HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE III. — LE MOUVEMENT POLITIQUE APRÈS LE 31 MAI

 

 

 

LA POSITION DE ROBESPIERRE

Si Robespierre n'a pas insisté, s'il n'a pas lutté pour faire inscrire dans la Constitution les formules plus hardies (au moins d'apparence) qu'il avait proposées en avril, ce n'est pas qu'il se soit renié lui-même. Ce n'est pas que, rapproché du pouvoir par la chute de la Gironde, il ait. cherché, dans un intérêt d'ambition, à ramener à lui les classes possédantes et l'oligarchie des richesses. Il sent bien, après le 31 mai comme avant, que le peuple des artisans, des manouvriers, reste, dans la tourmente, la ressource la plus sûre, la sauvegarde nécessaire de la Révolution menacée au dehors et au dedans.

Qu'on lise une note écrite de sa main et qui a été trouvée dans ses papiers, celle qui se rapporte évidemment à la période qui suit le 31 mai et le 2 juin. Platement, M. Dauban n'y voit je ne sais quelle ébauche de discours, des notes de rhéteur obsédé par la vanité de la parole. C'est, au contraire, la confidence nette et profonde de la pensée à la pensée ; c'est l'angoisse de l'esprit s'interrogeant lui-même et interrogeant l'abîme ; c'est aussi, après la méditation cruelle, la conclusion pratique et juste de l'homme d'Etat :

« Il faut une volonté une.

« Il faut qu'elle soit républicaine ou royaliste.

« Pour qu'elle soit républicaine, il faut des ministres républicains, des papiers républicains, des députés républicains, un gouvernement républicain.

« La guerre étrangère est une maladie mortelle, tandis que le corps politique est malade de la Révolution et de la division des volontés.

« Les dangers intérieurs viennent (les bourgeois ; pour vaincre les bourgeois, il faut rallier le peuple. Tout était disposé pour mettre le peuple sous le joug des bourgeois et faire périr les défenseurs de la République sur l'échafaud. Ils ont triomphé à Marseille, à Bordeaux, à Lyon ; ils auraient triomphé à Paris sans l'insurrection actuelle. Il faut que l'insurrection actuelle continue jusqu'à ce que les mesures nécessaires pour sauver la République aient été prises. Il faut que te peuple s'allie à la Convention et que la Convention s'allie au peuple. Il faut que l'insurrection s'étende de proche en proche sur le même plan ; que les sans-culottes soient payés et restent dans les villes. Il faut leur procurer des armes, les colérer, les éclairer. Il faut exalter l'enthousiasme républicain par tous les moyens possibles. »

L'homme, qui écrivait pour lui-même ces paroles et se traçait ce plan d'action, n'est pas un calculateur ambitieux qui, ayant battu ses rivaux, cherche à se ménager auprès de leur clientèle sociale, à inscrire parmi ses chances d'avenir et de grandeur l'influence de la Classe bourgeoise. Non, si Robespierre a adopté sans chicaner, sans disputer, la Constitution du 24 juin, c'est d'abord parce qu'en soi, et malgré ses lacunes ou ses timidités, elle est le beau plan, le plus hu 'main, le plus libre, le plus égalitaire, d'administration politique et sociale qu'aient encore connu les hommes. C'est ensuite et surtout parce qu'il faut créer sans délai l'unité de pensée et d'action dans la' Convention nationale et assurer par-là la mainmise vigoureuse et rapide de la Convention sur le pays déconcerté et déchiré.

 

LE RAPPORT DE BARÈRE SUR LE 31 MAI

Le 31 mai avait laissé au cœur de la Convention une meurtrissure. Même les Montagnards restaient troublés de l'acte de violence qui avait mutilé l'Assemblée. Et les hommes de la Plaine songeaient vaguement à prendre leur revanche sur la Commune qui les avait despotisés.

Soixante-treize députés, amis de la Gironde, avaient signé en secret une protestation contre le 2 juin ! et, bien qu'elle ne fût pas connue encore, elle pesait obscurément sur l'Assemblée.

Qu'adviendrait-il si la Convention, à peine libérée de l'action brutale et de la pression immédiate des forces insurrectionnelles, paraissait braver le peuple révolutionnaire de Paris et renier à demi le 31 mai et le 2 juin ? Ce ne serait pas là sans doute la revanche soudaine de la Gironde vaincue ; ce ne serait pas la reprise du conflit entre Girondins et Montagnards qui avait paralysé la Révolution, mais ce serait encore la contrariété des forces, la défiance entre la Convention et Paris, c'est-à-dire une inertie inquiète et une anarchie fondamentale. Déjà, dans le rapport présenté par Barère, le 6 juin, au nom du Comité de salut public, perçaient les hésitations, les demi-rétractations, les vagues représailles. Il parlait du limon impur roulé par le torrent de la Révolution ; il déclarait presque la guerre au Comité révolutionnaire ; il transportait à la Convention seule le droit de réquisition de la force armée ; en proposant que des députés aillent servir d'otages dans les départements que représentaient les députés arrêtés, il jetait un jour sinistre sur les intentions de Paris ; en tout cas, il prévoyait, au lendemain même du coup qui avait frappé la Gironde, une ère de négociation. de réconciliation peut-être ; il atténuait le sens contre-révolutionnaire des mouvements de Marseille et de Lyon, il paraissait garder l'espoir que de bonnes paroles, des procédés conciliants et fraternels maintiendraient ces deux villes dans les voies de la Révolution : n'était-ce pas imputer les troubles qui les agitaient aux violences anarchistes qui avaient pu effrayer de bons républicains ? Ainsi tout le bénéfice du 31 mai pouvait être compromis ; et la Révolution allait se retrouver, même après la douloureuse opération subie, aussi incertaine, aussi divisée contre elle-même qu'au temps où la faction girondine déchaînait ses prétentions dans l'Assemblée.

 

ROBESPIERRE RÉPOND À BARÈRE

Grand était le péril et Robespierre répondit aussitôt à Barère. Non, il ne fallait pas se donner l'apparence de désavouer, même à demi, le 31 mai. Ce fut une insurrection nécessaire et sans effusion de sang : que la Révolution, qui n'a pu éviter cette redoutable épreuve, en garde du moins le bénéfice. C'est là aussi le sens de la note écrite par Robespierre et que j'ai citée. Au mol optimisme de Barère, il oppose le caractère nettement contre-révolutionnaire des sections bourgeoises de Lyon, de Marseille, de Bordeaux ; et, à Paris aussi, ce mouvement sectionnaire bourgeois aurait abouti à un despotisme oligarchique si le peuple ne s'était soulevé. L'insurrection a été indispensable. Il faut qu'elle dure. Quand Robespierre écrit qu'elle doit être continuée, il n'entend pas que le peuple de Paris doit envelopper la Convention d'une menace quotidienne et d'un tumulte éternel. Il veut dire que le 31 mai doit être continué dans son inspiration générale et dans ses efforts. La faction girondine doit être maintenue dans l'impuissance où le 31 mai et le 2 juin l'ont réduite ; et, dans toute la France doit se développer l'effort de combat qui, à Paris, a frappé la Gironde. C'est à cette politique que la parole mesurée et forte de Robespierre décida la Convention. Mais qu'elle ait pu hésiter, qu'elle ait pu, par ses tergiversations, rouvrir l'ère des querelles épuisantes et des contradictions mortelles, c'était un grave danger. Il n'y avait qu'un moyen de le conjurer. C'é tait de rétablir par l'action l'unité morale de la Convention avec elle—même et avec le peuple. Or, le moyen décisif, c'était de voter sans délai la Constitution.

À ce vote, tous les Conventionnels pouvaient et devaient concourir, car tous avaient promis une Constitution à la France. Par-là, la Convention ne se laissait aller ni au doute ni aux conseils énervants. Elle mettait un terme aux arguties funestes de ceux qui lui disaient qu'étant incomplète, elle ne pouvait plus délibérer. Elle affirmait sa souveraineté révolutionnaire par un acte décisif. Elle donnait à la nation ce que la nation attendait, une organisation définitive de la liberté et, en faisant de son pouvoir un usage conforme à la volonté certaine de tous, elle retrouvait, malgré la mutilation, l'intégrité de sa force et de son droit. Sans doute la Constitution ne pouvait être appliquée tout de suite ; il était impossible en pleine tourmente de procéder à un renouvellement de tous les pouvoirs. Mais, du moins, le peuple savait quelle serait sa loi quand l'orage de la guerre extérieure et de la guerre civile serait apaisé. La Nation était ainsi débarrassée d'un cauchemar d'incertitude.

La Révolution n'apparaissait plus comme une agitation incertaine, sans issue sinon sans objet. On en voyait le terme. C'est à rendre possible l'application de la Constitution que tendrait l'effort de tous. Le destin de la liberté et de la Patrie n'était pas livré éternellement à la danse folle des vagues : le rivage était en vue. Mais comment donner au vote de la Constitution cette rapidité, cette unanimité qui seuls pouvaient le rendre efficace sur les esprits, si chacun cherchait à faire prévaloir ses formules particulières ? C'est Pourquoi Robespierre se rallia aux conceptions et aux définitions 'nui rencontraient l'assentiment le plus général. L'essentiel était d'affirmer les principes de la démocratie et de sauver la Révolution.

 

LE PLAN DE ROBESPIERRE

Dès lors, la politique de Robespierre est très nette. H sait que la cri se est redoutable. L'étranger, quoique d'un mouvement lent et d'une poussée un peu molle pèse sur nos frontières. Valenciennes est investi. Mayence est assiégé. Les Anglais arment leurs vaisseaux pour ruiner notre commerce et pour jeter sur nos rivages les forces de la coalition attendues par les contre-révolutionnaires et les traîtres. La plaie de la Vendée s'élargit et s'envenime. Et si les Girondins fugitifs émeuvent un moment une partie du pays, si Buzot et Barbaroux à Caen, si Salles à Nancy, font appel à la guerre civile, comment la Révolution se sauvera-t-elle sinon par l'action la plus concentrée, la plus rapide, la plus forte ? Ni les factions ne désarmeront au dedans, ni les tyrans n'accepteront les conditions de paix audacieuse et fière qui conviennent seules à un peuple libre si toutes les forces révolutionnaires ne sont pas unies : oui, il faut créer « une volonté nationale ». Ou plutôt il faut donner le plus de vigueur possible aux pouvoirs où elle s'exprime. Défendre contre toute critique et contre toute démarche la Constitution de 1793, certitude de demain, défendre et unifier la Convention, défendre' et fortifier le Comité de salut public, organe d'action et de combat, pousser la vigueur révolutionnaire jusqu'à écraser les rebelles et intimider les conspirateurs, s'abstenir des violences outrées et ménager les faiblesses et les préjugés de la multitude : voilà, au lendemain du 2 juin, le plan de Robespierre, voilà son programme politique.

Son rôle, en cette période, est admirable de sagesse et de fermeté. Il avait conscience de sa responsabilité, et il savait combien la tâche était périlleuse. Jamais il n'avait été un démagogue. Il avait su résister, dans l'intérêt de la Révolution, aux entraînements des foules, notamment en ce printemps de 1792 où il luttait presque seul contre la politique de guerre. Mais alors il était trop loin du pouvoir pour que sa responsabilité fût accablante. Maintenant, son influence allait être décisive. Et le premier usage qu'il en devait faire était de contenir et de régler le mouvement. Il devinait bien les impatiences d'ambition de la Commune parisienne, il pressentait les âpres convoitises hébertistes. Comment refouler ou modérer les désorganisateurs, ceux qui perdraient par le soupçon continu, par l'anarchie continue, la Révolution menacée, sans s'exposer à blesser la fibre révolutionnaire, à amortir l'énergie et l'élan du peuple ? Terrible problème que d'emblée il mesura du regard et qui un moment le fit pâlir. Je ne crois pas que les paroles prononcées par lui aux Jacobins le 12 juin soient un manège de coquetterie révolutionnaire.

« Quant à moi, je déclare que je reconnais mon insuffisance. Je n'ai plus la vigueur nécessaire pour combattre les intrigues de l'aristocratie. Epuisé par quatre années de travaux pénibles et infructueux, je sens que nies facultés physiques et morales ne sont point au niveau d'une grande révolution, et je déclare que je donnerai ma démission. » (Plusieurs voix s'écrient : non, non !)

Vraiment il s'interrogeait lui-même et se demandait s'il suffirait à l'immensité de la crise, s'il saurait trouver le centre de combat, le point d'équilibre d'où il pourrait contenir les ennemis de la Révolution et prévenir les imprudences de ses amis.

