HISTOIRE SOCIALISTE DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE VIII. — LA RÉVOLUTION DES 31 MAI ET 2 JUIN

 

QUATRIÈME PARTIE.

 

 

LE CATÉCHISME DE BOISSEL

Le livre de Boissel, sur Le Catéchisme du genre humain, avait un succès grandissant. Edité, comme je l'ai dit, en 1789, réédité la même année sans changement, il avait eu une nouvelle édition revue, corrigée et augmentée » en 1791. « Le Catéchisme du genre "humain, dénoncé par le ci-devant évêque de Clermont, à la séance du 5 novembre 1789, de l'Assemblée nationale, etc. » C'est de cette édition, connue comme la deuxième, que Lanjuinais constate, en 1793, la vogue croissante. Je sais bien que c'est dans une diatribe forcenée écrite par Lanjuinais proscrit dans le grenier (le sa maison de Rennes, diatribe dont la proscription même n'excuse pas la violence peu intelligente :

« On sait que les meneurs du club des Jacobins en ont successivement chassé les républicains les plus purs et les plus éclairés ; mais le vide est rempli pur une foule de prédicateurs de meurtre et d'anarchie, de septembriseurs obscurs ou fameux, par des Allemands, des Anglais, des Italiens, des gladiateurs, grands ouvriers en politique et stipendiés, chaque jour ou chaque semaine, pour fraterniser, anarchiser, :ritualiser, déraisonner, déclamer, applaudir, huer, insulter, menacer, chanter, crier, tempêter dans les clubs, dans les groupes, dans les sections, dans les tribunes et aux avenues de la Convention. Aux tribunes du grand club assistent, d'ailleurs assez régulièrement, deux ou trois milliers de curieux, d'illuminés toujours ivres de fureur à force de voir, d'entendre les sabbats, et d'Y jouer leurs petits personnages. Parmi les hommes, vous trouverez les soi-disant défenseurs de la République, et, pour parler sans figure, les assassins du mois de septembre, les gardes du corps de Robespierre, toujours prêts, pourvu qu'on les paie bien, à commettre des meurtres et des violences. Entre les femmes, on distingue les dévotes de Robespierre et de Marat, des restes de débauches, enfin ce troupeau de mégères salariées, d'amazones révolutionnaires qu'on a vues s'armer de poignards, de sabres, de pistolets, s'enrégimenter, courir les rues, s'insurger contre les députés du peuple et faire la police à leur manière, autour de la Convention, c'est-à-dire en bravant et outrageant les citoyens et la Convention même.

« Tel est, depuis un an, le club des Jacobins de Paris ou des Jacobins d'aujourd'hui. Ce qu'on trouve de plus notable après les héros de la Montagne, c'est un Desfieux, fameux banqueroutier, jadis apôtre de la royauté et aux gages de la liste civile, puis soufflant aux Jacobins des fureurs démagogiques et sanguinaires, enfin expédiant des courriers dans le Midi pour amener le sublime projet de faire passer le goût du pain aux députés de la Gironde ; c'est un Hassen-Fratz, ci-devant commis de Pache, l'un des principaux acteurs de la conjuration du 31 mai ; ce sont Terrasson et Roussillon, dignes membres du tribunal révolutionnaire, car ils ne parlent, dans les clubs, que de faire jouer leur guillotine : c'est enfin le zélé frère Boissel, le grand auteur du Catéchisme du genre humain, gros volume in-octavo, déjà à la deuxième édition, où il est démontré, par demandes et réponses, à tous les frères et sœurs de la Jacobinerie, que Dieu, la propriété, le mariage sont les trois fléaux que tous les bons citoyens doivent s'efforcer de détruire afin d'être vraiment libres et heureux. »

Que Lanjuinais, qui trace des Jacobins une caricature si grossière et qui venait, comme nous l'avons vu, de calomnier les opinions d'Hassenfratz au sujet de la propriété, ait cédé, à propos de Boisssel, à son habituel système de jeter l'alarme : qu'il ait exagéré l'influence de Boissel aux Jacobins pour faire de son livre athée, communiste, l'Evangile de la Jacobinerie : c'est possible. Il reste vrai que son livre n'était pas comme une sorte de péché de jeunesse révolutionnaire. Il ne le faisait pas disparaître, il ne le désavouait pas. Il continuait au contraire à le propager. Son livre n'est donc pas un paradoxe bizarre, je ne sais quelle débauche philosophique à la manière de quelques dialogues de Diderot, c'est un des éléments de la pensée révolutionnaire ; et si, dans quelques mois, Boissel est exclu des Jacobins sous l'influence de Robespierre, c'est sans doute parce que celui-ci veut rompre une solidarité importune. C'est une sorte de communisme, hiérarchisé selon une échelle de capacité et tout débordant de mysticisme panthéiste, que développe Boissel. Il me paraît l'ancêtre direct de Saint-Simon et d'Enfantin comme Lange est le précurseur de Fourier. « Quel est le moyen, pour moi, d'être heureux et sage ? — C'est d'apprendre à m'accoutumer de bonne heure à apprécier à leur juste valeur les possessions, les jouissances et les plaisirs de cette vie passagère qui ne sont rien dans l'immensité du temps et de l'espace ; c'est de n'en désirer et de n'en faire usage que pour le bonheur de mes semblables..., c'est de me livrer avec le plus grand zèle et pour l'amour de mes semblables à tous les genres d'exercices, de fonctions et de travaux qui me seront commandés par ceux de mes semblables qui seront d'une classe supérieure à la mienne. — Faudra-t-il que l'éducation, les exercices, les travaux et les fonctions soient les mêmes dans toutes les classes ? — Il faudra que l'éducation soit la même pour la théorie et les principes, mais comme il y aura différents besoins à pourvoir et des objets différents à remplir, il faudra que les exercices, les fonctions et les travaux soient distribués et répartis selon la force, le génie, le caractère, le goût, l'instruction et les dispositions qui se développeront et se feront remarquer dans chaque individu sans qu'aucun genre de travail, d'exercice et de fonction puisse être en aucun cas un sujet d'humiliation ni de vanité, puisque ce seraient la nature et son ineffable auteur, auxquels tout doit être rapporté, qui auraient classé les hommes, et non point la chimère et l'imposture comme jusqu'à présent. »

Mais cette sage et harmonieuse disposition des forces humaines, cette organisation sociale où la fonction de chacun sera déterminée par ses aptitudes et ses goûts, non par le privilège ou le hasard de la fortune et de la naissance ne seront possibles que lorsque l'homme aura pu briser l'ordre d'aujourd'hui, « l'ordre mercenaire, homicide et antisocial qui a gouverné la France et perdu les hommes jusqu'à présent ». Cet ordre mercenaire, homicide et antisocial (Boissel répète sans cesse ces trois mots) est né de la victoire de l'égoïsme violent d'abord et bestial, puis raffiné et perfide. Les forts oppriment les faibles, et ils sont opprimés à leur tour par les rusés et les fourbes, « par les prestiges, les impostures et les fourberies de l'égoïsme également féroce et aveugle des plus fins et des plus rusés ».

Les sociétés humaines sont des sociétés « léonines », où les renards ont fini par être les maîtres. Et comment se manifeste le triomphe de l'égoïsme ? « Quelles sont les principales institutions de l'ordre mercenaire, homicide et antisocial ? — Ce sont les propriétés, les mariages et les religions, que les hommes ont inventées et consacrées pour légitimer leurs usurpations, leurs violences et leurs impostures. »

Le prétendu droit de propriété consacre la rapine et la ruse. Le mariage consacre la domination de l'homme sur la femme, la réciproque tromperie des deux sexes, et il perpétue par l'héritage l'usurpation connue sous le nom de propriété. La religion met d'imaginaires puissances célestes au service des puissances terrestres qui en ont fourni le modèle.

« — Qu'entendez-vous par droit de propriété ?

« — Suivant les notions des lois civiles, c'est la faculté de disposer de ce qui nous appartient comme bon nous semble.

