LE CATÉCHISME DE BOISSEL Le
livre de Boissel, sur Le Catéchisme du genre humain, avait un succès
grandissant. Edité, comme je l'ai dit, en 1789, réédité la même année sans
changement, il avait eu une nouvelle édition revue, corrigée et augmentée »
en 1791. « Le Catéchisme du genre "humain, dénoncé par le ci-devant
évêque de Clermont, à la séance du 5 novembre 1789, de l'Assemblée nationale,
etc. » C'est de cette édition, connue comme la deuxième, que Lanjuinais
constate, en 1793, la vogue croissante. Je sais bien que c'est dans une
diatribe forcenée écrite par Lanjuinais proscrit dans le grenier (le sa
maison de Rennes, diatribe dont la proscription même n'excuse pas la violence
peu intelligente : « On
sait que les meneurs du club des Jacobins en ont successivement chassé les
républicains les plus purs et les plus éclairés ; mais le vide est rempli pur
une foule de prédicateurs de meurtre et d'anarchie, de septembriseurs obscurs
ou fameux, par des Allemands, des Anglais, des Italiens, des gladiateurs,
grands ouvriers en politique et stipendiés, chaque jour ou chaque semaine,
pour fraterniser, anarchiser, :ritualiser, déraisonner, déclamer, applaudir,
huer, insulter, menacer, chanter, crier, tempêter dans les clubs, dans les
groupes, dans les sections, dans les tribunes et aux avenues de la
Convention. Aux tribunes du grand club assistent, d'ailleurs assez
régulièrement, deux ou trois milliers de curieux, d'illuminés toujours ivres
de fureur à force de voir, d'entendre les sabbats, et d'Y jouer leurs petits
personnages. Parmi les hommes, vous trouverez les soi-disant défenseurs de la
République, et, pour parler sans figure, les assassins du mois de septembre,
les gardes du corps de Robespierre, toujours prêts, pourvu qu'on les paie
bien, à commettre des meurtres et des violences. Entre les femmes, on
distingue les dévotes de Robespierre et de Marat, des restes de débauches,
enfin ce troupeau de mégères salariées, d'amazones révolutionnaires qu'on a
vues s'armer de poignards, de sabres, de pistolets, s'enrégimenter, courir
les rues, s'insurger contre les députés du peuple et faire la police à leur
manière, autour de la Convention, c'est-à-dire en bravant et outrageant les
citoyens et la Convention même. « Tel
est, depuis un an, le club des Jacobins de Paris ou des Jacobins
d'aujourd'hui. Ce qu'on trouve de plus notable après les héros de la
Montagne, c'est un Desfieux, fameux banqueroutier, jadis apôtre de la royauté
et aux gages de la liste civile, puis soufflant aux Jacobins des fureurs
démagogiques et sanguinaires, enfin expédiant des courriers dans le Midi pour
amener le sublime projet de faire passer le goût du pain aux députés de la
Gironde ; c'est un Hassen-Fratz, ci-devant commis de Pache, l'un des
principaux acteurs de la conjuration du 31 mai ; ce sont Terrasson et
Roussillon, dignes membres du tribunal révolutionnaire, car ils ne parlent,
dans les clubs, que de faire jouer leur guillotine : c'est enfin le zélé
frère Boissel, le grand auteur du Catéchisme du genre humain, gros volume
in-octavo, déjà à la deuxième édition, où il est démontré, par demandes et
réponses, à tous les frères et sœurs de la Jacobinerie, que Dieu, la
propriété, le mariage sont les trois fléaux que tous les bons citoyens doivent
s'efforcer de détruire afin d'être vraiment libres et heureux. » Que
Lanjuinais, qui trace des Jacobins une caricature si grossière et qui venait,
comme nous l'avons vu, de calomnier les opinions d'Hassenfratz au sujet de la
propriété, ait cédé, à propos de Boisssel, à son habituel système de jeter
l'alarme : qu'il ait exagéré l'influence de Boissel aux Jacobins pour
faire de son livre athée, communiste, l'Evangile de la Jacobinerie :
c'est possible. Il reste vrai que son livre n'était pas comme une sorte de
péché de jeunesse révolutionnaire. Il ne le faisait pas disparaître, il ne le
désavouait pas. Il continuait au contraire à le propager. Son livre n'est
donc pas un paradoxe bizarre, je ne sais quelle débauche philosophique à la
manière de quelques dialogues de Diderot, c'est un des éléments de la pensée
révolutionnaire ; et si, dans quelques mois, Boissel est exclu des Jacobins
sous l'influence de Robespierre, c'est sans doute parce que celui-ci veut
rompre une solidarité importune. C'est une sorte de communisme, hiérarchisé
selon une échelle de capacité et tout débordant de mysticisme panthéiste, que
développe Boissel. Il me paraît l'ancêtre direct de Saint-Simon et d'Enfantin
comme Lange est le précurseur de Fourier. « Quel est le moyen, pour moi,
d'être heureux et sage ? — C'est d'apprendre à m'accoutumer de bonne heure à
apprécier à leur juste valeur les possessions, les jouissances et les
plaisirs de cette vie passagère qui ne sont rien dans l'immensité du temps et
de l'espace ; c'est de n'en désirer et de n'en faire usage que pour le
bonheur de mes semblables..., c'est de me livrer avec le plus grand zèle et
pour l'amour de mes semblables à tous les genres d'exercices, de fonctions et
de travaux qui me seront commandés par ceux de mes semblables qui seront
d'une classe supérieure à la mienne. — Faudra-t-il que l'éducation, les
exercices, les travaux et les fonctions soient les mêmes dans toutes les
classes ? — Il faudra que l'éducation soit la même pour la théorie et les
principes, mais comme il y aura différents besoins à pourvoir et des objets
différents à remplir, il faudra que les exercices, les fonctions et les
travaux soient distribués et répartis selon la force, le génie, le caractère,
le goût, l'instruction et les dispositions qui se développeront et se feront
remarquer dans chaque individu sans qu'aucun genre de travail, d'exercice et
de fonction puisse être en aucun cas un sujet d'humiliation ni de vanité,
puisque ce seraient la nature et son ineffable auteur, auxquels tout doit
être rapporté, qui auraient classé les hommes, et non point la chimère et l'imposture
comme jusqu'à présent. » Mais
cette sage et harmonieuse disposition des forces humaines, cette organisation
sociale où la fonction de chacun sera déterminée par ses aptitudes et ses
goûts, non par le privilège ou le hasard de la fortune et de la naissance ne
seront possibles que lorsque l'homme aura pu briser l'ordre d'aujourd'hui,
« l'ordre mercenaire, homicide et antisocial qui a gouverné la
France et perdu les hommes jusqu'à présent ». Cet ordre mercenaire, homicide
et antisocial (Boissel répète sans cesse ces trois mots) est né de la victoire de
l'égoïsme violent d'abord et bestial, puis raffiné et perfide. Les forts
oppriment les faibles, et ils sont opprimés à leur tour par les rusés et les
fourbes, « par les prestiges, les impostures et les fourberies de
l'égoïsme également féroce et aveugle des plus fins et des plus rusés ». Les
sociétés humaines sont des sociétés « léonines », où les renards ont fini par
être les maîtres. Et comment se manifeste le triomphe de l'égoïsme ? «
Quelles sont les principales institutions de l'ordre mercenaire, homicide et
antisocial ? — Ce sont les propriétés, les mariages et les religions, que les
hommes ont inventées et consacrées pour légitimer leurs usurpations, leurs
violences et leurs impostures. » Le
prétendu droit de propriété consacre la rapine et la ruse. Le mariage
consacre la domination de l'homme sur la femme, la réciproque tromperie des
deux sexes, et il perpétue par l'héritage l'usurpation connue sous le nom de
propriété. La religion met d'imaginaires puissances célestes au service des
puissances terrestres qui en ont fourni le modèle. « —
Qu'entendez-vous par droit de propriété ? « —
Suivant les notions des lois civiles, c'est la faculté de disposer de ce qui
nous appartient comme bon nous semble. « —
Quels sont les objets sur lesquels les hommes ont étendu leur droit de
propriété ? « —
Ce sont tous ceux dont ils ont cru pouvoir s'emparer ou faire croire qu'ils
s'étaient emparés, comme les terres, les femmes, les hommes mêmes, la mer,
les rivières, les dieux mêmes dont ils ont fait et font un trafic, depuis
qu'ils ont fabriqué des espèces d'or et d'argent auxquels ils ont attaché
tant de valeur qu'on peut acquérir avec elles tous les objets que je viens de
nommer. « —
De qui les hommes tiennent-ils le titre en vertu duquel ils se sont emparé et
approprié tous les objets ? « —
De leur avidité naturelle, de leurs excès, de leur orgueil, de leurs désirs
insatiables, de leurs violences, de leurs fourberies, de leurs impostures, et
en un mot de tous les vices de leur constitution naturelle, dont il aurait
fallu qu'ils fussent garantis par l'éducation. « —
Mais ce ne sont pas là des titres, au contraire. « —