 

LES CRITIQUES DE CHABOT

Le plus malaisé n'était pas de défendre la Constitution de 1793 contre les attaques des « Enragés ». Dès le 10 juin, quand Robespierre fit aux Jacobins l'éloge de la Constitution : « Nous pouvons présenter à l'univers un code constitutionnel infiniment supérieur à toutes les institutions morales et politiques », Chabot, qui était l'intermédiaire officieux entre les Jacobins et les Enragés, critiqua le projet : « Il mérite sans doute de très grands éloges parce qu'il surpasse tout ce qui nous a été donné jusqu'à ce jour : mais s'ensuit-il que les hommes de la Montagne doivent le prôner avec enthousiasme sans examiner si le bonheur du peuple est assuré par ce même projet ? On ne s'appesantit pas assez sur le sort du peuple, et c'est ce qui manque à l'acte constitutionnel que l'on a présenté. Il y manque d'assurer du pain à ceux qui n'en ont pas. Il y manque de bannir la mendicité de la République. L'Assemblée constituante l'avait décrété et cependant j'ai la douleur de voir l'aristocratie éclabousser l'indigence. » Et Chabot signalait encore que le projet ne prévoyait pas l'impôt progressif. Il est vrai que sa critique s'appliquait non au texte définitif, voté par la Convention et qui sera beaucoup plus explicite sur l'obligation de donner à tous du travail ou du pain, mais au premier projet présenté par Hérault de Séchelles. Au fond, Chabot avait-il des conceptions nettes à proposer ? Qu'on lise son plan de Constitution et de finance. Il se borne à demander un impôt sur le chiffre d'affaires, et le paiement d'une partie de la dette par des certificats qui seraient reçus en paiement des biens nationaux et qui dégageraient la circulation des assignats.

Mais, en quoi ces revendications partielles et très controversables autoriseraient-elles le lourd capucin à compromettre l'effet révolutionnaire d'unanimité que la Constitution devait produire ? Le personnage cherchait à se pousser.

 

LES ATTAQUES DE JACQUES ROUX

Jacques Roux était plus sincère, et l'assaut fut plus rude.

Autour de lui étaient groupés ses fidèles amis de la section. Il allait dans son quartier des Gravilliers, il allait auprès du club des Cordeliers, dénonçant la Constitution nouvelle comme égoïste et antipopulaire. Où étaient les articles constitutionnels contre les agioteurs et les accapareurs ? Il décida la section et le club à porter une pétition à la Convention. Il se heurta, le 23 juin, à Robespierre qui demanda l'ajournement : « C'est aujourd'hui, dit celui-ci, un jour de concorde et de fête, où tous les bons citoyens viennent nous féliciter d'avoir donné une Constitution libre au peuple : chassons ceux qui veulent diviser les patriotes. » C'est l'indice de la force du mouvement représenté par Jacques Roux. Comment Robespierre aurait-il pris toutes ces précautions contre une manifestation insignifiante ?

Le 25, Jacques Roux peut parler et son discours est un véritable manifeste où il discute, expose, argumente, et dont le compte rendu du Moniteur ne peut donner qu'une faible idée[1] :

« Délégués du peuple français, cent fois cette enceinte sacrée a retenti des crimes des égoïstes et des fripons ; toujours, vous nous avez promis de frapper les sangsues du peuple. L'acte constitutionnel va être présenté à la sanction du souverain : y avez-vous proscrit l'agiotage ? Non. Avez-vous déterminé en quoi consiste la liberté du commerce ? Non. Avez-vous défendu la vente de l'argent monnayé ? Non. Eh bien ! nous vous déclarons que vous n'avez pas tout fait pour le bonheur du peuple.

« La liberté n'est qu'un vain fantôme, quand une classe d'hommes peut affamer l'autre impunément. L'égalité n'est qu'un vain fantôme, quand le riche, par le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La République n'est qu'un vain fantôme, quand la contre-Révolution s'opère de jour en jour par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne peuvent atteindre sans verser des larmes.

« Il faut cependant, pour attacher les sans-culottes à la Révolution et à la Constitution, arrêter le brigandage du négoce (qu'il faut bien distinguer du commerce) et mettre les comestibles à leur portée.

« Ce n'est pas une raison parce que les hommes d'Etat nous ont amené la guerre étrangère, pour que le riche nous fasse une plus terrible guerre au dedans. Parce que trois cent mille Français, traîtreusement sacrifiés, ont péri sous le fer homicide des esclaves des rois, faut-il donc que ceux qui gardent leurs foyers soient réduits à dévorer des cailloux ? Faut-il que les veuves de ceux qui sont morts pour la cause de la liberté paient, au poids de l'or, jusqu'au coton dont elles ont besoin pour essuyer leurs larmes ? Faut-il qu'elles paient, au poids de l'or, le lait et le miel qui servent de nourriture à leurs enfants ?

« Mandataires du peuple, lorsque vous aviez dans votre sein les complices de Dumouriez, les représentants de la Vendée, les royalistes qui ont voulu sauver le tyran, la section des Gravilliers suspendit son jugement, elle s'aperçut qu'il n'était pas au pouvoir de la Montagne de faire le bien qu'elle avait dans son cœur : elle se leva.

« Mais, aujourd'hui, la Convention est rendue à sa dignité : nous vous conjurons, au nom du salut de la République, de frapper d'un anathème constitutionnel' l'agiotage et les accaparements.

« Ce sont les riches qui, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la Révolution ; c'est l'aristocratie marchande, plus terrible que l'aristocratie nobiliaire, qui nous opprime, et nous ne voyons pas le terme de leurs exactions, car le prix des marchandises augmente d'une manière effrayante. Il est temps que le combat à mort, que l'égoïsme livre à la classe la plus laborieuse, finisse. Prononcez contre les agioteurs et les accapareurs ; prononcez, et les sans-culottes avec leurs piques feront exécuter vos décrets.

« La propriété des fripons est-elle plus sacrée que la vie de l'homme ? Les subsistances doivent être à la réquisition des corps administratifs, comme la force armée est à leur disposition. Le législateur a le droit de déclarer la guerre, c'est-à-dire de faire massacrer les hommes. Comment n'aurait-il pas le droit d'empêcher qu'on pressure et qu'on affame ceux qui gardent leurs foyers ? »

Et ici Jacques Roux reproche à la Convention de n'avoir pas pris comme otages les femmes et les enfants des émigrés ; de n'avoir pas confisqué au profit des volontaires et des veuves les trésors' acquis depuis la Révolution par les banquiers et les accapareurs : « Ne craignez pas de rendre le peuple trop heureux. Il vous a prouvé, notamment dans les journées du 31 mai et du 2 juin, qu'il voulait la liberté tout entière. Donnez-lui en échange du pain et un décret ; empêchez qu'on ne mette le bon peuple à la question ordinaire et extraordinaire par le prix excessif des comestibles. »

Les marchands ont abusé de la liberté du commerce pour opprimer le peuple ; ils ont faussement interprété la Déclaration des Droits de l'Homme qui dit qu'il est permis de faire tout ce qui n'est pas défendu par la loi. « Décrétez constitutionnellement que l'agiotage, la vente de l'argent-monnaie et les accaparements sont nuisibles à la société.

Si le peuple voit dans l'acte constitutionnel une loi claire et précise contre l'agiotage et l'accaparement, il verra que vous voulez sérieusement guérir ses maux, et qu'il ne siège pas parmi vous des banquiers, des armateurs et des monopoleurs.

« Vous avez décrété un emprunt forcé d'un milliard sur les riches, mais si vous n'arrachez pas l'arbre de l'agiotage, si vous ne mettez un frein national à l'avidité des accapareurs, le capitaliste, le marchand, dès le lendemain, lèveront cette somme sur les sans-culottes par le monopole et la concussion. Ce n'est donc plus l'égoïste mais le sans-culotte que vous aurez frappé. Avant votre décret, l'épicier et le banquier n'ont cessé de pressurer les citoyens : quelle vengeance n'exerceront-ils pas aujourd'hui que vous les mettez à contribution ! Quel nouveau tribut ne vont-ils pas lever sur le sang et les larmes des malheureux !

« En vain objecterait-on que l'ouvrier reçoit un salaire en raison de l'augmentation du prix des denrées ; à, la vérité, il en est quelques-uns dont l'industrie est payée plus cher ; mais il en est aussi beaucoup dont la main-d'œuvre est moins salariée depuis la Révolution. D'ailleurs, tous les citoyens ne sont pas ouvriers, et tous les ouvriers ne sont pas occupés ; et, parmi ceux qui le sont, il en est qui ont huit et dix enfants incapables de gagner leur vie, et les femmes, en général, ne gagnent pas au delà de vingt sous par jour. Députés de la Montagne, que n'êtes-vous montés depuis le troisième jusqu'au neuvième étage des maisons de cette ville révolutionnaire, vous auriez été attendris par les larmes et les gémissements d'un peuple immense, sans pain et sans vêtements, réduit à cet état de détresse et de malheur par l'agiotage et l'accaparement, parce que les lois ont été cruelles à l'égard du pauvre, parce qu'elles n'ont été faites que par les riches et pour les riches.

« Ô rage ! ô honte du XVIIIe siècle ! Qui pourra croire que les représentants du peuple français qui ont déclaré la guerre aux tyrans du dehors, ont été assez lâches pour ne pas écraser ceux du dedans ! Sous le règne des Sartines et des Flesselles, le gouvernement n'aurait pas toléré qu'on fît- payer les denrées de première nécessité trois fois au-dessus de leur valeur ; que dis-je, il fixaient le prix des armes et de la viande pour le soldat, et la Convention nationale, investie de la force de vingt-cinq millions d'hommes, souffrira que le marchand' et le riche égoïste leur portent arbitrairement le coup de la mort en taxant arbitrairement les choses les plus utiles à la vie ! Louis Capet n'avait pas besoin, pour opérer la contre-Révolution, de provoquer la foudre des puissances étrangères ; les ennemis de la Patrie n'avaient pas besoin d'inonder d'une pluie de feu les départements de l'Ouest : l'agiotage et les accaparements suffisent pour renverser l'édifice des lois républicaines.

« 1° On dit : « C'est la guerre qui en est cause » ; mais il y avait la guerre sous Louis XIV et l'agiotage n'existait pas. Sous le prétexte de la guerre, est-il permis au marchand de vendre la chandelle, le savon et l'huile six francs la livre, et le sans-culotte doit-il payer une paire de souliers (comme une chemise et un chapeau) cinquante livres ?

« 2° C'est le papier, dit-on, qui est cause de cette cherté. — Les sans-culottes ne s'aperçoivent guère qu'il y en a beaucoup en circulation.

« 3° Mais les assignats Perdent beaucoup dans le commerce. --Pourquoi les banquiers en remplissent-ils leurs coffres ? Pourquoi ont-ils la cruauté de diminuer le salaire de certains ouvriers et n'accordent-ils pas une indemnité suffisante aux autres ?

« 4° Mais l'étranger n'accepte que des paiements en argent. C'est faux, car on accepte le papier. Si on ne l'acceptait pas, les espèces métalliques en circulation ne suffiraient pas pour les opérations commerciales. Donc les banquiers et les agioteurs discréditent les assignats pour vendre plus cher leur argent et pour faire le monopole.

« 5° On ne sait comment les choses tourneront. — Nous allons l'apprendre aux accapareurs. Le peuple veut la liberté et l'égalité, la République ou la mort.

« Les agioteurs s'emparent des manufactures, des ports de mer, de toutes les branches du commerce, de toutes les productions de la terre, pour faire mourir de faim, de soif, de nudité les amis de la justice, et les déterminer à se jeter dans les bras du despotisme. »

Roux termine en interpellant avec violence la Convention, en sommant la Montagne de s'émouvoir un peu sur son rocher éternel. Combien de temps des égoïstes pourront-ils boire dans des coupes d'or le sang et les larmes du peuple ? « Comment vivront les petits rentiers, ceux qui ont 2, 3, 4, 600 livres de rente, mal payées encore, ou une pension viagère sur les caisses publiques, si on n'arrête l'agiotage, et cela par un arrêté constitutionnel qui n'est pas sujet aux variations des législatures ?

« Voulez-vous nous léguer la nudité, la famine et le désespoir ? Faut-il que les royalistes et les modérés, sous prétexte de la liberté du commerce, dévorent encore les manufactures, les propriétés ? Qu'ils s'emparent du blé, des forêts et des vignes, de la peau même des animaux ? Délégués du peuple, ne terminez pas votre carrière avec ignominie.

« Quant à nous, nous faisons serment de défendre la liberté et l'égalité, l'unité et l'indivisibilité de la République, et les sans-culottes opprimés des départements.

«  Qu'ils viennent bien vite à Paris cimenter les liens de la fraternité. C'est alors que nous leur montrerons ces piques immortelles qui ont renversé la Bastille, ces piques 'qui ont fait tomber en putréfaction la Commission des Douze et la faction des hommes d'Etat, ces piques qui feront justice des intrigants et des traîtres, de quelque masque qu'ils se couvrent et quelque pays qu'ils habitent.

