LA POSITION DE ROBESPIERRE Si
Robespierre n'a pas insisté, s'il n'a pas lutté pour faire inscrire dans la
Constitution les formules plus hardies (au moins d'apparence) qu'il avait
proposées en avril, ce n'est pas qu'il se soit renié lui-même. Ce n'est pas
que, rapproché du pouvoir par la chute de la Gironde, il ait. cherché, dans
un intérêt d'ambition, à ramener à lui les classes possédantes et
l'oligarchie des richesses. Il sent bien, après le 31 mai comme avant, que le
peuple des artisans, des manouvriers, reste, dans la tourmente, la ressource
la plus sûre, la sauvegarde nécessaire de la Révolution menacée au dehors et
au dedans. Qu'on
lise une note écrite de sa main et qui a été trouvée dans ses papiers, celle
qui se rapporte évidemment à la période qui suit le 31 mai et le 2 juin.
Platement, M. Dauban n'y voit je ne sais quelle ébauche de discours, des
notes de rhéteur obsédé par la vanité de la parole. C'est, au contraire, la
confidence nette et profonde de la pensée à la pensée ; c'est l'angoisse de
l'esprit s'interrogeant lui-même et interrogeant l'abîme ; c'est aussi, après
la méditation cruelle, la conclusion pratique et juste de l'homme d'Etat : « Il
faut une volonté une. « Il
faut qu'elle soit républicaine ou royaliste. « Pour
qu'elle soit républicaine, il faut des ministres républicains, des papiers
républicains, des députés républicains, un gouvernement républicain. « La
guerre étrangère est une maladie mortelle, tandis que le corps politique est
malade de la Révolution et de la division des volontés. « Les
dangers intérieurs viennent (les bourgeois ; pour vaincre les bourgeois, il
faut rallier le peuple. Tout était disposé pour mettre le peuple sous le joug
des bourgeois et faire périr les défenseurs de la République sur l'échafaud.
Ils ont triomphé à Marseille, à Bordeaux, à Lyon ; ils auraient triomphé à
Paris sans l'insurrection actuelle. Il faut que l'insurrection actuelle
continue jusqu'à ce que les mesures nécessaires pour sauver la République
aient été prises. Il faut que te peuple s'allie à la Convention et que la
Convention s'allie au peuple. Il faut que l'insurrection s'étende de proche
en proche sur le même plan ; que les sans-culottes soient payés et restent
dans les villes. Il faut leur procurer des armes, les colérer, les éclairer.
Il faut exalter l'enthousiasme républicain par tous les moyens possibles.
» L'homme,
qui écrivait pour lui-même ces paroles et se traçait ce plan d'action, n'est
pas un calculateur ambitieux qui, ayant battu ses rivaux, cherche à se
ménager auprès de leur clientèle sociale, à inscrire parmi ses chances
d'avenir et de grandeur l'influence de la Classe bourgeoise. Non, si
Robespierre a adopté sans chicaner, sans disputer, la Constitution du 24
juin, c'est d'abord parce qu'en soi, et malgré ses lacunes ou ses timidités,
elle est le beau plan, le plus hu 'main, le plus libre, le plus égalitaire,
d'administration politique et sociale qu'aient encore connu les hommes. C'est
ensuite et surtout parce qu'il faut créer sans délai l'unité de pensée et
d'action dans la' Convention nationale et assurer par-là la mainmise
vigoureuse et rapide de la Convention sur le pays déconcerté et déchiré. LE RAPPORT DE BARÈRE SUR LE 31 MAI Le 31
mai avait laissé au cœur de la Convention une meurtrissure. Même les
Montagnards restaient troublés de l'acte de violence qui avait mutilé
l'Assemblée. Et les hommes de la Plaine songeaient vaguement à prendre leur
revanche sur la Commune qui les avait despotisés. Soixante-treize
députés, amis de la Gironde, avaient signé en secret une protestation contre
le 2 juin ! et, bien qu'elle ne fût pas connue encore, elle pesait
obscurément sur l'Assemblée. Qu'adviendrait-il
si la Convention, à peine libérée de l'action brutale et de la pression
immédiate des forces insurrectionnelles, paraissait braver le peuple
révolutionnaire de Paris et renier à demi le 31 mai et le 2 juin ? Ce ne
serait pas là sans doute la revanche soudaine de la Gironde vaincue ; ce ne
serait pas la reprise du conflit entre Girondins et Montagnards qui avait
paralysé la Révolution, mais ce serait encore la contrariété des forces, la
défiance entre la Convention et Paris, c'est-à-dire une inertie inquiète et
une anarchie fondamentale. Déjà, dans le rapport présenté par Barère, le 6
juin, au nom du Comité de salut public, perçaient les hésitations, les
demi-rétractations, les vagues représailles. Il parlait du limon impur roulé
par le torrent de la Révolution ; il déclarait presque la guerre au Comité
révolutionnaire ; il transportait à la Convention seule le droit de
réquisition de la force armée ; en proposant que des députés aillent servir
d'otages dans les départements que représentaient les députés arrêtés, il
jetait un jour sinistre sur les intentions de Paris ; en tout cas, il
prévoyait, au lendemain même du coup qui avait frappé la Gironde, une ère de
négociation. de réconciliation peut-être ; il atténuait le sens
contre-révolutionnaire des mouvements de Marseille et de Lyon, il paraissait
garder l'espoir que de bonnes paroles, des procédés conciliants et fraternels
maintiendraient ces deux villes dans les voies de la Révolution : n'était-ce
pas imputer les troubles qui les agitaient aux violences anarchistes qui
avaient pu effrayer de bons républicains ? Ainsi tout le bénéfice du 31 mai
pouvait être compromis ; et la Révolution allait se retrouver, même après la
douloureuse opération subie, aussi incertaine, aussi divisée contre elle-même
qu'au temps où la faction girondine déchaînait ses prétentions dans
l'Assemblée. ROBESPIERRE RÉPOND À BARÈRE Grand
était le péril et Robespierre répondit aussitôt à Barère. Non, il ne fallait
pas se donner l'apparence de désavouer, même à demi, le 31 mai. Ce fut une
insurrection nécessaire et sans effusion de sang : que la Révolution, qui n'a
pu éviter cette redoutable épreuve, en garde du moins le bénéfice. C'est là
aussi le sens de la note écrite par Robespierre et que j'ai citée. Au mol
optimisme de Barère, il oppose le caractère nettement contre-révolutionnaire
des sections bourgeoises de Lyon, de Marseille, de Bordeaux ; et, à Paris
aussi, ce mouvement sectionnaire bourgeois aurait abouti à un despotisme
oligarchique si le peuple ne s'était soulevé. L'insurrection a été
indispensable. Il faut qu'elle dure. Quand Robespierre écrit qu'elle doit
être continuée, il n'entend pas que le peuple de Paris doit envelopper la
Convention d'une menace quotidienne et d'un tumulte éternel. Il veut dire que
le 31 mai doit être continué dans son inspiration générale et dans ses
efforts. La faction girondine doit être maintenue dans l'impuissance où le 31
mai et le 2 juin l'ont réduite ; et, dans toute la France doit se développer
l'effort de combat qui, à Paris, a frappé la Gironde. C'est à cette politique
que la parole mesurée et forte de Robespierre décida la Convention. Mais
qu'elle ait pu hésiter, qu'elle ait pu, par ses tergiversations, rouvrir
l'ère des querelles épuisantes et des contradictions mortelles, c'était un
grave danger. Il n'y avait qu'un moyen de le conjurer. C'é tait de rétablir
par l'action l'unité morale de la Convention avec elle—même et avec le
peuple. Or, le moyen décisif, c'était de voter sans délai la Constitution. À ce
vote, tous les Conventionnels pouvaient et devaient concourir, car tous
avaient promis une Constitution à la France. Par-là, la Convention ne se
laissait aller ni au doute ni aux conseils énervants. Elle mettait un terme
aux arguties funestes de ceux qui lui disaient qu'étant incomplète, elle ne
pouvait plus délibérer. Elle affirmait sa souveraineté révolutionnaire par un
acte décisif. Elle donnait à la nation ce que la nation attendait, une
organisation définitive de la liberté et, en faisant de son pouvoir un usage
conforme à la volonté certaine de tous, elle retrouvait, malgré la
mutilation, l'intégrité de sa force et de son droit. Sans doute la Constitution
ne pouvait être appliquée tout de suite ; il était impossible en pleine
tourmente de procéder à un renouvellement de tous les pouvoirs. Mais, du
moins, le peuple savait quelle serait sa loi quand l'orage de la guerre
extérieure et de la guerre civile serait apaisé. La Nation était ainsi
débarrassée d'un cauchemar d'incertitude. La
Révolution n'apparaissait plus comme une agitation incertaine, sans issue
sinon sans objet. On en voyait le terme. C'est à rendre possible
l'application de la Constitution que tendrait l'effort de tous. Le destin de
la liberté et de la Patrie n'était pas livré éternellement à la danse folle
des vagues : le rivage était en vue. Mais comment donner au vote de la
Constitution cette rapidité, cette unanimité qui seuls pouvaient le rendre
efficace sur les esprits, si chacun cherchait à faire prévaloir ses formules
particulières ? C'est Pourquoi Robespierre se rallia aux conceptions et aux
définitions 'nui rencontraient l'assentiment le plus général. L'essentiel
était d'affirmer les principes de la démocratie et de sauver la Révolution. LE PLAN DE ROBESPIERRE Dès
lors, la politique de Robespierre est très nette. H sait que la cri se est
redoutable. L'étranger, quoique d'un mouvement lent et d'une poussée un peu
molle pèse sur nos frontières. Valenciennes est investi. Mayence est assiégé.
Les Anglais arment leurs vaisseaux pour ruiner notre commerce et pour jeter
sur nos rivages les forces de la coalition attendues par les
contre-révolutionnaires et les traîtres. La plaie de la Vendée s'élargit et
s'envenime. Et si les Girondins fugitifs émeuvent un moment une partie du
pays, si Buzot et Barbaroux à Caen, si Salles à Nancy, font appel à la guerre
civile, comment la Révolution se sauvera-t-elle sinon par l'action la plus
concentrée, la plus rapide, la plus forte ? Ni les factions ne désarmeront au
dedans, ni les tyrans n'accepteront les conditions de paix audacieuse et
fière qui conviennent seules à un peuple libre si toutes les forces
révolutionnaires ne sont pas unies : oui, il faut créer « une volonté
nationale ». Ou plutôt il faut donner le plus de vigueur possible aux
pouvoirs où elle s'exprime. Défendre contre toute critique et contre toute
démarche la Constitution de 1793, certitude de demain, défendre et unifier la
Convention, défendre' et fortifier le Comité de salut public, organe d'action
et de combat, pousser la vigueur révolutionnaire jusqu'à écraser les rebelles
et intimider les conspirateurs, s'abstenir des violences outrées et ménager
les faiblesses et les préjugés de la multitude : voilà, au lendemain du 2
juin, le plan de Robespierre, voilà son programme politique. Son
rôle, en cette période, est admirable de sagesse et de fermeté. Il avait
conscience de sa responsabilité, et il savait combien la tâche était
périlleuse. Jamais il n'avait été un démagogue. Il avait su résister, dans
l'intérêt de la Révolution, aux entraînements des foules, notamment en ce
printemps de 1792 où il luttait presque seul contre la politique de guerre.