« — Quels sont les objets sur lesquels les hommes ont étendu leur droit de propriété ?

« — Ce sont tous ceux dont ils ont cru pouvoir s'emparer ou faire croire qu'ils s'étaient emparés, comme les terres, les femmes, les hommes mêmes, la mer, les rivières, les dieux mêmes dont ils ont fait et font un trafic, depuis qu'ils ont fabriqué des espèces d'or et d'argent auxquels ils ont attaché tant de valeur qu'on peut acquérir avec elles tous les objets que je viens de nommer.

« — De qui les hommes tiennent-ils le titre en vertu duquel ils se sont emparé et approprié tous les objets ?

« — De leur avidité naturelle, de leurs excès, de leur orgueil, de leurs désirs insatiables, de leurs violences, de leurs fourberies, de leurs impostures, et en un mot de tous les vices de leur constitution naturelle, dont il aurait fallu qu'ils fussent garantis par l'éducation.

« — Mais ce ne sont pas là des titres, au contraire.

« — Cela est vrai, mais puisqu'il ne paraît pas que la nature et son auteur en aient donné aux hommes arrivant tout nus sur la terre, il a bien fallu que leur égoïsme aveugle et sans expérience leur en fît imaginer pour légitimer les usurpations que les plus forts ont faites du pouvoir terrestre, et les plus fins et les plus rusés, du pouvoir céleste, afin d'asservir à leur ambition les plus faibles et les plus crédules, -et qu'ils aient inventé l'or et l'argent pour faire un trafic des possessions et des biens de la terre et du ciel comme ils ont fait.

« — Les hommes se sont-ils bien trouvés de ces arrangements ?

« — Au contraire, ils en ont été bien punis, puisque depuis, et par une suite nécessaire de cet arrangement, ils n'ont cessé de se diviser, de se disputer, de se dégrader, de se voler, de se tromper, de s'empoisonner et de se détruire les uns par les autres.

« — Quels sont donc les inconvénients de la propriété des terres ?

« — Du partage des terres est né le droit exclusif d'en jouir, et par conséquent de bannir les races futures du globe terrestre, de faire mourir de faim, de soif et de froid ceux qui n'ont pas de propriétés, si mieux n'aiment ces derniers se rendre esclaves des propriétaires, et ces derniers les agréer en cette condition, sinon pendus comme voleurs, ou empalés ou rompus vifs comme assassins, ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui. »

Et la ruse de ceux qui ont capté les puissances célestes a consolidé, tout en l'exploitant, le privilège de la force.

« — Quels inconvénients ont pu produire les actes par lesquels les gens les plus fins et les plus rusés se sont emparés des puissances célestes ?

« — C'est d'avoir comme anéanti toute espèce de retour de la part des hommes vers la nature et son auteur, seuls capables de les éclairer et de les conduire au vrai bonheur, en consacrant, par leurs prestiges, leurs impostures et leurs sortilèges, tous les actes par lesquels les plus forts et les plus féroces s'étaient emparés des terres, des femmes et des hommes, afin d'éterniser la dégradation, le malheur et la destruction des peuples et de partager les dépouilles comme il se pratique encore aujourd'hui. »

Voilà la fonction sociale de la religion.

Les religions sont « les moyens et les institutions qu'ont établis originairement chez les différents peuples les plus fins et les plus rusés, afin de commander à la férocité des plus forts et à la stupidité des plus faibles, au nom de la divinité qu'ils ont fabriquée et fait parler comme ils ont voulu.

« — Quels sont ces moyens ?

« — Ce sont les mêmes que ceux que nous appelons encore magiciens, sorciers, convulsionnaires, charlatans, escamoteurs, ont employés et emploient encore aujourd'hui pour se faire valoir et en imposer à la multitude naturellement crédule, et plus grossière dans les premiers temps qu'aujourd'hui que les sciences et les arts nous ont acquis plus d'expérience et de lumière.

« — Quelles peuvent être leurs institutions ?

« Premièrement, pour s'emparer de l'esprit et du cœur des grands propriétaires par tous les moyens les plus capables de flatter leur orgueil et leur égoïsme, ils en ont fait des dieux.

« Secondement, ils ont institué les dieux de la guerre et érigé en vertus sublimes tous les actes par lesquels les peuples se sont égorges, en se tenant toujours eux seuls derrière le rideau, à l'ombre de leurs autels et sous la garde des dieux, jouissant, par l'absence de la belle jeunesse et de leur roi, de toutes les vierges, de toutes les femmes et de toutes les productions de la terre, et se partageant les dépouilles des vainqueurs et des vaincus dont on s'empressait de venir faire hommage à leurs dieux.

« Troisièmement, afin de contenir la férocité des propriétaires et des jeunes gens d'un ordre inférieur ils ont institué le dieu des enfers, avec des récompenses éternelles pour les bons et des peines éternelles pour les méchants. Quant au ciel, qu'ils ont réservé pour la demeure des dieux, ils en ont gardé les places pour les personnages qu'ils avaient le plus d'intérêt de se ménager et de se concilier, comme étant ceux qui s'étaient emparés de la puissance terrestre, en Laveur desquels ils en avaient eux-mêmes institué le droit, au nom des dieux, afin de maintenir leurs désastreuses institutions.

« Quatrièmement, ils ont institué l'obligation d'adorer les mêmes dieux...

« Cinquièmement, ils ont institué des fêtes...

« Telles sont les principales institutions des religions anciennes et modernes qui ont rendu sacré l'établissement du droit de propriété, du mariage et des religions, de façon qu'il n'a jamais été permis d'attaquer, ni par pensée ni par parole ni par action ni par omission, l'ordre mercenaire, homicide et antisocial qui a égaré dans tous les temps les peuples, même les plus éclairés, ni de mur- murer contre les lois établies pour son maintien, sans se rendre coupable du crime de lèse-majesté divine et humaine d'être brûlé, éternellement dans les enfers de l'autre monde après avoir été brûlé, pendu, rompu, empalé, fouetté, marqué et condamné aux galères dans les enfers et par les diables de ce monde-ci, que cet ordre monstrueux n'a pu qu'engendrer. »

En vain dira-t-on que les religions mêlent à leurs institutions monstrueuses des idées morales, des conseils salutaires et sages pour la conduite de l'âme. Ces idées morales, elles ne les ont pas créées : elles les ont dérobées au contraire à la conscience du genre humain, et elles en ont abusé pour colorer d'une apparence de bien leur œuvre funeste. Les hommes ont cru faire le bien en se haïssant et se détruisant les uns les autres, et les religions se sont servi « de la morale pour dorer le poignard qu'elles mettaient dans nos mains ». Leur action propre n'a été que de fausser les notions du juste et de l'injuste en les façonnant sur leur principe antisocial et antihumain. « Le fanatisme de tous les temps n'a donné de notions sur Dieu et la justice que d'après l'ordre mercenaire, homicide et antisocial que ses ministres ont rendu sacré. Aussi les idées sur Dieu et sa justice, comme sur la justice humaine, sont-elles particulièrement analogues à cet ordre monstrueux et désastreux qui, comme il veut qu'il soit de la justice humaine d'avoir le droit de vie et de mort sur les hommes dans ce monde, veut qu'il soit aussi de la justice divine de les punir et de les faire brûler éternellement dans l'autre, pour se venger des crimes et des monstruosités que ce même ordre ne peut qu'engendrer. »

Il n'y a donc aucune circonstance atténuante à alléguer en faveur des religions, et l'effet terrible de toutes les institutions d'iniquité qui se complètent et se soutiennent les uns les autres est de créer « deux classes d'hommes, celle des dégradants, déprédants, pressurants et écrasants, et celle des dégradés, déprédés, pressurés et écrasés ».

