la Gironde en fuyant avait emporté un lambeau de la conscience révolutionnaire, le trouble aurait été grand. Mais, sous le girondisme disloqué et dissipé en quelques jours, c'est le royalisme qui apparaissait, c'est la contre-Révolution.

La Révolution, heureuse d'avoir retrouvé l'intégrité de son âme et de son droit, se jette à la lutte avec une magnifique ardeur. Ceci n'est pas une interprétation ni une conjecture :

« Non, citoyens, dit le Journal de la Montagne du 29 août, non, nous n'avons pas la guerre civile ; ce n'est pas la guerre civile, celle que nous avons à soutenir, c'est la guerre étrangère ; il n'y a de guerre civile que lorsqu'il existe deux partis dans la République et que tous les deux affectent d'avoir l'autorité et le commandement suprême. Nous n'avons à faire maintenant qu'a un seul genre d'ennemis, soit sur les frontières, soit dans la Vendée, à Lyon, à Marseille ; c'est la guerre des républicains contre ceux qui veulent la royauté. Ainsi, ne redoutons pas si fort toutes les suites qui accompagnent ordinairement les troubles qui s'élèvent entre les enfants de la même patrie... Les factieux s'identifient avec les ennemis de l'Etat. Le nom n'y fait rien, soit Prussiens, soit Lyonnais, soit Autrichiens, soit Marseillais. On s'est donc étrangement trompé lorsqu'on a dit et écrit qu'il y avait des partis parmi nous. Nous militons tous, tant que nous sommes, sous les drapeaux de la patrie : il n'y a qu'un seul camp, un seul mot d'ordre, liberté, république une et indivisible. Tous ceux qui tirent l'épée contre nous sont de véritables royalistes... Le Français libre ne peut pas avoir de dissensions intestines. Nous ne formons plus qu'une même famille. »

Ainsi, l'horreur de la guerre civile disparaissait aux yeux des combattants révolutionnaires. Ils combattaient la contre-Révolution, et la contre-Révolution, quelle qu'en fût la forme, c'était l'étranger.

 

L'A FÉDÉRATION DU 10 AOÛT 1793

C'est d'un grand cœur que le 10 août, dans la fête de la Fédération, la France révolutionnaire répondit aux menaces de l'univers. C'était « la fête de l'Union, de l'Unité et de l'Indivisibilité françaises ». Des délégués de toute la France étaient venus, apportant l'adhésion des assemblées primaires à la Constitution. Et, tandis que dans toutes les assemblées primaires, à la même heure, une même fête de l'Unité et de l'Indivisibilité exaltait les cœurs, à Paris, la grande fête centrale concentrait tous les rayons et les réfléchissait sur le monde. C'est le grandiose génie de David qui avait tracé le plan de la cérémonie magnifique : et le récit qui en a été fait n'est que la transposition au passé du programme qui avait été rédigé par le maître. Quelle beauté d'ordonner ainsi la puissance du peuple ! L'horizon, borné par la guerre, s'emplit de la majesté sereine de la Révolution. A l'heure même où les hommes et les peuples se déchirent, la France révolutionnaire leur révèle, par une sublime anticipation de sa victoire, ce que sera le monde agrandi par la liberté.

« Les Français réunis pour célébrer la fête de l'Unité et de l'Indivisibilité se sont levés avant l'aurore ; la scène touchante de leur réunion a été éclairée par le premier rayon du soleil ; cet astre bienfaisant, dont la lumière s'étend sur tout l'univers, a. été pour eux le symbole de la vérité, à laquelle ils ont adressé des louanges et des hymnes.

PREMIÈRE STATION

« Le rassemblement s'est fait sur l'emplacement de la Bastille : au milieu de ces décombres, on a vu s'élever la fontaine de la Régénération, représentée par la Nature. De ses fécondes mamelles qu'elle a pressées de ses mains, a jailli avec abondance l'eau pure et salutaire dont ont bu, tour à tour, quatre-vingt-six commissaires des envoyés des assemblées primaires, c'est-à-dire un par département ; le plus ancien d'âge a eu la préférence ; une même coupe a servi pour tous.