Mais alors il était trop loin du pouvoir pour que sa responsabilité fût
accablante. Maintenant, son influence allait être décisive. Et le premier
usage qu'il en devait faire était de contenir et de régler le mouvement. Il
devinait bien les impatiences d'ambition de la Commune parisienne, il
pressentait les âpres convoitises hébertistes. Comment refouler ou modérer
les désorganisateurs, ceux qui perdraient par le soupçon continu, par
l'anarchie continue, la Révolution menacée, sans s'exposer à blesser la fibre
révolutionnaire, à amortir l'énergie et l'élan du peuple ? Terrible problème
que d'emblée il mesura du regard et qui un moment le fit pâlir. Je ne crois
pas que les paroles prononcées par lui aux Jacobins le 12 juin soient un
manège de coquetterie révolutionnaire. « Quant
à moi, je déclare que je reconnais mon insuffisance. Je n'ai plus la vigueur
nécessaire pour combattre les intrigues de l'aristocratie. Epuisé par quatre
années de travaux pénibles et infructueux, je sens que nies facultés
physiques et morales ne sont point au niveau d'une grande révolution, et je
déclare que je donnerai ma démission. » (Plusieurs voix s'écrient : non,
non !) Vraiment
il s'interrogeait lui-même et se demandait s'il suffirait à l'immensité de la
crise, s'il saurait trouver le centre de combat, le point d'équilibre d'où il
pourrait contenir les ennemis de la Révolution et prévenir les imprudences de
ses amis. LES CRITIQUES DE CHABOT Le plus
malaisé n'était pas de défendre la Constitution de 1793 contre les attaques
des « Enragés ». Dès le 10 juin, quand Robespierre fit aux Jacobins l'éloge
de la Constitution : « Nous pouvons présenter à l'univers un code
constitutionnel infiniment supérieur à toutes les institutions morales et
politiques », Chabot, qui était l'intermédiaire officieux entre les Jacobins
et les Enragés, critiqua le projet : « Il mérite sans doute de très grands
éloges parce qu'il surpasse tout ce qui nous a été donné jusqu'à ce jour :
mais s'ensuit-il que les hommes de la Montagne doivent le prôner avec
enthousiasme sans examiner si le bonheur du peuple est assuré par ce même
projet ? On ne s'appesantit pas assez sur le sort du peuple, et c'est ce qui
manque à l'acte constitutionnel que l'on a présenté. Il y manque d'assurer du
pain à ceux qui n'en ont pas. Il y manque de bannir la mendicité de la
République. L'Assemblée constituante l'avait décrété et cependant j'ai la
douleur de voir l'aristocratie éclabousser l'indigence. » Et Chabot signalait
encore que le projet ne prévoyait pas l'impôt progressif. Il est vrai que sa
critique s'appliquait non au texte définitif, voté par la Convention et qui
sera beaucoup plus explicite sur l'obligation de donner à tous du travail ou
du pain, mais au premier projet présenté par Hérault de Séchelles. Au fond,
Chabot avait-il des conceptions nettes à proposer ? Qu'on lise son plan de
Constitution et de finance. Il se borne à demander un impôt sur le chiffre
d'affaires, et le paiement d'une partie de la dette par des certificats qui
seraient reçus en paiement des biens nationaux et qui dégageraient la
circulation des assignats. Mais,
en quoi ces revendications partielles et très controversables
autoriseraient-elles le lourd capucin à compromettre l'effet révolutionnaire
d'unanimité que la Constitution devait produire ? Le personnage cherchait à
se pousser. LES ATTAQUES DE JACQUES ROUX Jacques
Roux était plus sincère, et l'assaut fut plus rude. Autour
de lui étaient groupés ses fidèles amis de la section. Il allait dans son
quartier des Gravilliers, il allait auprès du club des Cordeliers, dénonçant
la Constitution nouvelle comme égoïste et antipopulaire. Où étaient les
articles constitutionnels contre les agioteurs et les accapareurs ? Il décida
la section et le club à porter une pétition à la Convention. Il se heurta, le
23 juin, à Robespierre qui demanda l'ajournement : « C'est aujourd'hui, dit
celui-ci, un jour de concorde et de fête, où tous les bons citoyens viennent
nous féliciter d'avoir donné une Constitution libre au peuple : chassons ceux
qui veulent diviser les patriotes. » C'est l'indice de la force du mouvement
représenté par Jacques Roux. Comment Robespierre aurait-il pris toutes ces
précautions contre une manifestation insignifiante ? Le 25,
Jacques Roux peut parler et son discours est un véritable manifeste où il
discute, expose, argumente, et dont le compte rendu du Moniteur ne peut
donner qu'une faible idée[1] : « Délégués
du peuple français, cent fois cette enceinte sacrée a retenti des crimes des
égoïstes et des fripons ; toujours, vous nous avez promis de frapper les
sangsues du peuple. L'acte constitutionnel va être présenté à la sanction du
souverain : y avez-vous proscrit l'agiotage ? Non. Avez-vous déterminé en
quoi consiste la liberté du commerce ? Non. Avez-vous défendu la vente de
l'argent monnayé ? Non. Eh bien ! nous vous déclarons que vous n'avez pas
tout fait pour le bonheur du peuple. « La
liberté n'est qu'un vain fantôme, quand une classe d'hommes peut affamer
l'autre impunément. L'égalité n'est qu'un vain fantôme, quand le riche, par
le monopole, exerce le droit de vie et de mort sur son semblable. La
République n'est qu'un vain fantôme, quand la contre-Révolution s'opère de
jour en jour par le prix des denrées, auquel les trois quarts des citoyens ne
peuvent atteindre sans verser des larmes. « Il
faut cependant, pour attacher les sans-culottes à la Révolution et à la
Constitution, arrêter le brigandage du négoce (qu'il faut bien distinguer du
commerce) et mettre les comestibles à leur portée. « Ce
n'est pas une raison parce que les hommes d'Etat nous ont amené la guerre
étrangère, pour que le riche nous fasse une plus terrible guerre au dedans.
Parce que trois cent mille Français, traîtreusement sacrifiés, ont péri sous
le fer homicide des esclaves des rois, faut-il donc que ceux qui gardent
leurs foyers soient réduits à dévorer des cailloux ? Faut-il que les veuves
de ceux qui sont morts pour la cause de la liberté paient, au poids de l'or,
jusqu'au coton dont elles ont besoin pour essuyer leurs larmes ? Faut-il
qu'elles paient, au poids de l'or, le lait et le miel qui servent de
nourriture à leurs enfants ? « Mandataires
du peuple, lorsque vous aviez dans votre sein les complices de Dumouriez, les
représentants de la Vendée, les royalistes qui ont voulu sauver le tyran, la
section des Gravilliers suspendit son jugement, elle s'aperçut qu'il n'était
pas au pouvoir de la Montagne de faire le bien qu'elle avait dans son cœur :
elle se leva. « Mais,
aujourd'hui, la Convention est rendue à sa dignité : nous vous conjurons, au
nom du salut de la République, de frapper d'un anathème constitutionnel'
l'agiotage et les accaparements. « Ce
sont les riches qui, depuis quatre ans, ont profité des avantages de la
Révolution ; c'est l'aristocratie marchande, plus terrible que l'aristocratie
nobiliaire, qui nous opprime, et nous ne voyons pas le terme de leurs
exactions, car le prix des marchandises augmente d'une manière effrayante. Il
est temps que le combat à mort, que l'égoïsme livre à la classe la plus
laborieuse, finisse. Prononcez contre les agioteurs et les accapareurs ;
prononcez, et les sans-culottes avec leurs piques feront exécuter vos
décrets. « La
propriété des fripons est-elle plus sacrée que la vie de l'homme ? Les
subsistances doivent être à la réquisition des corps administratifs, comme la
force armée est à leur disposition. Le législateur a le droit de déclarer la
guerre, c'est-à-dire de faire massacrer les hommes. Comment n'aurait-il pas
le droit d'empêcher qu'on pressure et qu'on affame ceux qui gardent leurs
foyers ? » Et ici
Jacques Roux reproche à la Convention de n'avoir pas pris comme otages les
femmes et les enfants des émigrés ; de n'avoir pas confisqué au profit des
volontaires et des veuves les trésors' acquis depuis la Révolution par les
banquiers et les accapareurs : « Ne craignez pas de rendre le peuple trop
heureux. Il vous a prouvé, notamment dans les journées du 31 mai et du 2
juin, qu'il voulait la liberté tout entière. Donnez-lui en échange du pain et
un décret ; empêchez qu'on ne mette le bon peuple à la question ordinaire et
extraordinaire par le prix excessif des comestibles. » Les
marchands ont abusé de la liberté du commerce pour opprimer le peuple ; ils
ont faussement interprété la Déclaration des Droits de l'Homme qui dit qu'il
est permis de faire tout ce qui n'est pas défendu par la loi. « Décrétez
constitutionnellement que l'agiotage, la vente de l'argent-monnaie et les
accaparements sont nuisibles à la société. Si le
peuple voit dans l'acte constitutionnel une loi claire et précise contre
l'agiotage et l'accaparement, il verra que vous voulez sérieusement guérir
ses maux, et qu'il ne siège pas parmi vous des banquiers, des armateurs et
des monopoleurs. « Vous
avez décrété un emprunt forcé d'un milliard sur les riches, mais si vous
n'arrachez pas l'arbre de l'agiotage, si vous ne mettez un frein national à
l'avidité des accapareurs, le capitaliste, le marchand, dès le lendemain,
lèveront cette somme sur les sans-culottes par le monopole et la concussion.
Ce n'est donc plus l'égoïste mais le sans-culotte que vous aurez frappé.
Avant votre décret, l'épicier et le banquier n'ont cessé de pressurer les
citoyens : quelle vengeance n'exerceront-ils pas aujourd'hui que vous les
mettez à contribution ! Quel nouveau tribut ne vont-ils pas lever sur le sang
et les larmes des malheureux ! « En
vain objecterait-on que l'ouvrier reçoit un salaire en raison de
l'augmentation du prix des denrées ; à, la vérité, il en est quelques-uns
dont l'industrie est payée plus cher ; mais il en est aussi beaucoup dont la
main-d'œuvre est moins salariée depuis la Révolution. D'ailleurs, tous les
citoyens ne sont pas ouvriers, et tous les ouvriers ne sont pas occupés ; et,
parmi ceux qui le sont, il en est qui ont huit et dix enfants incapables de
gagner leur vie, et les femmes, en général, ne gagnent pas au delà de vingt
sous par jour. Députés de la Montagne, que n'êtes-vous montés depuis le
troisième jusqu'au neuvième étage des maisons de cette ville révolutionnaire,
vous auriez été attendris par les larmes et les gémissements d'un peuple
immense, sans pain et sans vêtements, réduit à cet état de détresse et de
malheur par l'agiotage et l'accaparement, parce que les lois ont été cruelles
à l'égard du pauvre, parce qu'elles n'ont été faites que par les riches et
pour les riches. « Ô
rage ! ô honte du XVIIIe siècle ! Qui pourra croire que les représentants du
peuple français qui ont déclaré la guerre aux tyrans du dehors, ont été assez
lâches pour ne pas écraser ceux du dedans ! Sous le règne des Sartines et des
Flesselles, le gouvernement n'aurait pas toléré qu'on fît- payer les denrées
de première nécessité trois fois au-dessus de leur valeur ; que dis-je, il
fixaient le prix des armes et de la viande pour le soldat, et la Convention
nationale, investie de la force de vingt-cinq millions d'hommes, souffrira
que le marchand' et le riche égoïste leur portent arbitrairement le coup de
la mort en taxant arbitrairement les choses les plus utiles à la vie ! Louis
Capet n'avait pas besoin, pour opérer la contre-Révolution, de provoquer la
foudre des puissances étrangères ; les ennemis de la Patrie n'avaient pas
besoin d'inonder d'une pluie de feu les départements de l'Ouest : l'agiotage
et les accaparements suffisent pour renverser l'édifice des lois
républicaines. « 1°
On dit : « C'est la guerre qui en est cause » ; mais il y avait la guerre
sous Louis XIV et l'agiotage n'existait pas. Sous le prétexte de la guerre,
est-il permis au marchand de vendre la chandelle, le savon et l'huile six
francs la livre, et le sans-culotte doit-il payer une paire de souliers
(comme une chemise et un chapeau) cinquante livres ? « 2°
C'est le papier, dit-on, qui est cause de cette cherté. — Les sans-culottes
ne s'aperçoivent guère qu'il y en a beaucoup en circulation. « 3°
Mais les assignats Perdent beaucoup dans le commerce. --Pourquoi les
banquiers en remplissent-ils leurs coffres ? Pourquoi ont-ils la cruauté de
diminuer le salaire de certains ouvriers et n'accordent-ils pas une indemnité
suffisante aux autres ? « 4°
Mais l'étranger n'accepte que des paiements en argent. C'est faux, car on
accepte le papier. Si on ne l'acceptait pas, les espèces métalliques en
circulation ne suffiraient pas pour les opérations commerciales. Donc les
banquiers et les agioteurs discréditent les assignats pour vendre plus cher
leur argent et pour faire le monopole. « 5°
On ne sait comment les choses tourneront. — Nous allons l'apprendre aux
accapareurs. Le peuple veut la liberté et l'égalité, la République ou la
mort. « Les
agioteurs s'emparent des manufactures, des ports de mer, de toutes les
branches du commerce, de toutes les productions de la terre, pour faire
mourir de faim, de soif, de nudité les amis de la justice, et les déterminer
à se jeter dans les bras du despotisme. » Roux
termine en interpellant avec violence la Convention, en sommant la Montagne
de s'émouvoir un peu sur son rocher éternel. Combien de temps des égoïstes
pourront-ils boire dans des coupes d'or le sang et les larmes du peuple ? «
Comment vivront les petits rentiers, ceux qui ont 2, 3, 4, 600 livres de
rente, mal payées encore, ou une pension viagère sur les caisses publiques,