Cet état antisocial est-il le résultat d'une décadence ? L'homme a-t-il dérivé d'un état premier d'innocence et de bobeur vers l'égoïsme, la corruption et l'infortune ? S'il en était ainsi, il faudrait, sans doute, renoncer à tout espoir d'atteindre un jour à la félicité et à la justice, car comment espérer que les hommes retourneront à une condition primitive dont ils sont si éloignés et où ils n'ont pas su se maintenir ?

La conception de Boissel est toute autre. Il a, tout au contraire de Rousseau, une conception optimiste de l'évolution humaine. Sans doute, l'homme doit, selon lui, se conformer à la nature ; mais il n'entend nullement par « la nature » la forme première, plus grossière et plus simple, de l'existence des hommes. En un sens, la sauvagerie première est tout à fait contraire à la nature, car l'égoïsme aveugle et bestial de l'homme dans les sociétés rudimentaires obscurcit précisément pour lui le sens le plus évident de la nature et de ses lois.

« C'est ainsi qu'originairement l'homme brute et sauvage, ne consultant que le vice naturel de sa constitution, qui est l'égoïsme aveugle et féroce, a fondé l'ordre mercenaire, homicide et antisocial, que l'égoïsme également féroce et aveugle des plus fins et des plus rusés a rendu sacré en s'emparant des puissances célestes comme ils se sont emparés et s'emparent encore aujourd'hui de nous à notre naissance, à notre mariage et à notre mort, afin de nous mieux assujettir à leur joug et nous en faire un devoir saint et sacré. »

Comment, par quelle apparente contradiction, Boissel peut-il parler tantôt de « la bienfaisante nature », et tantôt du « vice naturel de la constitution » de l'homme — C'est que-la nature n'est saine et bonne selon lui que lorsqu'elle est vue par la raison.

L'égoïsme brutal est bien un élément de la nature, mais il la fausse en la réduisant. Pour que la nature apparaisse vraiment à l'homme, il faut qu'il se soit libéré de cet égoïsme qui la resserre, qui dénature la nature. Il faut aussi qu'il cesse de la peupler des fantômes de son imagination. La nature, limpide et vaste, ne connaît ni le paradis ni l'enfer. Toutes ces chimères se dissipent à mesure que le monde naturel est mieux connu, qu'il est davantage pour nous « la nature ».

De même, si l'homme savait voir la nature dans son étendue, il constaterait que le bonheur d'un individu est lié au bonheur des autres : il remarquerait que la somme des besoins de chacun est limitée, que la possibilité des plaisirs n'est pas infinie, et qu'il est dès lors contraire à l'ordre naturel d'accabler un homme de moyens de jouissances qui excèdent sa faculté naturelle de jouir.

L'homme, pour être heureux et juste, doit donc non pas retourner à la nature, mais s'élever à la nature, qui n'est en somme que la vaste liaison des choses se manifestant à la raison et déterminée par la science. C'est en allant vers l'avenir, c'est en éduquant l'homme qu'on le rendra conforme à la nature et capable de bonheur. Boissel a comme dénoué le nœud où Rousseau liait l'histoire humaine. Rousseau s'est trompé quand il a cru qu'il fallait retrouver la nature : il faut la trouver. Il s'est trompé aussi quand il a cru que la propriété était le trait caractéristique par où ‹, la société civile » s'opposait à l'état de la nature ; s'il en était ainsi, on pourrait abolir la société civile, sans retomber dans la sauvagerie primitive.

Au contraire, le communisme sera un progrès nouveau de la société civile, ou plutôt il en sera l'accomplissement et la justification.

« Un écrivain assez renommé a consigné dans un discours que celui qui le premier avait dit : ceci est à moi, devait être regardé comme le vrai fondateur de la société civile... J.-J. Rousseau n'a raisonné que d'après le fait de la fondation originelle de la société civile, dont les inconvénients désastreux lui ont fait préférer la vie sauvage ; mais il n'a pas raisonné d'après le droit ni les principes qui auraient dû être et qui devraient aujourd'hui servir de base et de fondement à la civilisation, parce qu'il ne les a pas connus ; il n'a pas senti par conséquent les précieux avantages qui lui auraient fait préférer la vie civile à la vie sauvage. Il n'a ouvert les yeux que sur l'origine du mal sans s'occuper de la recherche d'aucun remède ni de l'origine du bien. »

Le communisme peut donc être réalisé, non par régression, mais par progrès. Il ne sera pas la destruction de la société civile ; il en sera l'épanouissement. Il sera la vérité de la nature se dégageant pour la première fois des ténèbres, des violences et des erreurs.

Ce communisme de Boissel, s'il est « naturel » au sens que je viens de dire, n'est pas athée. Sans doute l'éducation des hommes ne doit être ni spiritualiste ni déiste. Elle doit être indépendante de toute notion précise de l'âme et de Dieu. Après avoir donné une description physiologique de la mort et noté la dissolution de l'organisme, Boissel pose la question :

« Et son âme, que devient-elle ? — Cette demande est hors d'œuvre, parce qu'il n'est question, puant à présent, que de l'établissement d'un ordre et d'une éducation qui assurent le bonheur de l'homme dans cette vie, mène chez un peuple d'athées et de matérialistes, supposé qu'il y en eût un. »

Par-là Boissel semble se distinguer profondément de Robespierre qui considère la croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme comme une condition absolue de l'éducation morale et de l'ordre social. Socialement, Boissel paraît athée puisqu'il ne se sert pas d'emblée de l'idée de Dieu pour organiser la société.

Mais ce n'est là qu'un athéisme provisoire, car Boissel ne tarde pas à ajouter :

« L'idée d'une cause première ou de Dieu est-elle nécessaire pour l'établissement de l'ordre moral et de l'éducation sociale ? — Elle doit en être la base et le fondement inébranlable. »

Qu'est-ce à dire ? c'est que, si à la rigueur l'ordre social peut être organisé superficiellement sans l'idée de Dieu, c'est seulement par cette idée qu'il prend une assurance profonde.

Mais Robespierre devait s'inquiéter de ces distinctions. Boissel est panthéiste ; et il l'est selon le type de Spinoza, en accentuant un peu plus que celui-ci l'immortalité individuelle et en concevant Dieu comme cause au moins autant que comme substance :

« Tout ce qui existe ne peut être qu'une reproduction continuelle de la part de la cause nécessaire, unique et toute puissante qui est Dieu. — Tout ne peut être que modification de la substance de Dieu. — J'entends exprimer par l'espace le lieu que tout ce qui existe dans la nature occupe dans l'immensité de Dieu, et par le temps j'entends exprimer la durée de tous les êtres dans son éternité. »

Ainsi le monde en un sens se confond avec Dieu : la nature est la manifestation de Dieu ; tout ce qui est un mode ou une catégorie de Dieu. Est-ce que par là des rapports de servitude ne vont pas s'établir de l'homme à Dieu ? Non, car il n'y a pas de commune mesure entre la substance infinie et éternelle et les modes particuliers et éphémères qui la manifestent. L'immensité même de Dieu, incommensurable avec nous nous préserve du despotisme divin. Toute tyrannie est petitesse :

« Il n'y a pas de contrat entre Dieu et les hommes, l'immense inégalité de condition rend ce contrat impossible ; il n'y a donc pas de religion obligatoire. »

Il me semble pourtant qu'il y a dans cette façon de comprendre Dieu un reste de dogme transcendant et un pli d'humilité. La sagesse pour l'homme est de ne « se servir des vertus naturelles que pour opérer le bonheur de ses semblables, sans s'en prévaloir, mais bien d'en rapporter tout le mérite à l'auteur de l'univers ; rien ne peut égaler la satisfaction intérieure de s'en humilier par la conviction que tout lui appartient... » Singulière fusion d'esprit panthéistique et d'esprit chrétien ! Cet ennemi si âpre de toutes les religions s'abîme dans l'adoration de Dieu. Et il associe à cet acte d'adoration d'innombrables êtres inconnus :