« Le président de la Convention nationale, après avoir, par une espèce de libation, arrosé le sol de la liberté, a bu le premier ; il a fait successivement passer la coupe aux commissaires des assemblées primaires ; ils ont été appelés, par lettre alphabétique, au son de la caisse et de la trompe ; une salve d'artillerie, à chaque fois qu'un commissaire a bu, a annoncé la consommation de l'acte de fraternité.

« Alors on a chanté sur l'air chéri des enfants de Marseille des strophes analogues à la cérémonie ; le lieu de la scène a été simple, sa richesse a été prise dans la nature ; de distance en distance on avait tracé sur des pierres des inscriptions qui ont rappelé la chute du monument de notre ancienne servitude ; et les commissaires, après avoir bu tous ensemble, se sont donné réciproquement le baiser fraternel.

« Le cortège a dirigé sa marche par les boulevards. En tête étaient les sociétés populaires réunies en masse ; elles ont porté une bannière sur laquelle était peint l'œil de la Surveillance, pénétrant un épais nuage.

« Le second groupe a été formé par la Convention nationale, marchant en corps. Chacun de ses membres a porté à la main, pour seule et unique marque distinctive, un bouquet formé d'épis de blé et de différents fruits. Huit d'entre eux portaient sur un brancard une arche ; elle a été ouverte et elle renfermait les tables sur lesquelles étaient gravés les Droits de l'Homme et l'Acte constitutionnel.

« Les commissaires des envoyés des assemblées primaires des quatre-vingt-six départements ont formé une chaîne autour de la Convention nationale ; ils étaient unis les uns aux autres par le lien léger mais indissoluble (de l'unité et de l'indivisibilité) que doit former un cordon tricolore. Chacun d'eux était distingué par une pique, portion du faisceau qui lui a été confiée par son département et par une branche d'olivier qu'il portait, symbole de la paix. Les envoyés des assemblées primaires portaient également à la main la branche d'olivier.

« Le troisième groupe était formé par toute la masse respectable du souverain.

« Ici, tout s'éclipse, tout se confond en présence des assemblées primaires ; ici, il n'y a plus de corporations, tous les individus de la société ont été indistinctement confondus, quoique caractérisés par leurs marques distinctives : ainsi l'on a vu le président du Conseil exécutif provisoire sur la même ligne que le forgeron ; le maire avec son écharpe à côté du bûcheron et du maçon ; le juge, dans son costume et son chapeau à plume, auprès du tisserand ou du cordonnier ; le noir africain, qui ne diffère que par la couleur, a marché à côté du blanc européen ; les intéressants élèves de l'institution des aveugles, traînés sur un plateau roulant, ont offert le spectacle touchant du malheur honoré. Vous y étiez aussi, tendres nourrissons de la maison des Enfants trouvés, portés dans de blanches barcelonnettes ; vous avez commencé à jouir de vos droits civils trop justement retrouvés ; et vous, artisans respectables, vous avez porté en triomphe les instruments utiles et honorables de votre profession. Enfin, parmi cette nombreuse et industrieuse famille, on a remarqué surtout un char vraiment triomphal, qu'a formé une simple charrue sur laquelle étaient assis un vieillard et sa vieille épouse, traînés par leurs propres enfants ; exemple touchant de piété filiale et de vénération pour la vieillesse ; parmi les attributs de tous ces différents métiers, on a lu ces mots écrits en gros caractères : VOILA LE SERVICE QUE LE PEUPLE INFATIGABLE REND A LA SOCIÉTÉ HUMAINE.