si on n'arrête l'agiotage, et cela par un arrêté constitutionnel qui n'est
pas sujet aux variations des législatures ? «
Voulez-vous nous léguer la nudité, la famine et le désespoir ? Faut-il que
les royalistes et les modérés, sous prétexte de la liberté du commerce,
dévorent encore les manufactures, les propriétés ? Qu'ils s'emparent du
blé, des forêts et des vignes, de la peau même des animaux ? Délégués du
peuple, ne terminez pas votre carrière avec ignominie. « Quant
à nous, nous faisons serment de défendre la liberté et l'égalité, l'unité et
l'indivisibilité de la République, et les sans-culottes opprimés des
départements. «
Qu'ils viennent bien vite à Paris cimenter les liens de la fraternité. C'est
alors que nous leur montrerons ces piques immortelles qui ont renversé la
Bastille, ces piques 'qui ont fait tomber en putréfaction la Commission des
Douze et la faction des hommes d'Etat, ces piques qui feront justice des
intrigants et des traîtres, de quelque masque qu'ils se couvrent et quelque
pays qu'ils habitent. « Vive
la vérité ! Vive la Convention nationale ! Vive la République française ! » Ce que
je donne là est le texte imprimé que publia quelques jours après Jacques
Roux, et que Bernard Lazare me communique parmi d'autres notes très
intéressantes sur le prêtre révolutionnaire. Peut- être Jacques Roux l'a-t-il
un peu développé et renforcé pour l'impression. Peut-être a-t-il rétabli
quelques passages que devant l'hostilité violente de la Convention déchaînée,
il avait ou omis ou abrégés. Mais, quand on compare ce texte avec le compte
rendu du Moniteur, on voit bien que c'est le même fonds d'idées et le
même accent, souvent les mêmes formules littérales. LA MONTAGNE CONTRE JACQUES ROUX La
Convention toute entière coupa le discours de Jacques Roux d'interruptions
furieuses, et elle le submergea sous les murmures. Thirion, du haut de la
tribune, le dénonça et le flétrit : « Vous venez d'entendre professer à cette
barre les principes monstrueux de l'anarchie. Cet homme a combiné froidement
tous les maux qui sont dans cette pétition ; il a médité jusqu'à quelle
période pouvait monter le crime ; je le déclare, Cobourg n'aurait pas tenu un
autre langage... Quoi on veut persuader que tout est désespéré ? Et l'orateur
de l'anarchie veut démontrer au peuple qu'il faut que le fils égorge son père
et que la mère plonge un poignard dans le sein de sa fille. Citoyens ! il
s'est élevé contre l'aristocratie nobiliaire et mercantile, mais il ne nous a
pas parlé de la caste sacerdotale. Vous n'apprendrez pas sans étonnement que
cet homme est un prêtre, digne émule des fanatiques de la Vendée. Mais
l'espoir des tyrans sera encore frustré : nous sauverons Paris qu'il voulait
perdre... « Je
demande que le président ordonne à cet homme de se retirer, et que le Comité
de législation soit chargé de faire un rapport sur les moyens de diminuer
progressivement le prix des denrées. » Sous
l'orage, les délégués qui accompagnaient Jacques Roux faiblirent ; l'un d'eux
le désavoua et dit que ce n'était pas là le langage adopté par la section des
Gravilliers. Robespierre s'empara de cette parole, et, tandis que les
pétitionnaires étaient admis aux honneurs de la séance, Jacques Roux fut
chassé de la Convention et il sortit sous les huées. Chassé
! Mais l'orateur même qui le flétrissait demandait en hâte une loi pour
réduire le prix des denrées. La faute de Jacques Roux n'était pas de réclamer
des mesures législatives pour remédier à la crise économique. Il avait bien
raison de rappeler à la Montagne qu'il ne suffisait pas de formuler la
liberté politique, qu'il fallait garantir la vie. Et la plupart de ses
propositions étaient loin d'être utopiques. D'ici quelques mois, elles seront
adoptées ; elles entreront en vigueur : une loi terrible sera portée contre
les agioteurs et les accapareurs ; le commerce de l'argent monnayé sera
prohibé ; toutes les denrées seront taxées dans toute l'étendue de la
République. Mais il y avait dans son discours bien des erreurs, bien des
tendances dangereuses, un arrière-fond de perfidie et de venin que la
contre-Révolution pouvait aisément exploiter. D'abord, lui qui criait : « Vive
la vérité ! » il ne disait pas au peuple la vérité. H n'est pas vrai que la
hausse des denrées et le discrédit de l'assignat fussent uniquement ou même
surtout la conséquence de manœuvres d'agiotage et d'accaparement. La guerre
contre l'Europe, les énormes achats faits pour l'entretien d'armées immenses
et l'approvisionnement des places fortes sur toutes les frontières, la
méfiance de l'étranger à l'égard de l'assignat, la surabondance du papier
émis, la rentrée trop lente des annuités dues par les acquéreurs de biens
nationaux : tout contribuait à la crise économique. Les agioteurs et les
marchands pouvaient l'aggraver ou l'exploiter : ils ne la créaient pas. Il y
aurait eu beaucoup plus de vérité, beaucoup plus de noblesse et aussi
d'esprit vraiment révolutionnaire à dire au peuple : « Oui,
la cherté des denrées, oui, le malaise présent sont, pour une part, la
conséquence de la Révolution et des luttes qu'il faut soutenir pour elle.
Mais c'est au prix de ces souffrances passagères, c'est au prix de ces
sacrifices qui deviennent héroïques s'ils sont joyeux, que s'achète la
liberté et que se conquiert l'avenir !... » A
concentrer ainsi sur les opérations des marchands toute l'attention du peuple
et toutes les responsabilités, Jacques Roux engageait les sans-culottes dans
une voie sanglante et sans issue ; car même les lois les plus sévères contre
l'accaparement et l'agiotage n'empêcheraient pas que toujours on pût dénoncer
telle ou telle manœuvre mercantile : c'était alors la chasse aux marchands,
la menace et le meurtre devenus le fondement de l'économie nationale. Et
pourquoi demander que les dispositions contre l'accaparement et les lois sur
les subsistances soient inscrites dans la Constitution ? La Constitution
assure le fonctionnement permanent de la société : elle ne pourvoit pas aux
nécessités temporaires : c'est l'affaire des lois. La crise des prix n'était
pas éternelle. Jacques Roux demandait trop ou trop peu. Il fallait ou
consentir à ce que la question des subsistances fût réglée par une loi
particulière, en dehors de la' Constitution, ou demander une organisation
nouvelle de l'industrie sur des bases permanentes. Il ne le faisait pas.
Quand il se plaint qu'on laisse royalistes et modérés dévorer les manufactures,
quel moyen propose-t-il ? Demande-t-il qu'elles deviennent propriétés
nationales ? Si on devait ensuite les revendre comme les biens de l'Eglise et
les biens des émigrés, qui ne voit que les capitalistes soi-disant
révolutionnaires qui les achèteraient ne tarderaient pas à devenir, à leur
tour, des monopoleurs ? Alors, il n'y aurait qu'une solution : organiser la
régie nationale de ces manufactures nationalisées, transformer la grande
industrie manufacturière en services publics. Est-ce là ce que veut Jacques
Roux ? Jamais il ne le dit. Jamais il n'y a songé, et il est visible, par son
discours même et par les passages que j'ai signalés, qu'il est beaucoup moins
l'interprète de la pensée des ouvriers que des rancunes, des jalousies, des
souffrances et des craintes de la petite bourgeoisie artisane et rentière,
qui répugnait à tout ce que nous appelons aujourd'hui le collectivisme. Valait-il
donc la peine, pour des conceptions aussi étroites, aussi mesquines, aussi
malaisées d'ailleurs à formuler avec quelque précision, de jeter le discrédit
sur une Constitution qui était le point de ralliement nécessaire des forces
de la Révolution ? Valait-il la peine de jeter le discrédit sur la Convention
et sur la Révolution elle-même ? Après tout, la Convention avait déjà voté
une loi contre le commerce de l'argent et contre ceux qui échangeaient à perte
les assignats. Elle avait voté, à propos des grains, une première application
du maximum ; et elle se décidera, sous le coup des événements, à aller plus
loin. Pourquoi
insinuer qu'elle n'a rien fait pour le peuple et qu'elle subit l'influence
d'armateurs, de monopoleurs, d'agioteurs assis parmi les députés ? Les
artisans exaltés des Gravilliers suffiraient-ils donc, le jour où ils
auraient amené la dissolution morale et politique de la Convention, à porter
le destin de la Révolution menacée ? Et la Convention de petits bourgeois
révolutionnaires, jalouse et inquisitoriale, qu'ils formeraient serait-elle
de taille à remplacer l'autre ? Oui, les contre-révolutionnaires ont le droit
de se réjouir quand Jacques Roux dénonce au peuple la Révolution comme une
grande faillite et comme une grande duperie qui n'a profité qu'aux riches.
Qu'il anime et excite la Convention, mais qu'il ne la calomnie pas ! Qu'il
enhardisse et élargisse la Révolution ; qu'il montre, selon l'esprit du grand
Babeuf, selon sa lettre à Coupé, que la Révolution ne peut s'affermir et se
sauver que par de grandes réformes sociales et économiques, mais qu'il
n'inocule pas aux prolétaires ce dégoût, cette défiance haineuse qui
supprimeraient toute action et tout combat ! JACQUES ROUX AUX CORDELIERS Chassé
de la Convention, Jacques Roux essaya de prendre sa revanche. C'est devant le
club des Cordeliers qu'il fit appel, dans la séance du 27 juin : « Le
croiriez-vous ? les représentants m'ont fait boire à longs traits le calice
d'amertume. Léonard Bourdon lui-même m'a reproché que j'étais un prêtre
mercenaire qui flattait le peuple en l'égarant. Legendre a dit qu'il fallait
me chasser ; Collot d'Herbois m'a assommé de ses réponses injurieuses ; tout
était conjuré contre moi, ou plutôt contre la liberté. Ceux qui m'avaient
accompagné à la barre de la Convention m'ont laissé seul et ont démenti
l'adresse ; quand j'ai dit que j'exprimais le vœu de la société des
Cordeliers, Legendre m'a démenti en votre nom. « Je connais, a-t-il dit, les
principes de cette société : l'orateur vous en impose ; il a mendié
l'adhésion de plusieurs sections qu'il a égarées. » Voilà la conduite de
Legendre. Les papiers publiés ont fait trop de récits de cette adresse pour
qu'elle ne mérite pas toute l'attention de la société : je crois avoir
d'autant mieux parlé le langage du peuple que toutes les tribunes de la
Convention retentissaient d'applaudissements, tandis que la Montagne grondait
et mugissait. » Un
moment, sous l'action de Jacques Roux et de Leclerc, les Cordeliers
s'emportent aux résolutions extrêmes, ils vont rayer sans l'entendre
Legendre, proclamant ainsi la rupture avec la Montagne et les Jacobins.
Momoro, qui avait le sens de l'unité révolutionnaire, les avertit du péril. «
Mes amis, dit un autre, ouvrons donc les yeux ; nous n'avons point de
ralliement que la Montagne et nous sommes écrasés si elle nous manque. » Les
Cordeliers décidèrent d'entendre Legendre avant de l'exécuter. Mais ils
donnèrent leur approbation entière, officielle, à la pétition que Jacques
Roux avait lue à la Convention ; ils l'autorisèrent à l'imprimer, à
l'afficher, à la répandre avec le vote d'adhésion des Cordeliers. C'était la
lutte de quelques sections de Paris contre la Convention. C'était le conflit
entre les Jacobins et les Cordeliers, entre les Enragés et la Montagne.
C'était la désorganisation des forces révolutionnaires à l'heure même où
elles avaient le plus besoin de se concentrer. ROBESPIERRE CONTRE LES ENRAGÉS Robespierre
fit un effort immense pour prévenir cette sorte de schisme et pour accabler
Jacques Roux. Celui-ci ne l'avait pas personnellement attaqué. II n'avait
parlé que de Legendre et de Léonard Bourdon. Leclerc n'avait mis en cause que
Danton. Les Enragés hésitaient à se heurter à la force intacte de
Robespierre, mais celui-ci se jeta dans la bataille sans ménagement. Au fond,
quoique nul ne prononçât son nom, c'était lui surtout qui était visé, car
c'était lui qui avait recommandé aux Jacobins et au peuple, en juin, une
Constitution où ne figuraient pas les garanties économiques et sociales qu'il
avait voulu y faire inscrire en avril. Mais surtout qu'allait devenir la
France révolutionnaire si les Girondins fugitifs et qui essayaient dans
l'Ouest, dans l'Est, dans le Nord, de fomenter la guerre civile, pouvaient
dire aux départements : « Vous
voyez bien que la Constitution qu'on vous annonce pour vous ramener n'est
qu'un leurre, puisque Paris mème ne l'accepte pas. Et comme nous avions
raison de dénoncer l'anarchie parisienne, puisque la Montagne qui nous a
proscrits ne trouve pas grâce devant le peuple pour le projet de Constitution
voté par elle ! » Justement,
comme si elles avaient donné à la pensée de Jacques Roux une brutale
interprétation, les femmes, les blanchisseuses, faisaient, le 27 juin, « l'émeute
du savon ». Elles descendaient au quai de la Grenouillière et se
distribuaient le chargement de plusieurs bateaux. Et, affectant de confondre
les théories de Jacques Roux qui devaient être sanctionnées par des lois,
avec l'excitation au pillage, les Jacobins disaient : « Jacques Roux fait le
jeu de Roland ; il veut justifier les circulaires diffamatoires de l'ancien
ministre. » C'est
devant les Jacobins que Robespierre porta le procès, comme Jacques Roux
l'avait porté devant les Cordeliers. Il fut véhément et âpre. « On
trame de nouveaux complots contre la liberté. On calomnie les Jacobins, la
Montagne, les Cordeliers, les vieux athlètes de la Révolution, ceux qui en
ont essuyé toutes les fatigues, sans cesser un moment de combattre pour elle.