« Vive la vérité ! Vive la Convention nationale ! Vive la République française ! »

Ce que je donne là est le texte imprimé que publia quelques jours après Jacques Roux, et que Bernard Lazare me communique parmi d'autres notes très intéressantes sur le prêtre révolutionnaire. Peut- être Jacques Roux l'a-t-il un peu développé et renforcé pour l'impression. Peut-être a-t-il rétabli quelques passages que devant l'hostilité violente de la Convention déchaînée, il avait ou omis ou abrégés. Mais, quand on compare ce texte avec le compte rendu du Moniteur, on voit bien que c'est le même fonds d'idées et le même accent, souvent les mêmes formules littérales.

 

LA MONTAGNE CONTRE JACQUES ROUX

La Convention toute entière coupa le discours de Jacques Roux d'interruptions furieuses, et elle le submergea sous les murmures. Thirion, du haut de la tribune, le dénonça et le flétrit : « Vous venez d'entendre professer à cette barre les principes monstrueux de l'anarchie. Cet homme a combiné froidement tous les maux qui sont dans cette pétition ; il a médité jusqu'à quelle période pouvait monter le crime ; je le déclare, Cobourg n'aurait pas tenu un autre langage... Quoi on veut persuader que tout est désespéré ? Et l'orateur de l'anarchie veut démontrer au peuple qu'il faut que le fils égorge son père et que la mère plonge un poignard dans le sein de sa fille. Citoyens ! il s'est élevé contre l'aristocratie nobiliaire et mercantile, mais il ne nous a pas parlé de la caste sacerdotale. Vous n'apprendrez pas sans étonnement que cet homme est un prêtre, digne émule des fanatiques de la Vendée. Mais l'espoir des tyrans sera encore frustré : nous sauverons Paris qu'il voulait perdre...

« Je demande que le président ordonne à cet homme de se retirer, et que le Comité de législation soit chargé de faire un rapport sur les moyens de diminuer progressivement le prix des denrées. »

Sous l'orage, les délégués qui accompagnaient Jacques Roux faiblirent ; l'un d'eux le désavoua et dit que ce n'était pas là le langage adopté par la section des Gravilliers. Robespierre s'empara de cette parole, et, tandis que les pétitionnaires étaient admis aux honneurs de la séance, Jacques Roux fut chassé de la Convention et il sortit sous les huées.

Chassé ! Mais l'orateur même qui le flétrissait demandait en hâte une loi pour réduire le prix des denrées. La faute de Jacques Roux n'était pas de réclamer des mesures législatives pour remédier à la crise économique. Il avait bien raison de rappeler à la Montagne qu'il ne suffisait pas de formuler la liberté politique, qu'il fallait garantir la vie. Et la plupart de ses propositions étaient loin d'être utopiques. D'ici quelques mois, elles seront adoptées ; elles entreront en vigueur : une loi terrible sera portée contre les agioteurs et les accapareurs ; le commerce de l'argent monnayé sera prohibé ; toutes les denrées seront taxées dans toute l'étendue de la République. Mais il y avait dans son discours bien des erreurs, bien des tendances dangereuses, un arrière-fond de perfidie et de venin que la contre-Révolution pouvait aisément exploiter. D'abord, lui qui criait : « Vive la vérité ! » il ne disait pas au peuple la vérité. H n'est pas vrai que la hausse des denrées et le discrédit de l'assignat fussent uniquement ou même surtout la conséquence de manœuvres d'agiotage et d'accaparement. La guerre contre l'Europe, les énormes achats faits pour l'entretien d'armées immenses et l'approvisionnement des places fortes sur toutes les frontières, la méfiance de l'étranger à l'égard de l'assignat, la surabondance du papier émis, la rentrée trop lente des annuités dues par les acquéreurs de biens nationaux : tout contribuait à la crise économique. Les agioteurs et les marchands pouvaient l'aggraver ou l'exploiter : ils ne la créaient pas. Il y aurait eu beaucoup plus de vérité, beaucoup plus de noblesse et aussi d'esprit vraiment révolutionnaire à dire au peuple :

« Oui, la cherté des denrées, oui, le malaise présent sont, pour une part, la conséquence de la Révolution et des luttes qu'il faut soutenir pour elle. Mais c'est au prix de ces souffrances passagères, c'est au prix de ces sacrifices qui deviennent héroïques s'ils sont joyeux, que s'achète la liberté et que se conquiert l'avenir !... »

A concentrer ainsi sur les opérations des marchands toute l'attention du peuple et toutes les responsabilités, Jacques Roux engageait les sans-culottes dans une voie sanglante et sans issue ; car même les lois les plus sévères contre l'accaparement et l'agiotage n'empêcheraient pas que toujours on pût dénoncer telle ou telle manœuvre mercantile : c'était alors la chasse aux marchands, la menace et le meurtre devenus le fondement de l'économie nationale.

Et pourquoi demander que les dispositions contre l'accaparement et les lois sur les subsistances soient inscrites dans la Constitution ? La Constitution assure le fonctionnement permanent de la société : elle ne pourvoit pas aux nécessités temporaires : c'est l'affaire des lois. La crise des prix n'était pas éternelle. Jacques Roux demandait trop ou trop peu. Il fallait ou consentir à ce que la question des subsistances fût réglée par une loi particulière, en dehors de la' Constitution, ou demander une organisation nouvelle de l'industrie sur des bases permanentes. Il ne le faisait pas. Quand il se plaint qu'on laisse royalistes et modérés dévorer les manufactures, quel moyen propose-t-il ? Demande-t-il qu'elles deviennent propriétés nationales ? Si on devait ensuite les revendre comme les biens de l'Eglise et les biens des émigrés, qui ne voit que les capitalistes soi-disant révolutionnaires qui les achèteraient ne tarderaient pas à devenir, à leur tour, des monopoleurs ? Alors, il n'y aurait qu'une solution : organiser la régie nationale de ces manufactures nationalisées, transformer la grande industrie manufacturière en services publics. Est-ce là ce que veut Jacques Roux ? Jamais il ne le dit. Jamais il n'y a songé, et il est visible, par son discours même et par les passages que j'ai signalés, qu'il est beaucoup moins l'interprète de la pensée des ouvriers que des rancunes, des jalousies, des souffrances et des craintes de la petite bourgeoisie artisane et rentière, qui répugnait à tout ce que nous appelons aujourd'hui le collectivisme.

Valait-il donc la peine, pour des conceptions aussi étroites, aussi mesquines, aussi malaisées d'ailleurs à formuler avec quelque précision, de jeter le discrédit sur une Constitution qui était le point de ralliement nécessaire des forces de la Révolution ? Valait-il la peine de jeter le discrédit sur la Convention et sur la Révolution elle-même ? Après tout, la Convention avait déjà voté une loi contre le commerce de l'argent et contre ceux qui échangeaient à perte les assignats. Elle avait voté, à propos des grains, une première application du maximum ; et elle se décidera, sous le coup des événements, à aller plus loin.

Pourquoi insinuer qu'elle n'a rien fait pour le peuple et qu'elle subit l'influence d'armateurs, de monopoleurs, d'agioteurs assis parmi les députés ? Les artisans exaltés des Gravilliers suffiraient-ils donc, le jour où ils auraient amené la dissolution morale et politique de la Convention, à porter le destin de la Révolution menacée ? Et la Convention de petits bourgeois révolutionnaires, jalouse et inquisitoriale, qu'ils formeraient serait-elle de taille à remplacer l'autre ? Oui, les contre-révolutionnaires ont le droit de se réjouir quand Jacques Roux dénonce au peuple la Révolution comme une grande faillite et comme une grande duperie qui n'a profité qu'aux riches. Qu'il anime et excite la Convention, mais qu'il ne la calomnie pas ! Qu'il enhardisse et élargisse la Révolution ; qu'il montre, selon l'esprit du grand Babeuf, selon sa lettre à Coupé, que la Révolution ne peut s'affermir et se sauver que par de grandes réformes sociales et économiques, mais qu'il n'inocule pas aux prolétaires ce dégoût, cette défiance haineuse qui supprimeraient toute action et tout combat !

 

JACQUES ROUX AUX CORDELIERS

Chassé de la Convention, Jacques Roux essaya de prendre sa revanche. C'est devant le club des Cordeliers qu'il fit appel, dans la séance du 27 juin :

« Le croiriez-vous ? les représentants m'ont fait boire à longs traits le calice d'amertume. Léonard Bourdon lui-même m'a reproché que j'étais un prêtre mercenaire qui flattait le peuple en l'égarant. Legendre a dit qu'il fallait me chasser ; Collot d'Herbois m'a assommé de ses réponses injurieuses ; tout était conjuré contre moi, ou plutôt contre la liberté. Ceux qui m'avaient accompagné à la barre de la Convention m'ont laissé seul et ont démenti l'adresse ; quand j'ai dit que j'exprimais le vœu de la société des Cordeliers, Legendre m'a démenti en votre nom. « Je connais, a-t-il dit, les principes de cette société : l'orateur vous en impose ; il a mendié l'adhésion de plusieurs sections qu'il a égarées. » Voilà la conduite de Legendre. Les papiers publiés ont fait trop de récits de cette adresse pour qu'elle ne mérite pas toute l'attention de la société : je crois avoir d'autant mieux parlé le langage du peuple que toutes les tribunes de la Convention retentissaient d'applaudissements, tandis que la Montagne grondait et mugissait. »

Un moment, sous l'action de Jacques Roux et de Leclerc, les Cordeliers s'emportent aux résolutions extrêmes, ils vont rayer sans l'entendre Legendre, proclamant ainsi la rupture avec la Montagne et les Jacobins. Momoro, qui avait le sens de l'unité révolutionnaire, les avertit du péril. « Mes amis, dit un autre, ouvrons donc les yeux ; nous n'avons point de ralliement que la Montagne et nous sommes écrasés si elle nous manque. »

Les Cordeliers décidèrent d'entendre Legendre avant de l'exécuter. Mais ils donnèrent leur approbation entière, officielle, à la pétition que Jacques Roux avait lue à la Convention ; ils l'autorisèrent à l'imprimer, à l'afficher, à la répandre avec le vote d'adhésion des Cordeliers. C'était la lutte de quelques sections de Paris contre la Convention. C'était le conflit entre les Jacobins et les Cordeliers, entre les Enragés et la Montagne. C'était la désorganisation des forces révolutionnaires à l'heure même où elles avaient le plus besoin de se concentrer.

 

ROBESPIERRE CONTRE LES ENRAGÉS

Robespierre fit un effort immense pour prévenir cette sorte de schisme et pour accabler Jacques Roux. Celui-ci ne l'avait pas personnellement attaqué. II n'avait parlé que de Legendre et de Léonard Bourdon. Leclerc n'avait mis en cause que Danton. Les Enragés hésitaient à se heurter à la force intacte de Robespierre, mais celui-ci se jeta dans la bataille sans ménagement. Au fond, quoique nul ne prononçât son nom, c'était lui surtout qui était visé, car c'était lui qui avait recommandé aux Jacobins et au peuple, en juin, une Constitution où ne figuraient pas les garanties économiques et sociales qu'il avait voulu y faire inscrire en avril. Mais surtout qu'allait devenir la France révolutionnaire si les Girondins fugitifs et qui essayaient dans l'Ouest, dans l'Est, dans le Nord, de fomenter la guerre civile, pouvaient dire aux départements :

« Vous voyez bien que la Constitution qu'on vous annonce pour vous ramener n'est qu'un leurre, puisque Paris mème ne l'accepte pas. Et comme nous avions raison de dénoncer l'anarchie parisienne, puisque la Montagne qui nous a proscrits ne trouve pas grâce devant le peuple pour le projet de Constitution voté par elle ! »

Justement, comme si elles avaient donné à la pensée de Jacques Roux une brutale interprétation, les femmes, les blanchisseuses, faisaient, le 27 juin, « l'émeute du savon ». Elles descendaient au quai de la Grenouillière et se distribuaient le chargement de plusieurs bateaux. Et, affectant de confondre les théories de Jacques Roux qui devaient être sanctionnées par des lois, avec l'excitation au pillage, les Jacobins disaient : « Jacques Roux fait le jeu de Roland ; il veut justifier les circulaires diffamatoires de l'ancien ministre. »

C'est devant les Jacobins que Robespierre porta le procès, comme Jacques Roux l'avait porté devant les Cordeliers. Il fut véhément et âpre.

« On trame de nouveaux complots contre la liberté. On calomnie les Jacobins, la Montagne, les Cordeliers, les vieux athlètes de la Révolution, ceux qui en ont essuyé toutes les fatigues, sans cesser un moment de combattre pour elle. Un homme, couvert du manteau du patriotisme et que le peuple a cru digne d'en être l'interprète, insulte à la majesté de la Convention nationale. Cet homme qui se vante d'aimer le peuple plus que nous, ameute des citoyens de tout état contre la Constitution, sous prétexte qu'elle ne contient pas de lois contre les accapareurs ; et, d'après ce principe, il faut conclure implicitement qu'elle ne convient pas au peuple pour lequel elle a été faite.