« Un groupe militaire a succédé à celui-ci, il conduisait en triomphe un char attelé de huit chevaux blancs ; il contenait une urne dépositaire des cendres des héros morts glorieusement pour la patrie ! Ce char, orné de guirlandes et de couronnes civiques, était entouré des parents de ceux dont on célébrait les vertus et le courage ; ces citoyens de tout âge, de tout sexe, avaient chacun des couronnes de fleurs à la main ; des cassolettes brûlaient des parfums autour du char et une musique militaire faisait retentir l'air de ses sons belliqueux. Enfin, la marche était fermée par un détachement d'infanterie et de cavalerie, dans le centre duquel étaient traînés des tombereaux revêtus de tapis parsemés de fleurs de lys, et chargés des dépouilles des vils attributs de la royauté et de tous les orgueilleux hochets de l'écrasante noblesse ; parmi ces tombereaux, sur les bannières, on lisait ces mots : « PEUPLE, VOILA CE QUI A TOUJOURS FAIT LE MALHEUR DE LA SOCIÉTÉ HUMAINE. »

SECONDE STATION

« Le cortège, étant arrivé dans cet ordre au boulevard Poissonnière, a rencontré sous un portique un arc de triomphe des héroïnes du 5 et du 6 octobre 1789, assises comme elles étaient alors, sur leurs canons ; les unes portaient des branches d'arbres, les autres des trophées, signes non équivoques de la victoire éclatante que ces courageuses citoyennes remportèrent sur les serviles gardes du corps. Là elles ont reçu des mains du président de la Convention nationale une branche de laurier puis, faisant tourner leurs canons, elles ont suivi en ordre de marche, et, toujours dans une attitude fière, elles se sont réunies au Souverain.

« Sur le monument, il y avait des inscriptions qui retraçaient ces deux mémorables journées ; les harangues d'allégresse, les salves d'artillerie se renouvelant à chacune des portes.

TROISIÈME STATION

« Sur les débris évidents de la tyrannie était élevée la statue de la Liberté dont l'inauguration s'est faite avec solennité : des chênes touffus formaient autour d'elle une masse imposante d'ombrage et de verdure ; le feuillage était couvert des offrandes de tous les Français libres. Rubans tricolores, bonnets de la liberté, hymnes, inscriptions, peintures, étaient le fruit qui plaît à la déesse ; à ses pieds était un énorme bûcher avec des gradins au pourtour. C'est là que, dans le plus profond silence, étaient offerts en sacrifice expiatoire les imposteurs attributs de la royauté ; là, en présence de la déesse chérie des Français, les quatre-vingt-six commissaires, chacun une torche à la main, s'empressaient à l'envi d'y mettre le feu. La mémoire du tyran a été dévouée à l'exécration publique ; et, aussitôt après, des milliers d'oiseaux rendus à la liberté, portant au cou de légères banderoles, ont pris leur vol rapide dans les airs et portaient au ciel le témoignage de la liberté rendue à la terre.

QUATRIÈME STATION

« La quatrième station s'est faite sur la place des Invalides ; au milieu de la place, sur la cime d'une montagne, a été représenté en sculpture, par une figure colossale, le Peuple français, de ses bras vigoureux rassemblant le faisceau départemental ; l'ambitieux fédéralisme sortant de son fangeux marais, d'une main écartant les roseaux, s'efforce de l'autre d'en détacher quelques parties ; le Peuple français l'aperçoit, prend sa massue, le frappe et le fait rentrer dans ses eaux croupissantes, pour n'en sortir jamais.

CINQUIÈME STATION

Enfin la cinquième et dernière station a eu lieu au Champ-de-Mars. Avant d'y entrer on a rendu hommage à l'égalité par un acte authentique et nécessaire dans une République ; on a passé sous ce portique dont la nature seule semblait avoir fait tous les frais ; deux termes, symboles de l'Egalité et de la Liberté, ombragés par un épais feuillage, séparés et en face l'un de l'autre, tenaient, à une distance proportionnée, une guirlande tricolore et tendue à laquelle était suspendu un vaste niveau, le niveau national : il planait sur toutes les têtes indistinctement : orgueilleux, vous avez courbé la tête !