Un homme, couvert du manteau du patriotisme et que le peuple a cru digne d'en
être l'interprète, insulte à la majesté de la Convention nationale. Cet homme
qui se vante d'aimer le peuple plus que nous, ameute des citoyens de tout
état contre la Constitution, sous prétexte qu'elle ne contient pas de lois
contre les accapareurs ; et, d'après ce principe, il faut conclure
implicitement qu'elle ne convient pas au peuple pour lequel elle a été faite. « Les
hommes qui aiment le peuple sans le dire, et qui le prouvent sans chercher à
le mettre en évidence, ne tiendront jamais un pareil langage. Ils sentent
combien ont fait pour le peuple ceux qui ont coopéré à ce grand œuvre de la
Constitution. On ne parlerait plus de cet intrigant, si s'en tenant à la
réception que lui a faite l'assemblée, lorsqu'il a lu son adresse, il eût
gardé le silence ; niais on assure que le lendemain il s'est présenté aux
Cordeliers, ce lieu sacré que redoutent tous les patriotes de fraîche date,
ce lieu que n'osent aborder tous ceux dont la vertu est encore chancelante et
que, là, dans une adresse, appuyée, dit-on, par de bons patriotes, il a osé
retracer le tableau de ses insolences, et renouveler ses injurieuses
interprétations. Il n'est aucun de ceux qui siègent dans cette assemblée qui
n'ait été dénoncé comme l'ennemi du peuple le plus acharné à sa ruine. Enfin,
cet homme a fait arrêter que cette adresse serait représentée au peuple,
qu'elle serait répétée à l'Evêché, autre lieu célèbre pour les grands
principes. (Plusieurs voix : « Il en a été chassé »). « S'il
est vrai qu'on lui ait rendu la justice qu'il mérite, notre attente est
remplie ; je n'ajouterai qu'un mot : ceux qui voudraient donner suite à cette
incroyable production ne peuvent être que des ennemis cachés, que des hommes
fortement intéressés à propager les troubles, la discorde et les malheurs. J'invite
à la plus grande circonspection. Les mesures pour sauver le peuple ne sont
pas toujours les mêmes. Ainsi qu'à la guerre on fond quelquefois l'épée à la
main sur l'ennemi qui plie, d'autres fois on se contente de la fatiguer, en
le forçant à des marches et des contre-marches répétées et pénibles, évitant
toujours le combat ; de même nous devons employer toutes sortes de ruses
contre des ennemis qui n'obtiennent sur vous des succès que par des moyens
semblables. Depuis quatre ans nous serions victorieux si nous n'avions pas
négligé la finesse et la ruse. » Qu'est-ce
à dire et Robespierre n'entre-t-il pas ici dans la même tactique de prudence
que Babeuf ? Ne semble-t-il pas conseiller aux sans-culottes de ne pas trop
mettre en évidence le but suprême d'égalité sociale où ils tendent et où ils
parviendront d'autant mieux qu'ils le dévoileront moins ? Mais au
pessimisme de Jacques Roux il oppose un magnifique optimisme ; lui, qui si
souvent eut des paroles sombres, il sent que maintenant il faut rassénérer,
alléger l'horizon. Qui aurait pu croire que cette Convention, dominée il y a
quelques jours à peine par une faction scélérate, serait devenue si vite
l'assemblée la plus populaire du globe ? Ceux qui l'attaquent maintenant,
sont les ennemis de la Nation. Il sera facile de rallier les Cordeliers. Collot
d'Herbois abonde dans le 'sens de Robespierre : « Oui,
on écrasera les vampires de l'agiotage, mais par des lois, et on n'ira pas
les chercher au fond de quelques bateaux à savon. » LES JACOBINS RAMÈNENT LES CORDELIERS Les
Jacobins flétrissent Jacques Roux ; ils invitent ceux de leurs membres qui
font partie de la société des Cordeliers à éclairer ceux-ci, à les avertir
fraternellement. Ils obligent Roussillon, qui présidait la séance des
Cordeliers où Roux parla et qui avait donné à celui-ci l'accolade
fraternelle, à s'excuser : « Jamais baiser ne me parut plus amer. » Et ils
chargent officiellement Collot d'Herbois d'aller en leur nom haranguer les
Cordeliers. Ceux-ci n'avaient pas la constance politique, l'organisation
ferme, la pensée méthodique des Jacobins. Ils avaient été à 1.'origine lancés
par Danton ; mais depuis que celui-ci se repliait, ils hésitaient en des
directions contradictoires : tantôt se livrant à l'impulsion des
Enragés, tantôt battant en retraite après une imprudence. Collot d'Herbois,
Hébert n'eurent pas grand’peine à les ramener et ils désavouèrent l'adresse
de Jacques Roux comme « inspirée par le fanatisme et la mauvaise foi ». « Voyez,
leur avait dit Collot d'Herbois, déjà les effets contre-révolutionnaires de
la politique de Jacques Roux se font sentir : hier, par peur de l'anarchie,
Paris a donné beaucoup de voix, pour le commandement de la garde nationale, à
Raffet contre Hanriot. » Raffet avait eu, en effet, 4.956 suffrages contre
4.575 à Hanriot qui ne passa qu'au second tour. JACQUES ROUX PROTESTE ET PERSISTE Jacques
Roux, chassé des Cordeliers après avoir été chassé de la Convention, rédigea
une protestation amère et hautaine : « On
n'a pas toujours aboli la royauté pour avoir conduit un roi à l'échafaud. On
n'a pas toujours écrasé la tyrannie pour avoir écrasé une faction
contre-révolutionnaire. L'histoire nous apprend que les Romains, après s'être
soustraits au joug de la monarchie, ne tardèrent pas à gémir sous le joug des
sénateurs. Le despotisme le plus brutal est celui qui se propage dans les
gouvernements de plusieurs et, quelque hommage que je rende à la Révolution,
il n'est guère possible d'éprouver sous le règne le plus barbare tant de
persécutions à la fois. « Après
avoir déployé, j'ose le dire, autant de caractère, les ennemis de la Patrie
assouvissent sur moi leur rage et leur fureur, ils se sont servis de moi pour
éclairer l'opinion publique, aujourd'hui ils me répudient. La Convention
nationale me frappe d'anathème à l'occasion d'une adresse qui méritait à son
auteur une couronne civique. Les intrigants se servirent du prétexte de
l'opprobre dont je venais d'être couvert pour me faire expulser du club des
Cordeliers qui a applaudi mille fois à mes principes. » Et,
persistant à se réclamer de Marat, si brutal pour lui : « Mais
quoi, ajoute-t-il, Marat n'a-t-il pas été persécuté pendant trois
législatures ; on peut me frapper aussi ; on peut frapper « un homme qui dit
des vérités dures, ne compose jamais avec les principes et ne rend hommage
qu'à la vérité... » « Je
poursuivrai les ennemis du peuple avec le même courage que Marat, bien que je
sois éloigné d'avoir les lumières de ce grand homme. » Et
toujours, par une pente de son esprit ou pat une perfidie haineuse, il glisse
la glorification de l'ancien régime opposé par lui à la Révolution. Ce ne
sont pas les préfets de police ou les prévôts des marchands de l'ancien
régime, ce ne sont pas les Sartines et les Flesselles qui auraient négligé de
taxer les denrées ; ce n'est pas sous un roi que Jacques Roux aurait été
molesté comme sous la République ! C'était, chez ce prêtre, une étrange et
dangereuse manie. Le voilà, pour un temps, réduit à l'impuissance. Il avait
rédigé un discours sur Les causes des malheurs de la République française,
et il en avait annoncé la publication à la fin de la brochure qui contenait
son adresse à la Convention. Le manuscrit en a été conservé. Roux y insiste
encore sur les méfaits de la bourgeoisie révolutionnaire. « L'ennemi
au dehors et au dedans, l'agiotage, l'accaparement, le discrédit du
papier-monnaie, les gens de robe et d'épée, les bourgeois ont accaparé les
biens du clergé et les domaines nationaux, ils ont accaparé le commerce et,
grâce à eux, la Révolution n'a pas donné aux pauvres et aux ouvriers ce
qu'ils étaient en droit d'en attendre. « Frappez
de mort les accapareurs ; les lois sont insuffisantes. Le Prussien qui est à
nos portes est moins dangereux que ceux qui ne permettent pas par leurs
-monopoles, leurs accaparements et leurs agiotages à l'ouvrier et à l'artisan
de se nourrir. Agioteurs ! Avant la prise de la Bastille vous n'étiez cousus
que de haillons et vous insultez aujourd'hui par votre luxe à la misère
publique ; vous aviez à peine un domicile et vous habitez des palais ; vous
aviez à peine une charrue et vous êtes propriétaires de terres considérables
; vous ne faisiez qu'un tout petit commerce au milieu de la rue et vous tenez
des magasins immenses ; vous n'étiez que commis à gages dans les bureaux,
vous armez des vaisseaux de guerre. Je ne suis pas étonné qu'il y ait tant de
personnes ardentes en apparence pour la Révolution ; elle leur a fourni un
prétexte précieux pour entasser patriotiquement, en peu de temps, trésor sur
trésor et pour couvrir leurs vols d'un voile impénétrable. « Sous
l'ancien régime on aurait rougi de commettre de pareils actes. « Expliquez
pourquoi, malgré l'abondance des récoltes, la suppression des droits d'entrée
et la diminution des consommateurs, expliquez pourquoi les denrées, même de
mauvaise qualité, ont doublé et triplé de prix. Vous dites : c'est la guerre
! ce sont les assignats ! Non, c'est votre avidité. « Mais
prenez garde, agioteurs, accapareurs, riches des larmes des malheureux,
scélérats impudibonds, vous mourrez du supplice des traîtres. » Mais
quel secret avait donc Jacques Roux et quel système pour empêcher l'avènement
révolutionnaire des « nouvelles couches » bourgeoises ? Il était
impossible et il eût été contre-révolutionnaire d'empêcher cet immense
déplacement de fortune et d'abolir les effets de la colossale expropriation
du clergé et de la noblesse. L'essentiel était de profiter de ce mouvement
prodigieux pour organiser et assurer à jamais la démocratie, qui aurait
permis ensuite l'avènement de couches plus profondes, de forces populaires
encore ensevelies sous l'ignorance et la misère. Or, c'est à cette
organisation de la démocratie que travaillait la Montagne ; et Jacques Roux
la compromettait par son obstination maniaque à opposer l'innocence de
l'ancien régime à la malice et à l'égoïsme des temps nouveaux. « Je
dénonce, ajoutait-il, ces hypocrites à qui le nivellement de la société
parait une chimère ; les mandataires infidèles ; les ministres qui ont confié
en des mains criminelles le salut de l'empire ; les officiers civils et
militaires qui ont négligé l'application des lois, les charlatans
ultramontains, les athées sanguinaires, les égoïstes, les banquiers, les
accapareurs, ceux qui ont la Révolution dans la tête et la contre-Révolution
dans le cœur. « Soyez
animés de l'âme de Brutus et sauvez le Capitole. » Roux
s'exaltait ainsi. Mais ce morceau ne parut pas. Sans doute, dans le
redoublement de la tourmente, il jugea prudent de plier ses voiles, au moins
pour quelques jours. MARAT ET JACQUES ROUX Etrange
et énigmatique personnage ! Marat l'a certainement calomnié en disant qu'il
avait usurpé le nom de Jacques Roux, qu'il s'appelait Renaudi et qu'il
n'avait pris le nom de Jacques Roux qu'à la mort du prêtre d'Issy qui le
portait. Les registres de l'église paroissiale de Saint-Cibard de Pransac,
diocèse d'Angoulême, portent mention à la date du vingt-unième d'août 1752 du
baptême de Jacques Roux, fils légitime de M. Gratien Roux et de Mlle
Marguerite Montsalard. Puis, Jacques Roux fit la preuve à Marat qu'il avait
professé, sous son nom de Jacques Roux, au séminaire d'Angoulême. Ce sont,
semble-t-il, les injustices de ses maîtres méconnaissant le mérite et le zèle
d'un plébéien, qui jetèrent Jacques Roux dans des pensées révolutionnaires et
qui le mirent en guerre avec l'organisation ecclésiastique. Cette méprise si
étrange de Marat racontant que Jacques Roux a fait un faux pour prendre le
nom d'un prêtre assassiné nous met en garde contre les propos qu'il lui
attribue. Marat ne mentait pas, mais sa mémoire encombrée de dénonciations,
affaiblie par la maladie, avait des défaillances singulières. Peut-être aussi
a-t-il mal compris ce que lui disait le prêtre chez lequel il s'était réfugié
en une des périodes difficiles de sa vie tourmentée. « Le
troisième jour que je passai dans sa chambre, je le vis dans le costume de
prêtre ; je ne sais s'il en avait honte à mes yeux, assurément à tort, car
j'ai pour maxime de ne jamais scandaliser les âmes faibles, mais il me dit : « N'imaginez
pas que je crois à la religion, je sais que c'est un tissu d'impostures, j'en
ai fait mon gagne-pain ; et personne ne sait mieux que moi faire la sainte
comédie. » Propos
peu vraisemblable. Il ne semble pas que Roux ait jamais répudié son caractère
de prêtre : il continuait à dire la messe. Mais il était violemment