« Les hommes qui aiment le peuple sans le dire, et qui le prouvent sans chercher à le mettre en évidence, ne tiendront jamais un pareil langage. Ils sentent combien ont fait pour le peuple ceux qui ont coopéré à ce grand œuvre de la Constitution. On ne parlerait plus de cet intrigant, si s'en tenant à la réception que lui a faite l'assemblée, lorsqu'il a lu son adresse, il eût gardé le silence ; niais on assure que le lendemain il s'est présenté aux Cordeliers, ce lieu sacré que redoutent tous les patriotes de fraîche date, ce lieu que n'osent aborder tous ceux dont la vertu est encore chancelante et que, là, dans une adresse, appuyée, dit-on, par de bons patriotes, il a osé retracer le tableau de ses insolences, et renouveler ses injurieuses interprétations. Il n'est aucun de ceux qui siègent dans cette assemblée qui n'ait été dénoncé comme l'ennemi du peuple le plus acharné à sa ruine. Enfin, cet homme a fait arrêter que cette adresse serait représentée au peuple, qu'elle serait répétée à l'Evêché, autre lieu célèbre pour les grands principes. (Plusieurs voix : « Il en a été chassé »).

« S'il est vrai qu'on lui ait rendu la justice qu'il mérite, notre attente est remplie ; je n'ajouterai qu'un mot : ceux qui voudraient donner suite à cette incroyable production ne peuvent être que des ennemis cachés, que des hommes fortement intéressés à propager les troubles, la discorde et les malheurs. J'invite à la plus grande circonspection. Les mesures pour sauver le peuple ne sont pas toujours les mêmes. Ainsi qu'à la guerre on fond quelquefois l'épée à la main sur l'ennemi qui plie, d'autres fois on se contente de la fatiguer, en le forçant à des marches et des contre-marches répétées et pénibles, évitant toujours le combat ; de même nous devons employer toutes sortes de ruses contre des ennemis qui n'obtiennent sur vous des succès que par des moyens semblables. Depuis quatre ans nous serions victorieux si nous n'avions pas négligé la finesse et la ruse. »

Qu'est-ce à dire et Robespierre n'entre-t-il pas ici dans la même tactique de prudence que Babeuf ? Ne semble-t-il pas conseiller aux sans-culottes de ne pas trop mettre en évidence le but suprême d'égalité sociale où ils tendent et où ils parviendront d'autant mieux qu'ils le dévoileront moins ?

Mais au pessimisme de Jacques Roux il oppose un magnifique optimisme ; lui, qui si souvent eut des paroles sombres, il sent que maintenant il faut rassénérer, alléger l'horizon. Qui aurait pu croire que cette Convention, dominée il y a quelques jours à peine par une faction scélérate, serait devenue si vite l'assemblée la plus populaire du globe ? Ceux qui l'attaquent maintenant, sont les ennemis de la Nation. Il sera facile de rallier les Cordeliers.

Collot d'Herbois abonde dans le 'sens de Robespierre :

« Oui, on écrasera les vampires de l'agiotage, mais par des lois, et on n'ira pas les chercher au fond de quelques bateaux à savon. »

 

LES JACOBINS RAMÈNENT LES CORDELIERS

Les Jacobins flétrissent Jacques Roux ; ils invitent ceux de leurs membres qui font partie de la société des Cordeliers à éclairer ceux-ci, à les avertir fraternellement. Ils obligent Roussillon, qui présidait la séance des Cordeliers où Roux parla et qui avait donné à celui-ci l'accolade fraternelle, à s'excuser : « Jamais baiser ne me parut plus amer. »

Et ils chargent officiellement Collot d'Herbois d'aller en leur nom haranguer les Cordeliers. Ceux-ci n'avaient pas la constance politique, l'organisation ferme, la pensée méthodique des Jacobins. Ils avaient été à 1.'origine lancés par Danton ; mais depuis que celui-ci se repliait, ils hésitaient en des directions contradictoires : tantôt se livrant à l'impulsion des Enragés, tantôt battant en retraite après une imprudence. Collot d'Herbois, Hébert n'eurent pas grand’peine à les ramener et ils désavouèrent l'adresse de Jacques Roux comme « inspirée par le fanatisme et la mauvaise foi ».

« Voyez, leur avait dit Collot d'Herbois, déjà les effets contre-révolutionnaires de la politique de Jacques Roux se font sentir : hier, par peur de l'anarchie, Paris a donné beaucoup de voix, pour le commandement de la garde nationale, à Raffet contre Hanriot. » Raffet avait eu, en effet, 4.956 suffrages contre 4.575 à Hanriot qui ne passa qu'au second tour.

 

JACQUES ROUX PROTESTE ET PERSISTE

Jacques Roux, chassé des Cordeliers après avoir été chassé de la Convention, rédigea une protestation amère et hautaine :

« On n'a pas toujours aboli la royauté pour avoir conduit un roi à l'échafaud. On n'a pas toujours écrasé la tyrannie pour avoir écrasé une faction contre-révolutionnaire. L'histoire nous apprend que les Romains, après s'être soustraits au joug de la monarchie, ne tardèrent pas à gémir sous le joug des sénateurs. Le despotisme le plus brutal est celui qui se propage dans les gouvernements de plusieurs et, quelque hommage que je rende à la Révolution, il n'est guère possible d'éprouver sous le règne le plus barbare tant de persécutions à la fois.

« Après avoir déployé, j'ose le dire, autant de caractère, les ennemis de la Patrie assouvissent sur moi leur rage et leur fureur, ils se sont servis de moi pour éclairer l'opinion publique, aujourd'hui ils me répudient. La Convention nationale me frappe d'anathème à l'occasion d'une adresse qui méritait à son auteur une couronne civique. Les intrigants se servirent du prétexte de l'opprobre dont je venais d'être couvert pour me faire expulser du club des Cordeliers qui a applaudi mille fois à mes principes. »

Et, persistant à se réclamer de Marat, si brutal pour lui :

« Mais quoi, ajoute-t-il, Marat n'a-t-il pas été persécuté pendant trois législatures ; on peut me frapper aussi ; on peut frapper « un homme qui dit des vérités dures, ne compose jamais avec les principes et ne rend hommage qu'à la vérité... »

« Je poursuivrai les ennemis du peuple avec le même courage que Marat, bien que je sois éloigné d'avoir les lumières de ce grand homme. »

Et toujours, par une pente de son esprit ou pat une perfidie haineuse, il glisse la glorification de l'ancien régime opposé par lui à la Révolution. Ce ne sont pas les préfets de police ou les prévôts des marchands de l'ancien régime, ce ne sont pas les Sartines et les Flesselles qui auraient négligé de taxer les denrées ; ce n'est pas sous un roi que Jacques Roux aurait été molesté comme sous la République ! C'était, chez ce prêtre, une étrange et dangereuse manie. Le voilà, pour un temps, réduit à l'impuissance. Il avait rédigé un discours sur Les causes des malheurs de la République française, et il en avait annoncé la publication à la fin de la brochure qui contenait son adresse à la Convention. Le manuscrit en a été conservé. Roux y insiste encore sur les méfaits de la bourgeoisie révolutionnaire.

« L'ennemi au dehors et au dedans, l'agiotage, l'accaparement, le discrédit du papier-monnaie, les gens de robe et d'épée, les bourgeois ont accaparé les biens du clergé et les domaines nationaux, ils ont accaparé le commerce et, grâce à eux, la Révolution n'a pas donné aux pauvres et aux ouvriers ce qu'ils étaient en droit d'en attendre.

« Frappez de mort les accapareurs ; les lois sont insuffisantes. Le Prussien qui est à nos portes est moins dangereux que ceux qui ne permettent pas par leurs -monopoles, leurs accaparements et leurs agiotages à l'ouvrier et à l'artisan de se nourrir. Agioteurs ! Avant la prise de la Bastille vous n'étiez cousus que de haillons et vous insultez aujourd'hui par votre luxe à la misère publique ; vous aviez à peine un domicile et vous habitez des palais ; vous aviez à peine une charrue et vous êtes propriétaires de terres considérables ; vous ne faisiez qu'un tout petit commerce au milieu de la rue et vous tenez des magasins immenses ; vous n'étiez que commis à gages dans les bureaux, vous armez des vaisseaux de guerre. Je ne suis pas étonné qu'il y ait tant de personnes ardentes en apparence pour la Révolution ; elle leur a fourni un prétexte précieux pour entasser patriotiquement, en peu de temps, trésor sur trésor et pour couvrir leurs vols d'un voile impénétrable.

« Sous l'ancien régime on aurait rougi de commettre de pareils actes.

« Expliquez pourquoi, malgré l'abondance des récoltes, la suppression des droits d'entrée et la diminution des consommateurs, expliquez pourquoi les denrées, même de mauvaise qualité, ont doublé et triplé de prix. Vous dites : c'est la guerre ! ce sont les assignats ! Non, c'est votre avidité.

« Mais prenez garde, agioteurs, accapareurs, riches des larmes des malheureux, scélérats impudibonds, vous mourrez du supplice des traîtres. »

Mais quel secret avait donc Jacques Roux et quel système pour empêcher l'avènement révolutionnaire des « nouvelles couches » bourgeoises ? Il était impossible et il eût été contre-révolutionnaire d'empêcher cet immense déplacement de fortune et d'abolir les effets de la colossale expropriation du clergé et de la noblesse. L'essentiel était de profiter de ce mouvement prodigieux pour organiser et assurer à jamais la démocratie, qui aurait permis ensuite l'avènement de couches plus profondes, de forces populaires encore ensevelies sous l'ignorance et la misère. Or, c'est à cette organisation de la démocratie que travaillait la Montagne ; et Jacques Roux la compromettait par son obstination maniaque à opposer l'innocence de l'ancien régime à la malice et à l'égoïsme des temps nouveaux.

« Je dénonce, ajoutait-il, ces hypocrites à qui le nivellement de la société parait une chimère ; les mandataires infidèles ; les ministres qui ont confié en des mains criminelles le salut de l'empire ; les officiers civils et militaires qui ont négligé l'application des lois, les charlatans ultramontains, les athées sanguinaires, les égoïstes, les banquiers, les accapareurs, ceux qui ont la Révolution dans la tête et la contre-Révolution dans le cœur.

« Soyez animés de l'âme de Brutus et sauvez le Capitole. »

Roux s'exaltait ainsi. Mais ce morceau ne parut pas. Sans doute, dans le redoublement de la tourmente, il jugea prudent de plier ses voiles, au moins pour quelques jours.

 

MARAT ET JACQUES ROUX

Etrange et énigmatique personnage ! Marat l'a certainement calomnié en disant qu'il avait usurpé le nom de Jacques Roux, qu'il s'appelait Renaudi et qu'il n'avait pris le nom de Jacques Roux qu'à la mort du prêtre d'Issy qui le portait. Les registres de l'église paroissiale de Saint-Cibard de Pransac, diocèse d'Angoulême, portent mention à la date du vingt-unième d'août 1752 du baptême de Jacques Roux, fils légitime de M. Gratien Roux et de Mlle Marguerite Montsalard. Puis, Jacques Roux fit la preuve à Marat qu'il avait professé, sous son nom de Jacques Roux, au séminaire d'Angoulême. Ce sont, semble-t-il, les injustices de ses maîtres méconnaissant le mérite et le zèle d'un plébéien, qui jetèrent Jacques Roux dans des pensées révolutionnaires et qui le mirent en guerre avec l'organisation ecclésiastique. Cette méprise si étrange de Marat racontant que Jacques Roux a fait un faux pour prendre le nom d'un prêtre assassiné nous met en garde contre les propos qu'il lui attribue. Marat ne mentait pas, mais sa mémoire encombrée de dénonciations, affaiblie par la maladie, avait des défaillances singulières. Peut-être aussi a-t-il mal compris ce que lui disait le prêtre chez lequel il s'était réfugié en une des périodes difficiles de sa vie tourmentée.