« Arrivés dans le Champ-de-Mars, le président de la Convention nationale, la Convention nationale, les quatre-vingt-six commissaires des envoyés des assemblées primaires, les envoyés des assemblées primaires ont monté les degrés de l'autel de la Patrie. Pendant ce temps, chacun a dû attacher son offrande au pourtour de l'autel, les fruits de son travail, les instruments de son métier ou de son art. C'est ainsi qu'il s'est trouvé plus magnifiquement paré que par les emblèmes recherchés d'une futile et insignifiante peinture ; c'est un peuple immense et laborieux qui fait hommage à la Patrie des instruments de son métier avec lesquels il fait vivre sa femme et ses enfants.

« Cette cérémonie terminée, le peuple s'est arrangé autour de l'autel ; là, le président de la Convention nationale, ayant déposé sur l'autel de la Patrie tous les actes de recensement des votes des assemblées primaires, le vœu des Français sur la Constitution a été proclamé en présence de tous les envoyés du Souverain et sous la voûte du ciel.

« Le peuple a fait serment de la défendre jusqu'à la mort ; une salve générale a annoncé cette sublime prestation ; le serment fait, les quatre-vingt-six commissaires des assemblées primaires se sont avancés vers le président de la Convention ; ils lui ont remis chaut,' la portion du faisceau qu'ils ont porté à la main tout le temps de la marche ; le président s'en est saisi, il les a rassemblées toutes ensemble avec un ruban tricolore ; puis il a remis au peuple le faisceau étroitement uni en lui représentant qu'il sera invincible s'il ne se divise pas ; il lui a remis aussi l'arche qui renferme la Constitution ; il a prononcé à haute voix : « Peuple, je remets le dépôt de la Constitution sous la sauvegarde de toutes les vertus. » Le peuple s'en est emparé respectueusement et il l'a porté en triomphe, et des baisers mille fois répétés ont terminé cette scène nouvelle et touchante.

« Citoyens, n'oublions pas les services glorieux qu'ont rendus à la patrie nos pères morts pour la défense de la liberté. Après avoir confondu nos sentiments fraternels dans de vastes enlacements, il nous reste un devoir sacré à remplir, celui de célébrer par des hymnes et des cantiques le trépas de nos pères. Le président de la Convention nationale a remis au peuple l'urne cinéraire, après l'avoir couronnée de lauriers sur l'autel de la Patrie. Le terme de toutes ces cérémonies a été un banquet superbe : le peuple, assis fraternellement sur l'herbe sous des tentes pratiquées à cet effet au pourtour de l'enceinte, a consommé avec ses frères la nourriture qu'il avait apportée ; enfin il a été construit un vaste théâtre où étaient représentés par des pantomimes les principaux événements de notre Révolution ».

Dans la lumière splendide, les sombres inscriptions des cachots de la Bastille racontaient l'ancienne servitude : « Un vieillard a baigné cette pierre de ses larmes. — La corruption de ma femme m'a plongé dans ce cachot. — Des enfants avides m'ensevelirent ici. — Cette pierre n'a jamais été éclairée. — La vertu conduisait ici. — Je n'ai jamais été consolé. — Je suis enchaîné depuis quarante ans à cette pierre. — Ils ont couvert mes traits d'un masque de fer. — Lasciate ogni speranza, soi chi entrate. — Je fus oublié. — On écrasa sous mes yeux mon araignée fidèle. — Je ne dors plus. — Il y a quarante-quatre ans que je meurs. »

 