anticlérical. Il s'associait, à la section des Gravilliers, à toutes les
motions tendant à fermer « les boutiques de prêtres ». 11 écrivait que tant
que le peuple ne serait pas instruit, la religion s'appuierait sur
l'esclavage et l'esclavage sur la religion. Mais j'imagine, à la façon dont
il parle des athées sanguinaires, qu'il avait en Dieu la foi presque
chrétienne du Vicaire savoyard, et en continuant, sans prébende aucune, sans
rémunération aucune, à officier, il s'associait à l'humilité de cœur du
peuple ignorant et opprimé. Peut-être auprès de ce peuple qui tout à l'heure
adorera sur le même autel « le cœur de Marat et le cœur de Jésus », le
caractère sacerdotal, dont Jacques Roux n'avait pas voulu se dépouiller,
ajoutait-il à l'effet de sa propagande révolutionnaire. Il était pauvre,
vivait presque uniquement de ses 200 livres de rente, entre sa harpe qui
l'apaisait parfois au sortir des réunions tumultueuses, et un chien que lui
avait donné une bonne citoyenne des Gravilliers ; il gravissait les neuf
étages des sombres maisons, et il s'était fait ainsi au' cœur de Paris
artisan un petit empire qu'aucune violence du dehors ne semblait pouvoir
entamer[2]. Mais
qu'aurait-il pu maintenant, ayant contre lui non seulement Robespierre,
Marat, les Cordeliers, les Jacobins, mais toute la Commune ? LA COMMUNE CONTRE JACQUES ROUX Chaumette
et Hébert, Hébert surtout, si dur déjà pour Jacques Roux en mars 1793, sont
implacables pour lui. Il s'était, on s'en souvient, imposé à la Commune à la
faveur des événements révolutionnaires du 31 mai et du 2 juin et du rôle qu'y
jouait sa fidèle section des Gravilliers. Tout
récemment encore, le 12 juin, il était chargé avec Guyot, Blin et Pâris, de
la rédaction du Bulletin de la Commune ; ils faisaient l'extrait des lettres
intéressantes, et le procès-verbal des séances du Conseil. Mais,
avec quel empressement les chefs de la Commune essaient de profiter, pour
accabler Jacques Roux, de son faux pas à la' Convention ! Dès le
lendemain 26 juin, le Conseil de la Commune, informé de l'émeute du savon à
la Grenouillère, vote un ordre du jour qui flétrit tout appel au pillage, qui
dénonce comme des complices de la Vendée tous ceux qui menacent les
propriétés ; et Chaumette, voulant évidemment solidariser Jacques Roux avec
ces désordres, « donne lecture d'un journal du soir dans lequel on annonce
que Jacques Roux est venu dans la Convention critiquer la nouvelle
Constitution et accuser les législateurs d'avoir dans cette Constitution
favorisé les accapareurs. Plusieurs membres incriminent les principes de
l'abbé Jacques Roux ». Le Conseil hésitait à entrer en lutte violente contre
un homme qui avait au centre même de Paris une place forte, et contre un
système que le peuple applaudissait. Mieux valait au contraire dissocier
Jacques Roux des scènes de pillage et condamner les premières sans mettre en
cause celui-ci. Le Conseil de la Commune, se refusant à suivre Chaumette dans
la voie ouverte par celui-ci, passe à l'ordre du jour sur Jacques Roux, mais
décide, sur le réquisitoire du procureur, de nommer des commissaires pour
aller prier le Comité d'agriculture de la Convention de presser le rapport
sur le moyen d'opérer la diminution des denrées. C'était en somme un succès
ou un demi-succès pour Jacques Roux ; mais, à mesure que les pillages
s'étendent dans les journées du 27 et du 28, le Conseil, inquiet d'avoir à
réprimer des mouvements populaires, s'irrite contre celui qui les justifiait
s'il ne les provoquait pas et, quand le 28 au soir Jacques Roux, qui n'avait
pas encore été frappé de la foudre que le même soir Robespierre allait lancer
contre lui aux Jacobins, se présente au Conseil de la Commune pour lui faire
agréer la pétition adoptée déjà par les Cordeliers, le Conseil s'indigne des
responsabilités redoutables qu'il prétendait lui imposer : « Votre pétition,
s'écrie Chaumette, c'est le tocsin du pillage et de la révolution des
propriétés. » Guyot
ajoute : « Roux a inscrit dans sa pétition les choses les plus dangereuses et
les plus anticiviques. » D'autres
membres regardent Roux « comme la cause de tous les désordres, qui ont fait
craindre les citoyens pour les propriétés, et demandent son exclusion du
Conseil ». Était-ce légal ? En tous cas, c'était chose grave, et le débat
fut ajourné au lendemain. Le 29
juin « au Conseil général de la Commune, un membre remarque que malgré
l'invitation faite au citoyen abbé Jacques Roux, il ne se présente pas pour
répondre aux inculpations dirigées contre lui. » Roux était sans doute
découragé par la terrible séance de la veille aux Jacobins. « Le
membre de la Commune demande que provisoirement et en attendant les
explications de Roux, il ne soit plus rédacteur des affiches de la Commune. » Proposition
adoptée. Mais, le lendemain, aux Cordeliers, comme Hébert s'acharne sur Roux
! comme il se donne des airs de noblesse morale ! comme il exalte l'esprit de
sacrifice ! Collot d'Herbois en était tout remué : « Je me souviendrai
toujours de cette apostrophe faite par Hébert : « Vous vous plaignez,
Parisiens ; vous déplorez votre situation, vous murmurez contre vos
représentants. Mais songez donc à vos frères des départements, qui tous les
jours sont réveillés par le bruit du canon, qui tous les jours reçoivent des
boulets, et qui n'ont pas deux onces de pain par jour. » Oui, ce
fut un beau spectacle, et pour le conter, Collot d'Herbois a des ressouvenirs
de son métier d'acteur, du temps où le maquillage des figures fondait au feu
des chandelles : « Vous auriez vu Hébert promener le flambeau de la vérité
sur la tête du prêtre hypocrite, et faire fondre son masque comme un limon
impur qui couvrait sa tête. » Et ce
n'est pas seulement Jacques Roux qui est exécuté par Collot d'Herbois, par
Hébert, c'est aussi Leclerc, qui a donné aux Lyonnais, par d'épouvantables
menaces, le courage de s'armer pour la contre-Révolution : « Leclerc a dit
aux Lyonnais qu'ils allaient être guillotinés ; qu'ils allaient être jetés
dans la rivière ; alors ces hommes, naturellement poltrons, sont devenus
braves et ils le sont devenus au détriment des patriotes. » Jacques
Roux était-il donc noyé à jamais ? Le 1er juillet « le Conseil général de la
Commune délibérant sur la conduite de l'abbé Jacques Roux, l'un de ses
membres, considérant que ce citoyen a insulté la Convention dans l'adresse
perfide qu'il lui a présentée ces jours derniers, considérant en outre que
ses opinions anticiviques l'ont fait chasser des sociétés populaires et du
corps électoral, arrête à l'unanimité qu'il improuve sa conduite ». LA CAMPAGNE' D'HÉBERT CONTRE JACQUES ROUX Qu'Hébert
se réjouisse ! Il peut croire un instant (mais connaît-il bien la ténacité de
ce prêtre ?) qu'il est enfin débarrassé d'un rival détesté. Hébert trouvait
Jacques Roux terriblement incommode. D'abord cette popularité étroite, mais
profonde, toujours renouvelée par des infiltrations sourdes, comme l'eau d'un
puits qui jamais ne tarirait, inquiétait la popularité superficielle et
bruyante d'Hébert. Et puis, en fournissant un prétexte aux émeutes et aux pillages,
Jacques Roux était très importun à la municipalité. Il pouvait soudain la
compromettre à fond, soit qu'elle laissât faire, soit qu'elle réprimât.
Enfin, les chefs de la Commune avaient des ambitions vastes. Dutard
écrit à Garat, en juin, que Chaumette espère se former un grand parti des
Jacobins et des Cordeliers réunis. Hébert,
servi par son journal, rêve aussi d'une popularité vaste et d'un vaste
pouvoir. Mais les doctrines violentes de Jacques Roux, si elles peuvent
passionner une partie des ouvriers et des artisans, inquiètent toute la
petite bourgeoisie marchande. Il a beau distinguer le « négoce » du «
commerce » ; les détaillants, les boutiquiers ont peur d'être enveloppés dans
la haine que le peuple porte aux accapareurs. Paris est une ville de petit
commerce. Comment devenir maître de Paris et par lui de la France si l'on
effraie les petits marchands ? L'ambition éveillée aiguise en Hébert le sens
de la vie économique. Ecoutez-le, réfutant ou croyant réfuter les doctrines
de Jacques Roux. Comme il rabroue, en juin et juillet, ceux qui dénoncent au
peuple les accapareurs (n° 252) : « Mais
ces accapareurs, où sont-ils ? Est-ce à Paris ? Non, foutre, niais dans les
grandes villes de commerce. C'est là, foutre, qu'il faut aller les chercher,
et non pas à Paris, où il n'existe que des détaillants. Les millionnaires de
Bordeaux et de Marseille se foutent bien que l'on pille un de leurs bateaux
sur la Seine, quand leurs magasins et leurs vaisseaux regorgent de
marchandises. « Ah
! foutre, si la Convention avait toujours marché comme à présent, si elle
n'avait pas souffert aussi longtemps dans son sein. une poignée de coquins
qui mettaient des bâtons dans les roues, elle aurait fait de très bonnes lois
pour protéger le faible contre le fort, le pauvre contre le riche, et déjà
nous recueillerions les fruits de la Révolution... Ce n'est pas dans le
moment qu'on calomnie les patriotes, lorsqu'on veut faire marcher contre eux
les bataillons du Calvados, du Finistère et de la Gironde, qu'ils se
livreront au moindre excès. Ils savent que leur salut et le salut de la
République dépendent de la conduite qu'ils vont tenir et ils ne gâteront
point leur cause. » Donc,
que Jacques Roux, et Leclerc, et Varlet et toute la séquelle importune des
Enragés s'en aillent au loin, qu'ils purgent la ville de Paris où ils n'ont
que faire, et qu'ils aillent travailler de leur état dans les grands ports :
qu'ils aillent piller, s'il leur plaît, les vaisseaux signalés dans le port
de Marseille, dans celui de Bordeaux ou dans celui de Nantes ; ou, s'ils ont
un goût trop vif pour les opérations sur le sucre, qu'ils descendent jusqu'au
Havre. Quels fâcheux que ces hommes qui animent encore à l'émeute et qui
rêvent de coup de main quand il est si facile à Hébert, par la puissance de
son journal aux échos innombrables et grossiers, par son influence pénétrante
au ministère de la Guerre, d'accroître peu à peu son pouvoir et l'action du
peuple ! Ainsi Hébert se faisait, à côté de Robespierre et contre les
Enragés, l'homme de l'ordre, de la Convention, de la Constitution. Ainsi la
coalition des Jacobins, des Cordeliers, de la Montagne, de la Commune
opposait au mouvement social et à l'agitation dangereuse des Enragés un
obstacle formidable. L'assaut livré sur ce point à la Constitution était
refoulé, et Robespierre pouvait dire à la France, travaillée par l'intrigue
girondine, mais qui attendait d'un regard avide un point lumineux de ralliement
: « Voici l'acte constitutionnel, tout Paris l'acclame ; que la France
réconciliée l'acclame aussi. » La
Révolution venait de franchir un dangereux défilé. Mais quoi ! le péril
est-il vraiment conjuré, et l'autorité nécessaire de la Convention,
centralisant la France révolutionnaire, et du Comité de salut public,
centralisant la Convention, n'est-elle pas minée par des influences plus
subtiles, plus souterraines, plus dangereuses ? LA POLITIQUE D'HÉBERT Dès
juin et juillet, Robespierre surveille avec inquiétude les pensées à peine
avouées encore et les projets d'Hébert. Oh ! celui-ci est très prudent et
très sage ! Prudence, union : qui pourrait se méfier de lui ? H protégeait
tout à l'heure les bons marchands de Paris contre les entreprises et les
prédications des forcenés. Même aux « monopoleurs », auxquels il ne peut
point se dispenser de parler d'un ton de menace, que demande-t-il, en somme ?
d'être raisonnables, de ne pas contrarier l'effort des sans-culottes : « Monopoleurs
de Paris, vous n'avez d'autre parti à prendre que de vous jeter tête baissée
dans Za sans-culotterie ; avec elle vous n'avez rien à craindre et vos
propriétés sont assurées. Les patriotes n'exigent de vous que l'effort de ne
pas leur nuire. Mais malheur à vous, foutre, si vous continuez de manigancer
contre la République, de faire disparaître les denrées et de faire piller ! » Et ce
bon Jésus, ce doux Jésus, ce sans-culotte Jésus, comme Hébert l'enrôle dans
les armées révolutionnaires qui vont combattre le fanatisme vendéen ! La
citoyenne qu'a entendue le 6 juin l'observateur Dutard, disait : « On
parle de Dieu, mais Dieu est de l'aristocratie ». Elle voulait sans doute
dire par là qu'à force d'avoir été célébré par les aristocrates pour
maintenir le peuple dans le respect stupide, il avait pris lui-même le pli.