« L'homme est-il le seul être dans la nature capable de jouir de cette contemplation ? — Cela n'est pas présumable ; le globe terrestre n'est pas le seul, le soleil en éclaire sept autres ; les étoiles fixes qui sont autant de soleils peuvent en éclairer une infinité d'autres ; qui peut mettre des bornes à la puissance infinie de Dieu ? L'homme ne peut être celui de tous les êtres qui jouisse le mieux de cette contemplation. »

Réduire tout ce qui est à n'être qu'une modalité de la substance divine, c'est couper les voies à l'athéisme :

« Cette opinion que tout est divin ne favorise-t-elle point l'athéisme ? — Au contraire ; mais, ce qui le favorise beaucoup, c'est l'opinion qui admet une autre substance que celle de la divinité. »

Et rien n'empêche que les âmes humaines, bien qu'elles soient, non des substances particulières, mais des modes de Dieu, soient immortelles. Les modes spirituels de Dieu peuvent être impérissables comme les modes matériels ; la matière se transforme et ne périt pas. De même l'esprit. Il se transforme et se renouvelle comme les modes matériels auxquels il est lié ; et le progrès indéfini des existences humaines sous des modes qui nous sont encore inconnus, mais auxquels ne répugne pas l'inépuisable nature, complète et prolonge le progrès social de l'humanité sous le mode terrestre. La femme est en quelque sorte l'intermédiaire entre la vie terrestre et la vie inconnue. Elle est dans la vie présente la grande force de progrès et d'idéal ; elle est en même temps, par l'espoir infini de bonheur qu'elle éveille, l'initiatrice de mondes plus vastes.

« Il parait évident que le souverain maitre de l'univers a placé dans la femme les moyens d'opérer le bonheur de notre destinée présente, comme le présage et l'avant-coureur, par son peu de durée, d'une destinée après celle-ci, infiniment plus heureuse et plus durable, dont les moyens ne peuvent exister que dans la toute-puissance et s'effectuer que par les bontés infinies de l'Eternel ami... Ce n'est que dans la femme que la nature et son auteur ont établi le chef-d'œuvre du genre humain. »

Elever les femmes de telle sorte qu'elles puissent remplir toute leur mission naturelle et divine, les glorifier et étendre ainsi sur toute la société cette influence passionnée et sainte qui, se substituant aux mobiles grossiers d'action, à l'appétit du lucre, à la fureur de l'ambition, permettra d'harmoniser dans l'ordre communiste les efforts de tous, voilà le premier, le plus essentiel devoir de la société :

« Où élèvera-t-on les mères et les filles ?

« — Dans des temples magnifiques.

« — Pourquoi dans des temples ?

« — Pour réparer les torts que les hommes leur ont faits jusqu'ici, pour faire révérer tous les titres que la nature et son auteur ont établis en faveur de la femme pour le bonheur du genre humain.

« — En attendant que ces temples soient bâtis, où placerez-vous la nouvelle éducation sociale des femmes ?

« — Dans les églises, dans les monastères des religieuses qui seraient traitées comme les religieux et les autres prêtres — c'est-à-dire selon le plan de Boissel, déliées de tout vœu et autorisées à garder pour vivre une part des domaines qu'elles possédaient auparavant —. Au surplus, dans quelque maison ou dans quelque lieu que se trouve une mère avec sa fille, la maison ou le lieu serait un temple pour les nouveaux élèves. »

Sous cette noble discipline, le travail humain s'ordonnerait sans que la brutale maîtrise de la propriété continuât à intervenir.

« On établirait des temples et dans tous les ateliers des magasins et des serres pour tous les différents genres de production de la terre, des arts et de l'industrie, afin de pourvoir à tous les différents genres de besoin, de commodité, de sûreté et d'agrément. Chaque classe et chaque genre de fonction aurait son uniforme, on instituerait des fêtes et des jeux qui seraient consacrés au maitre de l'Univers.

« ... Les bontés et les faveurs des femmes qui seraient nos juges, comme nous leurs gardiens, seraient le principe et la fin, après Dieu, de nos actions, ce qui établirait un empire plus noble et plus puissant sur les âmes que les espèces d'or et d'argent qui les ont dégradées et corrompues. »

Mais, pour que cette noble et libre action des femmes puisse s'exercer, il ne faut pas qu'elles soient captives par• le mariage d'un homme égoïste et brutal. Le mariage n'est que tyrannie, hypocrisie et désordre. Le don de l'âme et de la personne, déterminé non par une basse et capricieuse sensualité, mais par un généreux amour, doit rester toujours libre ; et c'est pourquoi Boissel dissout le mariage comme la religion et la propriété ; la fonction sociale de la femme n'est possible que par la liberté

« — Mais que deviendraient la paternité et la maternité ?

« -- Elles ne seraient qu'un titre pour commander à tous les enfants et les élever pour leur bonheur, comme la qualité d'enfant ne serait qu'un titre pour aimer, respecter tous les pères et toutes les mères et pour les chérir... O mon père ! O ma mère ! O mon frère ! O ma sœur ! O mon fils ! O ma fille ! O mes amis ! exprimeront tous les degrés de parenté. »

J'ai dit que Boissel était un ancêtre, un précurseur du saint-simonisme. Ce panthéisme naturaliste, cette foi au progrès, cet optimisme infini, ce communisme hiérarchique, cette discipline idéale et cette fonction sociale de la femme, cette croyance en la pluralité des mondes et des existences, ce sont les traits essentiels de la pensée saint-simonienne. Quelle prodigieuse fermentation d'idées en ces premières années de la Révolution ! Et comme les menaces du décret du 18 mars 1793 paraissent vaines, quand on songe que le livre de Boissel se répandait tous les jours davantage, et qu'en même temps le rôle de Boissel aux Jacobins grandissait ! Il y était volontiers violent, et il provoqua des murmures le jour où, parlant des massacres de septembre, il dit « qu'on ne devait regretter qu'une chose, c'est qu'ils n'aient pas été plus complets ! »

 

LA DÉCLARATION DES DROITS DE BOISSEL

Boissel, aux Jacobins même, apporta un projet de Déclaration des Droits qui s'inspirait nettement de sa doctrine et la rappelait explicitement. M. Aulard a eu tort, dans les extraits qu'il donne de la séance des Jacobins du 22 avril, de négliger complètement les paroles de Boissel. Elles ont un grand intérêt historique et on pourrait leur donner pour titre : « Le saint-simonisme devant le club des Jacobins et la Révolution. » De faciles et bourgeoises railleries (assez gauloises et égrillardes) accueillirent Boissel quand il mentionna « le droit de se reproduire ». Les Jacobins ne voyaient pas que Boissel voulait transposer la Déclaration des Droits de l'ordre idéologique et abstrait dans l'ordre physiologique et naturaliste. Il condamnait les arrangements sociaux qui réduisent au célibat, à la stérilité, des millions d'êtres, et il voulait faire descendre le droit jusqu'aux racines mêmes de la vie :

« Robespierre vous a lu hier la Déclaration des Droits de l'Homme, et moi je vais lire la déclaration des droits des sans-culottes. Les sans-culottes de la République française reconnaissent que tous leurs droits dérivent de la nature, et que toutes les lois qui la contrarient ne sont pas obligatoires ; les droits naturels des sans-culottes consistent dans la faculté de se reproduire... » (Bruit et éclats de rire.) L'orateur continue... « De s'habiller et de se nourrir : 1° Leurs droits naturels consistent dans la jouissance et l'usufruit des biens de la terre, notre mère commune ; 2° Dans la résistance à l'oppression ; 3° Dans la résolution immuable de ne reconnaître de dépendance que celle de la nature et de l'Etre suprême.

« Les sans-culottes reconnaissent que la société n'est établie que pour la sûreté du plus faible contre le plus fort.