« Le troisième jour que je passai dans sa chambre, je le vis dans le costume de prêtre ; je ne sais s'il en avait honte à mes yeux, assurément à tort, car j'ai pour maxime de ne jamais scandaliser les âmes faibles, mais il me dit : « N'imaginez pas que je crois à la religion, je sais que c'est un tissu d'impostures, j'en ai fait mon gagne-pain ; et personne ne sait mieux que moi faire la sainte comédie. »

Propos peu vraisemblable. Il ne semble pas que Roux ait jamais répudié son caractère de prêtre : il continuait à dire la messe. Mais il était violemment anticlérical. Il s'associait, à la section des Gravilliers, à toutes les motions tendant à fermer « les boutiques de prêtres ». 11 écrivait que tant que le peuple ne serait pas instruit, la religion s'appuierait sur l'esclavage et l'esclavage sur la religion. Mais j'imagine, à la façon dont il parle des athées sanguinaires, qu'il avait en Dieu la foi presque chrétienne du Vicaire savoyard, et en continuant, sans prébende aucune, sans rémunération aucune, à officier, il s'associait à l'humilité de cœur du peuple ignorant et opprimé. Peut-être auprès de ce peuple qui tout à l'heure adorera sur le même autel « le cœur de Marat et le cœur de Jésus », le caractère sacerdotal, dont Jacques Roux n'avait pas voulu se dépouiller, ajoutait-il à l'effet de sa propagande révolutionnaire. Il était pauvre, vivait presque uniquement de ses 200 livres de rente, entre sa harpe qui l'apaisait parfois au sortir des réunions tumultueuses, et un chien que lui avait donné une bonne citoyenne des Gravilliers ; il gravissait les neuf étages des sombres maisons, et il s'était fait ainsi au' cœur de Paris artisan un petit empire qu'aucune violence du dehors ne semblait pouvoir entamer[2].

Mais qu'aurait-il pu maintenant, ayant contre lui non seulement Robespierre, Marat, les Cordeliers, les Jacobins, mais toute la Commune ?

 

LA COMMUNE CONTRE JACQUES ROUX

Chaumette et Hébert, Hébert surtout, si dur déjà pour Jacques Roux en mars 1793, sont implacables pour lui. Il s'était, on s'en souvient, imposé à la Commune à la faveur des événements révolutionnaires du 31 mai et du 2 juin et du rôle qu'y jouait sa fidèle section des Gravilliers.

Tout récemment encore, le 12 juin, il était chargé avec Guyot, Blin et Pâris, de la rédaction du Bulletin de la Commune ; ils faisaient l'extrait des lettres intéressantes, et le procès-verbal des séances du Conseil.

Mais, avec quel empressement les chefs de la Commune essaient de profiter, pour accabler Jacques Roux, de son faux pas à la' Convention !

Dès le lendemain 26 juin, le Conseil de la Commune, informé de l'émeute du savon à la Grenouillère, vote un ordre du jour qui flétrit tout appel au pillage, qui dénonce comme des complices de la Vendée tous ceux qui menacent les propriétés ; et Chaumette, voulant évidemment solidariser Jacques Roux avec ces désordres, « donne lecture d'un journal du soir dans lequel on annonce que Jacques Roux est venu dans la Convention critiquer la nouvelle Constitution et accuser les législateurs d'avoir dans cette Constitution favorisé les accapareurs. Plusieurs membres incriminent les principes de l'abbé Jacques Roux ». Le Conseil hésitait à entrer en lutte violente contre un homme qui avait au centre même de Paris une place forte, et contre un système que le peuple applaudissait. Mieux valait au contraire dissocier Jacques Roux des scènes de pillage et condamner les premières sans mettre en cause celui-ci. Le Conseil de la Commune, se refusant à suivre Chaumette dans la voie ouverte par celui-ci, passe à l'ordre du jour sur Jacques Roux, mais décide, sur le réquisitoire du procureur, de nommer des commissaires pour aller prier le Comité d'agriculture de la Convention de presser le rapport sur le moyen d'opérer la diminution des denrées. C'était en somme un succès ou un demi-succès pour Jacques Roux ; mais, à mesure que les pillages s'étendent dans les journées du 27 et du 28, le Conseil, inquiet d'avoir à réprimer des mouvements populaires, s'irrite contre celui qui les justifiait s'il ne les provoquait pas et, quand le 28 au soir Jacques Roux, qui n'avait pas encore été frappé de la foudre que le même soir Robespierre allait lancer contre lui aux Jacobins, se présente au Conseil de la Commune pour lui faire agréer la pétition adoptée déjà par les Cordeliers, le Conseil s'indigne des responsabilités redoutables qu'il prétendait lui imposer : « Votre pétition, s'écrie Chaumette, c'est le tocsin du pillage et de la révolution des propriétés. »

Guyot ajoute : « Roux a inscrit dans sa pétition les choses les plus dangereuses et les plus anticiviques. »

D'autres membres regardent Roux « comme la cause de tous les désordres, qui ont fait craindre les citoyens pour les propriétés, et demandent son exclusion du Conseil ». Était-ce légal ? En tous cas, c'était chose grave, et le débat fut ajourné au lendemain.

Le 29 juin « au Conseil général de la Commune, un membre remarque que malgré l'invitation faite au citoyen abbé Jacques Roux, il ne se présente pas pour répondre aux inculpations dirigées contre lui. » Roux était sans doute découragé par la terrible séance de la veille aux Jacobins.

« Le membre de la Commune demande que provisoirement et en attendant les explications de Roux, il ne soit plus rédacteur des affiches de la Commune. »

Proposition adoptée. Mais, le lendemain, aux Cordeliers, comme Hébert s'acharne sur Roux ! comme il se donne des airs de noblesse morale ! comme il exalte l'esprit de sacrifice ! Collot d'Herbois en était tout remué : « Je me souviendrai toujours de cette apostrophe faite par Hébert : « Vous vous plaignez, Parisiens ; vous déplorez votre situation, vous murmurez contre vos représentants. Mais songez donc à vos frères des départements, qui tous les jours sont réveillés par le bruit du canon, qui tous les jours reçoivent des boulets, et qui n'ont pas deux onces de pain par jour. »

Oui, ce fut un beau spectacle, et pour le conter, Collot d'Herbois a des ressouvenirs de son métier d'acteur, du temps où le maquillage des figures fondait au feu des chandelles : « Vous auriez vu Hébert promener le flambeau de la vérité sur la tête du prêtre hypocrite, et faire fondre son masque comme un limon impur qui couvrait sa tête. »

Et ce n'est pas seulement Jacques Roux qui est exécuté par Collot d'Herbois, par Hébert, c'est aussi Leclerc, qui a donné aux Lyonnais, par d'épouvantables menaces, le courage de s'armer pour la contre-Révolution : « Leclerc a dit aux Lyonnais qu'ils allaient être guillotinés ; qu'ils allaient être jetés dans la rivière ; alors ces hommes, naturellement poltrons, sont devenus braves et ils le sont devenus au détriment des patriotes. »

Jacques Roux était-il donc noyé à jamais ? Le 1er juillet « le Conseil général de la Commune délibérant sur la conduite de l'abbé Jacques Roux, l'un de ses membres, considérant que ce citoyen a insulté la Convention dans l'adresse perfide qu'il lui a présentée ces jours derniers, considérant en outre que ses opinions anticiviques l'ont fait chasser des sociétés populaires et du corps électoral, arrête à l'unanimité qu'il improuve sa conduite ».

 

LA CAMPAGNE' D'HÉBERT CONTRE JACQUES ROUX

Qu'Hébert se réjouisse ! Il peut croire un instant (mais connaît-il bien la ténacité de ce prêtre ?) qu'il est enfin débarrassé d'un rival détesté. Hébert trouvait Jacques Roux terriblement incommode. D'abord cette popularité étroite, mais profonde, toujours renouvelée par des infiltrations sourdes, comme l'eau d'un puits qui jamais ne tarirait, inquiétait la popularité superficielle et bruyante d'Hébert. Et puis, en fournissant un prétexte aux émeutes et aux pillages, Jacques Roux était très importun à la municipalité. Il pouvait soudain la compromettre à fond, soit qu'elle laissât faire, soit qu'elle réprimât. Enfin, les chefs de la Commune avaient des ambitions vastes.

Dutard écrit à Garat, en juin, que Chaumette espère se former un grand parti des Jacobins et des Cordeliers réunis.

Hébert, servi par son journal, rêve aussi d'une popularité vaste et d'un vaste pouvoir. Mais les doctrines violentes de Jacques Roux, si elles peuvent passionner une partie des ouvriers et des artisans, inquiètent toute la petite bourgeoisie marchande. Il a beau distinguer le « négoce » du « commerce » ; les détaillants, les boutiquiers ont peur d'être enveloppés dans la haine que le peuple porte aux accapareurs. Paris est une ville de petit commerce. Comment devenir maître de Paris et par lui de la France si l'on effraie les petits marchands ? L'ambition éveillée aiguise en Hébert le sens de la vie économique. Ecoutez-le, réfutant ou croyant réfuter les doctrines de Jacques Roux. Comme il rabroue, en juin et juillet, ceux qui dénoncent au peuple les accapareurs (n° 252) :

« Mais ces accapareurs, où sont-ils ? Est-ce à Paris ? Non, foutre, niais dans les grandes villes de commerce. C'est là, foutre, qu'il faut aller les chercher, et non pas à Paris, où il n'existe que des détaillants. Les millionnaires de Bordeaux et de Marseille se foutent bien que l'on pille un de leurs bateaux sur la Seine, quand leurs magasins et leurs vaisseaux regorgent de marchandises.

« Ah ! foutre, si la Convention avait toujours marché comme à présent, si elle n'avait pas souffert aussi longtemps dans son sein. une poignée de coquins qui mettaient des bâtons dans les roues, elle aurait fait de très bonnes lois pour protéger le faible contre le fort, le pauvre contre le riche, et déjà nous recueillerions les fruits de la Révolution... Ce n'est pas dans le moment qu'on calomnie les patriotes, lorsqu'on veut faire marcher contre eux les bataillons du Calvados, du Finistère et de la Gironde, qu'ils se livreront au moindre excès. Ils savent que leur salut et le salut de la République dépendent de la conduite qu'ils vont tenir et ils ne gâteront point leur cause. »

Donc, que Jacques Roux, et Leclerc, et Varlet et toute la séquelle importune des Enragés s'en aillent au loin, qu'ils purgent la ville de Paris où ils n'ont que faire, et qu'ils aillent travailler de leur état dans les grands ports : qu'ils aillent piller, s'il leur plaît, les vaisseaux signalés dans le port de Marseille, dans celui de Bordeaux ou dans celui de Nantes ; ou, s'ils ont un goût trop vif pour les opérations sur le sucre, qu'ils descendent jusqu'au Havre. Quels fâcheux que ces hommes qui animent encore à l'émeute et qui rêvent de coup de main quand il est si facile à Hébert, par la puissance de son journal aux échos innombrables et grossiers, par son influence pénétrante au ministère de la Guerre, d'accroître peu à peu son pouvoir et l'action du peuple ! Ainsi Hébert se faisait, à côté de Robespierre et contre les Enragés, l'homme de l'ordre, de la Convention, de la Constitution. Ainsi la coalition des Jacobins, des Cordeliers, de la Montagne, de la Commune opposait au mouvement social et à l'agitation dangereuse des Enragés un obstacle formidable. L'assaut livré sur ce point à la Constitution était refoulé, et Robespierre pouvait dire à la France, travaillée par l'intrigue girondine, mais qui attendait d'un regard avide un point lumineux de ralliement : « Voici l'acte constitutionnel, tout Paris l'acclame ; que la France réconciliée l'acclame aussi. »

La Révolution venait de franchir un dangereux défilé. Mais quoi ! le péril est-il vraiment conjuré, et l'autorité nécessaire de la Convention, centralisant la France révolutionnaire, et du Comité de salut public, centralisant la Convention, n'est-elle pas minée par des influences plus subtiles, plus souterraines, plus dangereuses ?

 

LA POLITIQUE D'HÉBERT

Dès juin et juillet, Robespierre surveille avec inquiétude les pensées à peine avouées encore et les projets d'Hébert. Oh ! celui-ci est très prudent et très sage ! Prudence, union : qui pourrait se méfier de lui ? H protégeait tout à l'heure les bons marchands de Paris contre les entreprises et les prédications des forcenés. Même aux « monopoleurs », auxquels il ne peut point se dispenser de parler d'un ton de menace, que demande-t-il, en somme ? d'être raisonnables, de ne pas contrarier l'effort des sans-culottes :

« Monopoleurs de Paris, vous n'avez d'autre parti à prendre que de vous jeter tête baissée dans Za sans-culotterie ; avec elle vous n'avez rien à craindre et vos propriétés sont assurées. Les patriotes n'exigent de vous que l'effort de ne pas leur nuire. Mais malheur à vous, foutre, si vous continuez de manigancer contre la République, de faire disparaître les denrées et de faire piller ! »

Et ce bon Jésus, ce doux Jésus, ce sans-culotte Jésus, comme Hébert l'enrôle dans les armées révolutionnaires qui vont combattre le fanatisme vendéen ! La citoyenne qu'a entendue le 6 juin l'observateur Dutard, disait : « On parle de Dieu, mais Dieu est de l'aristocratie ». Elle voulait sans doute dire par là qu'à force d'avoir été célébré par les aristocrates pour maintenir le peuple dans le respect stupide, il avait pris lui-même le pli. Hébert, tout au contraire, croit qu'il n'aura aucune difficulté à mettre Jésus de son côté, du côté de la Révolution, compère et compagnon avec le père Duchesne.