Hébert, tout au contraire, croit qu'il n'aura aucune difficulté à mettre
Jésus de son côté, du côté de la Révolution, compère et compagnon avec le
père Duchesne. Lisez
ce qu'on pourrait appeler « l'épître aux Vendéens » « Ah
! si le brave sans-culotte Jésus revenait sur la terre, il serait au moins
aussi en colère que le père Duchesne de voir de pareils scélérats se servir
de son nom pour commettre les plus grands forfaits. « Lisez mon évangile,
leur dirait-il, prêtres menteurs, riches sanguinaires, vous y verrez que j'ai
toujours prêché la liberté et l'égalité, que je n'ai cessé de défendre les
pauvres contre les riches. J'étais, dans mon temps, le jacobin le plus enragé
de la Judée ! Aussi les calotins, les juges, les financiers, les nobles et le
Capet de mon siècle, qui s'appelait Hérode, ne me virent-ils jamais que d'un
mauvais œil. Pendant toute ma vie, consacrée à la vertu et à la bienfaisance,
je fus traité d'incendiaire, d'agitateur, de désorganisateur. Enfin, l'infâme
tribunal de Ponce-Pilate, le tribunal des Douze d'alors, me chercha une
querelle d'Allemand : on m'accusa de conspiration ; des témoins, venus exprès
de Normandie pour déposer contre moi, et grassement payés par les pharisiens
et les publicains, qui étaient les brissotins de mon pays, me chargèrent de
tant de fausses inculpations que je fus attaché en croix et mis à mort comme
un scélérat. « Pauvres
sans-culottes, bonnes gens des campagnes, ne vous laissez pas tromper par vos
prêtres : prenez mon évangile, je vous le répète, et vous verrez que vos
prêtres n'en veulent qu'à vos propriétés ; ils vous vendent à prix d'argent
le paradis qui ne peut s'acheter que par de bonnes œuvres. » Est-ce
Jésus qui est devenu Hébert ? Est-ce Hébert qui est devenu Jésus ? J'ai cru
remarquer, cependant, que le « sans-culotte Jésus » a des faiblesses : il ne
jure pas, il ne dit pas : « Lisez, foutre, mon évangile. » Ce sera sans doute
pour son prochain sermon : il se formera. Mais comment la guerre civile ne
serait-elle pas bientôt noyée dans ces fadeurs ? Surtout, que personne ne
prenne peur. Ceux qui croient qu'une partie du peuple de Paris a massacré des
prisonniers dans les journées de septembre, ne savent pas un mot d'histoire :
« On nous fout au nez les massacres des 2 et 3 septembre, quoique ces
massacres aient été faits par des étrangers. » J'aime
mieux Marat, quand il en prend la responsabilité. Surtout
que les révolutionnaires ne se querellent pas, qu'ils ne se divisent pas. Le
péril est grand et il ne peut être conjuré que par l'union. Hébert
écrit dans le numéro 245, peu après le 31 mai : « Jamais,
foutre, nous n'avons été si près de la contre-Révolution... Je le dis et je
le répéterai toujours : si nous ne nous entendons pas, si nous ne sommes pas
tous unis comme des frères, nous sommes foutus et contre-foutus. Non
seulement, comme l'a dit le prophète Isnard, on cherchera sur les rives de la
Seine le lieu où exista Paris, mais les bords de la Garonne seront également
dévastés. Tandis, foutre, que nous nous mangerons le blanc des yeux, les ours
du Nord, les tigres d'Espagne, conduits par des prêtres, fondront sur nos
départements... Ne vous souvient-il plus que dé tout temps l'Angleterre a été
l'ennemie de la France ?... Ces buveurs de bière ne nous pardonnent pas
d'avoir des départements qui produisent de la vigne. » La
fumée qui s'exhale de la pipe du père Duchesne est à la fois fraternelle et
guerrière : c'est, pour les patriotes, la fumée du toit hospitalier qui les
abritera tous ; c'est, pour les ennemis, la fumée du canon vengeur qui les
abattra tous. Cependant,
dans l'esprit d'Hébert, un vaste plan d'ambition s'est formé, qui se lie aux
ambitions de la grande Commune. Hébert était fatigué d'entendre parler du «
triumvirat » de Marat, de Robespierre et de Danton. N'était-il donc, lui,
qu'un bouffon en sous-ordre, l'amuseur grossier des faubourgs ? Il ferait
bien voir à tous qu'avec ses jurements il arriverait haut, et qu'il avait en
lui, tout comme Danton, Robespierre et Marat, l'étoffe d'un chef de parti.
C'est lui, après tout, qui avait le plus excité les colères brissotines et
girondines. « L'infâme tripot des Douze » n'avait pas arrêté Danton ou
Robespierre, il n'avait même pas arrêté Marat. Il avait mis la main sur
Hébert : et c'est cet acte de violence contre le meilleur défenseur des
sans-culottes, contre celui qui s'était fait, dans la presse, « le
tape-dur » de l'aristocratie, qui avait provoqué l'insurrection
victorieuse du 31 mai et du 2 juin. Comment
accroître, et rapidement, son influence ? Comment jeter sur ses rivaux plus
éclatants, sur ceux qui dominent ou à la Convention ou au Comité de salut
public, ou aux Jacobins, un commencement de défaveur ? Il allait d'abord
exaspérer dans le peuple souffrant l'appétit de vengeance. La vie devenait
dure : il n'y avait ni famine, ni misère extrême ; mais les
approvisionnements étaient stricts, la distribution était difficile et lente
: les femmes, les hommes mêmes perdaient des heures à faire queue à la porte
du boulanger et du boucher ; la hausse des salaires ne répondait pas toujours
exactement à la hausse des denrées : d'où venait ce malaise ? d'où venait
cette inquiétude ? Des infâmes aristocrates coalisés avec l'étranger, des
infâmes Girondins coalisés maintenant avec les aristocrates. Et dans les
groupes les colères s'allumaient. Ce n'était plus le généreux élan de 1790,
la magnifique colère de 1792 : c'était parfois une fureur grandiose et âpre,
parfois aussi le besoin bestial et vil de soulager sa propre souffrance en
faisant souffrir. Insulter, tuer, mêler la dérision à la mort, exploiter
jusqu'au dernier souffle, jusqu'au dernier regard des traîtres attendus par
la guillotine, pour leur faire respirer l'outrage, pour leur donner d'avance,
en caricature de gestes et de paroles, le spectacle de leur propre supplice,
et une vision grotesque et lugubre d'échafaud : ce fut là, hélas ! pour une
grande partie de la foule, la tentation des heures mauvaises. Tuer n'est rien
: il faut abaisser, il faut flétrir ; plus ils furent éclatants, plus il faut
ravaler même leurs souffrances ; il faut faire de leur agonie une
humiliation et une farce, les empêcher eux-mêmes, sous les éclats d'une
gaieté féroce, de prendre leur propre supplice au sérieux, et éteindre dans
l'âme des vaincus la fierté secrète qui aide à soutenir la mort. Or,
Hébert s'offrit à être le virtuose de ces heures méchantes et troubles, il
s'offrit à flatter, dans les cœurs ulcérés, la volupté du sang, à faire de
toute vie attendue par le bourreau un misérable haillon que le peuple
secouait à sa fenêtre parmi ses guenilles de misère. Antoinette est au
Temple, tous les jours plus étroitement gardée, et ceux qui la surveillent
sont obligés d'aller s'excuser devant le Conseil de la Commune s'ils lui ont
parlé le chapeau à la main. Ecoutez le Père Duchesne : « La
tigresse autrichienne était regardée, dans toutes les cours, comme la plus
misérable prostituée de France. On l'accusait hautement de se vautrer dans la
fange avec des valets, et on était embarrassé de distinguer quel était lé
goujat qui avait fabriqué les avortons éclopés, bossus, gangrenés, sortis de
son ventre ridé à triple étage. » Mme
Roland est à l'Abbaye, tragiquement disputée entre le désir de vivre et la
peur, si elle vit, d'être vaincue par l'amour qu'elle porte au cœur. Le Père
Duchesne régale le peuple d'une fiction plaisante. Il assure qu'il est
allé voir à l'Abbaye Mme Coco » et « sa face plâtrée ». Il était déguisé en
chef vendéen ; oh ! comme elle a été bonne pour lui : « C'est
le général de l'armée chrétienne, m'écriai-je ; ou, comme on dit à Paris, le
chef des brigands ; à ce mot, la citoyenne Coco laisse échapper un gros
soupir, elle lance sur moi un regard tendre, tel une chatte amoureuse à un
vieux matou qui vient miauler autour d'elle. » Elle
lui avoue que ses amis et elle ne comptent plus que sur la Vendée et
l'Angleterre. Alors le père Duchesne, se démasquant soudain, lui crie
l'injure à pleine gueule : « Oui,
foutre, tu l'as dit, vieux sac à contre-Révolution. Reconnais le père
Duchesne ; je t'ai laissé défiler ton chapelet pour te connaître. Le pot aux
roses est découvert ; tous tes projets s'en vont à vau-l'eau. Non, les
Français ne se battront pas pour un crâne pelé comme celui de ton vieux cocu
et pour une salope édentée de ton espèce. Tous les départements vont être
débrissotés et dérolandisés. La Constitution s'achève, et tous les bons
citoyens vont se réunir à Paris pour jurer de la défendre. Pleure tes crimes,
vieille guenon, en attendant que tu les expies sur l'échafaud, foutre. » Les
crieurs du journal insistaient sous les fenêtres de l'Abbaye, vociférant le
titre et ajoutant eux-mêmes de leur fonds et de leur verve aux joyeux propos
du maître. De son cachot, Mm' Roland entendait, et elle l'a noté dans ses
Mémoires. C'était une force pour Hébert de pouvoir écrire ces choses.
Ce-blond jeune homme aux yeux bleus, au fade visage sans âme, pouvait aller
haut. Sa
tactique va être simple : il s'applique à discréditer Danton que ses
relations avec Dumouriez et son hésitation ont diminué. Il s'applique à
dépasser Robespierre. Tout ce que perdront d'autorité les chefs de la
Révolution, la Convention et le Comité de salut public, la Commune le gagnera
: elle est déjà forte par le ministère de la guerre. Là, avec les six cents
employés en bonnet rouge qui sont dévoués à la faction extrême des
Cordeliers, elle a comme une forteresse. Les officiers nobles éveillent tous les
jours plus de méfiance : qu'on les remplace tous. C'est le ministère de la
Guerre dominé par la Commune, c'est donc la Commune elle-même qui nommera à tous
les emplois dans l'armée, et qui tiendra l'armée de la Révolution. Il ne faut
pas que le Comité de salut public, où dominent aujourd'hui Danton et Barère,
où bientôt dominera Robespierre, prétende substituer sa direction et son
contrôle au contrôle et à la direction des ministres surveillés et conseillés
par la Commune. Celle-ci
essaiera de conquérir les ministères comme elle a conquis celui de la Guerre.
Au besoin les Hébertistes et les Enragés, peu à peu réconciliés, opposeront
au Comité de salut public la Constitution qui ne prévoit que des ministres et
ils essaieront ainsi d'appeler à eux tout le pouvoir. Oui, mais n'est-ce pas
livrer la Révolution et les armées à une étroite coterie parisienne 2
N'est-ce pas recommencer en sens inverse la scission de Paris et de la France
? N'est-ce pas surtout préparer entre la Convention et le Comité de salut
public d'un côté, la Commune et le ministère de la Guerre de l'autre, un
conflit paralysant, aussi funeste que celui auquel le 31 mai et le 2 juin ont
mis un terme ? ROBESPIERRE DÉJOUE LA MANŒUVRE HÉBERTISTE Robespierre,
assidu aux Jacobins, vigilant, courageux, s'obstine à déjouer la manœuvre, à
prévenir les mesures hâtives qui sous prétexte de révolutionner l'armée la
livrerait désorganisée et sans chefs à l'ennemi. Il s'applique à maintenir
l'autorité de la Convention et du Comité de salut public, à fondre toutes les
forces de la Révolution, à créer contre le péril intérieur et extérieur la
dictature de la France révolutionnaire appuyée sur Paris, et à écarter la
dictature étroite de Paris qui aurait été bientôt précipitée dans le vide.
Sommes-nous donc avec lui contre tous, contre Jacques Roux tout à l'heure,
maintenant contre Hébert ? A vrai
dire, nous ne sommes pas obligés de prendre parti avec cette rigueur.
L'histoire est une mêlée étrange où les hommes qui se combattent servent
souvent la même cause. Le mouvement politique et social est la résultante de
toutes les forces. Toutes les classes, toutes les tendances, tous les
intérêts, toutes les idées, toutes les énergies collectives ou individuelles
cherchent à se faire jour, à se déployer, à se soumettre l'histoire. Et,
dans cette universelle action et réaction, il est impossible de définir
l'effort propre de chacun. Le vainqueur serait autre s'il n'avait pas été
combattu et il y a toujours quelque chose du vaincu dans l'acte du vainqueur.