FÊTES RÉVOLUTIONNAIRES ET FÊTES ANTIQUES

C'était un spectacle sans précédent dans l'histoire. Ceux qui parlent à ce propos de la résurrection des antiques fêtes romaines sont dupes du décor. Sans doute, il y avait dans l'ancienne Rome des fêtes où dominait le caractère civil. Et par-delà les siècles chrétiens qui n'avaient mis en mouvement les foules que sous la discipline de la religion et dans le décor de l'Eglise, la libre humanité révolutionnaire paraissait rejoindre la libre humanité antique. Mais quel esprit vraiment nouveau ! D'abord, même dans ses grandioses cérémonies civiles, l'ancienne Rome faisait place aux dieux : l'Imperator superbe montait au Capitole pour rendre grâce aux puissances supérieures qui avaient donné la victoire à la Cité. Et surtout, ce qu'elle célébrait, c'était le triomphe de la force, c'était l'orgueil de la conquête, c'était l'écrasement des faibles et la sujétion des peuples ; un long cortège de captifs et d'esclaves attestait la gloire des armées romaines et l'excellence des dieux romains. C'est sur la servitude humaine que passait le char éclatant des triomphateurs. Ici, dans le rayonnement de la journée révolutionnaire, toutes les ombres de servitude religieuse et sociale s'évanouissent. Les hommes n'invoquent ni les dieux ni Dieu. En cette fête du 10 août n'apparaissent ni les violences grossières de l'hébertisme contre le christianisme et le culte, ni la bigoterie déiste de Robespierre. La religion n'est ni brutalement niée ni sournoisement ramenée. Elle est ignorée et le libre esprit humain, la libre joie humaine semblent se mouvoir hors d'elle. Tous les hommes peuvent interpréter à leur gré la nature ; ils peuvent voir en elle une immense force qui se déploie ou l'expression d'un ordre intelligent, qui se meut vers une fin ; ils peuvent la saluer comme la force éternelle ou comme le Dieu éternel ; mais ils n'en retiennent, pour la sublime communauté de la fête, que l'aspect d'immensité ordonnée et vivante par où elle peut émouvoir et affranchir tous les esprits. Les révolutionnaires savaient bien que ce jour-là aussi ils innovaient.

 

L'HYMNE À LA NATURE

C'est l'hymne d'une humanité toute nouvelle que le président de la Convention adresse à l'éternelle Nature :

« Souveraine des sauvages et des nations éclairées, ô Nature, ce peuple immense, rassemblé aux premiers rayons du jour devant ton image, est digne de toi, et libre. C'est dans ton sein, c'est dans tes sources sacrées qu'il a recouvré ses droits, qu'il s'est régénéré. Après avoir traversé tant de siècles d'erreur et de servitude, il fallait rentrer dans la simplicité de tes voies pour retrouver la liberté et l'égalité. Ô Nature, reçois l'expression de l'attachement éternel des Français pour tes lois, et que ces eaux fécondes qui jaillissent de tes mamelles, que cette boisson pure qui abreuva les premiers Français, consacrent dans cette coupe de la fraternité et de l'égalité le serment que te fait la France en ce jour, le plus beau qu'ait éclairé le soleil depuis qu'il est suspendu dans l'immensité de l'espace. »

Et, après cette sorte d'hymne, « seule prière, depuis les premiers siècles du genre humain, adressée à la Nature par les représentants d'une Nation et par ses législateurs », les envoyés des départements abondèrent en paroles émues et prophétiques. « Ils se sont rapprochés de la coupe sainte de la liberté et de l'égalité. En la recevant des mains du président qui, ensuite, leur a donné le baiser fraternel, l'un lui disait :

« Je touche au bord de mon' tombeau, mais en pressant cette coupe de mes lèvres, je crois renaître avec le genre humain qui se régénère. »

Un autre, dont le vent faisait flotter les cheveux blanchis, s'écriait :

« Que de jours ont passé sur md tête ! O Nature, je te remercie de n'avoir pas terminé ma vie avant celui-ci ».

Un autre, comme s'il eût assisté à un banquet de nations, et qu'il eût bu à l'affranchissement du genre humain, disait en tenant la coupe :

« Hommes, vous êtes tous frères ! Peuples du monde, soyez jaloux de notre bonheur, et qu'il vous serve d'exemple ! »

« Que ces eaux pures, dont je vais m'abreuver, s'écriait un autre, soient pour moi un poison mortel, si tout ce qui me reste de vie n'est pas employé à exterminer les ennemis de l'égalité, de la Nature et de la République. »

Un autre, saisi d'un esprit prophétique en s'approchant de la statue :

« Ô France, la liberté est immortelle : les lois de la République, comme celles de la Nature, ne périront jamais ».

