HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE II. — LES LOIS SOCIALES ET LA CONSTITUTION

 

 

 

LA LÉGISLATION DES BIENS NATIONAUX

La Convention avait, de même, dans l'ordre pratique, marqué les directions essentielles. Elle avait, par un décret du 24 août, pris des précautions contre les abus et les fraudes qui se commettaient dans la "vente des biens nationaux ; contre les ventes de mobiliers faites sans contrôle et sans publicité ; contre les violences et les injures qui troublaient les enchères et les livraient à la merci d'acheteurs audacieux ; contre les manœuvres tendant à écarter les concurrents ou par la menace ou par les offres d'argent ; contre la complaisance et l'avidité des administrateurs locaux qui abusaient de leur autorité pour s'emparer à vil prix des maisons, des meubles, des terres ; contre les communes qui, sans autorisation expresse de la Convention, achetaient, ouvertement ou sous des noms supposés, des biens d'émigrés sur lesquels les administrateurs mettaient ensuite la main à des conditions trop favorables pour eux et hors de toute concurrence ; contre « les associations de tous ou de partie considérable des habitants d'une commune pour acheter les biens nais en vente et en faire ensuite répartition ou division entre les dits habitants ».

Il sera possible maintenant, quand la Convention aura échappé aux luttes de factions qui la paralysent, de reprendre, avec des garanties nouvelles, la vente des biens nationaux, de pousser notamment la vente des biens d'émigrés. De même, malgré l'opposition des Girondins et sous le coup de la nécessité, la Convention a adopté la taxe des grains et commencé ainsi à appliquer le maximum. Elle a encore, malgré la Gironde et sous le coup de la nécessité, voté, le 20 mai, le principe de l'emprunt forcé d'un milliard sur les riches.

 

LE PARTAGE DES BIENS COMMUNAUX

Enfin, elle a abouti, en avril, à formuler et à discuter ce difficile projet sur le partage des biens communaux qui était en suspens depuis le 10 août. C'était une grande question.

Le rapport de Fabre de l'Hérault (8 avril 1793) évalue à 8 millions d'arpents et à une valeur de 600 millions l'ensemble des biens communaux. A quel régime les soumettre ? Parfois, ceux des socialistes qui croient que la réhabilitation de l'ancien régime est un moyen de critiquer la société bourgeoise, ont prétendu que par le partage des communaux, par le morcellement de ce bien commun en propriétés individuelles, la Révolution avait dépouillé les pauvres. En fait, le régime auquel les communaux étaient soumis était absolument oligarchique : chacun des habitants de la commune en jouissait à proportion de l'étendue de son domaine particulier, de la richesse de ses troupeaux ; ainsi c'étaient les riches, seuls ou presque seuls, qui en bénéficiaient. Il y avait même des communes, où les notables, « les bourgeois » prétendaient avoir seuls le droit à l'usage des biens communaux : et cette aristocratie bourgeoise prétendait en exclure ceux que, à l'imitation de l'aristocratie seigneuriale, elle appelait « les manants ».

Presque partout, le vœu des pauvres, des prolétaires, était donc très nettement prononcé pour le partage. Marat a publié dans son journal plus d'une lettre où le partage était demandé au nom des pauvres, où l'égoïsme des riches propriétaires qui s'y opposaient était violemment dénoncé. Personne ne proposait alors une utilisation vraiment communiste des biens communaux.

Il aurait fallu enlever aux habitants le droit qu'ils avaient en qualité d'habitants et réserver l'exploitation des communaux aux sans-propriété sous la condition qu'ils transformeraient en culture active la jouissance inerte et routinière qui condamnait à l'improductivité des milliers d'arpents. Mais, je le répète, cette idée n'était suggérée par aucun révolutionnaire : et je n'ai qu'à rappeler que le communiste Babeuf, à la fin de 1791, concevait le communisme sous la forme d'un partage égal, garantissant le droit inaliénable de tous les citoyens, pour comprendre combien était fort le mouvement en faveur du partage et combien sont artificielles les critiques faites après coup, du point de vue communiste, aux révolutionnaires bourgeois.

 

LES OBJECTIONS DE SOUHAIT

Le seul conventionnel qui combattit le plan de partage définitif apporté par le Comité d'agriculture, Souhait, ne demanda pas un aménagement communiste, une exploitation commune intensifiée et perfectionnée. H demanda que les partages fussent temporaires. Et, bien loin d'entrevoir dans ce partage renouvelé un moyen d'émancipation pour tous les citoyens, il n'y voyait qu'un habile substitut de l'aumône et un expédient conservateur. Il prévoyait la pauvreté éternelle, et l'éternelle nécessité d'avoir sur toute l'étendue de la France des domaines disséminés où l'on pût appeler de génération ' en génération les indigents qui s'accumulaient dans les villes, au grand péril de l'ordre et de la propriété. Des colonies de travail, pour prohiber la mendicité et garantir la sécurité des possédants, voilà, au fond, le système de Souhait.