Lisez ce qu'on pourrait appeler « l'épître aux Vendéens »

« Ah ! si le brave sans-culotte Jésus revenait sur la terre, il serait au moins aussi en colère que le père Duchesne de voir de pareils scélérats se servir de son nom pour commettre les plus grands forfaits. « Lisez mon évangile, leur dirait-il, prêtres menteurs, riches sanguinaires, vous y verrez que j'ai toujours prêché la liberté et l'égalité, que je n'ai cessé de défendre les pauvres contre les riches. J'étais, dans mon temps, le jacobin le plus enragé de la Judée ! Aussi les calotins, les juges, les financiers, les nobles et le Capet de mon siècle, qui s'appelait Hérode, ne me virent-ils jamais que d'un mauvais œil. Pendant toute ma vie, consacrée à la vertu et à la bienfaisance, je fus traité d'incendiaire, d'agitateur, de désorganisateur. Enfin, l'infâme tribunal de Ponce-Pilate, le tribunal des Douze d'alors, me chercha une querelle d'Allemand : on m'accusa de conspiration ; des témoins, venus exprès de Normandie pour déposer contre moi, et grassement payés par les pharisiens et les publicains, qui étaient les brissotins de mon pays, me chargèrent de tant de fausses inculpations que je fus attaché en croix et mis à mort comme un scélérat.

« Pauvres sans-culottes, bonnes gens des campagnes, ne vous laissez pas tromper par vos prêtres : prenez mon évangile, je vous le répète, et vous verrez que vos prêtres n'en veulent qu'à vos propriétés ; ils vous vendent à prix d'argent le paradis qui ne peut s'acheter que par de bonnes œuvres. »

Est-ce Jésus qui est devenu Hébert ? Est-ce Hébert qui est devenu Jésus ? J'ai cru remarquer, cependant, que le « sans-culotte Jésus » a des faiblesses : il ne jure pas, il ne dit pas : « Lisez, foutre, mon évangile. » Ce sera sans doute pour son prochain sermon : il se formera. Mais comment la guerre civile ne serait-elle pas bientôt noyée dans ces fadeurs ? Surtout, que personne ne prenne peur. Ceux qui croient qu'une partie du peuple de Paris a massacré des prisonniers dans les journées de septembre, ne savent pas un mot d'histoire : « On nous fout au nez les massacres des 2 et 3 septembre, quoique ces massacres aient été faits par des étrangers. »

J'aime mieux Marat, quand il en prend la responsabilité.

Surtout que les révolutionnaires ne se querellent pas, qu'ils ne se divisent pas. Le péril est grand et il ne peut être conjuré que par l'union.

Hébert écrit dans le numéro 245, peu après le 31 mai :

« Jamais, foutre, nous n'avons été si près de la contre-Révolution... Je le dis et je le répéterai toujours : si nous ne nous entendons pas, si nous ne sommes pas tous unis comme des frères, nous sommes foutus et contre-foutus. Non seulement, comme l'a dit le prophète Isnard, on cherchera sur les rives de la Seine le lieu où exista Paris, mais les bords de la Garonne seront également dévastés. Tandis, foutre, que nous nous mangerons le blanc des yeux, les ours du Nord, les tigres d'Espagne, conduits par des prêtres, fondront sur nos départements... Ne vous souvient-il plus que dé tout temps l'Angleterre a été l'ennemie de la France ?... Ces buveurs de bière ne nous pardonnent pas d'avoir des départements qui produisent de la vigne. »

La fumée qui s'exhale de la pipe du père Duchesne est à la fois fraternelle et guerrière : c'est, pour les patriotes, la fumée du toit hospitalier qui les abritera tous ; c'est, pour les ennemis, la fumée du canon vengeur qui les abattra tous.

Cependant, dans l'esprit d'Hébert, un vaste plan d'ambition s'est formé, qui se lie aux ambitions de la grande Commune. Hébert était fatigué d'entendre parler du « triumvirat » de Marat, de Robespierre et de Danton. N'était-il donc, lui, qu'un bouffon en sous-ordre, l'amuseur grossier des faubourgs ? Il ferait bien voir à tous qu'avec ses jurements il arriverait haut, et qu'il avait en lui, tout comme Danton, Robespierre et Marat, l'étoffe d'un chef de parti. C'est lui, après tout, qui avait le plus excité les colères brissotines et girondines. « L'infâme tripot des Douze » n'avait pas arrêté Danton ou Robespierre, il n'avait même pas arrêté Marat. Il avait mis la main sur Hébert : et c'est cet acte de violence contre le meilleur défenseur des sans-culottes, contre celui qui s'était fait, dans la presse, « le tape-dur » de l'aristocratie, qui avait provoqué l'insurrection victorieuse du 31 mai et du 2 juin.

Comment accroître, et rapidement, son influence ? Comment jeter sur ses rivaux plus éclatants, sur ceux qui dominent ou à la Convention ou au Comité de salut public, ou aux Jacobins, un commencement de défaveur ? Il allait d'abord exaspérer dans le peuple souffrant l'appétit de vengeance. La vie devenait dure : il n'y avait ni famine, ni misère extrême ; mais les approvisionnements étaient stricts, la distribution était difficile et lente : les femmes, les hommes mêmes perdaient des heures à faire queue à la porte du boulanger et du boucher ; la hausse des salaires ne répondait pas toujours exactement à la hausse des denrées : d'où venait ce malaise ? d'où venait cette inquiétude ? Des infâmes aristocrates coalisés avec l'étranger, des infâmes Girondins coalisés maintenant avec les aristocrates. Et dans les groupes les colères s'allumaient. Ce n'était plus le généreux élan de 1790, la magnifique colère de 1792 : c'était parfois une fureur grandiose et âpre, parfois aussi le besoin bestial et vil de soulager sa propre souffrance en faisant souffrir. Insulter, tuer, mêler la dérision à la mort, exploiter jusqu'au dernier souffle, jusqu'au dernier regard des traîtres attendus par la guillotine, pour leur faire respirer l'outrage, pour leur donner d'avance, en caricature de gestes et de paroles, le spectacle de leur propre supplice, et une vision grotesque et lugubre d'échafaud : ce fut là, hélas ! pour une grande partie de la foule, la tentation des heures mauvaises. Tuer n'est rien : il faut abaisser, il faut flétrir ; plus ils furent éclatants, plus il faut ravaler même leurs souffrances ; il faut faire de leur agonie une humiliation et une farce, les empêcher eux-mêmes, sous les éclats d'une gaieté féroce, de prendre leur propre supplice au sérieux, et éteindre dans l'âme des vaincus la fierté secrète qui aide à soutenir la mort.

Or, Hébert s'offrit à être le virtuose de ces heures méchantes et troubles, il s'offrit à flatter, dans les cœurs ulcérés, la volupté du sang, à faire de toute vie attendue par le bourreau un misérable haillon que le peuple secouait à sa fenêtre parmi ses guenilles de misère. Antoinette est au Temple, tous les jours plus étroitement gardée, et ceux qui la surveillent sont obligés d'aller s'excuser devant le Conseil de la Commune s'ils lui ont parlé le chapeau à la main. Ecoutez le Père Duchesne :

« La tigresse autrichienne était regardée, dans toutes les cours, comme la plus misérable prostituée de France. On l'accusait hautement de se vautrer dans la fange avec des valets, et on était embarrassé de distinguer quel était lé goujat qui avait fabriqué les avortons éclopés, bossus, gangrenés, sortis de son ventre ridé à triple étage. »

Mme Roland est à l'Abbaye, tragiquement disputée entre le désir de vivre et la peur, si elle vit, d'être vaincue par l'amour qu'elle porte au cœur. Le Père Duchesne régale le peuple d'une fiction plaisante. Il assure qu'il est allé voir à l'Abbaye Mme Coco » et « sa face plâtrée ». Il était déguisé en chef vendéen ; oh ! comme elle a été bonne pour lui :

« C'est le général de l'armée chrétienne, m'écriai-je ; ou, comme on dit à Paris, le chef des brigands ; à ce mot, la citoyenne Coco laisse échapper un gros soupir, elle lance sur moi un regard tendre, tel une chatte amoureuse à un vieux matou qui vient miauler autour d'elle. »

Elle lui avoue que ses amis et elle ne comptent plus que sur la Vendée et l'Angleterre. Alors le père Duchesne, se démasquant soudain, lui crie l'injure à pleine gueule :

« Oui, foutre, tu l'as dit, vieux sac à contre-Révolution. Reconnais le père Duchesne ; je t'ai laissé défiler ton chapelet pour te connaître. Le pot aux roses est découvert ; tous tes projets s'en vont à vau-l'eau. Non, les Français ne se battront pas pour un crâne pelé comme celui de ton vieux cocu et pour une salope édentée de ton espèce. Tous les départements vont être débrissotés et dérolandisés. La Constitution s'achève, et tous les bons citoyens vont se réunir à Paris pour jurer de la défendre. Pleure tes crimes, vieille guenon, en attendant que tu les expies sur l'échafaud, foutre. »

Les crieurs du journal insistaient sous les fenêtres de l'Abbaye, vociférant le titre et ajoutant eux-mêmes de leur fonds et de leur verve aux joyeux propos du maître. De son cachot, Mm' Roland entendait, et elle l'a noté dans ses Mémoires. C'était une force pour Hébert de pouvoir écrire ces choses. Ce-blond jeune homme aux yeux bleus, au fade visage sans âme, pouvait aller haut.

Sa tactique va être simple : il s'applique à discréditer Danton que ses relations avec Dumouriez et son hésitation ont diminué. Il s'applique à dépasser Robespierre. Tout ce que perdront d'autorité les chefs de la Révolution, la Convention et le Comité de salut public, la Commune le gagnera : elle est déjà forte par le ministère de la guerre. Là, avec les six cents employés en bonnet rouge qui sont dévoués à la faction extrême des Cordeliers, elle a comme une forteresse. Les officiers nobles éveillent tous les jours plus de méfiance : qu'on les remplace tous. C'est le ministère de la Guerre dominé par la Commune, c'est donc la Commune elle-même qui nommera à tous les emplois dans l'armée, et qui tiendra l'armée de la Révolution. Il ne faut pas que le Comité de salut public, où dominent aujourd'hui Danton et Barère, où bientôt dominera Robespierre, prétende substituer sa direction et son contrôle au contrôle et à la direction des ministres surveillés et conseillés par la Commune.

Celle-ci essaiera de conquérir les ministères comme elle a conquis celui de la Guerre. Au besoin les Hébertistes et les Enragés, peu à peu réconciliés, opposeront au Comité de salut public la Constitution qui ne prévoit que des ministres et ils essaieront ainsi d'appeler à eux tout le pouvoir. Oui, mais n'est-ce pas livrer la Révolution et les armées à une étroite coterie parisienne 2 N'est-ce pas recommencer en sens inverse la scission de Paris et de la France ? N'est-ce pas surtout préparer entre la Convention et le Comité de salut public d'un côté, la Commune et le ministère de la Guerre de l'autre, un conflit paralysant, aussi funeste que celui auquel le 31 mai et le 2 juin ont mis un terme ?

 

ROBESPIERRE DÉJOUE LA MANŒUVRE HÉBERTISTE

Robespierre, assidu aux Jacobins, vigilant, courageux, s'obstine à déjouer la manœuvre, à prévenir les mesures hâtives qui sous prétexte de révolutionner l'armée la livrerait désorganisée et sans chefs à l'ennemi. Il s'applique à maintenir l'autorité de la Convention et du Comité de salut public, à fondre toutes les forces de la Révolution, à créer contre le péril intérieur et extérieur la dictature de la France révolutionnaire appuyée sur Paris, et à écarter la dictature étroite de Paris qui aurait été bientôt précipitée dans le vide. Sommes-nous donc avec lui contre tous, contre Jacques Roux tout à l'heure, maintenant contre Hébert ?

A vrai dire, nous ne sommes pas obligés de prendre parti avec cette rigueur. L'histoire est une mêlée étrange où les hommes qui se combattent servent souvent la même cause. Le mouvement politique et social est la résultante de toutes les forces. Toutes les classes, toutes les tendances, tous les intérêts, toutes les idées, toutes les énergies collectives ou individuelles cherchent à se faire jour, à se déployer, à se soumettre l'histoire.