Ce qu'ils invoquent, ce n'est point la Nature défigurée par le regard débile et obscurci de l'ignorant et de l'esclave ; c'est la nature telle qu'elle se déploie pour le ferme regard qui sait et qui ose. Elle ne porte dans ses plis aucune puissance de ténèbres et de terreur et on peut la fouiller en profondeur et en hauteur, on ne trouvera point en elle un tyran suprême qui sanctifie les crimes des tyrans. Dans aucun repli de l'espace ne sont cachés les titres qui donnent à des hommes droit de domination sur d'autres hommes ; l'universel et égal désir de bonheur de tous les êtres humains est au contraire une magnifique invitation de la Nature à l'égalité. Ce n'est donc plus ici l'esprit romain d'une aristocratie portée par des esclaves : c'est la fierté de tout un peuple libre ; c'est l'orgueil du travail affranchi et qui sait que sans lui la société périrait. Le peuple ouvrier est associé avec ses outils à la vaste espérance, et une large ouverture d'horizon sollicite le rêve des prolétaires. Eux aussi, ils étaient hier comme cette pierre d'un cachot de la Bastille : « Cette pierre n'a jamais été éclairée. »

Maintenant, le travail est à la fois la pierre d'angle et la pierre de faîte. Et le dur granit, si longtemps enfoui dans l'ombre, luit comme du marbre au soleil.

Mais la liberté retrouvée par l'homme ne s'étendra-t-elle point à tous les êtres ? J'imagine que cette génération rêveuse et ardente, toute nourrie de Rousseau, songea au bosquet de la nouvelle Héloïse, lorsque des oiseaux délivrés « portèrent vers le ciel le témoignage de la liberté de la terre ».

 

LE NOUVEAU CODE CIVIL

Ce n'est pas seulement par cette fête auguste que la Convention attesta au monde sa force, son crédit révolutionnaire et sa foi en l'avenir. La Révolution s'affirma, en ces journées extraordinaires, par le nouveau projet de Code civil et par la levée en masse. Le Code ne réalisait pas l'égalité sociale entre les familles : mais il préparait, à l'intérieur de chaque famille, l'égalité presque complète. Toutes les lois de la Convention tendent à abolir l'inégalité de partage entre les enfants, à assurer à tous une même part de l'héritage paternel. C'est d'abord une sorte d'instinct de conservation révolutionnaire qui dicta ces lois à la Convention. Lorsqu'elle abolit, en novembre 1792, le droit de substitution, elle supprima une forme féodale du droit civil. Mais il fallait aller plus loin. Comme bien souvent la fortune prédispose au modérantisme, comme la bourgeoisie, après avoir recueilli les bénéfices de la Révolution, semblait incliner à la clore, beaucoup de pères, modérés, feuillants, ou secrètement aristocrates, pouvaient faire payer leur entraînement révolutionnaire à ceux de leurs fils qui se jetaient dans le mouvement. Ils pouvaient les déshériter ou partiellement, ou totalement, au profit d'héritiers plus sages. Ainsi, le droit de tester conservé au père était une sorte de prime à l'esprit de modérantisme et de contre-Révolution. C'est pourquoi la Convention a décrété, le 7 mars 1793, sur la proposition de Mailhe et de Gensonné, que « la faculté de disposer de ses biens, soit à cause de mort, soit entre vifs, soit par donation contractuelle en ligne directe, est abolie, et que, en conséquence, tous les descendants auront une portion égale sur les biens des parents. »

Gensonné, c'est la Gironde. Sur ce point, la Convention était unanime : c'est même Buzot qui voulait que l'Assemblée allât plus loin et que le droit de tester fût aboli en ligne collatérale aussi bien qu'en ligne directe. L'héritage serait réparti entre les héritiers indirects selon des règles fixes qui ne laisseraient aucune place à la volonté individuelle et arbitraire du testateur.

Le projet du Code civil lu par Cambacérès à la tribune de la Convention, le 9 août, la veille de la grande fête de la Fédération, à l'heure où tous les représentants des assemblées primaires de France étaient réunis à Paris, précise les applications de ces principes. Les biens du père ne sont pas vraiment sa propriété ; ils sont la propriété de sa famille, ils sont la propriété des générations futures, pour lesquelles intervient la société. Le chef de famille ne sera pas privé absolument du droit de disposer d'une partie de ses biens : mais cette quotité disponible, cette réserve sera très faible. L'individu ne pourra disposer que d'un dixième de ses biens s'il a des enfants, et d'un sixième, s'il n'a que des collatéraux. Entre tous les enfants, légitimes ou naturels, il y aura égalité absolue de partage.