« Il s'agit, aujourd'hui, de régler le partage des biens communs. Il s'agit de savoir s'il doit être définitif, c'est-à-dire si chacun doit jouir en toute propriété de la portion qui lui écherra. C'est l'opinion du Comité d'agriculture. Il faut démontrer qu'elle est, sous tous les rapports, contraire à l'intérêt général et particulier ; il faut prouver que le partage temporaire, renouvelé à certaines époques, établi d'après une répartition plus juste et plus exacte, est le seul qu'il convient d'accepter ; il faut dans cette grande question, indiquer le but que nous devons atteindre et dire, avec courage, que si nous pouvons nous mêler du patrimoine de l'indigence, ce n'est que pour en régler le bon usage et non pour l'aliéner et le détruire.

« Remarquons, d'abord, que la convention de nos pères est une donation en faveur de l'indigence de leurs descendants. Et depuis quand aurions-nous le droit de disposer des biens qui appartiennent aux générations futures ? Depuis quand aurions-nous le droit de leur ravir des biens dont nous ne sommes que les dépositaires ? La pauvreté meurt-elle jamais ? Les communes s'éteignent-elles ? Depuis quand aurions-nous le droit de nous déclarer les héritiers des générations qui n'existent pas encore ?

« ... Le premier devoir des bons gouvernements, c'est de chercher à calmer la misère du peuple, à substituer à l'humiliante ressource de la mendicité le travail et l'amour du travail. Et quel plus puissant moyen d'atteindre ce but que de laisser perpétuellement dans la société un immense fonds de terre à cultiver, qui appelle continuellement les bras du pauvre, qui dissémine l'indigence et qui lui offre, sur tous les points de la République, une ressource féconde à ses besoins ; qui tend insensiblement à enlever aux arts, corrupteurs du luxe, des bras que la culture réclame sans cesse, des hommes dont le rassemblement dans les vastes séjours de la• corruption et du luxe peut, à chaque instant, inquiéter la tranquillité publique, et servir des projets d'ambition ou de tyrannie ?

« ... N'entendez-vous pas déjà la voix perfide des ambitieux et des tyrans caressant sans cesse la multitude, la couvrant sans cesse de leurs basses flatteries ; sans cesse l'irritant contre cette classe paisible de citoyens qui ne doit sa fortune qu'à son industrie et à son travail, sa fortune qui seule fait la richesse de l'Etat et la ressource du pauvre ; sans cesse la présentant à celui-ci comme son véritable patrimoine, pour lui inspirer le désir sacrilège de le reprendre par la force... Arrêtez leurs progrès en diminuant leurs moyen s de fortune, en affranchissant d'eux le pauvre, en le disséminant sur tous les points de la République. »

C'est donc par une sorte de manœuvre conservatrice, et pour dériver, pour diviser les courants de misère et de révolte que Souhait entend maintenir la propriété communale. Elle n'est point liée par lui à un plan de libération définitive des hommes, mais au contraire à la perpétuité certaine et inévitable de la misère : « Portons nos regards non pas seulement sur la pauvreté qui nous entoure, sur la Pauvreté de 1793, mais sur celle de tous les siècles ; conservons-lui le patrimoine sacré que lui ont légué nos ancêtres. »

Et si Souhait veut que les pauvres n'aient que l'usufruit des biens communaux, ce n'est pas pour substituer pour tous les citoyens à toute la propriété individuelle et privilégiée du sol un usufruit qui sauvegarde le droit social de tous ; non, c'est parce que les pauvres Peuvent se contenter d'un usufruit et ne pas prétendre à cette pleine propriété qui reste d'ailleurs l'idéal des citoyens : les biens communaux ne sont pas dans sa pensée un premier degré vers un communisme plus haut et plus vaste ; ils sont une diminution de la propriété, mais une diminution qui préserve les pauvres de la chute totale dans la misère, le désespoir et l'esprit de révolte :

« Remarquez qu'ils ne vous en demandent pas davantage. Quand le pauvre réclame du pain et du travail, il n'exige pas la propriété ou des biens qui produisent ce pain, ou des matières premières qu'il lui faut mettre en œuvre. Donnez-lui la jouissance, donnez-lui la culture d'un terrain propre à le nourrir : il sera content ; voilà tout ce qu'il vous demande, voilà tout ce qu'il a le droit d'attendre de vous. »

 

LE PROJET DU COMITÉ D'AGRICULTURE

Le plan du Comité d'agriculture, qui abonde franchement dans le sens de la Révolution, qui ne cherche pas à déguiser sous une apparente de communisme une sorte de fondation charitable perpétuée à travers les âges et qui veut, par le partage définitif des communaux, multiplier les propriétés individuelles, est donc supérieur, même au point de vue socialiste. Car le communisme agraire résultera ou de la synthèse des propriétés individuelles paysannes se coordonnant librement en de vastes exploitations coopératives, ou de la substitution de syndicats agricoles prolétaires à la grande propriété, ou de la constitution d'un domaine communal à exploitation scientifique et intensive. Il ne sera pas l'extension d'un vague domaine disputé par l'égoïsme routinier des propriétaires individuels ou concédé viagèrement à titre d'aumône à des pauvres maintenus au-dessous du plein droit de propriété. Et il valait mieux, même pour le grand communisme futur, ajouter à la force immédiate, à l'indépendance et à l'élan révolutionnaire de la démocratie rurale et du prolétariat agricole que maintenir comme une stérile parodie, ou comme une dérisoire ébauche, un communisme inférieur et dégradé. C'est selon une idée très nette de démocratie que le projet du Comité d'agriculture répartissait les biens nationaux. Il ne rendait pas cette répartition obligatoire, il laissait à chaque commune le soin d'en décider ; cependant, comme le partage avait les préférences du Comité, il suffisait qu'un tiers des habitants le demandât pour qu'il eût lieu.