Cela est vrai, mais puisqu'il ne paraît pas que la nature et son auteur en
aient donné aux hommes arrivant tout nus sur la terre, il a bien fallu que
leur égoïsme aveugle et sans expérience leur en fît imaginer pour légitimer
les usurpations que les plus forts ont faites du pouvoir terrestre, et les
plus fins et les plus rusés, du pouvoir céleste, afin d'asservir à leur
ambition les plus faibles et les plus crédules, -et qu'ils aient inventé l'or
et l'argent pour faire un trafic des possessions et des biens de la terre et
du ciel comme ils ont fait. « — Les
hommes se sont-ils bien trouvés de ces arrangements ? « —
Au contraire, ils en ont été bien punis, puisque depuis, et par une suite
nécessaire de cet arrangement, ils n'ont cessé de se diviser, de se disputer,
de se dégrader, de se voler, de se tromper, de s'empoisonner et de se
détruire les uns par les autres. « —
Quels sont donc les inconvénients de la propriété des terres ? « — Du
partage des terres est né le droit exclusif d'en jouir, et par conséquent de
bannir les races futures du globe terrestre, de faire mourir de faim, de soif
et de froid ceux qui n'ont pas de propriétés, si mieux n'aiment ces derniers
se rendre esclaves des propriétaires, et ces derniers les agréer en cette
condition, sinon pendus comme voleurs, ou empalés ou rompus vifs comme
assassins, ainsi que cela se pratique encore aujourd'hui. » Et la
ruse de ceux qui ont capté les puissances célestes a consolidé, tout en
l'exploitant, le privilège de la force. « —
Quels inconvénients ont pu produire les actes par lesquels les gens les plus
fins et les plus rusés se sont emparés des puissances célestes ? « —
C'est d'avoir comme anéanti toute espèce de retour de la part des hommes vers
la nature et son auteur, seuls capables de les éclairer et de les conduire au
vrai bonheur, en consacrant, par leurs prestiges, leurs impostures et leurs
sortilèges, tous les actes par lesquels les plus forts et les plus féroces
s'étaient emparés des terres, des femmes et des hommes, afin d'éterniser
la dégradation, le malheur et la destruction des peuples et de partager les
dépouilles comme il se pratique encore aujourd'hui. » Voilà
la fonction sociale de la religion. Les
religions sont « les moyens et les institutions qu'ont établis originairement
chez les différents peuples les plus fins et les plus rusés, afin de
commander à la férocité des plus forts et à la stupidité des plus faibles, au
nom de la divinité qu'ils ont fabriquée et fait parler comme ils ont voulu. « —
Quels sont ces moyens ? « —
Ce sont les mêmes que ceux que nous appelons encore magiciens, sorciers,
convulsionnaires, charlatans, escamoteurs, ont employés et emploient encore
aujourd'hui pour se faire valoir et en imposer à la multitude naturellement
crédule, et plus grossière dans les premiers temps qu'aujourd'hui que les
sciences et les arts nous ont acquis plus d'expérience et de lumière. « —
Quelles peuvent être leurs institutions ? « Premièrement,
pour s'emparer de l'esprit et du cœur des grands propriétaires par tous les
moyens les plus capables de flatter leur orgueil et leur égoïsme, ils en ont
fait des dieux. « Secondement,
ils ont institué les dieux de la guerre et érigé en vertus sublimes tous les
actes par lesquels les peuples se sont égorges, en se tenant toujours eux
seuls derrière le rideau, à l'ombre de leurs autels et sous la garde des
dieux, jouissant, par l'absence de la belle jeunesse et de leur roi, de
toutes les vierges, de toutes les femmes et de toutes les productions de la
terre, et se partageant les dépouilles des vainqueurs et des vaincus dont on
s'empressait de venir faire hommage à leurs dieux. « Troisièmement,
afin de contenir la férocité des propriétaires et des jeunes gens d'un ordre
inférieur ils ont institué le dieu des enfers, avec des récompenses
éternelles pour les bons et des peines éternelles pour les méchants. Quant au
ciel, qu'ils ont réservé pour la demeure des dieux, ils en ont gardé les
places pour les personnages qu'ils avaient le plus d'intérêt de se ménager et
de se concilier, comme étant ceux qui s'étaient emparés de la puissance
terrestre, en Laveur desquels ils en avaient eux-mêmes institué le droit, au
nom des dieux, afin de maintenir leurs désastreuses institutions. « Quatrièmement,
ils ont institué l'obligation d'adorer les mêmes dieux... « Cinquièmement,
ils ont institué des fêtes... « Telles
sont les principales institutions des religions anciennes et modernes qui ont
rendu sacré l'établissement du droit de propriété, du mariage et des
religions, de façon qu'il n'a jamais été permis d'attaquer, ni par pensée ni
par parole ni par action ni par omission, l'ordre mercenaire, homicide et
antisocial qui a égaré dans tous les temps les peuples, même les plus
éclairés, ni de mur- murer contre les lois établies pour son maintien, sans
se rendre coupable du crime de lèse-majesté divine et humaine d'être brûlé, éternellement
dans les enfers de l'autre monde après avoir été brûlé, pendu, rompu, empalé,
fouetté, marqué et condamné aux galères dans les enfers et par les diables de
ce monde-ci, que cet ordre monstrueux n'a pu qu'engendrer. » En vain
dira-t-on que les religions mêlent à leurs institutions monstrueuses des
idées morales, des conseils salutaires et sages pour la conduite de l'âme.
Ces idées morales, elles ne les ont pas créées : elles les ont dérobées au
contraire à la conscience du genre humain, et elles en ont abusé pour colorer
d'une apparence de bien leur œuvre funeste. Les hommes ont cru faire le bien
en se haïssant et se détruisant les uns les autres, et les religions se sont
servi « de la morale pour dorer le poignard qu'elles mettaient dans nos mains
». Leur action propre n'a été que de fausser les notions du juste et de
l'injuste en les façonnant sur leur principe antisocial et antihumain. « Le
fanatisme de tous les temps n'a donné de notions sur Dieu et la justice que
d'après l'ordre mercenaire, homicide et antisocial que ses ministres ont
rendu sacré. Aussi les idées sur Dieu et sa justice, comme sur la justice
humaine, sont-elles particulièrement analogues à cet ordre monstrueux et
désastreux qui, comme il veut qu'il soit de la justice humaine d'avoir le
droit de vie et de mort sur les hommes dans ce monde, veut qu'il soit aussi
de la justice divine de les punir et de les faire brûler éternellement dans
l'autre, pour se venger des crimes et des monstruosités que ce même ordre ne
peut qu'engendrer. » Il n'y
a donc aucune circonstance atténuante à alléguer en faveur des religions, et
l'effet terrible de toutes les institutions d'iniquité qui se complètent et
se soutiennent les uns les autres est de créer « deux classes d'hommes, celle
des dégradants, déprédants, pressurants et écrasants, et celle des dégradés,
déprédés, pressurés et écrasés ». Cet
état antisocial est-il le résultat d'une décadence ? L'homme a-t-il dérivé
d'un état premier d'innocence et de bobeur vers l'égoïsme, la corruption et
l'infortune ? S'il en était ainsi, il faudrait, sans doute, renoncer à tout
espoir d'atteindre un jour à la félicité et à la justice, car comment espérer
que les hommes retourneront à une condition primitive dont ils sont si
éloignés et où ils n'ont pas su se maintenir ? La
conception de Boissel est toute autre. Il a, tout au contraire de Rousseau,
une conception optimiste de l'évolution humaine. Sans doute, l'homme doit,
selon lui, se conformer à la nature ; mais il n'entend nullement par « la
nature » la forme première, plus grossière et plus simple, de l'existence des
hommes. En un sens, la sauvagerie première est tout à fait contraire à la
nature, car l'égoïsme aveugle et bestial de l'homme dans les sociétés
rudimentaires obscurcit précisément pour lui le sens le plus évident de la
nature et de ses lois. « C'est
ainsi qu'originairement l'homme brute et sauvage, ne consultant que le vice
naturel de sa constitution, qui est l'égoïsme aveugle et féroce, a fondé
l'ordre mercenaire, homicide et antisocial, que l'égoïsme également féroce et
aveugle des plus fins et des plus rusés a rendu sacré en s'emparant des
puissances célestes comme ils se sont emparés et s'emparent encore
aujourd'hui de nous à notre naissance, à notre mariage et à notre mort, afin
de nous mieux assujettir à leur joug et nous en faire un devoir saint et
sacré. » Comment,
par quelle apparente contradiction, Boissel peut-il parler tantôt de « la
bienfaisante nature », et tantôt du « vice naturel de la constitution » de
l'homme — C'est que-la nature n'est saine et bonne selon lui que lorsqu'elle
est vue par la raison. L'égoïsme
brutal est bien un élément de la nature, mais il la fausse en la réduisant.