« Nous avons mis au même rang, dit Cambacérès, tous les enfants reconnus par leurs pères ; la bâtardise doit son origine aux erreurs religieuses et aux invasions féodales : il faut donc la bannir d'une législation conforme à la nature. »

Non seulement le père ne peut disposer que d'un dixième, mais il ne peut se servir de cette réserve pour détruire l'égalité entre ses enfants. Ce n'est pas à l'un d'eux qu'il peut donner ce dixième. S'il ne distribue pas toute sa fortune à ses enfants, il ne disposera du dixième qui lui est laissé par la loi qu'au profit ou d'un étranger, ou d'un parent plus éloigné. Ainsi, dans l'intérieur même de la famille, l'inégalité ne glissera pas son venin, et les fortunes seront divisées le plus possible. Bien plus, la quotité disponible (d'un dixième ou d'un sixième) peut être, considérable. Si le testateur la donnait tout entière à un seul héritier, qui pourrait recevoir d'autre part d'autres donations importantes, il pourrait se produire des accumulations de fortune que la loi tend à prévenir. La Convention fixe donc un maximum aux donations. Nul ne pourra donner un revenu supérieur à mille quintaux de froment. Le décret du 7 nivôse an II, dira dix mille livres d'argent. (Voir Sagnac.) Ainsi, nul ne pouvait donner un capital dépassant deux cent mille livres (si on capitalise à cinq pour cent). Et si le donataire possède déjà une fortune équivalente, il ne peut rien recevoir. La loi révolutionnaire s'ingénie à empêcher les conjonctions de fortunes. Enfin, par le système de la représentation à l'infini, l'héritage est extraordinairement morcelé. Mais quoi ! permettra-t-on que toutes les injustices commises depuis 1789, souvent aux dépens des fils les plus dévoués à la Révolution, soient consacrées Y Non, non, « il faut poursuivre l'aristocratie jusque dans les tombeaux en déclarant nuls tous les testaments faits en haine de la Révolution. »

La Convention, par une des mesures les plus hardies qui aient été édictées en période révolutionnaire, décrète que ses lois sur les successions auront un effet rétroactif jusqu'au 14 juillet 1789. De ce jour date la victoire de la Révolution. Or, la victoire de la Révolution impliquait l'égalité du partage entre les enfants : si le législateur, absorbé par la lutte contre les intrigues et les complots de l'aristocratie, n'a pas eu le temps de promulguer cette loi d'égalité, elle existe virtuellement depuis le 14 juillet. Ainsi, tous les testaments faits depuis cette époque et où l'égalité des partages n'a pas été rigoureusement observée, tous ceux où la donation a- excédé la quotité disponible du sixième ou du dixième sont déclarés nuls. 11 faut que les héritiers ou les donataires abusivement favorisés rapportent à la masse de la succession ce qu'ils ont perçu en trop et que les héritiers ou enfants dépouillés rentrent en possession. Quelle aubaine pour les cadets révolutionnaires ! La Convention ne maintient que les donations faites au profit des pauvres, « des domestiques peu fortunés », es personnes dont la fortune ne dépasse pas dix mille francs. C'est vraiment une révolution d'égalité dans le droit civil successoral. Et tous les délégués présents à Paris vont rapporter à leurs assemblées primaires l'impression toute vive de ce grand acte. C'est bientôt, c'est en décembre que le projet deviendra loi, et il suscitera dans toute une partie de la bourgeoisie un enthousiasme et une énergie extraordinaires. Vraiment, la Révolution n'oublie pas les siens.