Le Comité repoussait avec indignation la demande qui avait été faite par les riches d'opérer 'le partage au marc la livre de l'impôt foncier, c'est-à-dire proportionnellement à la valeur de la propriété foncière de chaque habitant :

« Loin de nous, l'idée de vouloir attaquer le droit sacré de propriété, ce droit que le contrat social doit garantir à l'homme civilisé ; nous le respectons, mais nous n'en ferons jamais le prétexte d'une injustice ! Serait-ce, je le demande, respecter la propriété que de dépouiller le pauvre de la sienne, pour en revêtir l'homme opulent ? Serait-ce la respecter que de faire, du bien de tous, la propriété exclusive de quelques-uns ?

« Tous les habitants d'une commune ont un droit égal aux biens communaux, tous doivent avoir un droit égal au partage. Les propriétaires diraient-ils, pour fonder leur prétention, qu'aujourd'hui ils en avaient seuls la jouissance ? Quoi ! des abus deviendraient des titres et parce que le pauvre a jusqu'ici été opprimé, il devrait continuer de l'être ! »

De même il ne serait pas pleinement équitable de faire le partage égal par ménages : car le pauvre a plus d'enfants groupés autour de lui.

« Au premier aperçu, ce moyen paraissait présenter moins d'inconvénients et, conforme aux principes de la justice, il était même fondé sur les usages locaux de plusieurs communes de la République ; mais votre Comité l'a trouvé onéreux pour le pauvre, et injuste dans ses conséquences ; le riche, en général, fait plusieurs ménages avec ses enfants ; le pauvre n'en forme qu'un ; la même chambre sert de demeure à l'indigent et à sa famille et il ne connaît pas l'art malheureux de se trouver logé à l'étroit dans un immense palais.

Ô vertueuse beauté de la promiscuité sordide et de l'entassement !

Mais est-il possible de se porter à l'extrémité opposée et de répartir les biens communaux, ainsi qu'il a été suggéré, « à raison inverse des propriétés » ? Mais le difficile est d'établir exactement la fortune de chacun.

« Tel est, dans un lieu, riche avec 30 arpents de terre qui, avec la même propriété, serait pauvre dans un autre. Dans la même commua-te, le propriétaire de 5 arpents de bon terrain est quelquefois plus riche que celui qui en possède 20 de mauvais. Enfin, on peut être très riche et n'avoir pas de propriété. Le fermier est souvent plus riche que le propriétaire dont il exploite le bien. Le commerçant le capitaliste, l'artisan même ont quelquefois de la fortune, sana. s avoir de propriété. Dans les pays de petite culture, presque tous les manouvriers de campagne sont propriétaires, et n'en sont Pas moins quelquefois dans l'indigence... »

C'est donc au partage par tête que le Comité s'est arrêté, à l'exclusion de ceux qui possédant du bien dans la commune n'en sont point habitants. Tous les habitants, quels que soient le sexe et l'âge, auront droit à un lot. Les lots seront numérotés et le tirage au sort décidera.

Je n'entre pas dans la controverse agronomique élevée entre le Comité d'agriculture et Souhait. Je note seulement, au point de vue social, la seule objection forte de Souhait. Il constate ce que peut avoir de précaire l'opération et que bien souvent les pauvres seront amenés à se défaire à vil prix de lots d'ailleurs minuscules et incuisables.

« Dans les pays où le pâturage fait la richesse et la subsistance des habitants, quel parti tireraient-ils chacun de quelques toises de terrain en propriété ? Ce ne serait pas soulager leur misère, prévenir leu es besoins ; ce serait évidemment les aggraver ; ce serait leur offrir une dangereuse amorce pour les faire tomber dans l'abîme : ce serait les engager à vendre ces faibles portions dans l'impossibilité de les tourner à un meilleur usage, les forcer à mettre toute leur fortune dans les mains des grands propriétaires, et aliéner ainsi, en quelque sorte, leur liberté, en perdant leurs moyens de subsistance. Est-ce là le prétendu bien que vous voulez leur faire ? »

À cette objection, le Comité opposait une double réponse : la première, c'est que les communes seraient libres d'admettre ou de repousser le partage ; la seconde, c'est que le Comité lui-même garantissait par la loi, pendant une période de dix ans, l'inaliénabilité des lots :

« Les communaux, dit le rapport de Fabre, sont un patrimoine immense rendu à des héritiers légitimes après les débats ruineux et la longue oppression du plus fort contre le plus faible. La loi leur rend leurs biens usurpés, mais elle ne doit pas borner là sa vigilance paternelle ; il faut qu'elle évite de ne leur offrir qu'un bien passager et qu'elle les prémunisse même contre les dangereuses tentations du besoin et de l'oisiveté. Le pauvre s'attache avec ardeur à la propriété qu'il a, mais il compte pour peu de chose celle qu'il n'a pas encore cultivée. En proie à des besoins renaissants, il sera bientôt tenté de vendre sa portion à quelque riche propriétaire qui la convoitera, et ce qui devait faire le patrimoine des pauvres de tous les temps se rejoindra à celui des riches par une faible rétribution qu'obtiendront les riches du moment ; au lieu de diviser les propriétés, nous les amoncellerions.