Pour que la nature apparaisse vraiment à l'homme, il faut qu'il se soit
libéré de cet égoïsme qui la resserre, qui dénature la nature. Il faut aussi
qu'il cesse de la peupler des fantômes de son imagination. La nature, limpide
et vaste, ne connaît ni le paradis ni l'enfer. Toutes ces chimères se
dissipent à mesure que le monde naturel est mieux connu, qu'il est davantage
pour nous « la nature ». De
même, si l'homme savait voir la nature dans son étendue, il constaterait que
le bonheur d'un individu est lié au bonheur des autres : il remarquerait que
la somme des besoins de chacun est limitée, que la possibilité des plaisirs
n'est pas infinie, et qu'il est dès lors contraire à l'ordre naturel
d'accabler un homme de moyens de jouissances qui excèdent sa faculté
naturelle de jouir. L'homme,
pour être heureux et juste, doit donc non pas retourner à la nature, mais
s'élever à la nature, qui n'est en somme que la vaste liaison des choses se
manifestant à la raison et déterminée par la science. C'est en allant vers
l'avenir, c'est en éduquant l'homme qu'on le rendra conforme à la nature et
capable de bonheur. Boissel a comme dénoué le nœud où Rousseau liait
l'histoire humaine. Rousseau s'est trompé quand il a cru qu'il fallait
retrouver la nature : il faut la trouver. Il s'est trompé aussi quand il a
cru que la propriété était le trait caractéristique par où ‹, la société
civile » s'opposait à l'état de la nature ; s'il en était ainsi, on pourrait
abolir la société civile, sans retomber dans la sauvagerie primitive. Au
contraire, le communisme sera un progrès nouveau de la société civile, ou
plutôt il en sera l'accomplissement et la justification. « Un
écrivain assez renommé a consigné dans un discours que celui qui le premier
avait dit : ceci est à moi, devait être regardé comme le vrai fondateur de la
société civile... J.-J. Rousseau n'a raisonné que d'après le fait de la
fondation originelle de la société civile, dont les inconvénients désastreux
lui ont fait préférer la vie sauvage ; mais il n'a pas raisonné d'après le
droit ni les principes qui auraient dû être et qui devraient aujourd'hui
servir de base et de fondement à la civilisation, parce qu'il ne les a pas
connus ; il n'a pas senti par conséquent les précieux avantages qui lui
auraient fait préférer la vie civile à la vie sauvage. Il n'a ouvert les yeux
que sur l'origine du mal sans s'occuper de la recherche d'aucun remède ni de
l'origine du bien. » Le
communisme peut donc être réalisé, non par régression, mais par progrès. Il
ne sera pas la destruction de la société civile ; il en sera
l'épanouissement. Il sera la vérité de la nature se dégageant pour la
première fois des ténèbres, des violences et des erreurs. Ce
communisme de Boissel, s'il est « naturel » au sens que je viens de dire,
n'est pas athée. Sans doute l'éducation des hommes ne doit être ni
spiritualiste ni déiste. Elle doit être indépendante de toute notion précise
de l'âme et de Dieu. Après avoir donné une description physiologique de la
mort et noté la dissolution de l'organisme, Boissel pose la question : « Et
son âme, que devient-elle ? — Cette demande est hors d'œuvre, parce qu'il
n'est question, puant à présent, que de l'établissement d'un ordre et d'une
éducation qui assurent le bonheur de l'homme dans cette vie, mène chez un
peuple d'athées et de matérialistes, supposé qu'il y en eût un. » Par-là
Boissel semble se distinguer profondément de Robespierre qui considère la
croyance en Dieu et en l'immortalité de l'âme comme une condition absolue de
l'éducation morale et de l'ordre social. Socialement, Boissel paraît athée
puisqu'il ne se sert pas d'emblée de l'idée de Dieu pour organiser la
société. Mais ce
n'est là qu'un athéisme provisoire, car Boissel ne tarde pas à ajouter : « L'idée
d'une cause première ou de Dieu est-elle nécessaire pour l'établissement de
l'ordre moral et de l'éducation sociale ? — Elle doit en être la base et le
fondement inébranlable. » Qu'est-ce
à dire ? c'est que, si à la rigueur l'ordre social peut être organisé
superficiellement sans l'idée de Dieu, c'est seulement par cette idée qu'il
prend une assurance profonde. Mais
Robespierre devait s'inquiéter de ces distinctions. Boissel est panthéiste ;
et il l'est selon le type de Spinoza, en accentuant un peu plus que celui-ci
l'immortalité individuelle et en concevant Dieu comme cause au moins autant
que comme substance : « Tout
ce qui existe ne peut être qu'une reproduction continuelle de la part de la
cause nécessaire, unique et toute puissante qui est Dieu. — Tout ne peut être
que modification de la substance de Dieu. — J'entends exprimer par l'espace
le lieu que tout ce qui existe dans la nature occupe dans l'immensité de
Dieu, et par le temps j'entends exprimer la durée de tous les êtres dans son
éternité. » Ainsi
le monde en un sens se confond avec Dieu : la nature est la manifestation de
Dieu ; tout ce qui est un mode ou une catégorie de Dieu. Est-ce que par là
des rapports de servitude ne vont pas s'établir de l'homme à Dieu ? Non, car
il n'y a pas de commune mesure entre la substance infinie et éternelle et les
modes particuliers et éphémères qui la manifestent. L'immensité même de Dieu,
incommensurable avec nous nous préserve du despotisme divin. Toute tyrannie
est petitesse : « Il
n'y a pas de contrat entre Dieu et les hommes, l'immense inégalité de
condition rend ce contrat impossible ; il n'y a donc pas de religion
obligatoire. » Il me
semble pourtant qu'il y a dans cette façon de comprendre Dieu un reste de
dogme transcendant et un pli d'humilité. La sagesse pour l'homme est de ne «
se servir des vertus naturelles que pour opérer le bonheur de ses semblables,
sans s'en prévaloir, mais bien d'en rapporter tout le mérite à l'auteur de
l'univers ; rien ne peut égaler la satisfaction intérieure de s'en humilier
par la conviction que tout lui appartient... » Singulière fusion d'esprit panthéistique
et d'esprit chrétien ! Cet ennemi si âpre de toutes les religions s'abîme
dans l'adoration de Dieu. Et il associe à cet acte d'adoration d'innombrables
êtres inconnus : « L'homme
est-il le seul être dans la nature capable de jouir de cette contemplation ?
— Cela n'est pas présumable ; le globe terrestre n'est pas le seul, le soleil
en éclaire sept autres ; les étoiles fixes qui sont autant de soleils peuvent
en éclairer une infinité d'autres ; qui peut mettre des bornes à la puissance
infinie de Dieu ? L'homme ne peut être celui de tous les êtres qui jouisse le
mieux de cette contemplation. » Réduire
tout ce qui est à n'être qu'une modalité de la substance divine, c'est couper
les voies à l'athéisme : « Cette
opinion que tout est divin ne favorise-t-elle point l'athéisme ? — Au
contraire ; mais, ce qui le favorise beaucoup, c'est l'opinion qui admet une
autre substance que celle de la divinité. » Et rien
n'empêche que les âmes humaines, bien qu'elles soient, non des substances
particulières, mais des modes de Dieu, soient immortelles. Les modes
spirituels de Dieu peuvent être impérissables comme les modes matériels ; la
matière se transforme et ne périt pas. De même l'esprit. Il se transforme et
se renouvelle comme les modes matériels auxquels il est lié ; et le progrès
indéfini des existences humaines sous des modes qui nous sont encore
inconnus, mais auxquels ne répugne pas l'inépuisable nature, complète et
prolonge le progrès social de l'humanité sous le mode terrestre. La femme est
en quelque sorte l'intermédiaire entre la vie terrestre et la vie inconnue.