Et, dans cette universelle action et réaction, il est impossible de définir l'effort propre de chacun. Le vainqueur serait autre s'il n'avait pas été combattu et il y a toujours quelque chose du vaincu dans l'acte du vainqueur. Toute victoire est une concession partielle. Sans Jacques Roux, sans Hébert, la ligne politique et sociale de la Révolution eût été autre. Elle a dû tenir compte des problèmes qu'ils formulaient, des énergies qu'ils suscitaient, des appétits qu'ils déchaînaient. Réduire l'effort de vingt-six millions d'hommes à la politique et aux combinaisons d'un homme serait puéril.

Les vivants, les combattants ne peuvent pas s'élever au-dessus d'eux-mêmes ; ils ne peuvent pas faire d'avance la synthèse de leur propre force et des forces adverses. Mais la mort délivre l'action de tout homme de sa forme étroitement individuelle : et l'histoire met en lumière l'inconsciente et profonde collaboration de ceux qui furent des ennemis ou des rivaux. C'est le devoir de l'histoire de comprendre toutes les idées, de sympathiser en quelque mesure avec toutes les forces, de démêler tous les germes, de deviner les concordances secrètes sous l'apparente contrariété. Son devoir, c'est de donner à tous les partis, à tous les individus leur juste part de lumière.

Ai-je donc desservi Jacques Roux ? Je lui ai fait large mesure de clarté et d'espace. Et, sans doute, je n'ai point diminué Hébert en dégageant son système. Je l'ai haussé au-dessus des jurons du Père Duchesne. Mais on a beau regarder les événements du point de vue de l'histoire. Il est impossible de développer ce grand drame sans s'y mêler. On va réveillant les morts et, à peine réveillés, ils vous imposent la loi de la vie, la loi étroite du choix, de la préférence, du combat, du parti pris, de l'âpre et nécessaire exclusion. Avec qui es-tu ? Avec qui viens-tu combattre et contre qui ?

Michelet a fait une réponse illusoire : « Je siégerais entre Cambon et Carnot : je ne serais pas Jacobin, mais Montagnard. »

C'est une échappatoire... Cambon et Carnot : l'un organisait les finances, l'autre organisait la guerre. Sur eux ne pèse aucune responsabilité directe des décisions terribles ; et il est commode de s'établir entre eux. Mais, comment Cambon aurait-il pu gouverner les finances, comment Carnot aurait-il pu précipiter tout ensemble et discipliner l'élan des armées si des hommes politiques n'avaient assuré, au prix de douloureux efforts et de responsabilités effroyables, la puissance et l'unité de l'action révolutionnaire ?

Si grands qu'ils aient été, Cambon et Carnot ont été des administrateurs, non des gouvernants. Ils ont été des effets ; Robespierre était une cause. Je ne veux pas faire à tous ces combattants qui m'interpellent une réponse évasive, hypocrite et poltronne. Je leur dis : Ici, sous ce soleil de juin 93 qui échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c'est à côté de lui que je vais m'asseoir aux Jacobins.

Oui, je suis avec lui parce qu'il a à ce moment toute l'ampleur de la Révolution. Je suis avec lui parce que, s'il combat ceux qui veulent rapetisser Paris à une faction, il a gardé le sens révolutionnaire de Paris. Il empêchera l'hébertisme de confisquer l'énergie populaire ; mais il ne rompt pas avec cette énergie ; il défend le ministre Bouchotte, il défend le général Rossignol, il défend les officiers sortis du peuple ; mais il veut qu'ils soient jugés et surveillés de haut par la Révolution de France, non pas par l'insurrection de Paris. Il n'a pas peur de Paris, et la preuve, c'est qu'il conseille aux sans-culottes parisiens de ne pas s'enrôler en masse pour les frontières, de rester armés au cœur de Paris pour préserver la capitale de toute surprise contre-révolutionnaire.

S'il avait eu contre la Commune de mauvais desseins, il aurait fait le vide autour d'elle : il aurait expédié en Vendée ou en Flandre, ou en Roussillon, ou sur les bords du Rhin, les patriotes véhéments. Il s'applique, au contraire, à les retenir et il supplie la Commune de se servir de cette force populaire non pour subordonner, non pour violenter ou menacer la Convention, mais pour la protéger au contraire, pour lui donner la confiance invincible qu'elle communiquera à la France et aux armées.

Ainsi, il n'est pas plus le sectaire de la Convention que le sectaire de la Commune : il ne veut pas plus une coterie de salut public qu'une coterie des bureaux de la guerre. La Convention est le centre légal et national de la force et de la pensée révolutionnaires. Quiconque maintenant la menace ou l'affaiblit ou la discrédite est un ennemi public et refait le crime de la Gironde.

Par la Convention loyalement unie à une Commune ardente, mais respectueuse de la loi, c'est toute la France qui gouverne, qui administre, qui combat. Paris est le foyer le plus vaste, le plus ardent et le plus proche où la Révolution se réchauffe : il n'est pas à lui tout seul la Révolution. La démocratie est donc pour Robespierre à la fois le but et le moyen : le but, puisqu'il tend à rendre possible l'application d'une Constitution en qui la démocratie s'exprime ; le moyen, puisque c'est avec toute la force révolutionnaire nationale, concentrée, mais non mutilée, qu'il veut accabler l'ennemi. Hors de lui, le reste est secte. Ô socialistes, mes compagnons, ne vous scandalisez pas. Si le socialisme était une secte, si la victoire devait être une victoire de secte, il devrait porter sur l'histoire un jugement de secte, il devait donner sa sympathie aux petits groupements dont les formules semblent le mieux annoncer les siennes, ou à ces factions ardentes qui, en poussant presque jusqu'au délire la passion du peuple, semblaient rendre intenable le régime que nous voulons abolir. Mais ce n'est pas d'une exaspération sectaire, c'est de la puissante et large évolution de la démocratie que le socialisme sortira : et voilà pourquoi, à chacun des moments de la Révolution française, je me demande : quelle est la politique qui sert le mieux toute la Révolution, toute la démocratie ?

Or, c'est maintenant, la politique de Robespierre.

 

L'ÉLOGE DE ROBESPIERRE PAR BABEUF

Babeuf, le communiste Babeuf, votre maître et le mien, celui qui a fondé en notre pays, non pas seulement la doctrine socialiste, mais surtout la politique socialiste, avait bien pressenti cela dans sa lettre à Coupé de l'Oise ; èt voici que quinze mois après la mort de Robespierre, quand Babeuf cherche à étayer son entreprise socialiste, c'est la politique de Robespierre qui lui apparaît comme le seul point d'appui.

A Bodson, à ce Cordelier ardent qui assistait aux séances du club dans la tragique semaine de mars 1794, où l'hébertisme prépara son mouvement insurrectionnel contre la Convention, à Bodson, resté fidèle au souvenir d'Hébert, Babeuf ne craint pas d'écrire, le 29 février 1796, qu'Hébert ne compte pas, qu'il n'avait su émouvoir que quelques quartiers de Paris, que le bonheur commun devait avoir pour organe toute la communauté et que Robespierre seul, au-delà des coteries, des sectes, des combinaisons artificielles et étroites, a représenté toute l'étendue de la démocratie.

« Je ne crois point encore, avec et comme toi, impolitique et superflu d'évoquer les cendres et les principes de Robespierre et de Saint-Just pour étayer notre doctrine. D'abord, nous ne faisons que rendre hommage à une grande vérité, sans laquelle nous serions trop au-dessous d'une équitable modestie. Cette vérité est que nous ne sommes que les seconds Gracques de la Révolution française. N'est-il pas utile de montrer que nous n'innovons rien, que nous ne faisons que succéder à des premiers généreux défenseurs du peuple, qui avant nous avaient marqué le même but de justice et de bonheur auquel le peuple doit atteindre ? Et, en second lieu, réveiller Robespierre, c'est réveiller tous les patriotes énergiques de la République et avec eux le peuple qui, autrefois, n'écoutait et ne suivait qu'eux. Rendons à sa mémoire son tribut légitime ; tous ses disciples se relèvent et bientôt ils triomphent. Le robespierrisme atterre de nouveau toutes les factions. Le robespierrisme ne ressemble à aucune d'elles ; il n'est ni factice ni limité. Le robespierrisme est dans toute la République, dans toute la filasse judicieuse et clairvoyante et naturellement dans le peuple. La raison en est simple : C'EST QUE LE ROBESPIERRISME, C'EST LA DÉMOCRATIE, et ces deux mots sont parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs de relever la démocratie. »

 

LA POLITIQUE DE MARAT

Cette lutte pour la démocratie, contre le sectarisme naissant de l'hébertisme et de la Commune, qui donc, sinon Robespierre, pouvait la mener ? Ce n'était point Marat ; il était à bout de forces ; et son regard aigu ne pouvait plus surveiller tout l'horizon. Contre Jacques Roux et les Enragés il aidait Robespierre : j'ai déjà fait allusion à son terrible article du 4 juillet (article calomnieux). Il y dénonce « les faux patriotes plus dangereux que les aristocrates et les royalistes. » Il y fait le portrait de Jacques Roux, « boutefeu de la section des Gravilliers et de la société des Cordeliers, chassé de ces assemblées populaires, de même que ses confrères Varlet et Leclerc ses complices ». Oui, « le plus cruel des fléaux que nous ayons à combattre pour faire triompher la liberté, ce n'est point les aristocrates, les royalistes, les contre-révolutionnaires, mais les faux patriotes exaltés, qui se prévalent de leur masque de civisme pour égarer les bons citoyens, et les jeter dans des démarches violentes, hasardées, téméraires et désastreuses. Ces intrigants ne se contentent pas d'être les factotums de leurs sections respectives, ils s'agitent, pour s'introduire dans toutes les sociétés populaires, les influencer et en devenir enfin les grands faiseurs. Tels sont les trois individus bruyants qui s'étaient emparés de la section des Gravilliers, de la Société fraternelle et de celle des Cordeliers, je veux parler du petit Leclerc, de Varlet et de l'abbé Renaudi, soi-disant Jacques Roux ».

Mais ce n'est là qu'une boutade.

Marat n'avait pas l'étendue de vues et il ne pouvait plus avoir la constance d'action de Robespierre. Au demeurant, il était si préoccupé de l'épuration nécessaire des états-majors militaires, il menait contre Biron, commandant en chef des armées de Vendée, contre Custine, qui de l'armée du Rhin avait été appelé à l'armée du Nord, une campagne si véhémente qu'il était très près de l'état d'esprit des bureaux de la Guerre où l'influence d'Hébert et de la Commune dominait. Il démasquait non pas la trahison mais la faiblesse, « le défaut de vue et d'énergie » des représentants et du Comité de salut public. Il se plaint de l'indifférence de la Montagne.

« La lettre que j'ai adressée, le 4 de ce mois, à la Convention pour demander que la tête des Capets rebelles fût mise à prix, et pour solliciter l'immédiate destitution de Biron et de Custine qui s'apprêtent à renouveler le rôle de Dumouriez, n'a été lue que le 5. La Convention n'a même pas entendu que ce qui est relatif aux Capets, elle a passé à l'ordre par le vote. Je suis peu surpris, sans doute que ma lettre avait été communiquée la veille aux endormeurs du Comité de salut public — ou, comme on dit, de perte publique — qui ont engagé quelques trembleurs de la Convention à préparer l'ordre du jour. Toujours est-il certain que Barère, Delmas, Mathieu, Ramel-Nogaret, etc., protègent Custine, Biron, Westermann, Menou et tous les scélérats ex-nobles, qui sont malheureusement encore à la tête de nos armées.

« Mais les patriotes de la Montagne ? Les patriotes de la Montagne aperçoivent très difficilement les trahisons ; ils attendent même quelquefois qu'elles soient consommées pour s'en occuper. C'est ce qui leur est arrivé à l'égard de Dumouriez ; pendant six mois, j'ai eu beau sonner le tocsin, ils ne les ont vues, que lorsqu'il a menacé de marcher sur Paris. C'est ce qui leur est arrivé à l'égard de la faction des hommes d'Etat ; j'avais beau les démasquer chaque jour depuis quatre mois, ils m'ont traité de rêveur. Quoi qu'il en soit, j'aime beaucoup mes chers collègues, mais j'aime bien autrement la Patrie et, quelle que soit ma crainte de leur déplaire, elle n'arrêtera point ma plume.

« Si Biron et Custine trahissent la Patrie (comme je n'ai que trop lieu de le craindre) je prends acte aujourd'hui contre eux des vains efforts que j'ai faits pour prévenir ce malheur, en les engageant à ôter enfin le commandement de nos armées à ces deux courtisans. »

Marat accusait le Comité de salut public de paralyser « par sa torpeur » Bouchotte.