« Les sans-culottes reconnaissent que le meilleur gouvernement est celui qui lutte le plus efficacement contre les ennemis de la République, et que le gouvernement à établir ne peut être provisoirement que révolutionnaire. »

Peut-être Babeuf, qui ne s'enveloppait pas de formules philosophiques et panthéistiques, n'aurait-il pas bénéficié de la même impunité que Boissel. Il jugeait en tout cas plus politique de se taire, de ne pas opposer « les Droits des Sans-culottes » aux « Droits de l'Homme », assuré que les Droits de l'Homme deviendraient nécessairement les Droits des Sans-culottes. Il y a donc dans cette période, si l'on me passe le mot, des réserves de socialisme latent. Il y aurait puérilité à caractériser la pensée sociale de la Révolution et de la Convention par les formules communistes de Boissel ou même par l'extrême tendance égalitaire de Billaud Varenne. Mais la méprise serait aussi grave de négliger les premières manifestations socialistes de la démocratie, et surtout la secrète et profonde poussée d'égalité que le mouvement révolutionnaire propage dans les esprits ébranlés.

 

LA DÉCLARATION DES DROITS DE ROBESPIERRE

Robespierre était beaucoup moins « agrairien » que ne le supposait Babeuf, mais il avait le souci d'inscrire dans la Déclaration des Droits une définition de la propriété qui donnât quelques garanties au peuple souffrant et qui permît des développements sociaux dans le sens de l'égalité. Michelet, qui tire souvent des coïncidences de dates des effets lumineux, parfois aussi des fantaisies et des paradoxes, note que Robespierre a formulé ses principes constitutionnels le 24 avril, le jour même où Marat, acquitté, revenait triomphant à la Convention. Robespierre, « jaunissant d'envie » devant la popularité grandissante de Marat, avait essayé de lutter avec lui par une définition quasi-socialiste de la propriété. Michelet oublie que Robespierre était depuis plusieurs semaines déjà membre de la Commission chargée par les Jacobins d'étudier un plan de Constitution qui pût être opposé par la Montagne au plan du comité girondin de la Convention. Il oublie -que Robespierre, s'il ne parle que le 24, avait demandé la parole le 22, avant que l'acquittement de Marat eût provoqué les vives démonstrations populaires du 24 ; et ce n'est pas hors de propos, comme le dit Michelet, que Robespierre avait demandé la parole, mais parce que, ce lundi 22 avril, le débat avait porté à la Convention sur quelques-uns des articles essentiels de la Déclaration des Droits. C'est rabaisser un peu étourdiment ce grand homme que d'abuser ainsi, pour lui prêter des motifs mesquins, de combinaisons de dates tout à fait factices. C'est s'exposer aussi à fausser l'histoire.

Robespierre avait des raisons graves, à l'heure où se posait le problème des subsistances, et où la Gironde semblait faire appel contre le mouvement de la Révolution aux intérêts bourgeois, de chercher une formule de la propriété qui laissât quelque jeu à l'action et à l'espérance du peuple.

« J'ai demandé la parole dans la dernière séance (c'est dans l'avant-dernière) pour proposer quelques articles additionnels importants qui tiennent à la déclaration des Droits de l'Homme et du Citoyen. Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour compléter votre théorie sur la propriété : que ce mot n'alarme personne. Ames de boue qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors, quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire, dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour épouvanter les imbéciles. Il ne fallait pas une révolution sans doute pour apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n'en sommes pas moins convaincus que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerais bien autant, pour mon compte, être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xercès, né dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des peuples et brillant de la misère publique. (Applaudissements.)

« Posons donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d'autant plus qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient cherché à envelopper de nuages plus épais.

« Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété, il vous dira, en vous montrant cette longue bière qu'il appelle un navire, où il a encaissé et ferré des hommes qui paraissent vivants : « Voilà ma propriété ; je les ai achetés tant par tête ». Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et des vassaux ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

« Interrogez les augustes membres de la dynastie capétienne, ils vous diront que la plus sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire, dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer légalement et monarchiquement 25 millions d'hommes qui habitaient le territoire de la France sous leur bon plaisir.

« Aux yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale. Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur ? En définissant la liberté le premier des biens de l'homme, le plus sacré des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait pour bornes les droits d'autrui ; pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois éternelles de la nature étaient moins vénérables que les institutions des hommes ! Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté à l'exercice de la propriété et vous n'avez pas dit un seul mot pour en déterminer le caractère légitime ; de manière que votre Déclaration paraît faite, non pour les pauvres, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en consacrant les vérités suivantes :

« ART. 1er. — La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui lui est garantie par la loi.

« ART. 2. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

« ART. 3. — II ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

« ART. — Toute possession, tout trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. »

A coup sûr, Robespierre est d'une prudence extrême : notez que toutes les formes de la propriété qu'il dénonce comme abusives sont par essence antérieures et contraires à la Révolution. C'est la propriété de l'esclavagiste, c'est la propriété féodale, c'est la propriété monarchique. Or, pour éliminer ces formes de propriété, il n'est nullement nécessaire de donner une définition restrictive de la propriété : il suffit d'affirmer la Révolution. La liberté individuelle proclamée fait tomber les chaînes de l'esclave, le droit de la propriété esclavagiste. Le droit révolutionnaire, qui supprime l'engagement perpétuel de l'homme envers l'homme, abolit par là même le droit féodal. Le principe de la souveraineté du peuple ruine la propriété que les monarchies revendiquent sur le peuple même_

Là où le problème est délicat, ou plutôt là où maintenant le problème commence, c'est avec la propriété individuelle moderne, telle que la Révolution l'a consacrée en la débarrassant de tout prélèvement féodal, de toute entrave corporative, de toute emprise monarchique. Ce sont les limites de cette' propriété nouvelle, de ce droit nouveau qu'il faudrait marquer : et ici Robespierre est d'une réserve extrême. C'est à peine si, à la fin d'observations qu'il a sans doute volontairement abrégées, il prononce les mots « d'accapareur et d'agioteur » ; il s'abstient de tout exemple. La vraie question était : « Les salariés devront-ils continuer indéfiniment à Payer la rente du sol aux propriétaires fonciers ? Les ouvriers industriels seront-ils astreints indéfiniment à travailler sous la discipline et au profit de maîtres industriels ? » Il y aurait eu des exemples précis à alléguer.

Voici les mines de charbon ; la propriété en appartenait, avant 1791, aux propriétaires du sol, aux propriétaires de la surface. Oh ! comme les capitalistes, alors gênés dans le développement de leur entreprise par ce droit foncier, s'élevaient contre le privilège, contre l'abus de la propriété ! Comme il fait beau voir (pour ne citer qu’un nom) le maître des mines de Carmaux, le chevalier de Solages, dénoncer dans un mémoire imprimé à la Constituante la Prétention insolente des propriétaires fonciers et l'obstacle apporté par « le droit de propriété » au progrès industriel ! Comme, pour en assurer la concession à de vastes compagnies capitalistes, il Insiste sur le caractère national de la propriété des mines !

« Si les principes de la propriété étaient aussi rigoureux que M. Turgot le dit, il n'aurait pu percer le Limousin des beaux chemins qu'il y a fait pratiquer ; nuls canaux pour le commerce intérieur, nuls travaux publics ne seraient possibles. Paradoxe ridicule, toutes les fois que l'intérêt public l'exige. » — Et encore : « On croit que tous les systèmes spéciaux qui paraissent favoriser les propriétaires des terres doivent céder à ces principes et qu'il est du bon sens, de la raison et de la justice, de déclarer les mines faire partie de la propriété nationale. On doit les regarder comme des magasins nationaux qu'il importe à la société de ménager. » — Mémoire sur les mines en général et particulièrement sur celles de houille ou charbon de terre, présenté à l'Assemblée nationale par le concessionnaire des mines de charbon de terre de Carmaux, près d'Albi — à Albi, de l'imprimerie d'A.-P. Baurens, imprimeur du roi, 1790.