« — On nous objectera peut-être qu'en empêchant d'aliéner, on établit une espèce de substitution ; nous répondrons qu'en abolissant le droit de substituer, le but du législateur a été d'arrêter l'accumulation des fortunes dans une même main, et que pour parvenir au même but il faut ici prendre une marche contraire.

« On observera encore que nous portons des limites injustes au droit de propriété individuelle sur les communaux ; car, ce qui appartient à tous n'appartient à aucun particulier. C'est donc-par l'effet de la loi que les habitants acquerront aujourd'hui cette propriété ; la loi peut donc leur imposer des conditions que leur intérêt même commande. »

Mais cette restriction du droit de propriété sera limitée à dix ans et elle cessera tout de suite si le possédant quitte la commune. Souhait insiste, constatant d'ailleurs combien les pauvres sont portés vers le partage des communaux. Toujours par leur influence, par leur imprévoyance, les communes décideront le partage ; et quand, ensuite, au bout de dix ans ou même avant (par leur départ de la commune), les pauvres auront vendu leur lot, n'ayant plus la ressource du bien communal, que deviendront-ils ? Et comment dans l'état si difficile des finances de la Révolution, comment espérer qu'elle trouvera les 200 millions par an qui seraient nécessaires pour subvenir aux besoins de millions de pauvres ?

En vérité, Souhait reproduit contre le partage des communaux quelques-unes des objections que l'abbé Maury formulait contre l'aliénation des biens d'Eglise « patrimoine du pauvre ». Ce qui est vrai, c'est que, dans la période intermédiaire qui va du communisme rudimentaire et charitable du moyen âge au communisme de science et de justice, par où s'affirmera l'humanité de demain, la multiplication des propriétés individuelles découpées dans les domaines nationaux ou communaux n'est un bien que si elle est complétée par une forte organisation des secours publics. La Révolution le savait, elle le proclamait ; et on ne peut lui imputer des misères qui ont été la suite de sa défaite partielle, la conséquence de la longue éclipse de la démocratie et de la liberté.

 

LA TÂCHE PROPRE DE LA MONTAGNE

Donc, dans l'ordre de l'action comme dans l'ordre de la pensée, toutes les grandes idées sont formulées, tous les grands précédents saut créés avant la chute de la Gironde ; et la Montagne victorieuse n'a besoin ni d'invention politique ni d'invention sociale. Elle n'a Pas à imaginer, à susciter tout un ordre nouveau de conceptions et d'institutions ; son grand devoir, sa mission historique et vraiment « sainte » (la sainte Montagne), c'est d'agir, c'est de sauver la Révolution par l'énergique concentration des forces nationales. Sa tâche précise, c'est de créer un gouvernement capable d'action décisive et rapide contre les factions contre-révolutionnaires du dedans, contre l'ennemi du dehors qui obsède et entame les frontières.

La Convention, longtemps paralysée par les chicanes et les pré-teintions girondines, va être l'assemblée de défense nationale révolutionnaire. Elle a déjà produit de son sein assez d'idées, et son front a été visité d'assez beaux rêves qui laissent une flamme à son regard. Ce n'est pas de hardiesse intellectuelle qu'elle a besoin maintenant : c'est d'organisation, c'est d'audace réglée, c'est de méthode et de vigueur dans l'action. Si on ne s'attachait qu'aux manifestations de l'idée, il semblerait que l'avènement de la souveraineté m 4Inentagnarde marque non un progrès, mais un fléchissement.

Condorcet n'est pas frappé encore ; mais il se sent suspect et l’abandon que fait la Convention, dès les premiers jours, du plan de constitution où il avait mis toute la force et tout l'orgueil de son es1Prit, le décourage et le rebute ; il n'a plus aucune influence au Comité de l'instruction publique : c'est Sieyès, maintenant, c'est Daunou, ce sont d'anciens prêtres ou oratoriens qui y dominent ; et, comme M. Guillaume l'a montré dans sa publication magistrale des procès-verbaux du Comité de l'instruction publique, ils abaissent le magnifique programme d'éducation conçu par le philosophe de l’Encyclopédie. Ils veulent que l'Etat ne s'occupe que de l'instruction élémentaire ; et ils abandonnent à la libre concurrence — peut-être aux anciennes congrégations enseignantes subsistant malgré une apparente dispersion — tout le haut et moyen enseignement. C'est humilier l'idéal révolutionnaire. Mais cette humiliation n'est que passagère, et le XVIIIe siècle retrouvera son niveau que la platitude ou la sournoiserie ecclésiastique ravalent un moment. En ces premiers jours, la pensée de la Montagne victorieuse et menacée était ailleurs et l'obscure intrigue déprimante de Sieyès pouvait s'exercer.