Elle est dans la vie présente la grande force de progrès et d'idéal ; elle
est en même temps, par l'espoir infini de bonheur qu'elle éveille,
l'initiatrice de mondes plus vastes. « Il
parait évident que le souverain maitre de l'univers a placé dans la femme les
moyens d'opérer le bonheur de notre destinée présente, comme le présage et
l'avant-coureur, par son peu de durée, d'une destinée après celle-ci,
infiniment plus heureuse et plus durable, dont les moyens ne peuvent
exister que dans la toute-puissance et s'effectuer que par les bontés
infinies de l'Eternel ami... Ce n'est que dans la femme que la nature et son
auteur ont établi le chef-d'œuvre du genre humain. » Elever
les femmes de telle sorte qu'elles puissent remplir toute leur mission
naturelle et divine, les glorifier et étendre ainsi sur toute la société
cette influence passionnée et sainte qui, se substituant aux mobiles
grossiers d'action, à l'appétit du lucre, à la fureur de l'ambition,
permettra d'harmoniser dans l'ordre communiste les efforts de tous, voilà le
premier, le plus essentiel devoir de la société : « Où
élèvera-t-on les mères et les filles ? « —
Dans des temples magnifiques. « —
Pourquoi dans des temples ? « —
Pour réparer les torts que les hommes leur ont faits jusqu'ici, pour faire
révérer tous les titres que la nature et son auteur ont établis en faveur de
la femme pour le bonheur du genre humain. « —
En attendant que ces temples soient bâtis, où placerez-vous la nouvelle
éducation sociale des femmes ? « —
Dans les églises, dans les monastères des religieuses qui seraient traitées
comme les religieux et les autres prêtres — c'est-à-dire selon le plan de
Boissel, déliées de tout vœu et autorisées à garder pour vivre une part des
domaines qu'elles possédaient auparavant —. Au surplus, dans quelque maison
ou dans quelque lieu que se trouve une mère avec sa fille, la maison ou le
lieu serait un temple pour les nouveaux élèves. » Sous
cette noble discipline, le travail humain s'ordonnerait sans que la brutale
maîtrise de la propriété continuât à intervenir. « On
établirait des temples et dans tous les ateliers des magasins et des serres
pour tous les différents genres de production de la terre, des arts et de
l'industrie, afin de pourvoir à tous les différents genres de besoin, de
commodité, de sûreté et d'agrément. Chaque classe et chaque genre de fonction
aurait son uniforme, on instituerait des fêtes et des jeux qui seraient
consacrés au maitre de l'Univers. « ...
Les bontés et les faveurs des femmes qui seraient nos juges, comme nous
leurs gardiens, seraient le principe et la fin, après Dieu, de nos actions,
ce qui établirait un empire plus noble et plus puissant sur les âmes que les
espèces d'or et d'argent qui les ont dégradées et corrompues. » Mais,
pour que cette noble et libre action des femmes puisse s'exercer, il ne faut
pas qu'elles soient captives par• le mariage d'un homme égoïste et brutal. Le
mariage n'est que tyrannie, hypocrisie et désordre. Le don de l'âme et de la
personne, déterminé non par une basse et capricieuse sensualité, mais par un
généreux amour, doit rester toujours libre ; et c'est pourquoi Boissel
dissout le mariage comme la religion et la propriété ; la fonction sociale de
la femme n'est possible que par la liberté « —
Mais que deviendraient la paternité et la maternité ? « --
Elles ne seraient qu'un titre pour commander à tous les enfants et les élever
pour leur bonheur, comme la qualité d'enfant ne serait qu'un titre pour
aimer, respecter tous les pères et toutes les mères et pour les chérir... O
mon père ! O ma mère ! O mon frère ! O ma sœur ! O mon fils ! O ma fille ! O
mes amis ! exprimeront tous les degrés de parenté. » J'ai
dit que Boissel était un ancêtre, un précurseur du saint-simonisme. Ce
panthéisme naturaliste, cette foi au progrès, cet optimisme infini, ce
communisme hiérarchique, cette discipline idéale et cette fonction sociale de
la femme, cette croyance en la pluralité des mondes et des existences, ce
sont les traits essentiels de la pensée saint-simonienne. Quelle prodigieuse
fermentation d'idées en ces premières années de la Révolution ! Et comme les
menaces du décret du 18 mars 1793 paraissent vaines, quand on songe que le
livre de Boissel se répandait tous les jours davantage, et qu'en même temps
le rôle de Boissel aux Jacobins grandissait ! Il y était volontiers violent,
et il provoqua des murmures le jour où, parlant des massacres de septembre,
il dit « qu'on ne devait regretter qu'une chose, c'est qu'ils n'aient pas été
plus complets ! » LA DÉCLARATION DES DROITS DE BOISSEL Boissel,
aux Jacobins même, apporta un projet de Déclaration des Droits qui
s'inspirait nettement de sa doctrine et la rappelait explicitement. M. Aulard
a eu tort, dans les extraits qu'il donne de la séance des Jacobins du 22
avril, de négliger complètement les paroles de Boissel. Elles ont un grand
intérêt historique et on pourrait leur donner pour titre : « Le
saint-simonisme devant le club des Jacobins et la Révolution. » De faciles et
bourgeoises railleries (assez gauloises et égrillardes) accueillirent Boissel quand il
mentionna « le droit de se reproduire ». Les Jacobins ne voyaient pas que
Boissel voulait transposer la Déclaration des Droits de l'ordre idéologique
et abstrait dans l'ordre physiologique et naturaliste. Il condamnait les
arrangements sociaux qui réduisent au célibat, à la stérilité, des millions
d'êtres, et il voulait faire descendre le droit jusqu'aux racines mêmes de la
vie : « Robespierre
vous a lu hier la Déclaration des Droits de l'Homme, et moi je vais lire la
déclaration des droits des sans-culottes. Les sans-culottes de la République
française reconnaissent que tous leurs droits dérivent de la nature, et que
toutes les lois qui la contrarient ne sont pas obligatoires ; les droits
naturels des sans-culottes consistent dans la faculté de se reproduire... » (Bruit et
éclats de rire.)