La Constituante, sous l'inspiration de Mirabeau, avait opéré une révolution dans la propriété des mines. Elle en avait dessaisi les propriétaires du sol, elle l'avait transférée à la Nation, qui la concédait aux sociétés capitalistes. Oui, mais à mesure que se développait la Révolution, à mesure que les ouvriers des mines, encouragés par le mouvement révolutionnaire, élevaient leurs exigences et haussaient par exemple, dans la région du Hainaut et de l'Artois, leurs salaires de 0 fr. 95 à 1 fr. 55 par jour, à mesure que les prolétaires étaient plus confiants et plus hardis, les maîtres des mines se feuillantisaient.

Comme beaucoup d'acquéreurs de biens nationaux étaient, une fois nantis, atteints de modérantisme, les concessionnaires du sous-sol, d'abord si révolutionnaires contre la propriété foncière, devenaient des modérés. Les voici qui, effrayés par le 10 août, par le 2 septembre, par les projets de loi agraire qui, en donnant forme nouvelle à la question du sol, pourraient bien donner forme nouvelle à la question du sous-sol, entrent dans la résistance et se préparent même à émigrer. Demain, ils émigreront.

Robespierre songe-t-il à se demander tout haut s'il ne conviendrait pas d'organiser l'exploitation nationale de ces domaines miniers ? Il ne s'est même pas, semble-t-il, interrogé là-dessus. Et ses réserves contre la propriété ont toutes un caractère rétrospectif et presque archaïque. Elles menacent le monde ancien que la Révolution a aboli. Et pourtant, quelles que soient les précautions prises par lui pour ne pas effrayer, pour ne déchaîner ni la panique des chefs d'industrie, ni celle des propriétaires fonciers, quoiqu'il évite même d'abonder, par une attaque un peu insistante contre les accapareurs, dans la politique des Enragés, la formule qu'il donne du droit de propriété peut se prêter à de très audacieuses interprétations. Tandis que la Révolution posait d'abord le droit de propriété et ne faisait intervenir qu'ensuite les restrictions sociales dont ce droit devait être entouré, Robespierre ne se contente pas de rappeler, avec Mirabeau, que la propriété est une institution sociale. On dirait qu'il pose le droit social avant le droit individuel. La propriété, dans sa formule, n'est que ce qui reste de la propriété quand la société a exercé son droit antérieur et supérieur, quand elle a prélevé ce qui lui est nécessaire pour assurer la vie de tous, quand elle a enlevé à la propriété toutes les pointes par où elle pourrait blesser autrui. Dire que la propriété est la libre disposition de « la portion de bien garantie par la loi », c'est faire du droit de propriété un droit secondaire et dérivé qui ne se manifeste qu'après l'affirmation et l'exercice d'un autre droit. Ajouter que ce droit de propriété ne peut préjudicier « ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété » des autres hommes, c'est, théoriquement, faire du droit de propriété une sorte de suspect contre lequel s'élèvent d'emblée toutes sortes d'hypothèses et de présomptions redoutables ; c'est ensuite fonder en droit les vastes expropriations que les modifications de la vie économique peuvent rendre nécessaires plus tard.

J'entends bien que Robespierre n'avait ni vu aussi loin, ni même regardé. Mais il savait que, politiquement, il avait besoin des prolétaires pour éliminer la Gironde dont l'inertie traîtresse perdait la Révolution. Il voyait se former à sa gauche des partis remuants et à Pres qui demandaient pour le peuple non seulement des droits Politiques, mais la certitude de la vie, et il essayait, par sa formule de la propriété, d'incorporer décidément au droit révolutionnaire cette force populaire et prolétarienne dont il n'avait ni calculé, ni même pressenti les futurs développements, mais dont il voulait qu'en tout cas l'obscure destinée future eût sa formule juridique dans la Révolution.

En ce sens, sa définition de la propriété était comme une sorte d'acompte révolutionnaire payé au prolétariat sur son salaire révolutionnaire, l'ouverture d'un crédit sur l'avenir en échange de son effort immédiat.

Dès maintenant, il insérait dans la Déclaration des Droits proposée par lui quelques applications précises de sa définition sociale de la propriété. Il veut que la Convention inscrive dans la charte sociale le droit de tous à la vie, le droit au travail, le droit à l'instruction, et l'impôt progressif avec immunité complète du minimum de revenus nécessaire à la vie. Tous les premiers articles de son projet sont, si je puis dire, d'une belle allure humaine, et je vais en reproduire ici l'enchaînement.

« ARTICLE PREMIER. — Le but de toute association politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme et le développement de toutes ses facultés.

« ART. 2. — Les principaux droits de l'homme sont celui de Pourvoir à la conservation de son existence et la liberté.

« ART. 3. — Ces droits appartiennent également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces physiques et 'florales.

« L'égalité des droits est établie par la nature ; la société, loin d'y porter atteinte, ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire.

« ART. 4. — La liberté est le pouvoir qui appartient à tout homme d'exercer à son gré toutes ses facultés, elle a la justice pour règle, les droits d'autrui pour borne, la nature pour principe et la loi pour sauvegarde.

« ART. 5. — Le droit de s'assembler paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de la presse, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du principe de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose, ou la présence, ou le souvenir récent du despotisme.

« ART. 6. — La propriété est le droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de bien qui lui est garantie par la loi.

« ART. 7. — Le droit de propriété est borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits d'autrui.

« ART. 8. — Il ne peut préjudicier ni à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos semblables.

« ART. 9. — Tout trafic qui viole ce principe est essentiellement illicite et immoral.

« ART. 10. — La société est obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler.

« ART. 11. — Les secours indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui possède le superflu ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont cette dette doit être acquittée.

« ART. 12. — Les citoyens dont les revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance sont dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les supporter progressivement selon l'étendue de leur fortune.

« ART. 13. — La société doit favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre l'instruction à la portée de tous les citoyens. »

Cette déclaration des droits, dont j'ai cité les premiers articles, avait été adoptée à l'unanimité, dans la séance du 21 avril, par les Jacobins. C'est l'extrême formule officielle de la pensée sociale de la Convention. Aucun représentant n'alla au-delà.

 

LE PROJET DE CUSSET

Dans le projet de l'ouvrier en soierie Cusset, député du Rhône-et-Loire, je trouve une expression très affaiblie de la pensée de Robespierre :

« Les droits généraux sont... la propriété qui ne peut nuire.

« — Le droit de propriété consiste à ce que tout homme peut disposer de ce qui lui appartient, pourvu que cela ne nuise en aucune manière à la société générale et individuelle. »

C'est presque du galimatias, et c'est en tout cas bien moins net, bien moins vigoureux que les formules de Robespierre. Cusset, dans un autre article, va jusqu'à priver du droit de suffrage les citoyens « qui sont en état de domesticité ». Ce Cusset a décidément plus de véhémence que de sûreté démocratique. Il est vrai qu'à propos des subsistances, il propose des mesures énergiques qu'il voudrait faire « classer » dans la Constitution.

« Il y a, personne n'en peut douter, dans la République moins de riches que de pauvres ; si ces derniers n'ont pas la faculté de se Procurer en travaillant de quoi subsister, il est de toute impossibilité de les obliger à respecter les propriétés. »

Et il propose que les contributions payées en nature soient centralisées dans des magasins nationaux dans chaque commune.

« —  Le produit de cette contribution sera préférablement vendu all1K- pauvres citoyens, savoir : le froment à raison de six livres sous les soixante livres, et quatre livres dix sous le seigle ; le surplus sera employé à des boulangeries nationales établies à cet effet, afin de prévenir la disette du pain.

" — Il sera créé dans toutes les villes où la population s'élèvera à dix mille âmes un tribunal populaire qui connaîtra des crimes de lèse–nation, des agiotages, fraudes, monopoles et abus qui se commettraient sur les subsistances de première nécessité, sur l’accaparement des autres. »

Ce sont des mesures de Circonstance intéressantes parce qu'elles contiennent quelques traits du socialisme national et municipal ; niais les formules générales de Robespierre sont bien plus riches de sens.