 

LA CONSTITUTION MONTAGNARDE

Il semble de même que, dans le préambule de la Constitution, que la Montagne vote en quelques jours et qu'elle est en état de présenter au peuple dès le 24 juin, se marque un fléchissement de la pensée révolutionnaire. Le projet de Condorcet, fidèle à l'esprit encyclopédique en ce qu'il a de plus libre et de plus net, ne faisait appel qu'à la raison de l'homme et ne prévoyait pas d'autre garantie.

C'est « en présence de l'Etre suprême » que la Montagne proclame les Droits de l'Homme. Voulait-elle affirmer le déisme de la plupart de ses membres ? Voulait-elle surtout rassurer les peuples encore imprégnés de la tradition chrétienne et, sans s'incliner devant la superstition des prêtres, mettre Dieu du côté de la Révolution ? Elle voulait circonscrire la Vendée, prévenir la propagation funeste du fanatisme religieux. Surtout, elle se hâtait d'offrir à la France une Constitution. Les croyants auraient réclamé si le nom de Dieu, qui figurait dans la Constitution de 1791, avait été effacé de celle de 1793 ; les athées ne se scandalisaient pas trop dé « l'Etre suprême », le plus court était donc d'inscrire sur la Constitution ce vague pseudonyme de Dieu.

De même, la Montagne révise le projet de Constitution girondine, pour le simplifier, pour l'alléger, pour rendre plus rapide et plus efficace le mécanisme électoral et législatif, au risque de resserrer, en apparence, le large système de démocratie politique proposé par la Gironde.

Condorcet mettait constamment en jeu la souveraineté directe de la Nation. Toutes les élections devaient se faire au suffrage universel direct ; il n'y avait plus d'élection au second degré, plus d'assemblées électorales. Ce sont les assemblées primaires qui nommaient directement tous ceux qui étaient appelés ou à représenter le souverain, ou à administrer en son nom. Elles nommaient les municipalités, les administrateurs des départements, les députés ; c'étaient les assemblées primaires aussi qui nommaient les juges. Bien mieux, elles nommaient les ministres, le Conseil exécutif, par un mécanisme d'ailleurs assez compliqué. Les assemblées primaires dans chaque département formaient une liste de présentation de treize noms. Ces listes étaient centralisées par le corps législatif qui dressait, d'après le relevé des suffrages, une liste unique de présentation sur laquelle les assemblées primaires faisaient ensuite un choix définitif.

Ainsi, les municipalités étaient désignées par les assemblées primaires de chaque commune ; les administrateurs du département par les assemblées primaires de chaque département ; et les ministres par les assemblées primaires de toute la France, le département n'étant alors qu'une section de vote. Les députés étaient élus par canton de 50.000 habitants, la population étant ainsi la seule base de la représentation. Les députés ne formaient qu'une Chambre ; ils n'étaient élus que pour un an et toutes les décisions du pouvoir législatif étaient perpétuellement soumises au contrôle direct de la Nation ; les assemblées primaires de deux départements suffisent à obliger le corps législatif à soumettre au referendum populaire telle ou telle loi, tel ou tel décret.

C'est « la censure du peuple sur les actes de la représentation nationale » et, théoriquement, il semble que c'est la démocratie illimitée. A ce système, les Montagnards faisaient trois objections essentielles. D'abord en constituant de grandes communes où seraient fondues et absorbées beaucoup de petites communes (quatorze mille communes allaient disparaître), il bouleversait cette vie municipale révolutionnaire qui, par son morcellement même, avait mis en jeu la spontanéité des individus et prévenu l'action modérée et fédéraliste des administrations intermédiaires de district ou de département. En second lieu, il énervait la volonté populaire en affectant d'y recourir exclusivement. Le peuple surmené se détournerait bientôt de son propre droit et laisserait l'exercice réel de la souveraineté à quelques intrigants, s'il était obligé de passer sa vie dans les assemblées primaires, et quelle est la loi qui pourrait aboutir à travers toutes ces complications ? C'était organiser le veto de la souveraineté nationale sur elle-même. Enfin, et Saint-Just avait, avant le 31 mai, présenté cette objection avec une grande force, faire nommer les ministres par toute la Nation alors que chaque député ne serait nommé que par une circonscription de 50.000 âmes, c'était donner au pouvoir exécutif une force écrasante. C'était construire au peuple souverain « non un temple, mais un tombeau ». C'était livrer la Nation à un patriciat d'hommes connus qui seuls pourraient affronter un scrutin aussi vaste. C'était bientôt ériger une oligarchie de dirigeants en interprète de la volonté nationale.

La Convention, sur ces trois points, remanie à fond le projet girondin. Elle laisse subsister la vie fourmillante et révolutionnaire des petites communes. Elle réserve pour le choix des représentants le suffrage universel direct et elle confie à des assemblées électorales, élues par les assemblées primaires, le soin de choisir les administrateurs, les arbitres publics, les juges criminels et de cassation. Ainsi, pour les fonctionnaires de la Révolution, le scrutin sera à deux degrés. Il sera à trois degrés pour les ministres. Ce ne sont plus les assemblées primaires qui les désigneront : bien mieux ; les assemblées électorales ne pourront pas non plus les désigner ; mais chaque assemblée électorale de département proposera un candidat et c'est sur cette liste que le corps législatif choisira les vingt-quatre membres qui composeront le Conseil exécutif.