L'orateur continue... « De s'habiller et de se nourrir : 1° Leurs droits
naturels consistent dans la jouissance et l'usufruit des biens de la terre,
notre mère commune ; 2° Dans la résistance à l'oppression ; 3° Dans la
résolution immuable de ne reconnaître de dépendance que celle de la nature et
de l'Etre suprême. « Les
sans-culottes reconnaissent que la société n'est établie que pour la sûreté
du plus faible contre le plus fort. « Les
sans-culottes reconnaissent que le meilleur gouvernement est celui qui lutte
le plus efficacement contre les ennemis de la République, et que le
gouvernement à établir ne peut être provisoirement que révolutionnaire. » Peut-être
Babeuf, qui ne s'enveloppait pas de formules philosophiques et
panthéistiques, n'aurait-il pas bénéficié de la même impunité que Boissel. Il
jugeait en tout cas plus politique de se taire, de ne pas opposer « les
Droits des Sans-culottes » aux « Droits de l'Homme », assuré que les Droits
de l'Homme deviendraient nécessairement les Droits des Sans-culottes. Il y a
donc dans cette période, si l'on me passe le mot, des réserves de socialisme
latent. Il y aurait puérilité à caractériser la pensée sociale de la
Révolution et de la Convention par les formules communistes de Boissel ou
même par l'extrême tendance égalitaire de Billaud Varenne. Mais la méprise
serait aussi grave de négliger les premières manifestations socialistes de la
démocratie, et surtout la secrète et profonde poussée d'égalité que le
mouvement révolutionnaire propage dans les esprits ébranlés. LA DÉCLARATION DES DROITS DE ROBESPIERRE Robespierre
était beaucoup moins « agrairien » que ne le supposait Babeuf, mais il avait
le souci d'inscrire dans la Déclaration des Droits une définition de la
propriété qui donnât quelques garanties au peuple souffrant et qui permît des
développements sociaux dans le sens de l'égalité. Michelet, qui tire souvent
des coïncidences de dates des effets lumineux, parfois aussi des fantaisies
et des paradoxes, note que Robespierre a formulé ses principes
constitutionnels le 24 avril, le jour même où Marat, acquitté, revenait
triomphant à la Convention. Robespierre, « jaunissant d'envie » devant la
popularité grandissante de Marat, avait essayé de lutter avec lui par une
définition quasi-socialiste de la propriété. Michelet oublie que Robespierre
était depuis plusieurs semaines déjà membre de la Commission chargée par les
Jacobins d'étudier un plan de Constitution qui pût être opposé par la
Montagne au plan du comité girondin de la Convention. Il oublie -que
Robespierre, s'il ne parle que le 24, avait demandé la parole le 22, avant
que l'acquittement de Marat eût provoqué les vives démonstrations populaires
du 24 ; et ce n'est pas hors de propos, comme le dit Michelet, que
Robespierre avait demandé la parole, mais parce que, ce lundi 22 avril, le
débat avait porté à la Convention sur quelques-uns des articles essentiels de
la Déclaration des Droits. C'est rabaisser un peu étourdiment ce grand homme
que d'abuser ainsi, pour lui prêter des motifs mesquins, de combinaisons de
dates tout à fait factices. C'est s'exposer aussi à fausser l'histoire. Robespierre
avait des raisons graves, à l'heure où se posait le problème des
subsistances, et où la Gironde semblait faire appel contre le mouvement de la
Révolution aux intérêts bourgeois, de chercher une formule de la propriété
qui laissât quelque jeu à l'action et à l'espérance du peuple. « J'ai
demandé la parole dans la dernière séance (c'est dans l'avant-dernière) pour proposer quelques articles
additionnels importants qui tiennent à la déclaration des Droits de l'Homme
et du Citoyen. Je vous proposerai d'abord quelques articles nécessaires pour
compléter votre théorie sur la propriété : que ce mot n'alarme personne. Ames
de boue qui n'estimez que l'or, je ne veux point toucher à vos trésors,
quelque impure qu'en soit la source. Vous devez savoir que cette loi agraire,
dont vous avez tant parlé, n'est qu'un fantôme créé par les fripons pour
épouvanter les imbéciles. Il ne fallait pas une révolution sans doute pour
apprendre à l'univers que l'extrême disproportion des fortunes est la source
de bien des maux et de bien des crimes, mais nous n'en sommes pas moins convaincus
que l'égalité des biens est une chimère. Pour moi, je la crois moins
nécessaire encore au bonheur privé qu'à la félicité publique. Il s'agit bien
plus de rendre la pauvreté honorable que de proscrire l'opulence. La
chaumière de Fabricius n'a rien à envier au palais de Crassus. J'aimerais
bien autant, pour mon compte, être l'un des fils d'Aristide, élevé dans le
Prytanée aux dépens de la République, que l'héritier présomptif de Xercès, né
dans la fange des cours pour occuper un trône décoré de l'avilissement des
peuples et brillant de la misère publique. (Applaudissements.) « Posons
donc de bonne foi les principes du droit de propriété : il le faut d'autant
plus qu'il n'en est point que les préjugés et les vices des hommes aient
cherché à envelopper de nuages plus épais. « Demandez
à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété, il vous dira,
en vous montrant cette longue bière qu'il appelle un navire, où il a encaissé
et ferré des hommes qui paraissent vivants : « Voilà ma propriété ; je les ai
achetés tant par tête ». Interrogez ce gentilhomme qui a des terres et
des vassaux ou qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus, il
vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables. « Interrogez
les augustes membres de la dynastie capétienne, ils vous diront que la plus
sacrée de toutes les propriétés est, sans contredit, le droit héréditaire,
dont ils ont joui de toute antiquité, d'opprimer, d'avilir et de pressurer
légalement et monarchiquement 25 millions d'hommes qui habitaient le
territoire de la France sous leur bon plaisir. « Aux
yeux de tous ces gens-là, la propriété ne porte sur aucun principe de morale.
Pourquoi votre Déclaration des Droits semble-t-elle présenter la même erreur
? En définissant la liberté le premier des biens de l'homme, le plus sacré
des droits qu'il tient de la nature, vous avez dit avec raison qu'elle avait
pour bornes les droits d'autrui ; pourquoi n'avez-vous pas appliqué ce
principe à la propriété, qui est une institution sociale, comme si les lois
éternelles de la nature étaient moins vénérables que les institutions des
hommes ! Vous avez multiplié les articles pour assurer la plus grande liberté
à l'exercice de la propriété et vous n'avez pas dit un seul mot pour en
déterminer le caractère légitime ; de manière que votre Déclaration paraît
faite, non pour les pauvres, mais pour les riches, pour les accapareurs, pour
les agioteurs et pour les tyrans. Je vous propose de réformer ces vices en
consacrant les vérités suivantes : « ART. 1er. — La propriété est le
droit qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de biens qui
lui est garantie par la loi. « ART. 2. — Le droit de propriété est
borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits
d'autrui. « ART. 3. — II ne peut préjudicier ni
à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos
semblables. « ART. — Toute possession, tout
trafic qui viole ce principe est illicite et immoral. » A coup
sûr, Robespierre est d'une prudence extrême : notez que toutes les formes de
la propriété qu'il dénonce comme abusives sont par essence antérieures et
contraires à la Révolution. C'est la propriété de l'esclavagiste, c'est la
propriété féodale, c'est la propriété monarchique. Or, pour éliminer ces
formes de propriété, il n'est nullement nécessaire de donner une définition
restrictive de la propriété : il suffit d'affirmer la Révolution. La liberté
individuelle proclamée fait tomber les chaînes de l'esclave, le droit de la
propriété esclavagiste. Le droit révolutionnaire, qui supprime l'engagement
perpétuel de l'homme envers l'homme, abolit par là même le droit féodal. Le
principe de la souveraineté du peuple ruine la propriété que les monarchies
revendiquent sur le peuple même_ Là où
le problème est délicat, ou plutôt là où maintenant le problème commence,
c'est avec la propriété individuelle moderne, telle que la Révolution l'a
consacrée en la débarrassant de tout prélèvement féodal, de toute entrave
corporative, de toute emprise monarchique. Ce sont les limites de cette'
propriété nouvelle, de ce droit nouveau qu'il faudrait marquer : et ici
Robespierre est d'une réserve extrême. C'est à peine si, à la fin
d'observations qu'il a sans doute volontairement abrégées, il prononce les
mots « d'accapareur et d'agioteur » ; il s'abstient de tout exemple. La vraie
question était : « Les salariés devront-ils continuer indéfiniment à Payer la
rente du sol aux propriétaires fonciers ? Les ouvriers industriels seront-ils
astreints indéfiniment à travailler sous la discipline et au profit de
maîtres industriels ? » Il y aurait eu des exemples précis à alléguer. Voici
les mines de charbon ; la propriété en appartenait, avant 1791, aux
propriétaires du sol, aux propriétaires de la surface. Oh ! comme les
capitalistes, alors gênés dans le développement de leur entreprise par ce
droit foncier, s'élevaient contre le privilège, contre l'abus de la propriété
! Comme il fait beau voir (pour ne citer qu’un nom) le maître des mines de Carmaux,
le chevalier de Solages, dénoncer dans un mémoire imprimé à la Constituante
la Prétention insolente des propriétaires fonciers et l'obstacle apporté par « le
droit de propriété » au progrès industriel ! Comme, pour en assurer la
concession à de vastes compagnies capitalistes, il Insiste sur le caractère
national de la propriété des mines ! « Si
les principes de la propriété étaient aussi rigoureux que M. Turgot le dit,
il n'aurait pu percer le Limousin des beaux chemins qu'il y a fait pratiquer
; nuls canaux pour le commerce intérieur, nuls travaux publics ne seraient
possibles. Paradoxe ridicule, toutes les fois que l'intérêt public l'exige. »
— Et encore : « On croit que tous les systèmes spéciaux qui paraissent
favoriser les propriétaires des terres doivent céder à ces principes et qu'il
est du bon sens, de la raison et de la justice, de déclarer les mines faire
partie de la propriété nationale. On doit les regarder comme des magasins
nationaux qu'il importe à la société de ménager. » — Mémoire sur les
mines en général et particulièrement sur celles de houille ou charbon de
terre, présenté à l'Assemblée nationale par le concessionnaire des mines de
charbon de terre de Carmaux, près d'Albi — à Albi, de l'imprimerie d'A.-P.
Baurens, imprimeur du roi, 1790. La
Constituante, sous l'inspiration de Mirabeau, avait opéré une révolution dans
la propriété des mines. Elle en avait dessaisi les propriétaires du sol, elle
l'avait transférée à la Nation, qui la concédait aux sociétés capitalistes.