 

LES VUES DE SAINT-JUST

Saint-Just est plus préoccupé de la distribution politique des pouvoirs que de la définition de la propriété. Il se borne dans son exposé des motifs à quelques maximes :

« Le principe des mœurs est que tout le monde travaille au profit de la Patrie, et que personne ne soit asservi ni oisif.

« ... Si vous voulez savoir combien de temps durera votre République, calculez la somme de travail que vous y pouvez introduire. »

Et il donne des rapports économiques, dans un article de la section de son projet relative à « l'état des citoyens », une formule singulièrement naïve :

« La loi ne reconnaît pas de maître entre les citoyens : elle—ne reconnaît point de domesticité. Elle reconnaît un engagement égal et sacré de servir entre l'homme qui travaille et celui qui le paie. »

Mais en quoi cette déclaration était-elle applicable aux rapports déjà très complexes créés par le système croissant des manufactures ? La pensée de Robespierre, qui se meut dans un ordre plus abstrait en apparence, est bien plus susceptible d'accommodation à un état économique et social changeant.

J'imagine que Robespierre, qui avait vu, après le 10 août, la forte poussée égalitaire que la Commune révolutionnaire victorieuse avait propagée, avait pris ses précautions pour le jour où la chute de la Gironde, déterminée par une révolution nouvelle, donnerait un vif élan au peuple. Il avait préparé et comme défini d'avance la concession nécessaire et possible. Et il avait adopté des formules théoriques et un programme pratique qui lui permettaient d'avance de rassurer la propriété et de donner satisfaction au peuple.

 

ROBESPIERRE ET LES DROITS DES PEUPLES

C'est évidemment aussi à une pensée politique qu'il obéit lorsqu'il inscrit dans sa Déclaration des articles relatifs à la propagande révolutionnaire universelle.

Comment l'homme qui s'était opposé à la politique girondine de provocation pouvait-il maintenant se donner l'air de braver le monde entier ? C'est en avril, sous le coup de la trahison de Dumouriez, que Robespierre propose son plan. C'est à une heure où il importe que la Révolution, dont les puissances conjurées paraissent attendre la chute, oppose aux despotes exaltés par la trahison une contenance fière. Peut-être aussi Robespierre se dit-il tout bas que si Danton s'est compromis avec Dumouriez, s'il l'a soutenu trop longtemps, c'est parce qu'il attendait de lui des succès rapides qui permissent d'ouvrir des négociations de paix. Désirer une paix immédiate, n'est-ce pas mettre la Révolution à la merci des généraux qui tiennent dans leurs mains le destin du jour qui se lève ?[1]. Enfin, Robespierre sentait bien que la guerre, par le champ qu'elle ouvrait aux énergies, par les fonctions et les emplois qu'elle prodiguait aux audacieux, était secrètement désirée par bien des groupements révolutionnaires, surtout par ces hommes de coup de main, remuants et hardis, quelques-uns voraces, par ces Cordeliers, que Danton., dans la crise de 1792, avait jetés au ministère de la Guerre, qui s'y étaient affermis sous Bouchotte comme sous Pache et qui commençaient à jeter sur le monde un regard de prosélytisme et de proie. Avec ceux-là, qui se couvraient de la théorie d'universelle liberté humaine formulée par Anacharsis Cloots, Robespierre veut garder contact ; par son projet il incline autant qu'il le peut vers sa gauche, dans la question de la propagande armée comme dans celle de la propriété. Et lui, qui bientôt se retournera âprement contre Anacharsis Cloots, l'accusant de déchaîner « l'incendie universel il emprunte, en avril 1793, les formules mêmes de l'orateur du genre humain.

« Le Comité de constitution a absolument oublié de rappeler les devoirs de fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations et leur droit à une mutuelle assistance. Il parait avoir ignoré les bases de l'éternelle alliance des peuples contre les tyrans. On Cuirait que votre déclaration a été faite pour un troupeau de créatures parqué sur un coin du globe, et non pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et pour séjour.

« Je vous propose de combler cette grande lacune par les quatre articles suivants. Ils ne peuvent que vous concilier l'estime des peuples ; il est vrai qu'ils peuvent avoir l'inconvénient de vous brouiller avec les rois. J'avoue que cet inconvénient ne m'effraie pas : il n'effraiera pas ceux qui ne veulent pas se réconcilier avec eux.

Y a-t-il là je ne sais quel sous-entendu à l'égard de Danton qui, au Comité de salut public, cherchait à dissoudre la coalition européenne et qui, voulant négocier, ne le pouvait qu'avec les gouvernements, c'est-à-dire avec les rois ? Mais comme cette phraséologie complaisante sur « le peuple » est loin de la sévère beauté réaliste des discours de Robespierre en 1792 proclamant avec courage que la plupart des peuples, mal préparés encore, seraient les complices de leurs tyrans !

Robespierre, arrivé au gouvernement, retranchera, même avec le couteau de la guillotine, toutes ces imprudences de propagande illimitée. Mais, en avril 1793, il propose :

« — Les hommes de tous les pays sont frères, les différents peuples doivent s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat.

« — Celui qui opprime une nation se déclare l'ennemi de toutes.

« — Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et anéantir les droits de l'homme doivent être poursuivis par tous non comme des ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles.

« — Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain et contre le législateur de l'univers qui est la nature. »

Il n'est même pas jusqu'à son théisme qu'il n'atténue ici par une savante ambiguïté. Il avait, dans son préambule, pris Dieu à témoin : « La Convention nationale proclame à la face de l'univers et sous les yeux du législateur immortel, la déclaration suivante des Droits de l'Homme et du Citoyen ». Et voilà que dans le dispositif même du projet, ce « législateur immortel » devenait le « législateur de l'univers qui est la nature ». Dieu ? Nature ? On ne savait plus. Robespierre ou élimine ou atténue, à ce moment, tout ce qui pourrait créer un malentendu entre lui et les plus ardents révolutionnaires de la Commune et des sections. Un éclair de cosmopolitisme sans-culotte et de socialisme ouvre son horizon sur le vaste avenir inconnu. Mais bientôt, encerclé par les fatalités de la guerre extérieure, envahi par les fumées de la guerre civile, cet horizon va se resserrer et s'assombrir.

 

LES PRÉVENTIONS DE ROBESPIERRN CONTRE LA RICHESSE

Ce qui attriste dès maintenant l'exposé de la pensée sociale de Robespierre, ce qui lui communique une sorte d'aridité, c'est le parti pris vertueux contre la richesse. Oui, elle a ses vices, mais la pauvreté aussi a les siens, même quand elle n'est pas ravalée jusqu'à la misère. Elle est souvent sordide d'esprit, routinière et étroite. Il est puéril d'opposer la chaumière de Fabricius au palais de Crassus. Le monde, quoi qu'on fasse, s'éblouit de la clarté des palais : il faut les élargir pour que toute l'humanité en ait l'orgueil. Certes, Robespierre ne veut pas proscrire l'opulence : mais il la dédaigne et il la méprise presque, comme si elle n'était pas la forme, d'abord nécessairement oligarchique, plus tard sociale, populaire et commune, de la puissance de l'homme sur les choses, le signe de sa maîtrise sur l'univers. Ce qui eût été grand et beau, c'eût été d'appeler au secours de la Révolution toutes les forces de production, d'art, de richesse, et de dire : « Les mesures que nous prendrons pour que tous les citoyens aient une part de ce bien-être croissant, de cette richesse humaine croissante, ajouteront à l'essor de la richesse bien loin de la contrarier. »

 

VERGNIAUD ET LE LUXE

Vergniaud, le 10 mai, le jour même où la Convention prit possession pour ses séances du palais des Tuileries aménagé pour elle, traça le tableau magnifique des démocraties modernes, variées et complexes, obligées tout ensemble de se prémunir contre les tyrannies armées qui subsistent dans le monde et de faire jaillir, sans cesse plus abondante, l'activité de la paix, soucieuses de prévenir l'extrême inégalité des fortunes, mais ouvrant aux individus et à la société tout entière des perspectives de richesse et d'éclat. Oui, magnifique image de la démocratie encore bourgeoise, éclatant et nécessaire correctif de la sécheresse de l'idéal de Robespierre ; Programme admirable si seulement Vergniaud avait pressenti que, Par le double essor combiné de la démocratie et de la richesse, un jour tout le peuple travailleur participerait à la grande fête harmonieuse de la vie, et qu'un jour aussi les nations réconciliées par la liberté et le droit pourraient déposer leurs armes !