Par-là, la Convention prévenait la rivalité redoutable du pouvoir exécutif et du pouvoir législatif. J'imagine, en outre, que ce mode de nomination paraissait à la Montagne beaucoup moins favorable que l'autre aux Girondins et à leurs amis. La Gironde avait beaucoup d'éclat. C'est d'elle que Saint-Just dira bientôt : « La Révolution a créé un patriciat de renommées ».

Le scrutin national eût peut-être investi du pouvoir les grandes renommées oratoires, scientifiques, littéraires. Au contraire, la Convention, faisant le choix définitif sur une assez longue liste, écartera les noms des hommes qui pourraient par orgueil, par prestige de gloire, fausser la volonté nationale. Et ce choix, elle le fera sous l'action non de la violence mais de l'opinion parisienne. C'est au centre, c'est dans la capitale que se faisait, dans le nouveau projet, le choix des ministres. Dans le plan de Condorcet, le pouvoir exécutif était d'origine et d'essence départementale.

Enfin, si un article proclame que « les assemblées primaires délibèrent sur les lois », cette délibération n'a aucune sanction : la procédure du referendum n'est nulle part organisée et prévue. Mais avec cette périodicité si courte d'assemblées élues pour un an, n'Y a-t-il pas en somme un referendum permanent ? Ainsi, la Montagne donne à l'action de la démocratie plus de vigueur, plus de nerf. Elle la débarrasse de la bouffissure qui alourdissait et noyait le Projet girondin. Et elle sauvegarde le peuple contre la formation d’une oligarchie ministérielle, d'une caste gouvernementale qui, Pour être élective, n'en serait pas moins pesante à la liberté. Mais la Convention, à peine débarrassée de la Gironde, va-t-elle introduire dans la Déclaration des Droits les définitions de la propriété et les formules sociales que, quelques semaines avant, Robespierre et les Jacobins proposaient ? Non, la Montagne ne veut ni soulever des controverses qui arrêteraient sa marche, ni éveiller des inquiétudes qui serviraient peut-être la contre-Révolution.

Le contre-poids aux abus possibles de la propriété n'est pas dans les mots ou les formules ; il sera dans la force même du peuple exerçant son droit vigoureusement. Aussi, la Constitution de 1793 marque bien — ce qu'avait négligé complètement le projet girondin — cille les efforts politiques des hommes ont un but social. Elle pro-°aine, dès l'article premier des Droits de l'Homme, en une formule qui fit sans doute la joie de Babeuf, que « le but de la société est le bonheur commun ». Elle emprunte, dans l'article 6, la définition de la liberté naguère proposée par Robespierre :

« La liberté est le pouvoir qui appartient à l'homme de faire tout ce qui ne nuit pas aux droits d'autrui ; elle a pour principe, la nature ; pour règle, la justice ; pour sauvegarde, la loi ; sa limite morale est dans cette maxime : Ne fais pas à un autre ce que tu ne veux pas qu'il te soit fait. »

Elle reproduit l'article de Saint-Just sur les rapports des salariés aux maîtres :

« Tout homme peut engager ses services, son temps ; mais il ne peut se vendre ou être vendu. Sa personne n'est pas une propriété aliénable. La loi ne reconnaît point de domesticité ; il ne peut exister qu'un engagement de soins et de reconnaissance entre l'homme qui travaille et celui qui l'emploie. »

Elle consacre le droit à la vie et le droit au travail, dans les termes suggérés par Robespierre :

« Les secours publics sont une dette sacrée. La société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler. » Mais la fameuse formule sur « la portion de biens garantie par la loi » ne reparaît point : et la Déclaration des Droits du 24 juin reproduit sur la propriété la tranquillisante formule de la Déclaration girondine (art. 16) :

« Le droit de propriété est celui qui appartient à tout citoyen de jouir et de_ disposer à son gré de son bien, de ses revenus, du fruit de son travail et de son industrie » (le capital, la rente, le bénéfice).

Bien mieux, la Déclaration, au lieu d'exempter, comme le faisait le projet de Robespierre, le minimum nécessaire à l'existence de tout impôt, consacre expressément l'obligation pour tous les citoyens, même les plus pauvres, de concourir aux charges publiques :

« Nul citoyen, dit l'article 101, n'est dispensé de l'honorable obligation de concourir aux charges publiques. »

Non seulement Robespierre ne lutta pas pour faire adopter ses formules ; non seulement il ne fit aucun effort pour imposer sa définition de la propriété, mais, au sujet de l'impôt, il déclara, non sans noblesse, que la réflexion avait modifié ses vues, que dispenser un citoyen de tout impôt, c'était en faire une sorte de citoyen passif, et que la dignité morale et le crédit politique du peuple voulaient que la pauvreté même portât une partie du fardeau. Dans l'ordre international, aux vastes déclarations d'active fraternité universelle qui pouvaient engager la France et épuiser la Révolution dans des guerres infinies et éternelles, se substituent des articles prudents et fiers, qui assurent constitutionnellement l'intégrité territoriale et politique de la France révolutionnaire mais qui rendent possibles les négociations de paix.