Oui, mais à mesure que se développait la Révolution, à mesure que les
ouvriers des mines, encouragés par le mouvement révolutionnaire, élevaient
leurs exigences et haussaient par exemple, dans la région du Hainaut et de
l'Artois, leurs salaires de 0 fr. 95 à 1 fr. 55 par jour, à mesure que les
prolétaires étaient plus confiants et plus hardis, les maîtres des mines se
feuillantisaient. Comme
beaucoup d'acquéreurs de biens nationaux étaient, une fois nantis, atteints
de modérantisme, les concessionnaires du sous-sol, d'abord si
révolutionnaires contre la propriété foncière, devenaient des modérés. Les
voici qui, effrayés par le 10 août, par le 2 septembre, par les projets de
loi agraire qui, en donnant forme nouvelle à la question du sol, pourraient
bien donner forme nouvelle à la question du sous-sol, entrent dans la
résistance et se préparent même à émigrer. Demain, ils émigreront. Robespierre
songe-t-il à se demander tout haut s'il ne conviendrait pas d'organiser
l'exploitation nationale de ces domaines miniers ? Il ne s'est même pas,
semble-t-il, interrogé là-dessus. Et ses réserves contre la propriété ont
toutes un caractère rétrospectif et presque archaïque. Elles menacent le
monde ancien que la Révolution a aboli. Et pourtant, quelles que soient les
précautions prises par lui pour ne pas effrayer, pour ne déchaîner ni la
panique des chefs d'industrie, ni celle des propriétaires fonciers, quoiqu'il
évite même d'abonder, par une attaque un peu insistante contre les
accapareurs, dans la politique des Enragés, la formule qu'il donne du droit
de propriété peut se prêter à de très audacieuses interprétations. Tandis que
la Révolution posait d'abord le droit de propriété et ne faisait intervenir
qu'ensuite les restrictions sociales dont ce droit devait être entouré,
Robespierre ne se contente pas de rappeler, avec Mirabeau, que la propriété
est une institution sociale. On dirait qu'il pose le droit social avant le
droit individuel. La propriété, dans sa formule, n'est que ce qui reste de la
propriété quand la société a exercé son droit antérieur et supérieur, quand
elle a prélevé ce qui lui est nécessaire pour assurer la vie de tous, quand
elle a enlevé à la propriété toutes les pointes par où elle pourrait blesser
autrui. Dire que la propriété est la libre disposition de « la portion de
bien garantie par la loi », c'est faire du droit de propriété un droit
secondaire et dérivé qui ne se manifeste qu'après l'affirmation et l'exercice
d'un autre droit. Ajouter que ce droit de propriété ne peut préjudicier « ni
à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété » des
autres hommes, c'est, théoriquement, faire du droit de propriété une sorte de
suspect contre lequel s'élèvent d'emblée toutes sortes d'hypothèses et de
présomptions redoutables ; c'est ensuite fonder en droit les vastes
expropriations que les modifications de la vie économique peuvent rendre
nécessaires plus tard. J'entends
bien que Robespierre n'avait ni vu aussi loin, ni même regardé. Mais il
savait que, politiquement, il avait besoin des prolétaires pour éliminer la
Gironde dont l'inertie traîtresse perdait la Révolution. Il voyait se former
à sa gauche des partis remuants et à Pres qui demandaient pour le peuple non
seulement des droits Politiques, mais la certitude de la vie, et il essayait,
par sa formule de la propriété, d'incorporer décidément au droit
révolutionnaire cette force populaire et prolétarienne dont il n'avait ni
calculé, ni même pressenti les futurs développements, mais dont il voulait
qu'en tout cas l'obscure destinée future eût sa formule juridique dans la
Révolution. En ce
sens, sa définition de la propriété était comme une sorte d'acompte
révolutionnaire payé au prolétariat sur son salaire révolutionnaire,
l'ouverture d'un crédit sur l'avenir en échange de son effort immédiat. Dès
maintenant, il insérait dans la Déclaration des Droits proposée par lui
quelques applications précises de sa définition sociale de la propriété. Il
veut que la Convention inscrive dans la charte sociale le droit de tous à la
vie, le droit au travail, le droit à l'instruction, et l'impôt progressif
avec immunité complète du minimum de revenus nécessaire à la vie. Tous les
premiers articles de son projet sont, si je puis dire, d'une belle allure humaine,
et je vais en reproduire ici l'enchaînement. « ARTICLE PREMIER. — Le but de toute association
politique est le maintien des droits naturels et imprescriptibles de l'homme
et le développement de toutes ses facultés. « ART. 2. — Les principaux droits de
l'homme sont celui de Pourvoir à la conservation de son existence et la
liberté. « ART. 3. — Ces droits appartiennent
également à tous les hommes, quelle que soit la différence de leurs forces
physiques et 'florales. « L'égalité
des droits est établie par la nature ; la société, loin d'y porter atteinte,
ne fait que la garantir contre l'abus de la force qui la rend illusoire. « ART. 4. — La liberté est le pouvoir
qui appartient à tout homme d'exercer à son gré toutes ses facultés, elle a
la justice pour règle, les droits d'autrui pour borne, la nature pour
principe et la loi pour sauvegarde. « ART. 5. — Le droit de s'assembler
paisiblement, le droit de manifester ses opinions, soit par la voie de la
presse, soit de toute autre manière, sont des conséquences si nécessaires du
principe de la liberté de l'homme, que la nécessité de les énoncer suppose,
ou la présence, ou le souvenir récent du despotisme. « ART. 6. — La propriété est le droit
qu'a chaque citoyen de jouir et de disposer de la portion de bien qui lui est
garantie par la loi. « ART. 7. — Le droit de propriété est
borné, comme tous les autres, par l'obligation de respecter les droits
d'autrui. « ART. 8. — Il ne peut préjudicier ni
à la sûreté, ni à la liberté, ni à l'existence, ni à la propriété de nos
semblables. « ART. 9. — Tout trafic qui viole ce
principe est essentiellement illicite et immoral. « ART. 10. — La société est
obligée de pourvoir à la subsistance de tous ses membres, soit en leur
procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont
hors d'état de travailler. « ART. 11. — Les secours
indispensables à celui qui manque du nécessaire sont une dette de celui qui
possède le superflu ; il appartient à la loi de déterminer la manière dont
cette dette doit être acquittée. « ART. 12. — Les citoyens dont les
revenus n'excèdent point ce qui est nécessaire à leur subsistance sont
dispensés de contribuer aux dépenses publiques ; les autres doivent les
supporter progressivement selon l'étendue de leur fortune. « ART. 13. — La société doit
favoriser de tout son pouvoir les progrès de la raison publique et mettre
l'instruction à la portée de tous les citoyens. » Cette
déclaration des droits, dont j'ai cité les premiers articles, avait été
adoptée à l'unanimité, dans la séance du 21 avril, par les Jacobins. C'est
l'extrême formule officielle de la pensée sociale de la Convention. Aucun
représentant n'alla au-delà. LE PROJET DE CUSSET Dans le
projet de l'ouvrier en soierie Cusset, député du Rhône-et-Loire, je trouve
une expression très affaiblie de la pensée de Robespierre : « Les
droits généraux sont... la propriété qui ne peut nuire. « —
Le droit de propriété consiste à ce que tout homme peut disposer de ce qui
lui appartient, pourvu que cela ne nuise en aucune manière à la société
générale et individuelle. » C'est
presque du galimatias, et c'est en tout cas bien moins net, bien moins
vigoureux que les formules de Robespierre. Cusset, dans un autre article, va
jusqu'à priver du droit de suffrage les citoyens « qui sont en état de
domesticité ». Ce Cusset a décidément plus de véhémence que de sûreté
démocratique. Il est vrai qu'à propos des subsistances, il propose des
mesures énergiques qu'il voudrait faire « classer » dans la Constitution. « Il
y a, personne n'en peut douter, dans la République moins de riches que de
pauvres ; si ces derniers n'ont pas la faculté de se Procurer en travaillant
de quoi subsister, il est de toute impossibilité de les obliger à respecter
les propriétés. » Et il
propose que les contributions payées en nature soient centralisées dans des
magasins nationaux dans chaque commune. « —
Le produit de cette contribution sera
préférablement vendu all1K- pauvres citoyens, savoir : le froment à raison de
six livres sous les soixante livres, et quatre livres dix sous le seigle ; le
surplus sera employé à des boulangeries nationales établies à cet effet,
afin de prévenir la disette du pain. "
— Il sera créé dans toutes les villes où la population s'élèvera à dix mille
âmes un tribunal populaire qui connaîtra des crimes de lèse–nation, des
agiotages, fraudes, monopoles et abus qui se commettraient sur les
subsistances de première nécessité, sur l’accaparement des autres. » Ce sont
des mesures de Circonstance intéressantes parce qu'elles contiennent quelques
traits du socialisme national et municipal ; niais les formules générales de
Robespierre sont bien plus riches de sens. LES VUES DE SAINT-JUST Saint-Just
est plus préoccupé de la distribution politique des pouvoirs que de la
définition de la propriété. Il se borne dans son exposé des motifs à quelques
maximes : « Le
principe des mœurs est que tout le monde travaille au profit de la Patrie, et
que personne ne soit asservi ni oisif. « ...