Toute victoire est une concession partielle. Sans Jacques Roux, sans Hébert,
la ligne politique et sociale de la Révolution eût été autre. Elle a dû tenir
compte des problèmes qu'ils formulaient, des énergies qu'ils suscitaient, des
appétits qu'ils déchaînaient. Réduire l'effort de vingt-six millions d'hommes
à la politique et aux combinaisons d'un homme serait puéril. Les
vivants, les combattants ne peuvent pas s'élever au-dessus d'eux-mêmes ; ils
ne peuvent pas faire d'avance la synthèse de leur propre force et des forces
adverses. Mais la mort délivre l'action de tout homme de sa forme étroitement
individuelle : et l'histoire met en lumière l'inconsciente et profonde
collaboration de ceux qui furent des ennemis ou des rivaux. C'est le devoir
de l'histoire de comprendre toutes les idées, de sympathiser en quelque
mesure avec toutes les forces, de démêler tous les germes, de deviner les concordances
secrètes sous l'apparente contrariété. Son devoir, c'est de donner à tous les
partis, à tous les individus leur juste part de lumière. Ai-je
donc desservi Jacques Roux ? Je lui ai fait large mesure de clarté et
d'espace. Et, sans doute, je n'ai point diminué Hébert en dégageant son
système. Je l'ai haussé au-dessus des jurons du Père Duchesne. Mais on
a beau regarder les événements du point de vue de l'histoire. Il est
impossible de développer ce grand drame sans s'y mêler. On va réveillant les
morts et, à peine réveillés, ils vous imposent la loi de la vie, la loi
étroite du choix, de la préférence, du combat, du parti pris, de l'âpre et nécessaire
exclusion. Avec qui es-tu ? Avec qui viens-tu combattre et contre qui ? Michelet
a fait une réponse illusoire : « Je siégerais entre Cambon et Carnot : je ne
serais pas Jacobin, mais Montagnard. » C'est
une échappatoire... Cambon et Carnot : l'un organisait les finances, l'autre
organisait la guerre. Sur eux ne pèse aucune responsabilité directe des
décisions terribles ; et il est commode de s'établir entre eux. Mais, comment
Cambon aurait-il pu gouverner les finances, comment Carnot aurait-il pu
précipiter tout ensemble et discipliner l'élan des armées si des hommes
politiques n'avaient assuré, au prix de douloureux efforts et de
responsabilités effroyables, la puissance et l'unité de l'action révolutionnaire
? Si
grands qu'ils aient été, Cambon et Carnot ont été des administrateurs, non
des gouvernants. Ils ont été des effets ; Robespierre était une cause. Je ne
veux pas faire à tous ces combattants qui m'interpellent une réponse évasive,
hypocrite et poltronne. Je leur dis : Ici, sous ce soleil de juin 93 qui
échauffe votre âpre bataille, je suis avec Robespierre, et c'est à côté de
lui que je vais m'asseoir aux Jacobins. Oui, je
suis avec lui parce qu'il a à ce moment toute l'ampleur de la Révolution. Je
suis avec lui parce que, s'il combat ceux qui veulent rapetisser Paris à une
faction, il a gardé le sens révolutionnaire de Paris. Il empêchera
l'hébertisme de confisquer l'énergie populaire ; mais il ne rompt pas avec
cette énergie ; il défend le ministre Bouchotte, il défend le général
Rossignol, il défend les officiers sortis du peuple ; mais il veut qu'ils
soient jugés et surveillés de haut par la Révolution de France, non pas par
l'insurrection de Paris. Il n'a pas peur de Paris, et la preuve, c'est qu'il
conseille aux sans-culottes parisiens de ne pas s'enrôler en masse pour les
frontières, de rester armés au cœur de Paris pour préserver la capitale de
toute surprise contre-révolutionnaire. S'il
avait eu contre la Commune de mauvais desseins, il aurait fait le vide autour
d'elle : il aurait expédié en Vendée ou en Flandre, ou en Roussillon, ou sur
les bords du Rhin, les patriotes véhéments. Il s'applique, au contraire, à
les retenir et il supplie la Commune de se servir de cette force populaire
non pour subordonner, non pour violenter ou menacer la Convention, mais pour
la protéger au contraire, pour lui donner la confiance invincible qu'elle
communiquera à la France et aux armées. Ainsi,
il n'est pas plus le sectaire de la Convention que le sectaire de la Commune
: il ne veut pas plus une coterie de salut public qu'une coterie des bureaux
de la guerre. La Convention est le centre légal et national de la force et de
la pensée révolutionnaires. Quiconque maintenant la menace ou l'affaiblit ou
la discrédite est un ennemi public et refait le crime de la Gironde. Par la
Convention loyalement unie à une Commune ardente, mais respectueuse de la
loi, c'est toute la France qui gouverne, qui administre, qui combat. Paris
est le foyer le plus vaste, le plus ardent et le plus proche où la Révolution
se réchauffe : il n'est pas à lui tout seul la Révolution. La démocratie est
donc pour Robespierre à la fois le but et le moyen : le but, puisqu'il tend à
rendre possible l'application d'une Constitution en qui la démocratie
s'exprime ; le moyen, puisque c'est avec toute la force révolutionnaire
nationale, concentrée, mais non mutilée, qu'il veut accabler l'ennemi. Hors de
lui, le reste est secte. Ô socialistes, mes compagnons, ne vous scandalisez
pas. Si le socialisme était une secte, si la victoire devait être une
victoire de secte, il devrait porter sur l'histoire un jugement de secte, il
devait donner sa sympathie aux petits groupements dont les formules semblent
le mieux annoncer les siennes, ou à ces factions ardentes qui, en poussant
presque jusqu'au délire la passion du peuple, semblaient rendre intenable le
régime que nous voulons abolir. Mais ce n'est pas d'une exaspération
sectaire, c'est de la puissante et large évolution de la démocratie que le
socialisme sortira : et voilà pourquoi, à chacun des moments de la Révolution
française, je me demande : quelle est la politique qui sert le mieux toute la
Révolution, toute la démocratie ? Or,
c'est maintenant, la politique de Robespierre. L'ÉLOGE DE ROBESPIERRE PAR BABEUF Babeuf,
le communiste Babeuf, votre maître et le mien, celui qui a fondé en notre
pays, non pas seulement la doctrine socialiste, mais surtout la politique
socialiste, avait bien pressenti cela dans sa lettre à Coupé de l'Oise ; èt
voici que quinze mois après la mort de Robespierre, quand Babeuf cherche à
étayer son entreprise socialiste, c'est la politique de Robespierre qui lui
apparaît comme le seul point d'appui. A
Bodson, à ce Cordelier ardent qui assistait aux séances du club dans la
tragique semaine de mars 1794, où l'hébertisme prépara son mouvement
insurrectionnel contre la Convention, à Bodson, resté fidèle au souvenir
d'Hébert, Babeuf ne craint pas d'écrire, le 29 février 1796, qu'Hébert ne
compte pas, qu'il n'avait su émouvoir que quelques quartiers de Paris, que le
bonheur commun devait avoir pour organe toute la communauté et que
Robespierre seul, au-delà des coteries, des sectes, des combinaisons artificielles
et étroites, a représenté toute l'étendue de la démocratie. « Je
ne crois point encore, avec et comme toi, impolitique et superflu d'évoquer
les cendres et les principes de Robespierre et de Saint-Just pour étayer
notre doctrine. D'abord, nous ne faisons que rendre hommage à une grande
vérité, sans laquelle nous serions trop au-dessous d'une équitable modestie.
Cette vérité est que nous ne sommes que les seconds Gracques de la Révolution
française. N'est-il pas utile de montrer que nous n'innovons rien, que nous
ne faisons que succéder à des premiers généreux défenseurs du peuple, qui
avant nous avaient marqué le même but de justice et de bonheur auquel le
peuple doit atteindre ? Et, en second lieu, réveiller Robespierre, c'est
réveiller tous les patriotes énergiques de la République et avec eux le
peuple qui, autrefois, n'écoutait et ne suivait qu'eux. Rendons à sa mémoire
son tribut légitime ; tous ses disciples se relèvent et bientôt ils
triomphent. Le robespierrisme atterre de nouveau toutes les factions. Le
robespierrisme ne ressemble à aucune d'elles ; il n'est ni factice ni limité.
Le robespierrisme est dans toute la République, dans toute la filasse
judicieuse et clairvoyante et naturellement dans le peuple. La raison en est
simple : C'EST QUE LE ROBESPIERRISME, C'EST LA DÉMOCRATIE, et ces deux mots sont
parfaitement identiques. Donc, en relevant le robespierrisme, vous êtes sûrs
de relever la démocratie. » LA POLITIQUE DE MARAT Cette
lutte pour la démocratie, contre le sectarisme naissant de l'hébertisme et de
la Commune, qui donc, sinon Robespierre, pouvait la mener ? Ce n'était point
Marat ; il était à bout de forces ; et son regard aigu ne pouvait plus
surveiller tout l'horizon. Contre Jacques Roux et les Enragés il aidait
Robespierre : j'ai déjà fait allusion à son terrible article du 4 juillet (article
calomnieux). Il y
dénonce « les faux patriotes plus dangereux que les aristocrates et
les royalistes. » Il y fait le portrait de Jacques Roux, « boutefeu de la
section des Gravilliers et de la société des Cordeliers, chassé de ces
assemblées populaires, de même que ses confrères Varlet et Leclerc ses
complices ». Oui, « le plus cruel des fléaux que nous ayons à combattre pour faire
triompher la liberté, ce n'est point les aristocrates, les royalistes, les
contre-révolutionnaires, mais les faux patriotes exaltés, qui se prévalent de
leur masque de civisme pour égarer les bons citoyens, et les jeter dans des
démarches violentes, hasardées, téméraires et désastreuses. Ces intrigants ne
se contentent pas d'être les factotums de leurs sections respectives, ils
s'agitent, pour s'introduire dans toutes les sociétés populaires, les
influencer et en devenir enfin les grands faiseurs. Tels sont les trois
individus bruyants qui s'étaient emparés de la section des Gravilliers, de la
Société fraternelle et de celle des Cordeliers, je veux parler du petit
Leclerc, de Varlet et de l'abbé Renaudi, soi-disant Jacques Roux ». Mais ce
n'est là qu'une boutade. Marat
n'avait pas l'étendue de vues et il ne pouvait plus avoir la constance
d'action de Robespierre. Au demeurant, il était si préoccupé de l'épuration
nécessaire des états-majors militaires, il menait contre Biron, commandant en
chef des armées de Vendée, contre Custine, qui de l'armée du Rhin avait été
appelé à l'armée du Nord, une campagne si véhémente qu'il était très près de
l'état d'esprit des bureaux de la Guerre où l'influence d'Hébert et de la
Commune dominait. Il démasquait non pas la trahison mais la faiblesse, « le
défaut de vue et d'énergie » des représentants et du Comité de salut public.
Il se plaint de l'indifférence de la Montagne. « La
lettre que j'ai adressée, le 4 de ce mois, à la Convention pour demander que
la tête des Capets rebelles fût mise à prix, et pour solliciter l'immédiate
destitution de Biron et de Custine qui s'apprêtent à renouveler le rôle de
Dumouriez, n'a été lue que le 5. La Convention n'a même pas entendu que ce
qui est relatif aux Capets, elle a passé à l'ordre par le vote. Je suis peu
surpris, sans doute que ma lettre avait été communiquée la veille aux
endormeurs du Comité de salut public — ou, comme on dit, de perte publique —
qui ont engagé quelques trembleurs de la Convention à préparer l'ordre du
jour. Toujours est-il certain que Barère, Delmas, Mathieu, Ramel-Nogaret,
etc., protègent Custine, Biron, Westermann, Menou et tous les scélérats
ex-nobles, qui sont malheureusement encore à la tête de nos armées. « Mais
les patriotes de la Montagne ? Les patriotes de la Montagne aperçoivent très
difficilement les trahisons ; ils attendent même quelquefois qu'elles soient
consommées pour s'en occuper. C'est ce qui leur est arrivé à l'égard de
Dumouriez ; pendant six mois, j'ai eu beau sonner le tocsin, ils ne les ont
vues, que lorsqu'il a menacé de marcher sur Paris. C'est ce qui leur est
arrivé à l'égard de la faction des hommes d'Etat ; j'avais beau les démasquer
chaque jour depuis quatre mois, ils m'ont traité de rêveur. Quoi qu'il en
soit, j'aime beaucoup mes chers collègues, mais j'aime bien autrement la
Patrie et, quelle que soit ma crainte de leur déplaire, elle n'arrêtera point
ma plume. « Si
Biron et Custine trahissent la Patrie (comme je n'ai que trop lieu de le
craindre) je prends acte aujourd'hui contre eux des vains efforts que j'ai
faits pour prévenir ce malheur, en les engageant à ôter enfin le commandement
de nos armées à ces deux courtisans. » Marat
accusait le Comité de salut public de paralyser « par sa torpeur »
Bouchotte. « Si
le Comité de salut public n'entravait pas les opérations du ministre de la
Guerre, je ferais à ce sujet une vive sortie contre lui, mais je sais qu'il
n'est pas le maitre de faire ce qui convient pour faire aller la machine.