« Le peuple français est l'ami et l'allié naturel des peuples libres.

« Il ne s'immisce point dans le gouvernement des autres nations ; il ne souffre pas que les autres nations s'immiscent dans le sien.

« Il  donne asile aux étrangers bannis de leur patrie pour la causé de la liberté ; il le refuse aux tyrans.

« Il ne fait point la paix avec un ennemi qui occupe son territoire_ »

« — Avez-vous donc fait un pacte avec la victoire ? » demanda une voix.

« — Non, s'écria Basire ; mais nous avons fait un pacte avec la » Et ce mot héroïque couvrait glorieusement l'abandon de la téméraire politique de propagande armée universelle.

Plus prudente dans la question de la propriété, de l'impôt et des relations extérieures que le projet de Robespierre, la Constitution de 1793 était cependant un magnifique exemplaire de démocratie ; c'était vraiment la souveraineté du peuple ; c'était l'organisation Un-te du pouvoir populaire et du contrôle populaire. Jamais encore le monde n'a vu une réalisation de démocratie qui réponde pleine ment à cette grandiose formule de 1793.

 

LA- CONSTITUTION JUGÉE PAR LES BABOUVISTES

Que les socialistes ne reprochent point à Robespierre de n'avoir Pais insisté pour l'adoption de son projet : la Constitution de 1793 al-al-ait été aux mains du peuple, aux mains des prolétaires, un instrument efficace de graduelle émancipation sociale. Les communistes révolutionnaires en jugeront ainsi, puisque le rétablissement de la Constitution de 1793 sera bientôt un des articles essentiels du Programme babouviste. Et je veux répéter, en faveur de cette magnifique organisation de démocratie, le noble appel fait par le Montagnard Levasseur, de la Sarthe, au témoignage des communistes.

« C'était, s'écrie-t-il, la Constitution de 93 qu'invoquaient les Babeuf et Darthé : c'est encore, sous les glaces de l'âge, la Constitution de 1793 qui fait battre le cœur du stoïque Buonarroti ; et si Je puis me nommer, après ces hommes douloureusement mais noblement célèbres, c'est ma longue fidélité à ce que j'ai cru être le bien qui me console dans mon exil et mes longues douleurs. »

C'est en effet avec enthousiasme que Buonarroti, dans son livre la Conspiration pour l'Egalité, parle de Robespierre et même, malgré quelques réserves, de la Constitution de 1793.

« Avant la chute de la faction girondine, Robespierre croyait que la Convention, dominée par elle, était dans l'impossibilité d'enfanter des bonnes lois ; il pensait d'ailleurs que, dans les circonstances critiques de ce temps-là, le premier soin des mandataires du peuple devait être d'anéantir les nombreux ennemis qui, au dedans et au dehors, menaçaient l'existence de la République ; mais, voyant que les Girondins étaient pressés de consacrer par la législation leurs principes aristocratiques, il opposa à leurs projets sa Déclaration des droits, dans laquelle ses intentions populaires paraissent à découvert...

« Cependant la Constitution de 1793, rédigée à la suite de l'insurrection du 31 mai par la partie de la Convention qu'on appelait alors la Montagne, ne répondit pas complètement aux vœux des amis de l'humanité. On regrette d'y trouver les vieilles et désespérantes idées sur le droit de propriété. Au surplus, les droits politiques des citoyens y sont clairement énoncés et fortement garantis, l'instruction de tous y est placée parmi les devoirs de la société ; les changements favorables au peuple y sont faciles et l'exercice de la souveraineté lui est assuré comme il ne le fut jamais. Est-ce à une prudente circonspection commandée par l'attitude hostile des riches ameutés par les Girondins ? Est-ce à l'influence des égoïstes dans les délibérations de la Convention nationale qu'on doit attribuer les ménagements dont elle fit usage et le voile sous lequel les députés, amis de l'égalité, furent obligés de cacher leurs vues ultérieures ?

« Quoi qu'il en soit, il n'est pas moins vrai que le droit de délibérer sur les lois, attribué au peuple, la soumission des mandataires du peuple à ses ordres- et la presque unanimité des voix à laquelle la Constitution de 1793 fut acceptée, la firent regarder à juste titre comme le palladium de la liberté française. »

 

LES ESPOIRS DE LEVASSEUR (DE LA SARTHE)

Dans la prodigieuse éclipse qu'ont subie les grandes institutions politiques de la Révolution, les plus généreux et les plus éclairés des Conventionnels (de ceux, hélas ! que la Révolution elle-même ne dévora point) gardèrent un indomptable' espoir en la victoire de la démocratie, dont la Constitution de 1793 restait pour eux comme le symbole.