Si vous voulez savoir combien de temps durera votre République, calculez la
somme de travail que vous y pouvez introduire. » Et il
donne des rapports économiques, dans un article de la section de son projet
relative à « l'état des citoyens », une formule singulièrement naïve : « La
loi ne reconnaît pas de maître entre les citoyens : elle—ne reconnaît point
de domesticité. Elle reconnaît un engagement égal et sacré de servir entre
l'homme qui travaille et celui qui le paie. » Mais en
quoi cette déclaration était-elle applicable aux rapports déjà très complexes
créés par le système croissant des manufactures ? La pensée de Robespierre,
qui se meut dans un ordre plus abstrait en apparence, est bien plus
susceptible d'accommodation à un état économique et social changeant. J'imagine
que Robespierre, qui avait vu, après le 10 août, la forte poussée égalitaire
que la Commune révolutionnaire victorieuse avait propagée, avait pris ses
précautions pour le jour où la chute de la Gironde, déterminée par une
révolution nouvelle, donnerait un vif élan au peuple. Il avait préparé et
comme défini d'avance la concession nécessaire et possible. Et il avait
adopté des formules théoriques et un programme pratique qui lui permettaient
d'avance de rassurer la propriété et de donner satisfaction au peuple. ROBESPIERRE ET LES DROITS DES PEUPLES C'est
évidemment aussi à une pensée politique qu'il obéit lorsqu'il inscrit dans sa
Déclaration des articles relatifs à la propagande révolutionnaire
universelle. Comment
l'homme qui s'était opposé à la politique girondine de provocation pouvait-il
maintenant se donner l'air de braver le monde entier ? C'est en avril, sous
le coup de la trahison de Dumouriez, que Robespierre propose son plan. C'est
à une heure où il importe que la Révolution, dont les puissances conjurées
paraissent attendre la chute, oppose aux despotes exaltés par la trahison une
contenance fière. Peut-être aussi Robespierre se dit-il tout bas que si
Danton s'est compromis avec Dumouriez, s'il l'a soutenu trop longtemps, c'est
parce qu'il attendait de lui des succès rapides qui permissent d'ouvrir des
négociations de paix. Désirer une paix immédiate, n'est-ce pas mettre la
Révolution à la merci des généraux qui tiennent dans leurs mains le destin du
jour qui se lève ?[1]. Enfin, Robespierre sentait
bien que la guerre, par le champ qu'elle ouvrait aux énergies, par les
fonctions et les emplois qu'elle prodiguait aux audacieux, était secrètement
désirée par bien des groupements révolutionnaires, surtout par ces hommes de
coup de main, remuants et hardis, quelques-uns voraces, par ces Cordeliers,
que Danton., dans la crise de 1792, avait jetés au ministère de la Guerre,
qui s'y étaient affermis sous Bouchotte comme sous Pache et qui commençaient
à jeter sur le monde un regard de prosélytisme et de proie. Avec ceux-là, qui
se couvraient de la théorie d'universelle liberté humaine formulée par
Anacharsis Cloots, Robespierre veut garder contact ; par son projet il
incline autant qu'il le peut vers sa gauche, dans la question de la
propagande armée comme dans celle de la propriété. Et lui, qui bientôt se
retournera âprement contre Anacharsis Cloots, l'accusant de déchaîner «
l'incendie universel il emprunte, en avril 1793, les formules mêmes de
l'orateur du genre humain. « Le
Comité de constitution a absolument oublié de rappeler les devoirs de
fraternité qui unissent tous les hommes et toutes les nations et leur droit à
une mutuelle assistance. Il parait avoir ignoré les bases de l'éternelle
alliance des peuples contre les tyrans. On Cuirait que votre déclaration a
été faite pour un troupeau de créatures parqué sur un coin du globe, et non
pour l'immense famille à laquelle la nature a donné la terre pour domaine et
pour séjour. « Je
vous propose de combler cette grande lacune par les quatre articles suivants.
Ils ne peuvent que vous concilier l'estime des peuples ; il est vrai qu'ils
peuvent avoir l'inconvénient de vous brouiller avec les rois. J'avoue que
cet inconvénient ne m'effraie pas : il n'effraiera pas ceux qui ne
veulent pas se réconcilier avec eux. Y a-t-il
là je ne sais quel sous-entendu à l'égard de Danton qui, au Comité de salut
public, cherchait à dissoudre la coalition européenne et qui, voulant
négocier, ne le pouvait qu'avec les gouvernements, c'est-à-dire avec les rois
? Mais comme cette phraséologie complaisante sur « le peuple » est loin de la
sévère beauté réaliste des discours de Robespierre en 1792 proclamant avec
courage que la plupart des peuples, mal préparés encore, seraient les
complices de leurs tyrans ! Robespierre,
arrivé au gouvernement, retranchera, même avec le couteau de la guillotine,
toutes ces imprudences de propagande illimitée. Mais, en avril 1793, il
propose : « —
Les hommes de tous les pays sont frères, les différents peuples doivent
s'entr'aider selon leur pouvoir, comme les citoyens du même Etat. « —
Celui qui opprime une nation se déclare l'ennemi de toutes. « —
Ceux qui font la guerre à un peuple pour arrêter les progrès de la liberté et
anéantir les droits de l'homme doivent être poursuivis par tous non comme des
ennemis ordinaires, mais comme des assassins et des brigands rebelles. « —
Les rois, les aristocrates, les tyrans, quels qu'ils soient, sont des
esclaves révoltés contre le souverain de la terre qui est le genre humain et
contre le législateur de l'univers qui est la nature. » Il
n'est même pas jusqu'à son théisme qu'il n'atténue ici par une savante
ambiguïté. Il avait, dans son préambule, pris Dieu à témoin : « La Convention
nationale proclame à la face de l'univers et sous les yeux du législateur
immortel, la déclaration suivante des Droits de l'Homme et du Citoyen ». Et
voilà que dans le dispositif même du projet, ce « législateur immortel »
devenait le « législateur de l'univers qui est la nature ». Dieu ? Nature ?
On ne savait plus. Robespierre ou élimine ou atténue, à ce moment, tout ce
qui pourrait créer un malentendu entre lui et les plus ardents
révolutionnaires de la Commune et des sections. Un éclair de cosmopolitisme
sans-culotte et de socialisme ouvre son horizon sur le vaste avenir inconnu.