« Si le Comité de salut public n'entravait pas les opérations du ministre de la Guerre, je ferais à ce sujet une vive sortie contre lui, mais je sais qu'il n'est pas le maitre de faire ce qui convient pour faire aller la machine. »

Or, ce propos rentrait tout à fait dans le système hébertiste. Mais, comment concluait Marat, qui sentait bien qu'il serait difficile de remplacer d'emblée tous les chefs suspects par des patriotes expérimentés ? Il concluait qu'il faudrait s'en tenir pour un assez long temps à la petite guerre défensive. Et par là il marquait bien que s'il était prêt à marcher avec Hébert, avec Vincent, avec Bouchotte pour épurer le commandement, il était bien loin de se Laisser aller à la griserie hébertiste. Il est vrai que du. même coup il proscrivait cette tactique des mouvements de masse et de l'offensive qui seule pouvait sauver la Révolution et qui en effet la sauva.

Le dernier numéro de Marat, celui du 14 juillet, est une nouvelle attaque contre Custine et le Comité de salut public.

« Voilà donc Custine, prenant la place de l'infâme Dumouriez, dont il renouvellera bientôt les désastreuses opérations, et peut-être d'une manière plus déplorable encore. Que penser du Comité de salut public, ou plutôt de ses meneurs, car la plupart de ses membres sont si insouciants qu'ils assistent à peine deux heures sur les vingt-quatre aux séances du Conseil, qu'ils ignorent presque tout ce qui s'y fait ! Ils sont très coupables sans doute de s'être chargés d'une tâche qu'ils ne veulent pas remplir, mais les meneurs sont très criminels de remplir si indignement leurs fonctions.

« Dans le nombre, il en est un que la Montagne vient de renommer très imprudemment et que je regarde comme l'ennemi le plus dangereux de la Patrie : c'est Barère... Quant à moi, je suis convaincu qu'il nage entre deux eaux pour voir à quel parti demeurera la victoire ; c'est lui qui a paralysé toutes les mesures de rigueur et qui nous enchaîne de la sorte pour nous laisser égorger, je l'invite à me donner un démenti en se prononçant enfin de manière à ne plus passer pour un royaliste déguisé. »

Ah ! certes, Marat, avec son désintéressement admirable, avec son horreur de l'intrigue, aurait combattu Hébert et ses amis le jour où il lui aurait apparu qu'ils voulaient dominer la Convention. Déjà, quand il attaque le Comité de salut public, il prend bien soin d'avertir, par une note, qu'il ne s'agit que de celui dont les pouvoirs expiraient le 10 juillet : et, s'il s'en prend à Barère, qui avait été réélu, c'est en exprimant l'espoir qu'il adoptera enfin un plan de conduite très net. Mais, dans cette période difficile, Marat, comme on le voit, n'aidait pas Robespierre à donner au pays révolutionnaire cette patiente sagesse, cette impression de sécurité et d'unité qui était vraiment nécessaire au salut public.

Danton qui, personnellement, était mis en cause, Danton qui avait plus d'une fois à répondre devant les Jacobins aux attaques dirigées contre lui, Danton qui, membre du Comité de salut public, portait le poids des inévitables fautes commises par celui-ci, des trahisons qu'il n'avait pu prévenir et des revers qu'il n'avait pu empêcher, ne pouvait non plus conseiller avec autorité la discrétion, la mesure, la circonspection. Il aurait eu l'air de se défendre lui-même. Et il n'avait pas d'ailleurs cette continuité d'effort, cette assiduité qui sont, aux heures troubles, la condition de l'action efficace. Il éclatait parfois comme la foudre. Le 15 juin, à la nouvelle des revers de Vendée, il jetait du haut de la tribune de la Convention un anathème magnifique aux Girondins fugitifs qui allaient semer dans le pays la guerre civile, et le lendemain il venait faire part aux Jacobins de la commotion donnée par sa parole, constater d'un regard que sa popularité s'enflait soudain comme un torrent. Il n'était pas le patient ouvrier de l'œuvre quotidienne.

 

ROBESPIERRE DÉFEND LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC

Au contraire, Robespierre, qui, ne faisant point partie du premier Comité de salut public, n'avait aucune responsabilité dans les erreurs et les malheurs du passé, mettait son autorité intacte à défendre la Convention, le Comité de salut public et Barère lui-même si attaqué par Marat, comme à défendre la Constitution attaquée par Chabot et Jacques Roux. Il dit, le 14 juin, aux Jacobins — et le jour même où le remplacement de Bouchotte au ministère de la Guerre par Beauharnais provoquait les plus vifs orages contre la Convention et le Comité de salut public — :

« Le peuple est sublime, mais les individus sont faibles ; cependant, dans une tourmente politique, dans une tempête révolutionnaire, il faut un point de ralliement. Le peuple en masse, ne peut se gouverner. Ce point de ralliement doit être dans Paris. C'est là qu'il faut ramener les contre-révolutionnaires pour les faire tomber sous le glaive de la loi ; c'est là que doit être placé le centre de la Révolution. Tout ce que le peuple pouvait exiger, c'était que la Convention marchât dans le sens de la Révolution ; elle y marche actuellement.

« J'ai été le premier à manifester ma défiance à l'égard des nobles. Je puis assurer que je suis un des patriotes les plus défiants et les plus mélancoliques qui aient paru depuis la Révolution. Hélas ! je vous déclare que j'ai su avec une douleur extrême que Bouchotte n'était plus ministre de la Guerre ; je n'ai jamais parlé à Bouchotte, je ne l'ai jamais vu et je déclare que je le regarde comme l'homme qui réunit le plus de talent et de patriotisme.

« Quant à Beauharnais, je ne me prononcerai point sur ses qualités morales. Je conviens même qu'à l'Assemblée constituante il n'a pas joué le rôle d'un contre-révolutionnaire, mais il est noble et il est d'une famille qui était bien accréditée à la Cour et cela suffit pour m'empêcher de lui accorder une entière confiance. Au surplus, je sais que le Comité de salut public l'a proposé de bonne foi.

« Il est des moments où j'ai jugé sévèrement ce Comité ; mais, d'après un sérieux examen, je me suis convaincu que ce Comité désirait sincèrement le salut de la République et il est impossible que des hommes occupés d'intérêts aussi pressants que multiples ne soient pas exposés à des surprises. Il faut les juger par l'ensemble de leurs travaux, et non par leurs opérations partielles. Ne croyez pas que je prêche le modérantisme ; au contraire, je prêche la surveillance la plus rigoureuse. »

Bouchotte reprit le ministère. Mais comme Robespierre amortissait les chocs ! comme il s'appliquait à dissiper les défiances ! Bientôt le Comité de salut public sera renouvelé ; il deviendra plus homogène et par là plus énergique. Mais ce renouvellement sera comme un progrès de la Révolution ; grâce à Robespierre il n'apparaîtra pas comme une crise, comme une rupture de la continuité révolutionnaire.

Le 16 juin, quand Terrasson, dans une pensée de défiance et de fausse démocratie, demande que les séances du Comité de salut public ne soient plus secrètes, Robespierre combat la motion et la fait rejeter. Le 8 juillet encore, avec une grande insistance, il défend contre la déclamation de Chabot le Comité de salut public. Il déplore qu'on essaie de jeter la défaveur du peuple sur des hommes chargés d'une besogne immense et qui, sauf la part des erreurs inévitables, font leur devoir. Le 10 juillet, il prend parti pour le ministre de la Marine Dalbarade et pour Danton :

« Voudrait-on essayer aussi de nous rendre Danton suspect ? Il est donc bien vrai que la calomnie ne cesse de poursuivre un homme en place, par cela seul qu'il est employé et que vainement on sacrifie toute sa vie à la liberté, puisqu'un malveillant peut, en un quart d'heure, ruiner la confiance que vous méritez à tant de titres et vous enlever le fruit de vos travaux...

« Connaît-on le digne remplaçant de Dalbarade ? Qu'on me nomme donc celui qu'on veut lui substituer et qu'on me dise en même temps : celui-là sera exempt de toutes fautes, inaccessible à l'erreur, évitera tous les pièges, n'aura que des idées lumineuses, des plans heureux, dont le succès est assuré. »

Mais, où éclate le mieux l'esprit de transaction et de concession par lequel Robespierre, au lendemain du 2 juin, préserva la Révolution de nouveaux déchirements qui auraient été mortels, c'est dans le rapport fait à la Convention, le 8 juillet, par Saint-Just, au nom du Comité de salut public.

 

LE RAPPORT DE SAINT-JUST CONTRE LES GIRONDINS

Il s'agissait de régler le sort des Girondins ou arrêtés ou fugitifs. Saint-Just, le disciple, l'ami, l'admirateur de Robespierre, et qui le représentait au Comité de salut public, l'a certainement consulté.

Or, quand on lit ce rapport, il semble vraiment qu'if vient, non de Saint-Just, mais de Barère. C'est un effort évident pour rallier les hommes du Marais, pour les flatter, pour les rassurer ; on dirait qu'ils sont le centre même de la Révolution, son point de repère et d'équilibre.

« La majorité de la Convention nationale, sage et mesurée, fluctua sans cesse entre deux minorités ; l'une ardente pour la République et votre gloire, négligeant quelquefois le gouvernement pour défendre les droits du peuple ; l'autre mystérieuse et politique, empressée en apparence pour la liberté et l'ordre dans les occasions de peu de valeur, opposant, avec beaucoup d'adresse, la liberté à la liberté, absorbant avec art l'essor des délibérations, confondant l'inertie avec l'ordre et la paix, l'esprit républicain avec l'anarchie, imprimant avec succès un caractère de difformité à tout ce qui gênait ses desseins, marchant avec le peuple et la liberté pour les diriger vers ses fins et ramenant les esprits à la monarchie par le dégoût et la terreur des temps présents. »

La définition de la politique girondine est admirable. Mais quel art surtout d'avouer que de l'autre côté aussi il y a eu peut-être des excès ! Et quelle habileté à faire pressentir que maintenant, les droits du peuple n'étant plus menacés, il ne serait plus permis « de négliger le gouvernement » ! Ce que Saint-Just reproche à la Gironde, ce n'est pas d'avoir constaté et combattu l'anarchie, c'est de l'avoir combattue par de mauvais moyens qui ne faisaient que l'irriter.

« La sagesse seule et la patience peuvent constituer une République, et ceux-là n'en ont point voulu parmi nous, qui ont prétendu calmer l'anarchie par autre chose que par la justice et la douceur du gouvernement. »

Enfin, il y a bien quelque habileté de réquisitoire et quelque artifice de polémique à faire peser surtout sur les Girondins la responsabilité des journées de septembre ; mais, n'était-ce pas prendre, devant la France et devant le monde, l'engagement que ces crimes ne se renouvelleraient plus ?

« Aucun de ceux qui avaient combattu le 10 août ne fut épargné, la Révolution fut flétrie dans la personne de ses défenseurs et, de tous les tableaux consolants qu'offraient ces jours prodigieux, la malignité n'offrit au peuple français que ceux de septembre : tableaux déplorables sans doute ; mais on ne donna point de larmes au sang qu'avait versé la Cour ! Et vous aussi, vous avez été terribles aux assassins du 2 septembre ! Et qui donc avaient plus de droit de s'en porter les accusateurs inflexibles, ou de ceux qui dans ce temps jouissaient de l'autorité et répondaient seuls de l'ordre public et de la vie des citoyens, ou de nous tous, qui arrivions désintéressés de nos déserts ? Pétion et Manuel étaient alors les magistrats de Paris. Ils répondaient à quelqu'un qui leur conseillait d'aller aux prisons qu'ils ne voulaient point risquer leur popularité. Celui qui voit égorger sans pitié est plus cruel que celui qui tue.

Magnifique réponse, mais aussi magnifique promesse et qui mettait l'humanité du Côté de la Montagne.

Ainsi la Convention et le Comité de salut public gardaient pour le pays troublé leur autorité et faisaient grande figure. Que fût-il advenu si, au lendemain même du jour où elle avait voté la nécessaire mais triste mutilation du 2 juin, la Convention et le Comité créés par elle avaient sombré sous les défiances et les dénonciations ? C'était une crise irréparable de contre-Révolution qui s'ouvrait, Au contraire, l'esprit nettement gouvernementà1 que Robespierre communique à la Montagne victorieuse donne à la Convention une force morale souveraine.

 

 

 



[1] Le discours complet de Jacques Roux a été publié dans les Annales révolutionnaires, 1914, t. VII, p. 547 et suiv. — A. M.

[2] Les Annales révolutionnaires ont publié dans leur tome VIII, 1916, la réponse de Jacques Roux à Marat. On trouvera dans la même revue une biographie de Jacques Roux et une étude sur ses démêlés avec la Montagne (Annales révolutionnaires, t. IX, pp. 468 et suiv. ; t. XIII, 1921, pp. 297 et suiv. ; pp. 354 et suiv. ; pp. 477 et suiv. ; t. XIV, 1922, pp. 477 et suiv. ; t, XV, 1923, pp. 89 et suiv.). — A. M.