« Oui, disait Levasseur aux derniers jours de la Restauration, quand la souveraineté du peuple n'était plus qu'une sorte de rêve effacé, une époque viendra où la démocratie sera le seul gouvernement possible ; alors on saura apprécier les travaux de cette Convention, qui peut-être a eu le tort de devancer son siècle et de faire trop tôt le bien, mais qui du moins a eu le courage de ne pas reculer devant l'application (le ce qu'elle a regardé comme la vérité.

« Oui, un jour viendra où l'égalité sera prise pour base du pacte social, où chaque individu, si infime qu'il soit, aura les mêmes droits et : la même part aux affaires publiques que l'homme le plus élevé clans la hiérarchie sociale. On reconnaîtra alors que les titres ne sont rien, puisqu'ils sont l'ouvrage de l'homme et non de la nature ; que ln richesse ne saurait être la base des droits, puisque la richesse elle—même n'est qu'un droit conventionnel. On sentira que tout habitant du territoire qui n'est pas dégradé par une action infâme a intérêt au bien général et doit participer aux avantages comme aux charges de la société. On ne traitera plus de folle utopie une Constitution qui reposait sur ces bases sacrées.

« Oui, un jour viendra, j'en ai l'espoir et la certitude, un jour viendra où la perfectibilité de l'espèce humaine rendra applicables toutes les vérités générales que les publicistes du jour regardent comme de vaines utopies. L'abolition successive de l'esclavage, de la féodalité, de toutes les servitudes, m'est un sûr garant que nos neveux verront tomber la noblesse et l'HÉRÉDITÉ, ces deux grandes Plaies de la civilisation moderne. On les verra disparaître sans secousses, sans résistance ; car l'homme commence à prendre la robe virile, et ses chefs sont obligés déjà d'incliner leur front lorsque l'opinion publique a parlé ; alors la Convention sera bénie comme ayant osé faire sans appui, sans support, le premier pas dans cette noble carrière de la justice et de la liberté.

« En attendant, permis aux cerveaux étroits, aux politiques d'un moment, de rire de notre ouvrage. Permis à eux de dire que nous nous sommes laissé entraîner à l'exagération en voulant placer, comme la nature, tous les hommes sur la même ligne. Leurs sarcasmes puérils ne nous atteindront pas. Cinquante ans, cent ans encore peut-être, ils nous traiteront avec dédain... le genre humain n'en continuera pas moins ses hautes destinées. »

L'avenir a donné raison à Levasseur et à l'admirable optimisme de la Révolution. Cent ans après la Révolution, à travers bien des orages et malgré bien des restrictions et des combinaisons que les Conventionnels n'avaient ni prévues ni désirées, malgré de par-tilles survivances monarchiques et oligarchiques, l'utopie, en s'Incurie, est devenue fait. Le suffrage universel est devenu réalité : la démocratie a trouvé en France sa forme politique normale, la République ; et elle évolue lentement, mais avec la certitude des accomplissements nécessaires, vers l'égalité sociale, qui abolira le Privilège et l'hérédité du pouvoir dans l'ordre économique comme dans l'ordre politique. La foi de Levasseur procède non seulement d’une ardente aspiration vers la liberté politique, mais de l'expérience sociale de l'humanité dépouillant peu à peu toutes les formes de servitude et revêtant enfin « la robe virile ».

 

LA CONSTITUTION MONTAGNARDE ÉTAIT APPLICABLE

Mais, cette Constitution de 1793 n'était-elle donc qu'à échéance lointaine ? N'était-elle pas dès lors applicable ? Elle l'était pleinement et on cherche en vain ce qui, ou dans ses principes, ou dans son mécanisme, pouvait faire échec à son application. Elle organisait plus qu'elle ne créait et Levasseur a tort de dire que la Convention n'avait ni appui ni support. Elle avait pour soutien toute la vie révolutionnaire, toute la vie nationale dans ces quatre années qui avaient fait l’œuvre de siècles. La souveraineté nationale était déjà un principe et un fait. Le suffrage universel avait fonctionné pour l'élection de la Convention même, à deux degrés il est vrai, mais en quoi était-il plus malaisé de nommer directement des députés que de nommer des assemblées électorales ? Aussi bien, pour le choix des maires, des procureurs syndics, c'était le suffrage direct des assemblées primaires qui décidait. L'élection appliquée au choix des juges, des prêtres, était devenue une habitude de la Nation.

Pour l'organisation du pouvoir législatif et exécutif, il n'y avait aucune faction, si modérée fût-elle, qui osât proposer ou le partage du corps législatif en deux Chambres, ou la concentration du pouvoir exécutif en un seul homme ; président ou stathouder. Le mode adopté par la Constitution de 1793 conciliait, pour l'exécutif, le principe de l'élection populaire, la nécessité du contrôle législatif et le besoin d'un pouvoir vigoureux et agissant.

La Constitution de 1793 répondait bien aux conditions vitales de la Révolution, à la réalité politique et sociale de la France nouvelle. Tout ce qui s'éloigne d'elle, dans les constitutions plus modernes, est, ou une concession à l'esprit de défiance conservatrice et de privilège, ou un reste des habitudes monarchiques. Elle est le type de la démocratie française ; en s'y ralliant, Robespierre réservait tout l'avenir, toutes les possibilités du développement social. Et il sauvait le présent.