Mais bientôt, encerclé par les fatalités de la guerre extérieure, envahi par
les fumées de la guerre civile, cet horizon va se resserrer et s'assombrir. LES PRÉVENTIONS DE ROBESPIERRN CONTRE LA RICHESSE Ce qui
attriste dès maintenant l'exposé de la pensée sociale de Robespierre, ce qui
lui communique une sorte d'aridité, c'est le parti pris vertueux contre la
richesse. Oui, elle a ses vices, mais la pauvreté aussi a les siens, même
quand elle n'est pas ravalée jusqu'à la misère. Elle est souvent sordide
d'esprit, routinière et étroite. Il est puéril d'opposer la chaumière de
Fabricius au palais de Crassus. Le monde, quoi qu'on fasse, s'éblouit de la
clarté des palais : il faut les élargir pour que toute l'humanité en ait
l'orgueil. Certes, Robespierre ne veut pas proscrire l'opulence : mais il la
dédaigne et il la méprise presque, comme si elle n'était pas la forme,
d'abord nécessairement oligarchique, plus tard sociale, populaire et commune,
de la puissance de l'homme sur les choses, le signe de sa maîtrise sur
l'univers. Ce qui eût été grand et beau, c'eût été d'appeler au secours de la
Révolution toutes les forces de production, d'art, de richesse, et de dire :
« Les mesures que nous prendrons pour que tous les citoyens aient une part de
ce bien-être croissant, de cette richesse humaine croissante, ajouteront à
l'essor de la richesse bien loin de la contrarier. » VERGNIAUD ET LE LUXE Vergniaud,
le 10 mai, le jour même où la Convention prit possession pour ses séances du
palais des Tuileries aménagé pour elle, traça le tableau magnifique des
démocraties modernes, variées et complexes, obligées tout ensemble de se
prémunir contre les tyrannies armées qui subsistent dans le monde et de faire
jaillir, sans cesse plus abondante, l'activité de la paix, soucieuses de
prévenir l'extrême inégalité des fortunes, mais ouvrant aux individus et à la
société tout entière des perspectives de richesse et d'éclat. Oui, magnifique
image de la démocratie encore bourgeoise, éclatant et nécessaire correctif de
la sécheresse de l'idéal de Robespierre ; Programme admirable si seulement
Vergniaud avait pressenti que, Par le double essor combiné de la démocratie
et de la richesse, un jour tout le peuple travailleur participerait à la
grande fête harmonieuse de la vie, et qu'un jour aussi les nations
réconciliées par la liberté et le droit pourraient déposer leurs armes ! « Rousseau,
Montesquieu et tous les hommes qui ont écrit sur les gouvernements nous
disent que l'égalité de la démocratie s'évanouit là où le luxe s'introduit ;
que les républiques ne peuvent se soutenir que par la vertu, et que la vertu
se corrompt par la richesse. « Pensez-vous
que ces maximes, appliquées seulement par leurs auteurs à des Etats
circonscrits, comme les républiques de la Grèce, dans d'étroites limites,
doivent l'être rigoureusement et sans modification à la République française
? Voulez-vous lui créer un gouvernement austère, pauvre et guerrier comme
celui de Sparte ? « Dans
ce cas, soyez conséquents comme Lycurgue ; comme lui, partagez les terres
entre tous les citoyens ; proscrivez à jamais les métaux que la cupidité
humaine arrache des entrailles de la terre ; brillez même les assignats dont
le luxe pourrait aussi s'aider, et tille la lutte soit le seul travail de
tous les Français ; étouffez leur industrie ; ne mettez entre leurs mains que
la scie et la hache ; flétrissez par l'infamie l'exercice de tous les métiers
utiles ; déshonorez les arts et surtout l'agriculture ; que les hommes
auxquels vous aurez accordé le titre de citoyens ne payent plus d'impôts ;
que d'autres hommes, auxquels vous refusez ce titre, soient tributaires et
fournissent à vos dépenses ; ayez des étrangers pour faire votre commerce,
des ilotes pour cultiver vos terres et faites dépendre votre subsistance de
vos esclaves... « Il
est vrai que de nouvelles lois qui établirent l'égalité entre les citoyens
consacrent l'inégalité des hommes... Il est vrai que les institutions de
Lycurgue qui prouvent son génie en ce qu'il n'entreprit de les fonder que sur
un territoire de très médiocre étendue et pour un si petit nombre de citoyens
que le plus fort recensement ne le porte pas au-delà de dix mille,
prouveraient la folie du législateur qui voudrait les faire adopter à
vingt-quatre millions d'hommes ; il est vrai qu'un partage des terres et le
nivellement des fortunes sont aussi impossibles en France que la destruction
des arts et de l'industrie dont la culture et l'exercice tiennent au génie
actif que ses habitants ont reçu de la nature ; il est vrai que l'entreprise
seule d'une pareille révolution exciterait un soulèvement général ; que la
guerre civile parcourrait toutes les parties de la République ; que tous nos
moyens de défense contre d'insolents étrangers seraient bientôt évanouis ;
que la plus terrible des niveleuses, la mort, planerait sur les villes et les
campagnes. Je conçois que la ligue des tyrans puisse nous faire proposer, au
moins indirectement par les agents qu'elle soudoie, un système d'où
résulterait pour tous les Français la seule égalité du désespoir et des tombeaux,
et la destruction totale de la République. » Pas
plus que la République française ne peut être niveleuse et spartiate, elle ne
peut être conquérante. Elle ne peut être non plus exclusivement agricole et
commerçante, car « comment un pareil peuple pourrait-il exister, environné de
nations presque toujours en guerre et gouvernées par des tyrans qui ne
connaissent d'autre droit que la force ? » Non,
l'organisation de la République française doit répondre à des nécessités
diverses et aux particularités du génie national : elle doit être complexe,
souple et animée comme la vie moderne de la France. « Le
législateur serait insensé qui dirait aux Français : « Vous avez des plaines
fertiles, ne semez pas de graines ; des vignes excellentes, ne faites pas de
vin. Votre terre, par l'abondance de ses productions et la variété de ses
fruits, peut fournir et aux « besoins et aux délices de la vie, gardez-vous
de la cultiver. Vous avez des fleuves sur lesquels vos départements peuvent
transporter leurs productions diverses et par d'heureux échanges établir dans
toute la République l'équilibre des jouissances, gardez-vous de naviguer.
Vous êtes nés industrieux, gardez-vous d'avoir des manufactures. L'Océan et
la Méditerranée vous prêtent leurs flots pour établir une communication
fraternelle avec tous les peuples du monde, gardez-vous d'avoir des
vaisseaux. » « Il
ne manquerait plus que d'ajouter à ce langage : Dans vos climats tempérés, le
soleil vous éclaire d'une lumière douce et bienfaisante, renoncez-y et, comme
le malheureux Lapon, ensevelissez-vous six mois de l'année dans un
souterrain. Vous avez du génie, efforcez-vous de ne pas en user ; dégradez
l'ouvrage de la nature ; abjurez votre qualité d'hommes, et, pour courir
après une perfection idéale, une vertu chimérique, rendez-vous semblables aux
brutes. » « Si
la constitution doit maintenir le corps social dans tous les avantages dont
la nature l'a mis en possession, elle doit aussi, Pour être durable,
prévenir, par des règlements sages, la corruption qui résulterait
infailliblement de la trop grande inégalité des fortunes ; mais, en même
temps, sous peine de dissoudre le corps social lui-même, elle doit la
protection la plus entière aux propriétés. Ce fut pour qu'ils les aidassent à
conserver le champ qu'il avait cultivé, que l'homme se réunit d'abord à d'autres
hommes auxquels il promit l'assistance de ses forces pour défendre aussi leur
champ. Le maintien des propriétés est le premier objet de l'union sociale ;
qu'elles ne soient pas respectées, la liberté elle-même disparaît ; vous
rendez l'industrie tributaire de la sottise, ''activité de la paresse,
l'économie de la dissipation, vous établissez sur l'homme laborieux,
intelligent et économe, la triple tyrannie de l'ignorance, de l'oisiveté et
de la débauche. « Je
conclus de ces simples propos que vous ne voulez faire des Français ni un
peuple conquérant ; ni un peuple que l'on puisse asservir ; ni un peuple
purement agricole ou commerçant ; ni un Peuple purement militaire et avec des
gardes prétoriennes qui disposent de la toute-puissance ; ni un peuple
tellement ami de la guerre qu'il devienne l'effroi des autres nations ; ni un
peuple tellement livré aux mollesses de la paix que, pareil aux Athéniens, il
redoute plus les rois qui l'attaqueraient comme les ennemis de ses Plaisirs
que comme les ennemis de sa liberté ; ni un peuple qui se corrompe par le
luxe et que vous enivriez dans les festins de Lucullus ; ni un peuple qui
s'avilisse par la misère, qui perde dans une orgueilleuse paresse les
qualités brillantes de son esprit, et qu'au milieu des prodigalités de la
nature vous nourrissiez avec le brouet de Lacédémone. « Je
pense que vous voulez profiter de sa sensibilité pour le Porter aux vertus
qui font la force des républiques ; de son activité laborieuse pour
multiplier les sources de sa prospérité ; de sa position géographique pour
agrandir son commerce ; de son amour pour l'égalité pour en faire l'ami de
tous les peuples ; de sa force et de son courage pour lui donner une attitude
qui contienne tous les tyrans ; de l'énergie de son caractère trempé dans
l'orage de la Révolution pour l'exciter aux actions héroïques ; de son génie,
enfin, pour lui faire enfanter ces chefs-d'œuvre des arts, ces inventions
sublimes, ces conceptions admirables qui font le bonheur et la gloire de
l'espèce humaine. » Ainsi, avant la chute de la Gironde, la Convention avait produit, en tous sens, une merveilleuse abondance d'idées et de systèmes. |
[1]
Robespierre, cela n'est pas douteux, avait blâmé les négociations secrètes
entamées par Danton avec l'ennemi au lendemain de la trahison de Dumouriez, et,
pour les arrêter, il avait voulu faire voter, le 13 avril, un décret qui
prononçait la peine de mort contre ceux qui proposeraient de transiger avec les
ennemis aux dépens des Belges, des Rhénans, des Savoisiens, etc., qui avaient
cru nos promesses de protection. — A. M.