 

LA LEVÉE EN MASSE

Mais cette Révolution grandiose et bienfaisante, il faut la défendre, il faut la sauver. Et, puisque le monde est conjuré contre elle, il faut qu'elle-même devienne un monde par le soulèvement de toutes ses forces. Le 12 août, les délégués des assemblées primaires proposent à la Convention l'idée de la levée en masse, mais confuse et étrangement enveloppée dans une sorte de réquisition militaire de suspects.

« Nous demandons que tous les hommes suspects soient mis en état d'arrestation ; qu'ils soient précipités aux frontières, suivis de la masse terrible des sans-culottes ; là, au premier rang, ils combattront pour la liberté qu'ils outragent depuis quatre ans, ou ils seront immolés par le canon des tyrans. »

Danton, en ces jours anniversaires du 10 août 1792, retrouve sa magnifique tactique révolutionnaire, qui est d'animer tout ensemble et d'épurer l'énergie nationale. Il dégage de la motion des délégués ce qu'elle a de sacré et de grand. Oui, qu'on arrête les suspects, mais à la condition d'arrêter les chefs, les vrais coupables et de ne pas étendre le soupçon et la colère sur de pauvres gens égarés. Mais surtout que toute la Nation se mobilise. Et que les délégués des assemblées primaires soient chargés d'aller, dans leurs cantons, dans leurs communes, animer les citoyens au combat, prêcher et organiser la levée en masse.

Le 16 août, Barère apportait, au nom du Comité de salut public, le décret célèbre qui proclamait tout à la fois la nouvelle tactique militaire de la Révolution, l'offensive des grandes masses, et réglait, par réquisitions successives, la levée de tous les citoyens. Oui, ainsi appelée, ainsi organisée, ainsi exploitée par la Révolution en toutes ses forces, en toutes ses richesses de patriotisme, de vigueur, de courage et de génie, la France valait un monde. Elle valait plus que le monde de la coalition. Les autres gouvernements et les autres peuples ne mettaient au jeu terrible qu'une partie d'eux-mêmes. L'Angleterre ménageait ses énergies pour son commerce, et elle attendait la défaite de la France de sa dissolution par l'anarchie. La Prusse, l'Autriche regardaient du côté de la Pologne. Il y avait dans toutes les démarches de la coalition une sorte de distraction et d'incertitude traînante. La France se donnait tout entière ; elle jetait dans la guerre pour la liberté toute sa fortune, toute son âme. Comme elle méritait de vaincre pour l'humanité !

 

LE JUGEMENT DE CUSTINE

Sommation est faite aux généraux de comprendre les temps nouveaux. Toute défaite sera une trahison, car toute défaite révélera une sorte de discordance entre le génie du chef et le génie de la Révolution. Custine, récemment rappelé à Paris pour s'expliquer, est-il un traître, dans la rigueur du mot ? Non, il n'a pas projeté de livrer ses armées à l'ennemi. Il n'a noué aucune intrigue comme celles de Dumouriez. Il désire vaincre. Mais il s'imagine qu'il fait grand honneur à la Révolution en commandant ses armées. Il n'a ni le feu, ni la vigueur, ni l'audace nécessaires. Partout où il a commandé, l'ennemi s'est emparé des places fortes occupées par les Français. En Allemagne, c'est le désastre de Francfort, c'est la capitulation de Mayence. Dans le Nord, c'est la chute de Condé, de Valenciennes ; c'est partout un esprit d'hésitation, d'abandon.

Que sa tête tombe, pour que la sanglante leçon mette les généraux au pas de la Révolution. Robespierre presse le jugement de Custine. Celui-ci est condamné à mort le 27 août : accablé d'une sentence qu'il comprend à peine, ce n'est pas à l'orgueil révolutionnaire, c'est aux prières du passé qu'il demande la force de mourir ; il s’agenouille sur les premiers degrés de l'échafaud, où tant d'autres bientôt, pleins de la Révolution qui les frappe, monteront avec une sorte d'insolence. Voici la tête de Custine. Ô généraux ! prenez garde ! C'est seulement dans la victoire que vous échapperez à la guillotine ! La France, en se mettant tout entière sous le glaive, vous a mis sous le couteau.