« Rousseau, Montesquieu et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements nous disent que l'égalité de la démocratie s'évanouit là où le luxe s'introduit ; que les républiques ne peuvent se soutenir que par la vertu, et que la vertu se corrompt par la richesse.

« Pensez-vous que ces maximes, appliquées seulement par leurs auteurs à des Etats circonscrits, comme les républiques de la Grèce, dans d'étroites limites, doivent l'être rigoureusement et sans modification à la République française ? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier comme celui de Sparte ?

« Dans ce cas, soyez conséquents comme Lycurgue ; comme lui, partagez les terres entre tous les citoyens ; proscrivez à jamais les métaux que la cupidité humaine arrache des entrailles de la terre ; brillez même les assignats dont le luxe pourrait aussi s'aider, et tille la lutte soit le seul travail de tous les Français ; étouffez leur industrie ; ne mettez entre leurs mains que la scie et la hache ; flétrissez par l'infamie l'exercice de tous les métiers utiles ; déshonorez les arts et surtout l'agriculture ; que les hommes auxquels vous aurez accordé le titre de citoyens ne payent plus d'impôts ; que d'autres hommes, auxquels vous refusez ce titre, soient tributaires et fournissent à vos dépenses ; ayez des étrangers pour faire votre commerce, des ilotes pour cultiver vos terres et faites dépendre votre subsistance de vos esclaves...

« Il est vrai que de nouvelles lois qui établirent l'égalité entre les citoyens consacrent l'inégalité des hommes... Il est vrai que les institutions de Lycurgue qui prouvent son génie en ce qu'il n'entreprit de les fonder que sur un territoire de très médiocre étendue et pour un si petit nombre de citoyens que le plus fort recensement ne le porte pas au-delà de dix mille, prouveraient la folie du législateur qui voudrait les faire adopter à vingt-quatre millions d'hommes ; il est vrai qu'un partage des terres et le nivellement des fortunes sont aussi impossibles en France que la destruction des arts et de l'industrie dont la culture et l'exercice tiennent au génie actif que ses habitants ont reçu de la nature ; il est vrai que l'entreprise seule d'une pareille révolution exciterait un soulèvement général ; que la guerre civile parcourrait toutes les parties de la République ; que tous nos moyens de défense contre d'insolents étrangers seraient bientôt évanouis ; que la plus terrible des niveleuses, la mort, planerait sur les villes et les campagnes. Je conçois que la ligue des tyrans puisse nous faire proposer, au moins indirectement par les agents qu'elle soudoie, un système d'où résulterait pour tous les Français la seule égalité du désespoir et des tombeaux, et la destruction totale de la République. »

Pas plus que la République française ne peut être niveleuse et spartiate, elle ne peut être conquérante. Elle ne peut être non plus exclusivement agricole et commerçante, car « comment un pareil peuple pourrait-il exister, environné de nations presque toujours en guerre et gouvernées par des tyrans qui ne connaissent d'autre droit que la force ? »

Non, l'organisation de la République française doit répondre à des nécessités diverses et aux particularités du génie national : elle doit être complexe, souple et animée comme la vie moderne de la France.

« Le législateur serait insensé qui dirait aux Français : « Vous avez des plaines fertiles, ne semez pas de graines ; des vignes excellentes, ne faites pas de vin. Votre terre, par l'abondance de ses productions et la variété de ses fruits, peut fournir et aux « besoins et aux délices de la vie, gardez-vous de la cultiver. Vous avez des fleuves sur lesquels vos départements peuvent transporter leurs productions diverses et par d'heureux échanges établir dans toute la République l'équilibre des jouissances, gardez-vous de naviguer. Vous êtes nés industrieux, gardez-vous d'avoir des manufactures. L'Océan et la Méditerranée vous prêtent leurs flots pour établir une communication fraternelle avec tous les peuples du monde, gardez-vous d'avoir des vaisseaux. »

« Il ne manquerait plus que d'ajouter à ce langage : Dans vos climats tempérés, le soleil vous éclaire d'une lumière douce et bienfaisante, renoncez-y et, comme le malheureux Lapon, ensevelissez-vous six mois de l'année dans un souterrain. Vous avez du génie, efforcez-vous de ne pas en user ; dégradez l'ouvrage de la nature ; abjurez votre qualité d'hommes, et, pour courir après une perfection idéale, une vertu chimérique, rendez-vous semblables aux brutes. »

« Si la constitution doit maintenir le corps social dans tous les avantages dont la nature l'a mis en possession, elle doit aussi, Pour être durable, prévenir, par des règlements sages, la corruption qui résulterait infailliblement de la trop grande inégalité des fortunes ; mais, en même temps, sous peine de dissoudre le corps social lui-même, elle doit la protection la plus entière aux propriétés. Ce fut pour qu'ils les aidassent à conserver le champ qu'il avait cultivé, que l'homme se réunit d'abord à d'autres hommes auxquels il promit l'assistance de ses forces pour défendre aussi leur champ. Le maintien des propriétés est le premier objet de l'union sociale ; qu'elles ne soient pas respectées, la liberté elle-même disparaît ; vous rendez l'industrie tributaire de la sottise, ''activité de la paresse, l'économie de la dissipation, vous établissez sur l'homme laborieux, intelligent et économe, la triple tyrannie de l'ignorance, de l'oisiveté et de la débauche.

« Je conclus de ces simples propos que vous ne voulez faire des Français ni un peuple conquérant ; ni un peuple que l'on puisse asservir ; ni un peuple purement agricole ou commerçant ; ni un Peuple purement militaire et avec des gardes prétoriennes qui disposent de la toute-puissance ; ni un peuple tellement ami de la guerre qu'il devienne l'effroi des autres nations ; ni un peuple tellement livré aux mollesses de la paix que, pareil aux Athéniens, il redoute plus les rois qui l'attaqueraient comme les ennemis de ses Plaisirs que comme les ennemis de sa liberté ; ni un peuple qui se corrompe par le luxe et que vous enivriez dans les festins de Lucullus ; ni un peuple qui s'avilisse par la misère, qui perde dans une orgueilleuse paresse les qualités brillantes de son esprit, et qu'au milieu des prodigalités de la nature vous nourrissiez avec le brouet de Lacédémone.

« Je pense que vous voulez profiter de sa sensibilité pour le Porter aux vertus qui font la force des républiques ; de son activité laborieuse pour multiplier les sources de sa prospérité ; de sa position géographique pour agrandir son commerce ; de son amour pour l'égalité pour en faire l'ami de tous les peuples ; de sa force et de son courage pour lui donner une attitude qui contienne tous les tyrans ; de l'énergie de son caractère trempé dans l'orage de la Révolution pour l'exciter aux actions héroïques ; de son génie, enfin, pour lui faire enfanter ces chefs-d'œuvre des arts, ces inventions sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de l'espèce humaine. »

Ainsi, avant la chute de la Gironde, la Convention avait produit, en tous sens, une merveilleuse abondance d'idées et de systèmes.

 

 

 



[1] Robespierre, cela n'est pas douteux, avait blâmé les négociations secrètes entamées par Danton avec l'ennemi au lendemain de la trahison de Dumouriez, et, pour les arrêter, il avait voulu faire voter, le 13 avril, un décret qui prononçait la peine de mort contre ceux qui proposeraient de transiger avec les ennemis aux dépens des Belges, des Rhénans, des Savoisiens, etc., qui avaient cru nos promesses de protection. — A. M.