» Or, ce
propos rentrait tout à fait dans le système hébertiste. Mais, comment
concluait Marat, qui sentait bien qu'il serait difficile de remplacer
d'emblée tous les chefs suspects par des patriotes expérimentés ? Il
concluait qu'il faudrait s'en tenir pour un assez long temps à la petite
guerre défensive. Et par là il marquait bien que s'il était prêt à marcher
avec Hébert, avec Vincent, avec Bouchotte pour épurer le commandement, il
était bien loin de se Laisser aller à la griserie hébertiste. Il est vrai que
du. même coup il proscrivait cette tactique des mouvements de masse et de
l'offensive qui seule pouvait sauver la Révolution et qui en effet la sauva. Le
dernier numéro de Marat, celui du 14 juillet, est une nouvelle attaque contre
Custine et le Comité de salut public. « Voilà
donc Custine, prenant la place de l'infâme Dumouriez, dont il renouvellera
bientôt les désastreuses opérations, et peut-être d'une manière plus
déplorable encore. Que penser du Comité de salut public, ou plutôt de ses
meneurs, car la plupart de ses membres sont si insouciants qu'ils assistent à
peine deux heures sur les vingt-quatre aux séances du Conseil, qu'ils
ignorent presque tout ce qui s'y fait ! Ils sont très coupables sans doute de
s'être chargés d'une tâche qu'ils ne veulent pas remplir, mais les meneurs
sont très criminels de remplir si indignement leurs fonctions. « Dans
le nombre, il en est un que la Montagne vient de renommer très imprudemment
et que je regarde comme l'ennemi le plus dangereux de la Patrie : c'est
Barère... Quant à moi, je suis convaincu qu'il nage entre deux eaux pour voir
à quel parti demeurera la victoire ; c'est lui qui a paralysé toutes les
mesures de rigueur et qui nous enchaîne de la sorte pour nous laisser
égorger, je l'invite à me donner un démenti en se prononçant enfin de manière
à ne plus passer pour un royaliste déguisé. » Ah !
certes, Marat, avec son désintéressement admirable, avec son horreur de
l'intrigue, aurait combattu Hébert et ses amis le jour où il lui aurait
apparu qu'ils voulaient dominer la Convention. Déjà, quand il attaque le
Comité de salut public, il prend bien soin d'avertir, par une note, qu'il ne
s'agit que de celui dont les pouvoirs expiraient le 10 juillet : et, s'il
s'en prend à Barère, qui avait été réélu, c'est en exprimant l'espoir qu'il
adoptera enfin un plan de conduite très net. Mais, dans cette période
difficile, Marat, comme on le voit, n'aidait pas Robespierre à donner au pays
révolutionnaire cette patiente sagesse, cette impression de sécurité et
d'unité qui était vraiment nécessaire au salut public. Danton
qui, personnellement, était mis en cause, Danton qui avait plus d'une fois à
répondre devant les Jacobins aux attaques dirigées contre lui, Danton qui,
membre du Comité de salut public, portait le poids des inévitables fautes
commises par celui-ci, des trahisons qu'il n'avait pu prévenir et des revers
qu'il n'avait pu empêcher, ne pouvait non plus conseiller avec autorité la
discrétion, la mesure, la circonspection. Il aurait eu l'air de se défendre
lui-même. Et il n'avait pas d'ailleurs cette continuité d'effort, cette
assiduité qui sont, aux heures troubles, la condition de l'action efficace.
Il éclatait parfois comme la foudre. Le 15 juin, à la nouvelle des revers de
Vendée, il jetait du haut de la tribune de la Convention un anathème
magnifique aux Girondins fugitifs qui allaient semer dans le pays la guerre
civile, et le lendemain il venait faire part aux Jacobins de la commotion
donnée par sa parole, constater d'un regard que sa popularité s'enflait
soudain comme un torrent. Il n'était pas le patient ouvrier de l'œuvre
quotidienne. ROBESPIERRE DÉFEND LE COMITÉ DE SALUT PUBLIC Au
contraire, Robespierre, qui, ne faisant point partie du premier Comité de
salut public, n'avait aucune responsabilité dans les erreurs et les malheurs
du passé, mettait son autorité intacte à défendre la Convention, le Comité de
salut public et Barère lui-même si attaqué par Marat, comme à défendre la
Constitution attaquée par Chabot et Jacques Roux. Il dit, le 14 juin, aux
Jacobins — et le jour même où le remplacement de Bouchotte au ministère de la
Guerre par Beauharnais provoquait les plus vifs orages contre la Convention
et le Comité de salut public — : « Le
peuple est sublime, mais les individus sont faibles ; cependant, dans une
tourmente politique, dans une tempête révolutionnaire, il faut un point de
ralliement. Le peuple en masse, ne peut se gouverner. Ce point de ralliement
doit être dans Paris. C'est là qu'il faut ramener les contre-révolutionnaires
pour les faire tomber sous le glaive de la loi ; c'est là que doit être placé
le centre de la Révolution. Tout ce que le peuple pouvait exiger, c'était que
la Convention marchât dans le sens de la Révolution ; elle y marche
actuellement. « J'ai
été le premier à manifester ma défiance à l'égard des nobles. Je puis assurer
que je suis un des patriotes les plus défiants et les plus mélancoliques qui
aient paru depuis la Révolution. Hélas ! je vous déclare que j'ai su avec une
douleur extrême que Bouchotte n'était plus ministre de la Guerre ; je n'ai
jamais parlé à Bouchotte, je ne l'ai jamais vu et je déclare que je le
regarde comme l'homme qui réunit le plus de talent et de patriotisme. « Quant
à Beauharnais, je ne me prononcerai point sur ses qualités morales. Je
conviens même qu'à l'Assemblée constituante il n'a pas joué le rôle d'un
contre-révolutionnaire, mais il est noble et il est d'une famille qui était
bien accréditée à la Cour et cela suffit pour m'empêcher de lui accorder une
entière confiance. Au surplus, je sais que le Comité de salut public l'a
proposé de bonne foi. « Il
est des moments où j'ai jugé sévèrement ce Comité ; mais, d'après un sérieux
examen, je me suis convaincu que ce Comité désirait sincèrement le salut de
la République et il est impossible que des hommes occupés d'intérêts aussi
pressants que multiples ne soient pas exposés à des surprises. Il faut les
juger par l'ensemble de leurs travaux, et non par leurs opérations partielles.
Ne croyez pas que je prêche le modérantisme ; au contraire, je prêche la
surveillance la plus rigoureuse. » Bouchotte
reprit le ministère. Mais comme Robespierre amortissait les chocs ! comme il
s'appliquait à dissiper les défiances ! Bientôt le Comité de salut public
sera renouvelé ; il deviendra plus homogène et par là plus énergique. Mais ce
renouvellement sera comme un progrès de la Révolution ; grâce à Robespierre
il n'apparaîtra pas comme une crise, comme une rupture de la continuité
révolutionnaire. Le 16
juin, quand Terrasson, dans une pensée de défiance et de fausse démocratie,
demande que les séances du Comité de salut public ne soient plus secrètes,
Robespierre combat la motion et la fait rejeter. Le 8 juillet encore, avec
une grande insistance, il défend contre la déclamation de Chabot le Comité de
salut public. Il déplore qu'on essaie de jeter la défaveur du peuple sur des
hommes chargés d'une besogne immense et qui, sauf la part des erreurs
inévitables, font leur devoir. Le 10 juillet, il prend parti pour le ministre
de la Marine Dalbarade et pour Danton : « Voudrait-on
essayer aussi de nous rendre Danton suspect ? Il est donc bien vrai que la
calomnie ne cesse de poursuivre un homme en place, par cela seul qu'il est
employé et que vainement on sacrifie toute sa vie à la liberté, puisqu'un
malveillant peut, en un quart d'heure, ruiner la confiance que vous méritez à
tant de titres et vous enlever le fruit de vos travaux... « Connaît-on
le digne remplaçant de Dalbarade ? Qu'on me nomme donc celui qu'on veut lui
substituer et qu'on me dise en même temps : celui-là sera exempt de toutes
fautes, inaccessible à l'erreur, évitera tous les pièges, n'aura que des
idées lumineuses, des plans heureux, dont le succès est assuré. » Mais,
où éclate le mieux l'esprit de transaction et de concession par lequel
Robespierre, au lendemain du 2 juin, préserva la Révolution de nouveaux
déchirements qui auraient été mortels, c'est dans le rapport fait à la
Convention, le 8 juillet, par Saint-Just, au nom du Comité de salut public. LE RAPPORT DE SAINT-JUST CONTRE LES GIRONDINS Il
s'agissait de régler le sort des Girondins ou arrêtés ou fugitifs.
Saint-Just, le disciple, l'ami, l'admirateur de Robespierre, et qui le
représentait au Comité de salut public, l'a certainement consulté. Or,
quand on lit ce rapport, il semble vraiment qu'if vient, non de Saint-Just,
mais de Barère. C'est un effort évident pour rallier les hommes du Marais,
pour les flatter, pour les rassurer ; on dirait qu'ils sont le centre même de
la Révolution, son point de repère et d'équilibre. « La
majorité de la Convention nationale, sage et mesurée, fluctua sans cesse
entre deux minorités ; l'une ardente pour la République et votre gloire,
négligeant quelquefois le gouvernement pour défendre les droits du peuple
; l'autre mystérieuse et politique, empressée en apparence pour la
liberté et l'ordre dans les occasions de peu de valeur, opposant, avec
beaucoup d'adresse, la liberté à la liberté, absorbant avec art l'essor des
délibérations, confondant l'inertie avec l'ordre et la paix, l'esprit républicain
avec l'anarchie, imprimant avec succès un caractère de difformité à tout ce
qui gênait ses desseins, marchant avec le peuple et la liberté pour les
diriger vers ses fins et ramenant les esprits à la monarchie par le dégoût et
la terreur des temps présents. » La
définition de la politique girondine est admirable. Mais quel art surtout
d'avouer que de l'autre côté aussi il y a eu peut-être des excès ! Et quelle
habileté à faire pressentir que maintenant, les droits du peuple n'étant plus
menacés, il ne serait plus permis « de négliger le gouvernement » !
Ce que Saint-Just reproche à la Gironde, ce n'est pas d'avoir constaté et
combattu l'anarchie, c'est de l'avoir combattue par de mauvais moyens qui ne
faisaient que l'irriter. « La
sagesse seule et la patience peuvent constituer une République, et ceux-là
n'en ont point voulu parmi nous, qui ont prétendu calmer l'anarchie par autre
chose que par la justice et la douceur du gouvernement. » Enfin,
il y a bien quelque habileté de réquisitoire et quelque artifice de polémique
à faire peser surtout sur les Girondins la responsabilité des journées de
septembre ; mais, n'était-ce pas prendre, devant la France et devant le
monde, l'engagement que ces crimes ne se renouvelleraient plus ? « Aucun
de ceux qui avaient combattu le 10 août ne fut épargné, la Révolution fut
flétrie dans la personne de ses défenseurs et, de tous les tableaux
consolants qu'offraient ces jours prodigieux, la malignité n'offrit au peuple
français que ceux de septembre : tableaux déplorables sans doute ; mais on ne
donna point de larmes au sang qu'avait versé la Cour ! Et vous aussi, vous
avez été terribles aux assassins du 2 septembre ! Et qui donc avaient plus de
droit de s'en porter les accusateurs inflexibles, ou de ceux qui dans ce
temps jouissaient de l'autorité et répondaient seuls de l'ordre public et de
la vie des citoyens, ou de nous tous, qui arrivions désintéressés de nos
déserts ? Pétion et Manuel étaient alors les magistrats de Paris. Ils
répondaient à quelqu'un qui leur conseillait d'aller aux prisons qu'ils ne
voulaient point risquer leur popularité. Celui qui voit égorger sans pitié
est plus cruel que celui qui tue. Magnifique
réponse, mais aussi magnifique promesse et qui mettait l'humanité du Côté de
la Montagne. Ainsi la Convention et le Comité de salut public gardaient pour le pays troublé leur autorité et faisaient grande figure. Que fût-il advenu si, au lendemain même du jour où elle avait voté la nécessaire mais triste mutilation du 2 juin, la Convention et le Comité créés par elle avaient sombré sous les défiances et les dénonciations ? C'était une crise irréparable de contre-Révolution qui s'ouvrait, Au contraire, l'esprit nettement gouvernementà1 que Robespierre communique à la Montagne victorieuse donne à la Convention une force morale souveraine. |
[1]
Le discours complet de Jacques Roux a été publié dans les Annales
révolutionnaires, 1914, t. VII, p. 547 et suiv. — A. M.
[2]
Les Annales révolutionnaires ont publié dans leur tome VIII, 1916, la
réponse de Jacques Roux à Marat. On trouvera dans la même revue une biographie
de Jacques Roux et une étude sur ses démêlés avec la Montagne (Annales
révolutionnaires, t. IX, pp. 468 et suiv. ; t. XIII, 1921, pp. 297 et suiv.
; pp. 354 et suiv. ; pp. 477 et suiv. ; t. XIV, 1922, pp. 477 et suiv. ; t, XV,
1923, pp. 89 et suiv.). — A. M.